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Pendant de nombreuses décennies, l’immigré a été perçu comme un individu en transit sur un territoire, venu principalement pour trouver du travail dans un « pays d’accueil » avant que sa destinée le reconduise « logiquement » vers son « pays d’origine ». Or contrairement aux idées reçues, la tendance générale observée en France est bien celle de l’installation durable des migrants : d’après l’enquête sur le Passage à la retraite des immigrés (PRI)[1] réalisée par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) en 2003, 7 immigrés sur 10 âgés de 45 à 70 ans ne prévoyaient pas retourner vivre au pays d’origine (15 % souhaitaient pratiquer des va-et-vient et seuls 7 % prévoyaient leur retour au pays). Le retour définitif au pays d’origine apparaît donc comme un mythe pour ces hommes et femmes qui ont adapté leurs habitudes aux modes de vie français et se sont enracinés en France. Comme le souligne Richard, « la présence d’enfants […] transforme souvent en définitive une émigration initialement prévue comme temporaire » (Richard, 1998 : 151). Le statut provisoire que l’on confère à l’immigration apparaît comme paradoxal quand l’installation devient durable, voire définitive et que les enfants naissent et font leur vie en France.

Ce contexte interculturel amène néanmoins à s’interroger sur le sentiment d’appartenance à un territoire et la construction identitaire, plus précisément sur la manière dont sont mobilisés les affects à l’égard de la France et du pays d’origine (sentiment d’appartenance, sentiment d’être à sa place). Entre les individus qui se sentent originaires d’un lieu précis (un pays, une zone géographique), ceux qui se sentent « d’ici et d’ailleurs » ou encore de « nulle part », il existe diverses manières de décliner son appartenance géographique. Le recours à l’un ou l’autre de ces référents varie fortement selon la génération d’appartenance[2].

L'étude de deux générations adultes (parents et enfants) d'origine subsaharienne vivant en France[3] permet d’analyser l’évolution des relations au sein de ces familles à double référence en matière de pratiques, de valeurs, de normes ou de principes éducatifs. Que nous disent aujourd’hui les enfants d'immigrés sur le parcours et l'histoire de leurs parents[4]? Quelle image parents et enfants ont-ils de l’Afrique? Comment les parents envisagent-ils leur avenir et la transmission de leurs cultures? Quels liens entretiennent les enfants avec le pays d'origine des parents? Se voient-ils quitter la France pour tenter leur chance ailleurs (dans le pays d’origine ou dans un autre pays)? Quelles identités se construisent au confluent de ces diverses influences?

Notre réflexion s’appuie sur une soixantaine d’entretiens réalisés auprès de parents migrants (socialisés en Afrique) et de leurs enfants (nés ou arrivés jeunes en France) dans le cadre de l’Enquête sur le soutien familial auprès des familles immigrées africaines (ESFIA) – voir encadré. Cette enquête, qui s'est déroulée sur deux ans (2009 et 2010), a la particularité de s'intéresser simultanément à deux générations d'une même famille. L'échantillon constitué a respecté la diversité des immigrations subsahariennes en France et a recueilli suffisamment de matériau pour analyser le regard que portent parents et enfants sur les identités des uns et des autres, leurs échanges et leurs projets (de vie, de vieillesse) et permettre d’en restituer toute la complexité.

L'idée selon laquelle les enfants sont des acteurs à part entière des relations intergénérationnelles, donnant et recevant des aides et du soutien, s'applique à l'ensemble des familles présentes sur un territoire. Les notions de distance (géographique, culturelle et symbolique) sont régulièrement évoquées au cours des entretiens qui constituent notre échantillon. Les pratiques cultuelles transplantées en France, la langue, la vie urbaine constituent de nouveaux modes de vie auxquels les parents ont dû s'adapter. Selon les pays et les milieux d'origine, les écarts avec la vie d'avant sont plus ou moins importants. Par ailleurs, il ne faudrait pas sous-estimer ce qu'émigrer veut dire ni minimiser la rupture que le départ du pays, de la région, du quartier ou du village a pu signifier. Il s'agit souvent d'une expérience pour tenter de vivre mieux, de gagner sa vie et d'en faire profiter la famille ou les proches qui restent au pays. Mais partir revêt parfois aussi une expérience douloureuse, une contrainte, la fuite d'une menace et de dangers. Il n'y a rien de classique ni de banal dans le parcours d'un immigré. Lorsque nous avons interrogé les personnes arrivées il y a plusieurs décennies en France, le fait migratoire inclus dans leur discours désignait une donnée biographique toujours mise en avant.

Loin d'être une information comme une autre, la migration fait non seulement partie du parcours des parents, mais également de la vie des enfants, qui s'inscrivent pareillement dans une identité double « d'ici et là-bas ».

1. Des parents aux enfants : de l'empreinte africaine à l'identité française

À ceux qui me demandent d’où je viens, j’explique donc patiemment que je suis né au Liban, que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, que l’arabe est ma langue maternelle […] Comment pourrais-je l’oublier? Comment pourrais-je m’en détacher? Mais d’un autre côté, je vis depuis vingt-deux ans sur la terre de France, je bois son eau et son bon vin […] Moitié français, donc, et moitié libanais? Pas du tout! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un “dosage” particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre.

Amin Maalouf[5]

Les identités plurielles des jeunes générations

L’identité ethnique des enfants de migrants est généralement présentée en termes bipolaires (on parle de « double appartenance » ou « d’entre-deux »). Cette double appartenance a souvent été désignée, dans la littérature sociologique, comme une source de difficultés pour ces individus qui seraient « déchirés entre deux cultures », « déracinés »… Or ce déchirement n’est pas systématique. Comme l’exprime Amin Maalouf, l'identité est perçue comme multiple et ses différentes composantes constituent la diversité des personnes interviewées. Pour nombre d’enfants de migrants rencontrés ici, qui se réfèrent à une identité plurielle, la pluralité des origines ou des appartenances est généralement bien vécue et valorisée.

Un ancrage durable

Les personnes rencontrées, qu'elles soient immigrées elles-mêmes ou nées de parents immigrés, parlent volontiers de leur double appartenance. Certes, des éléments variables comme les raisons et conditions de migration, l'ancienneté de la présence en France, l'implication ou non dans la vie locale, la constitution d'un réseau de relations extérieur à l'entourage familial, vont avoir des conséquences sur le sentiment de se sentir « d'ici » ou de « là-bas ». Lors des entretiens, les femmes et les hommes interrogés ont très fréquemment comparé la France et leur pays d'origine. Plusieurs thèmes ont été convoqués : l'éducation, le travail, la vieillesse, les soins… et à travers la morale, les valeurs, la façon dont il faut se comporter (le respect, la dignité, l'autorité), ils pouvaient se sentir partie prenante de la société française ou, inversement, être amenés à regretter la société d'origine, souvent celle de leur jeunesse. Reste que si chez les parents, la comparaison entre la France et le pays d'origine est possible concrètement, car les deux immersions ont été vécues, chez les enfants, les choses sont plus délicates. Au jeu des influences, la société française apparaît pour ces derniers comme la société d'appartenance dominante. Mais la société d'origine, peu ou mal connue dans la plupart des cas, est parfois fantasmée ou idéalisée, ce qui lui confère un pouvoir d'attraction et de référence très fort. Au coeur de la construction des identités de ces jeunes adultes « enfants d'immigrés » viennent alors s'entremêler des liens multiples et plus complexes que d'ordinaire : ces nouvelles identités sont le fruit d'une histoire familiale, d’une éducation et d’un cadre de référence qui peuvent être eux-mêmes marqués par une double appartenance culturelle.

Des transmissions sélectives

Les parents ont généralement tenté de transmettre certaines valeurs africaines à leurs enfants; ceux-ci les comprennent et les appliquent différemment selon leur âge, l’attachement des parents au pays d’origine, l’histoire migratoire… Certains enfants intègrent parfaitement cet héritage, d’autres n’appliquent que partiellement ou pas du tout les coutumes africaines. Mais pratiquées ou non, ces valeurs sont généralement restreintes à la sphère privée en France (usage de la langue maternelle, de traditions culinaires, de petits mots réservés aux membres de la famille…); dans la sphère publique, le lien de ces jeunes générations avec leurs racines se fait plus discret.

L'éducation est sans doute le domaine où s'exprime de la façon la plus spectaculaire l'adoption progressive des habitudes et des pratiques françaises ou « occidentales ». Lorsque l'on pose la question de l'éducation aux parents, il y a plusieurs modèles qui s'affrontent et non pas uniquement ce que l'on appelle, certes parfois un peu trop rapidement, « l'éducation à l'africaine ». Comme l’exprime Julia[6] (fille de Hadiza, 20 ans, étudiante), la vie en France nécessite de composer son propre mode de vie, puisant les principales valeurs et morales tantôt dans la culture d’origine, tantôt dans la culture française.

Les gens ont tendance à penser — surtout la première génération d'immigrés, pas les enfants — que quand tu arrives en France, il faut tout renier de chez toi pour t'intégrer, que tu ne peux pas faire cohabiter et ce qu'il y a de là-bas et ce qu'il y a d'ici. Tant que tu restes dans la limite de tout ce qui est légalement autorisé, il n'y a pas de raison de faire de partage. Il y a certaines choses, d'accord, il faut s'intégrer parce qu'en Afrique et en France c'est complètement différent. Mais il y a des choses qui ne dérangent personne, comme de parler ta langue ou de temps en temps préparer des fêtes.

Les habitudes et comportements adoptés par les migrants et leurs descendants se fondent donc sur un métissage des deux cultures de référence. La pratique de la langue parlée entre les membres de la famille est souvent étudiée, la langue d’origine constituant un élément central dans la transmission culturelle, dans les mouvements de (dé)prise filiative et affiliative, et plus largement dans la construction identitaire des enfants d’immigrés (Billiez, 1985; Condon et al., 2010; Reveyrand-Coulon, 2011).

La langue maternelle comme marqueur identitaire

Une ou plusieurs langues africaines peuvent coexister dans la sphère familiale — à des degrés certes divers — avec le français. Même s’ils ne le pratiquaient pas individuellement avant leur migration, le français pour les migrants d’Afrique francophone « fait partie de leur capital collectif plurilingue en tant que langue officielle et langue de l’enseignement. Ils ne sont donc pas confrontés dans la migration à une langue totalement étrangère » (Rey et al., 1997 : 120). Mais en situation de migration en France, les individus se confrontent à la juxtaposition de leur langue maternelle (celle pratiquée par le groupe ethnique d’appartenance) à la « langue au milieu », celle que pratiquent les individus au milieu desquels ils vivent. Or parler et comprendre la langue du milieu dans lequel on vit (que ce soit le milieu auquel on se sent appartenir ou non) permet de légitimer sa présence dans cet espace social. Par ailleurs, « certains dialectes ou langues pratiqués dans les pays anciennement sous administration française ont souvent été dévalorisés par rapport au français dans un “marché linguistique” qui a promu le français comme langue de la réussite sociale » (Condon et al., 2010 : 54). Le français tend donc à s’imposer dans la majorité des échanges, à l’extérieur de la sphère familiale comme au sein de la famille, devenant alors la langue « au milieu » pour ces migrants qui s’installent en France. Ainsi, Parfait, « francophone passionné », comme il se qualifie lui-même, a-t-il fait le choix de s’adresser à ses enfants exclusivement en français, espérant ainsi faciliter leur réussite en France : « Je ne leur ai parlé qu’en français. S’ils veulent approfondir la culture congolaise, ils le feront plus tard. Je les ai laissés s’intégrer. Ils ne parlent aucune langue du Congo. »

La vision de ce père de famille qui délaisse la langue d’origine dans ses échanges avec ses enfants, jugeant sa pratique comme un frein possible à leur adaptation en France, peut certes paraître excessive, mais elle rappelle que « la pratique de différentes langues en famille et leur niveau de maîtrise résulte d’une négociation entre l’apprentissage de la langue majoritaire en France et la place accordée à l’héritage linguistique du pays d’origine » (Condon et al., 2010 : 44). Si certains parents ne transmettent pas leur langue, au risque que leurs enfants s’inscrivent plus tard dans un mécanisme de « retour du refoulé » (Reveyrand-Coulon, 2011), dans la majorité des familles rencontrées, le plurilinguisme[7] est plutôt considéré comme une ressource potentielle, tant par les parents qui nourrissent l’espoir de voir leurs enfants s’ancrer dans la culture d’origine et dans la famille élargie que par les enfants dont le désir d’exploration, voire de « retour au pays » d’origine (réel ou par la langue), traduit leur volonté d’affirmer une filiation et de s’inscrire dans la parentèle (Condon et al., 2010; Reveyrand-Coulon, 2011). Il semble néanmoins que dans les familles où l'on parle la langue maternelle, les enfants utilisent un langage « hybride » mêlant le français à la langue d’origine. Ainsi, bien que les enfants rencontrés la connaissent et la comprennent, leur pratique de la langue vernaculaire reste plus approximative. Crépin, un père de famille et Yannick, un fils, tous deux issus de familles distinctes, confrontent leurs vécus :

Crépin : Avec mes enfants, je parle français et lingala. Ils comprennent le lingala, mais répondent en français. Ils utilisent juste quelques mots en lingala.

Yannick : Nos parents, depuis qu'on est petits, nous parlent dans le dialecte maternel on va dire, et moi, je peux, j'entends tout, je comprends tout, mais je ne peux pas parler aux autres, c'est ça le problème.

Se dresse donc, comme le laissait supposer Yannick et comme le formule clairement Mohamed, « une barrière de la langue » :

Mes parents ne nous ont pas appris l'africain quand on était enfants. Ils nous parlaient en français. C'est un manque, je le ressens, des fois quand je vais au Mali, je ne comprends pas toujours ce qui se passe, et ça, c'est un peu dommage. La barrière de la langue est vraiment bien prononcée. C'est une des raisons aussi pour laquelle je me sens vraiment français.

On relève dans les propos de Mohamed et de beaucoup d’autres jeunes un regret certain lorsqu’ils se rendent compte des difficultés à communiquer sur place, que les parents leur aient parlé dans la langue vernaculaire durant l’enfance — comme pour Yannick — ou non. La « langue au milieu » étant de plus en plus pratiquée génération après génération au détriment de la langue maternelle, on assiste à une disparition progressive de la langue d’origine chez les jeunes générations. L'imposition du français — langue d’environnement (ou « langue au milieu ») — dans la sphère publique comme privée peut être perçue comme le signe d'un ancrage en France, mais manifeste aussi la volonté des parents d'augmenter les chances de réussite de leurs enfants. Pour les enfants, la langue d’origine est davantage perçue comme un symbole et un lien avec les origines et les racines (Billiez, 1985). Borrel et Lhommeau estiment que parmi

les descendants de deux parents d’Afrique subsaharienne, et particulièrement d’Afrique centrale et du golfe de Guinée [...] le français leur est transmis de façon exclusive dans 60 % des cas. À la génération suivante, 99 % des descendants, eux-mêmes parents, utilisent le français avec leurs enfants vivant en France : c’est même la seule langue d’usage dans 75 % des cas

Borrel et al., 2010 : 3

Les propos de Christelle confirment la transmission incertaine de la langue maternelle aux générations à venir :

Ce n’est pas quelque chose qui me viendra naturellement. Parce que déjà, nous avec nos parents, on la parlait très peu! On la parle un peu comme ça… Avec mes parents, on parlait français à la maison […] C’est difficile, je trouve, de la transmettre à un enfant. Elle n’est pas assez ancrée pour que je puisse la transmettre de manière naturelle, j’aurais l’impression de jouer un rôle… ça sonnerait faux!

Quand les enfants se découvrent Français

Lorsque l’on interroge la génération des enfants (presque tous de nationalité française) sur leur identité, qu’on leur demande comment ils se voient, comment ils se sentent et comment ils se qualifient, ils placent pour la plupart la France — pays de naissance bien souvent et pays de résidence dont ils maîtrisent les codes et où ils ont tous leurs repères — en référent principal[8]. Il y a bien sûr des nuances et ceux qui, bien que nés en France, s’étaient construits comme « Africains » ou « Béninois » parce que leurs différences (parfois réduites à leur couleur de peau) ressortaient avec intensité, ont découvert, à l’occasion d’un voyage au pays de leurs parents entrepris lorsqu'ils étaient jeunes adultes, que leur identité profonde était éminemment liée à la France. Le premier séjour en Afrique peut alors constituer un véritable « choc identitaire » pour les enfants de migrants qui bien souvent se proclament Africains sans rien connaître réellement de leurs origines. En confrontant l’imaginaire de ces jeunes à la réalité africaine, cette expérience les renvoie inévitablement au sentiment d’altérité et à leurs spécificités françaises, et renforce leur sentiment d’appartenance à la France. Les témoignages évoqués à propos de cette révélation identitaire sont éclairants.

Ainsi, Leslie a réalisé à l’occasion d’un voyage de fin d’études à quel point elle était Française :

Mes deux parents sont Béninois, donc, par la force des choses, je pensais être Béninoise. […] On ne peut pas revendiquer quelque chose qu'on ne connaît pas. Revendiquer que je sois Béninoise alors que je ne connais pas ce pays… On m'a laissée là-bas, mais je me suis sentie perdue! […] Je ne me suis pas du tout sentie chez moi. […] C'était une expérience assez traumatisante par certains côtés, parce que je ne me vois plus du tout comme Béninoise, mais plus du tout!

Les trois mois qu’elle a passés au Bénin lui ont donc permis de se repositionner, d’affiner son identité et finalement d’accepter le métissage qu’elle porte en elle, en tant que jeune femme française, d’origine béninoise certes, mais bien ancrée en France, son pays.

Mohamed décrit à son tour le « choc » ressenti lors de son premier séjour au Mali :

Là, vous vous dites : je ne suis pas 100 % Africain, loin de là. Je ne suis pas 100 % entre guillemets Français, mais je suis quand même plus Français que Malien. […] je me rends compte que j'ai vraiment une grande différence avec eux [les Maliens].

On constate ainsi au sein des jeunes générations l’appropriation d’un « nous » nouveau qui marque leur enracinement en France, par opposition à « eux », les jeunes nés et élevés au pays d’origine. Cet attachement à la France peut parfois être renforcé par le fait que les enfants de migrants sont qualifiés de « Blancs », de « Français » ou d’« immigrés » au pays d’origine (Billiez, 1985). Ces qualificatifs, généralement perçus comme péjoratifs, rendent plus difficile encore la tâche des jeunes générations qui tentent de s'intégrer dans le pays d’origine, pays dont ils n’appliquent souvent que partiellement les codes et habitudes.

Nous venons de citer des exemples emblématiques des situations de « révélation » soudaine, telles que les enfants d'immigrés les ont rapportées. Parfois, le processus est plus long et il faut plusieurs générations avant que l'ensemble de la famille constate que tel ou tel jeune membre qui la compose est Français « avant tout ». C'est ce qu'Ousseini explique, non sans humour. Lui se sent Malien et considère ses enfants nés et élevés en France comme « moitié-moitié » avec une prédominance du « caractère africain », voire ethnique, puisque pour lui comme pour sa femme, « avec les papiers, [les enfants] sont Français, mais d'origine, ils sont Soninkés. Pour nous, dit-il, ils sont Soninkés »; sa fille Aïssa, qui n’a jamais séjourné au pays d’origine, confirme la persistance de la double culture évoquée par son père, puisqu’elle se définit comme « Française d’origine malienne […]. Française, dit-elle, parce que je suis née ici, j'ai grandi ici, j'ai pris toutes les façons comme les Français. Et Soninkés, la couleur, d'où je viens, mes parents… » Il y a donc transmission de l’attachement au pays d’origine d’une génération à l’autre. Néanmoins, la jeune femme évoque un enracinement en France de plus en plus fort et une distanciation identitaire génération après génération, les petits-enfants de migrants sont, estime-t-elle, « pires que nous (rires), ils sont Français et Soninkés, mais pas au même degré », c’est-à-dire plus Français et moins Maliens. Cet enracinement profond s’accompagne d’un « désengagement » progressif dans le sentiment d’appartenance au pays d’origine. Ce « désengagement » identitaire n'est toutefois pas nécessairement suivi d’un abandon de la langue ni d’un désintérêt ou désengagement émotionnel pour le pays et la culture d’origine. En témoignent les projets professionnels d’Aïssa qui, pour entretenir le lien avec le pays d'origine, souhaite développer un partenariat commercial avec le Mali et y emmener régulièrement ses futurs enfants en voyage. Cela illustre bien cette mixité fondée sur un héritage africain partiel et une adhésion sinon totale, du moins très forte, à la France.

L’utopie de l’entre-deux et le risque de la double absence

Les liens à la culture française apparaissent donc largement dominants chez les jeunes qui revendiquent fièrement cette identité française sans pour autant rejeter le pays d’origine de leurs parents. En effet, bien qu’ils se définissent comme Français, tous les jeunes rencontrés démontrent le rôle crucial que jouent leurs origines dans la composition identitaire. Ils ne seraient pas eux-mêmes, pas « entiers », comme l’exprime Alya qui se sent « carrément Française à fond » :

Je suis française parce que je connais la France, je mange français, je parle sa langue, en tout cas je m'efforce de la parler aussi correctement que possible, j'ai les habitudes françaises, j'ai l'accent français… (Rires) Bien sûr, j'ai des habitudes de Française. Mais on ne peut pas me résumer à ça, parce que je ne suis quand même pas juste Française. Je trouve que les origines sont importantes, c'est la notion de la citoyenneté française qu'il faudrait changer.

Comme le souligne Alya, la citoyenneté ne constitue qu’une partie des éléments imbriqués dans la construction identitaire; l’attachement pour l’un ou l’autre pays jouent un rôle considérable dans le processus complexe que constitue la définition de soi.

Mohamed, fan de Charles Aznavour et ancien sportif de haut niveau, décrit l’importance symbolique de porter le maillot de l’équipe de France et l’émotion ressentie lorsqu’il entendait l’hymne national joué en son honneur :

Je me sentais vraiment Français. Je connaissais La Marseillaise par coeur. […] Mon ambition [quand j’ai commencé ce sport], c'était d'avoir le survêtement de l’équipe de France, de [pratiquer ce sport] et d'avoir La Marseillaise… Pour moi, symboliquement, c'était vraiment fort. C'était tellement d'émotions qui passaient par là! Je me sentais plus Français que certains Français « de souche », en fait (rires).

Mais il n’en oublie pas ses racines africaines et rappelle l’attachement qu’il porte à ses deux cultures : « Pour moi, c'est vraiment un avantage qu'on a d'avoir la double culture, et je pense qu'il y a du bien dans les deux, et je vais essayer d'éduquer mes enfants avec les deux mélangées ».

Comme Mohamed, les jeunes rencontrés se définissent massivement comme partagés entre deux cultures : la culture française qu’ils vivent au quotidien (souvent depuis leur naissance d’ailleurs) dans l’espace public, à l’école ou dans la sphère professionnelle, et la culture de leurs parents, souvent confinée à l’espace privé. Ils puisent ainsi leurs composantes identitaires tantôt dans la société française dans laquelle ils sont installés (de manière volontaire ou non, après y avoir été socialisés, scolarisés et instruits), tantôt dans la société d’origine. Les appellations qu’ils emploient pour qualifier leur identité (Franco-Malien, Franco-Sénégalais…) révèlent d’ailleurs le désir de ces jeunes de se voir appartenir à l’une et l’autre de ces sociétés. L’entre-deux est fortement souhaité, voire revendiqué, car il apporte un plus et permet de s’adapter facilement à des situations et des lieux de forts contrastes.

Malgré cette revendication de l’entre-deux, un certain consensus se dégage lorsqu'il est envisagé de faire sa vie en France. Les jeunes générations ont souligné à plusieurs reprises l’importance de maintenir un lien, voire de s’investir dans la vie du pays d’origine (contribuer au développement durable en créant, par exemple, une structure de soutien en Afrique) et de transmettre ce lien aux enfants. Ces projets de coopération avec l’Afrique révèlent l’influence des transmissions héritées des parents (favoriser l’ancrage en Afrique), mais ils n’impliquent aucunement de s’y installer de façon permanente. Et dès qu’il est question concrètement de la vie sur place, de se transposer durablement et quotidiennement au pays, la détermination apparente pour le « retour au pays » s'estompe, les hésitations apparaissent, renvoyant le projet de départ à des perspectives plus lointaines. Finalement, qu’ils soient nés ou non en France, ces enfants de migrants ne « se voient pas vivre là-bas », quels que soient la nature du lien et l’attachement qu’ils peuvent avoir pour le pays d’origine de leurs parents. Bien que nombre de ces projets « de retour » ne verront très certainement jamais le jour, ils illustrent toutefois l’importance symbolique que représente le pays d’origine pour ces jeunes générations élevées, instruites et socialisées en France.

Le discours des parents sur l’éventuel « retour » de leurs enfants en terres africaines est lui aussi partagé : nombre d’entre eux espèrent que leurs enfants conserveront un contact avec les racines, mais ils restent plus réservés quant aux capacités de ces jeunes à s’adapter, à s’intégrer, et donc à s’installer en Afrique. Finalement, comme le constate Ali sans amertume : « Nos enfants viennent en vacances. Ils ne restent jamais. »

Enfin, la pérennité de ce lien n’est pas garantie pour tous. Dans certaines familles, l’attachement au pays d’origine est lié à la présence des parents, comme le souligne Christelle :

Le jour où mes parents ne seront plus là, je ne sais pas trop comment on maintiendra ce lien, en tout cas, moi, pour ma part, c’est beaucoup par rapport à mes parents […] Je ne sais pas quel lien je garderai après mes parents… Je ne sais pas si j’emmènerai mes enfants, je ne me sens pas super attachée à la Centre Afrique… L’Afrique reste importante, mais pas forcément la ville de mes parents.

Les projets de « retour » des enfants illustrent le rôle de vecteur que jouent les parents dans la transmission d’une appartenance et dans l’ancrage de leurs enfants en Afrique. Malgré la force de leur enracinement en France, ces jeunes hésitent à se déclarer « simplement Français » même lorsqu’ils n’ont jamais vécu dans le pays d’origine de leurs parents, signe d’une persistance du sentiment d’appartenance — réelle ou symbolique — au pays d’origine. La pérennité de ce lien peut répondre à une obligation morale envers les parents ou la lignée, ou être suscitée par la sphère sociale. Le regard des autres, qui confronte ces enfants d’Africains à une altérité qu’ils ne ressentent pas comme telle (car comme le souligne Marie : « On ne se lève pas tous les matins en se disant : je suis Noire, je suis Blanche »), leur impose à long terme une réflexion et un positionnement face à leur couleur de peau et donc aux origines, aussi lointaines soient-elles.

Identité revendiquée, identité assignée

Au cours de son travail sur le processus d'identification des individus, Dubar établit une interrelation entre les formes sociales typiques (« communautaires » et « sociétaires ») et les dimensions existentielles. Ces dernières sont de deux ordres : sociales (ou relationnelles) d'une part et biographiques d'autre part. Dans ce cadre ainsi constitué, les individus se définissent et se situent en société selon un axe pour soi/pour autrui. Considérant le parcours de l'immigré, Dubar décrit une rupture majeure pour celui qui « arrive d'un milieu “communautaire” dans un monde “sociétaire”. Il doit réagir par des stratégies identitaires qui combinent souvent révolte et conformation, instrumentalisme et repli sur soi. Il ne peut être que déchiré entre deux mondes aussi différents, opposés » (Dubar, 2000 : 190). Le discours des personnes rencontrées nous conduit à nuancer ces derniers propos et à mettre en avant la capacité des individus à s'adapter tout au long de leurs parcours. Si l'on convient parfaitement qu'un individu est amené à alterner les logiques du pour soi/pour autrui selon les situations auxquelles il est confronté, la double référence dont témoignent les immigrés et leurs enfants est rarement à l'origine de malaise ou de conflits internes. Les deux univers de rattachement coexistent et sont invoqués tantôt de façon affirmée et revendicatrice, tantôt de façon plus discrète ou passive.

Que l’on soit né en France ou non, la couleur de peau apparaît ici comme un argument non négligeable dans la construction et le ressenti identitaires. Élevés, scolarisés et socialisés en France, la majorité des enfants de migrants se sentent « Français avec des origines africaines ». Pour ces jeunes, à l’image de Marie, être Noir et Français n’est pas incompatible : « Personnellement, je me vois Noire, oui. […] Par contre, je suis Française. C'est bizarre parce que je me vois Noire, mais en même temps, je ne suis pas Africaine dans le sens où je ne connais rien là-bas. C'est très bizarre. »

Les discours recueillis mettent en lumière le paradoxe qui pèse sur les migrants africains ainsi que sur leurs descendants et la difficulté à combattre les préjugés tenaces génération après génération. Nombre d’enfants nés en France (et parfois même de parents arrivés très jeunes en France) se sentent Français, mais perçoivent, à travers le regard des autres, l’assignation d’une identité « africaine ». L’articulation « identité africaine assignée/identité française ressentie » incite parfois les individus à s’interroger sur leurs origines, comme le suggère Alya, et à renforcer leur « devoir d’attache » à l’Afrique :

Il y aura toujours ce truc latent, qui est là sans trop être là : « Tu es Noire, donc tu viens de… » Quand on me voit, on part du principe qu'étant Noire, je viens forcément de quelque part. Et si je suis dans l'incapacité de répondre, dans les yeux de l'autre, ça n’a pas de sens, ça ne trouve pas de poids. Alors j'aime autant savoir d'où je viens pour moi, pour ne pas avoir après à me poser des questions sur mon identité. […] Si ma mère ne m'avait jamais envoyée au Cameroun, que je n'avais jamais mangé la nourriture de là-bas, ni parlé la langue, ni aucun contact avec ma famille de là-bas, oui, c'est clair qu'il y aurait eu un mal-être parce qu’aujourd'hui, au premier abord, c'est la seule image qu'on renvoie de moi : « Toi, tu es Noire, tu viens d'Afrique. »

Aïssa, qui estime que la vie quotidienne ramène constamment les enfants d'immigrés à leurs origines, même lointaines, se définit comme Française et Malienne et revendique les deux identités. Cependant, aux questions « Qui es-tu? D'où viens-tu? », elle est certaine que la réponse « Je suis Française, je viens de France » ne satisfera pas son interlocuteur. Cette binationalité constitue alors pour certains jeunes une réponse au regard discriminant du monde qui les entoure. Certains enfants de migrants, qui ne se sentent vraiment intégrés ni d’un côté ni de l’autre, s’entourent volontairement de pairs (des enfants de migrants), ayant ainsi le sentiment de partager le vécu d’une spécificité, celle de la vie de famille en migration. Leur inscription identitaire se fait donc à travers des pratiques culturelles et sociales qui les identifient et les différencient au sein de ces deux sociétés : comme enfants d’immigrés en France, comme descendants d’émigrés au pays. Ce sentiment est certes communément décrit et partagé, mais le malaise qu'il peut engendrer varie selon la « nature » ou la personnalité des individus. Lors d'un groupe de discussion, Malik, Yannick et Lamine échangent sur ce sujet :

Malik : Il y en a plein qui rejettent leur identité, pourtant ils sont Français, mais ils n’ont jamais vu leur pays de leur vie. Comme ils ne sont pas acceptés, du coup, forcément, ils se sentent rejetés, ils disent tout de suite « Je suis Sénégalais ». Je dis « Ah oui, c'est comment le Sénégal? » « Ah, c'est trop bien. » « Mais c'est comment? » « Tu as vu le clip qu'il a fait, l'autre là? Eh ben, c'est comme ça ». Mais ils ne connaissent pas en fait. Ou même quand ils y sont, ils y sont pour un mois. C'est la belle vie… 

Yannick : Là-bas, on dit qu'on est Français, et ici, on dit qu'on est des étrangers. Ici, il y a un problème. 

Lamine : Tu es nulle part chez toi, en fait.

Comme le souligne Sayad, la tendance est forte de ne réduire les enfants d'immigrés en France qu'à cet unique statut d'enfants d'immigrés, en comptant le nombre de générations écoulées :

Tout les renvoie au statut originel qui définit l’immigration – bien qu’ils ne soient pas le leur – et, par suite, à la précarité et à la révocabilité de celle-ci. Là réside sans doute l’extrême fragilité des jeunes, fragilité entretenue indéfiniment par tout ce qu’on leur dit et tout ce qu’on dit d’eux. Et que leur donne-t-on à entendre? D’un côté, à quelques exceptions près, c’est, au mieux, le langage de la condescendance, le langage du paternalisme. De l’autre côté, plus insistant […] c’est le langage de la dénonciation et de la stigmatisation

Sayad, 2006b : 22

Cette stigmatisation ne pousse pas inévitablement les jeunes gens à des comportements d’extrême repli sur soi, mais à l'usage, elle peut très certainement freiner le sentiment d'être partie prenante de la société française.

Nous allons nous intéresser, dans la seconde partie de l'article, à la vision qu'ont les enfants du parcours de leurs parents. Que nous disent-ils? Comment interagissent-ils avec les projets des aînés? Dans un contexte où les parcours et les apports des enfants d'immigrés sont largement mésestimés, nous verrons qu'ils sont fondamentaux pour leurs parents.

2. Des enfants aux parents : entre mobilité et ancrage

Les relations entre parents et enfants sont la plupart du temps envisagées dans un seul et même sens : des parents vers leurs enfants. Ce sont les parents qui éduquent, les parents qui transmettent et qui donnent. Les travaux sur la famille s'intéressant aux relations intergénérationnelles, ceux d’Attias-Donfut notamment[9], ont apporté une vision quelque peu nouvelle des échanges familiaux. Alors que les aides financières versées par les parents aux enfants semblaient recouvrir et conditionner la totalité des échanges entre deux générations, l'originalité de ces études consistait à regarder tout autant les flux allant des parents vers les enfants que ceux des enfants vers les parents : services, temps accordé, attention, soins, etc. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le montrer[10], s'il y a dans la constitution des identités des enfants nés de parents immigrés une large place faite à l'éducation, au pays ou à la région d'origine et aux ascendants, la vie en France conduit à une implication des uns et des autres par des activités sociales, culturelles ou économiques (école, espaces publics, citoyenneté, sport, vie associative, professionnelle…). L'image et les représentations adossées aux figures immigrées, sans cesse renvoyées, agissent comme un miroir permanent qui contribue à l'identité des individus.

Parents et enfants exposent en détail leurs expériences, leurs projets d'avenir, les relations qu'ils entretiennent avec leurs ascendants ou descendants (fréquence, qualité, thèmes traités). Cette richesse permet de nourrir la réflexion et de comprendre comment fonctionne la famille lorsque les enfants deviennent adultes, qu'ils développent des projets et qu'ils commencent à s'occuper de leurs parents. Nous avons demandé à ceux-ci, à l'approche de la retraite ou déjà retraités, de se projeter dans l'avenir et de détailler leurs souhaits et intentions. Les enfants, voyant leurs parents vieillir, témoins de leur attachement à un pays lointain, réagissent de façon très différente selon la situation familiale, la santé et les projets qu'ils mènent eux-mêmes. Ils peuvent ainsi se montrer tour à tour protecteurs, compréhensifs, angoissés ou hostiles vis-à-vis des projets parentaux.

La première partie de l'article a montré l'étroitesse des liens de la génération immigrée avec le pays d'origine et de la transmission à la jeune génération d'une grande partie de ces liens lors de la constitution identitaire individuelle. La génération des parents s’identifie très majoritairement au pays d’origine ou, de manière plus large, à l’Afrique[11] dans son ensemble.

Nous avons également souligné, d'une part, le double attachement, à la France et au pays d'origine, de la génération des parents, et d'autre part, une certaine évidence « française » vécue par les enfants, intégrée depuis leur plus jeune âge, mais souvent réinterrogée au gré des expériences de la vie quotidienne. Par la couleur de la peau et la ténacité des représentations auxquelles elle renvoie, on distingue une société qui éprouve encore quelques difficultés à se débarrasser des images liées à la question des origines. Noirs et Français ne reniant jamais leur « part » africaine, ils réagissent en tant que tels lorsqu'il s'agit d'échanger avec les parents autour des projets de vie comme les questions de mobilité ou d'ancrage. Devant des parents partagés entre attraction et hésitation face à la question du retour au pays, nous allons voir que les enfants se montrent plus réalistes et pragmatiques. Nous allons également constater qu'ils exercent une grande influence sur leurs parents et finalement, sur le destin de la famille.

Parents et enfants : quelles relations?

Parents et enfants échangent en permanence. On attend des premiers de l'éducation, un partage de la mémoire et des valeurs familiales et culturelles. Lors de notre enquête, il a régulièrement été dit que les enfants soutenaient leurs parents dans de nombreuses démarches : connaissant mieux le français, plus à l'aise à l'écrit comme à l'oral, les aides des enfants sont reconnues et appréciées des parents. Mais on ne saurait limiter les échanges à ces apports ponctuels et matériels, aussi importants soient-ils. Par la place qu'ils ont su se faire au sein de la société, leur réussite scolaire et sociale, par l'aisance dont ils font preuve pour évoluer au quotidien, leur maîtrise des codes et des pratiques, les enfants étonnent, surprennent et ravissent leurs parents. La très grande majorité de ces derniers sont fiers de leurs enfants, de leurs parcours et de ce qu'ils sont devenus. Cette fierté transparaît tout au long des thèmes traités en entretien. Elle est réciproque dans le sens où bien des enfants manifestent leur reconnaissance vis-à-vis des parents pour les efforts consentis, parfois des sacrifices, qui leur ont permis de donner une nouvelle orientation à leur vie. Présente dans le discours des enfants, mais pas toujours énoncée explicitement figure en filigrane une obligation morale : réussir, ne pas dévier, ne pas décevoir. Si l'on peut noter des désaccords sur certains sujets (la façon de s'habiller, sortir et rencontrer des amis), le regard que portent les enfants sur leurs parents permet avant tout de constater les liens étroits qui unissent les deux générations. Et parmi les évolutions des pratiques instaurées par la présence en France, une « nouvelle » proximité entre parents et enfants semble se dessiner. Il ne s'agit pas de la force des liens, mais de la possibilité de se dire des choses et d'exprimer des sentiments ou des émotions qui étaient retenus auparavant. Comme Joëlle, de nombreuses mères témoignent de la complicité avec leurs filles, soulignant un glissement des comportements vers un mode occidental. Cette tendance serait liée à la vie en France où il y aurait davantage d’échanges :

Mes parents n'avaient pas le même comportement avec nous, avec leurs enfants, que moi j'ai avec mes enfants. Je pense que nous, c'est beaucoup plus ouvert, il y a plus de dialogue, on échange, plus d'échanges, en fait. En Afrique, les enfants restent à leur place et les adultes à leur place.

Marie, sa fille, ressent également cette proximité :

Elle se confie beaucoup à moi, moi, je me confie beaucoup à elle. Par contre, ce qui est bizarre, c'est qu'on ne se dit jamais des mots du genre : « Tu m’as manqué », « je t’aime » […] On sait qu'on s'aime, on se le montre par des attentions… Mais on ne va jamais se tenir dans les bras ou on ne va jamais se dire ce genre de choses. Ma mère, je ne lui ai jamais dit, même, on ne s'est jamais prises dans les bras. Et avec aucun de mes autres frères et soeurs, c'est pareil. […] Quand je vais chez des amis, en fait, ce n'est pas comme ça. Sauf chez les Noirs.

Mohamed dit avoir peu de communication et de dialogue avec son père. Il insiste sur le mutisme qui caractérise leurs rapports : « Chez nous, entre les pères et les fils y a pas vraiment de contact ». Il attribue ce manque de contact aux pratiques liées à certaines ethnies : « Chez nous au Mali, y a les Sarakolés, les Bambaras. Les Bambaras y en a pas non plus, mais un petit peu plus quand même. Mais chez les Soninkés, c'est rien de rien; le père c'est le père, c'est le... c'est le président. » Ce jeune homme, qui est plutôt en situation de réussite, minimise la souffrance qu’il a pu ressentir du fait de cette distance avec le père, mais il fait l’hypothèse que cela a pu avoir des conséquences très néfastes pour d’autres : « Je pense que s’il y en a beaucoup qui sont dans l'échec des fois, ça peut être, je veux dire, le rapport avec le père aurait pu jouer quelque chose. » Il dit envier Malik, un de ses camarades d’origine comorienne qui a la chance d’avoir un père ouvert au dialogue qu’il aime, lui aussi, rencontrer de temps à autre. Il semble que la difficulté relationnelle entre père et fils tienne à la fois du système de parenté dans lequel les hommes de la première génération ont été éduqués et façonnés dans leur comportement et du niveau d’instruction qui rend les individus plus perméables aux influences de la société environnante. Les personnes qui viennent de sociétés à dominante patriarcale, comme c’est le cas chez les Soninkés, ont manifestement tendance à garder une distance forte vis-à-vis de leurs enfants. Ceux qui viennent de sociétés matrilinéaires, comme dans le cas des Comores, paraissent plus aptes au dialogue, surtout, comme dans le cas du père de Malik, s’ils ont une activité qui les met plus fortement en contact avec la société environnante. Les mères se montrent plus réceptives à l’idée d’un changement d’attitude vis-à-vis des enfants, sans toutefois abandonner les principes de l’éducation africaine qui, pour elles, se résument surtout à l’apprentissage du strict respect des adultes.

Lorsque nous leur en avons donné l'occasion, les regards des jeunes adultes sur leurs parents et de ces derniers sur leurs grands enfants ont donné lieu à un bilan à l'approche de la retraite et à l'heure des projets.

Le désir du retour au pays : un débat familial

Plusieurs travaux ont montré que vieillir près des enfants est un argument décisif dans le choix du maintien en France des immigrés[12] une fois la retraite arrivée. Vivre avec un conjoint né en France joue également dans le sens de la stabilité en France, mais dans une moindre mesure. Dans notre échantillon, les avis sont partagés sur les perspectives et les choix de vie à la retraite. Pour de nombreuses personnes interrogées, la suite « logique » de leur parcours migratoire est de rester vivre en France. À l'heure de la retraite et du vieillissement, celles-ci ne se voient pas retourner vivre durablement au pays d'origine. Plusieurs raisons sont alors évoquées, à commencer par la famille, essentiellement la présence des enfants et des petits-enfants (déjà nés ou à venir). La proximité avec les enfants n'est pas seulement envisagée sous l'angle des rapports familiaux, mais apparaît également comme garante d'une certaine protection. C'est justement ici que se joue l'influence des enfants sur leurs parents. La présence en France des enfants, bien moins sujette à l'altérité que celle des parents, agit comme un repère de stabilité. Une fois devenus adultes, les enfants se projettent dans l'avenir : l'entrée dans la vie active, l'indépendance résidentielle, la constitution d'un couple et l'arrivée des enfants tendent à bouleverser les projets des parents. Certains sont à même d'anticiper cet ordre des choses, d'autres, non. Les femmes sont, sans surprise, plus attachées à la proximité avec leurs enfants et, lorsqu'il y en a, leurs petits-enfants.

La perspective de maintien ou de retour au pays reste dans la plupart des cas un choix difficile à faire, à argumenter. Il renvoie aux éléments biographiques des individus, aux attachements physiques (la famille ici et là-bas) et symboliques (les aspects culturels, traditionnels ou religieux), mais aussi aux parcours professionnels et économiques des individus.

Il arrive parfois, lorsque la préférence pour le maintien en France est rapidement annoncée, que la suite de la réflexion et du discours nuance les propos, ou tout au moins les expose dans leur grande complexité. C'est le cas de Joëlle, 50 ans, mère de trois enfants âgés de 15 à 23 ans. À la question « Où vaut-il mieux vieillir selon vous, en Afrique où en France? », sa réponse fuse tout d'abord : « En Afrique. » Partagée entre la Côte-d'Ivoire où est né son père et le Burkina Faso où est née et vit encore sa mère, elle évoque d'abord le climat, puis la moindre distance entre les gens et la facilité à établir des contacts. Alors que l'entretien se poursuit, elle parle d’une de ses craintes, inspirée de l'expérience de sa mère qui vieillit « dans la solitude » : « Moi, je n'aimerais pas vivre une chose, c'est ce que ma mère vit en fait. C'est-à-dire avoir eu quatre enfants et sur ce nombre d'enfants, il n'y en a pas un seul qu'elle a à ses côtés. Non, je n'ai pas envie de vivre ça. Pour moi, c'est, ça doit pas être facile pour une femme. » Corroborant ces dires, sa fille Marie a confié lors de l'entretien qu'elle avait la certitude que sa mère ne quitterait pas la France à la retraite : « Elle en est incapable, elle est trop proche de ses enfants. »

Les enfants ne sont pas les seuls à influencer le destin résidentiel des parents immigrés : avec l'apparition des petits-enfants, de nouveaux liens se tissent de même qu'une nouvelle organisation familiale et de nouveaux besoins (de garde, notamment). Leslie, 24 ans, éducatrice spécialisée, évoque non seulement les liens de sa mère à sa petite-fille, mais aussi un projet résidentiel commun aux enfants et aux parents, ici en France. Huguette, sa mère est Béninoise. Elle a 57 ans, âge auquel les projets peuvent encore ne pas être stabilisés. D'après sa fille, elle feint d'hésiter entre retour au pays et maintien en France, mais il ne fait aucun doute qu'elle restera. Comme elle a de la famille au pays, elle y séjournera régulièrement, hébergée ou logeant dans une maison qu'elle fera construire sur un terrain qu'elle possède déjà. Ce témoignage montre que les projets se bâtissent à plusieurs générations :

Maman, elle restera à côté de nous. Elle ne le dit pas, parce que aujourd'hui elle a 57 ans, donc elle va parler de sa retraite et elle va dire « Oh je partirais bien. » Mais quand on voit la relation qu'elle a avec sa petite-fille, c'est impossible de ne pas la voir, et elle le dit aussi. En ce moment, on est dans un projet un peu particulier : on aimerait acheter ensemble, elle et moi en priorité, ceux qui peuvent, et associer mes frères au fur et à mesure. Acheter quelque chose ici. Le projet est naissant, ça nous fait nous poser plein de questions : si on achète une maison aujourd'hui ici en France, ça veut dire que ma mère resterait, il n’y aurait pas de retour au pays. Elle est plutôt partie prenante de ça en disant : « Il y aura mes enfants à côté, mes petits-enfants. » De toute façon, elle a envie de vivre avec ses enfants. Des fois elle dit : « On est locataires depuis X temps, si j'achète un appartement et que je le revends dans huit ans à la retraite, je repartirai, et je pourrai me construire quelque chose là-bas. » [...] Mais je la vois mal partir. Je n'imagine pas qu'elle reste une année entière sans voir ses enfants.

Filles et fils se distinguent lorsqu'ils envisagent les vieux jours de leurs parents

Autres divergences de perception, les fils et les filles ne recourent pas aux mêmes arguments lorsqu'il s'agit d'envisager l'avenir de leurs parents et ce qui serait « le mieux » pour eux. Certes, l'expression est subjective, mais les fils sont assez clairement dans l'activation du réseau social, que celui-ci se situe de façon prioritaire en France ou au pays d'origine. Le tout étant bien sûr d'éviter la maison de retraite, véritable repoussoir aux yeux de tous : « Ce serait mieux qu’ils vieillissent aux Comores, surtout mon père. […] Il serait bien, il serait entouré […] il aurait ses amis, parce qu’il en a encore là-bas aux Comores. Donc, des gens de son âge avec qui il pourrait… je ne sais pas… passer la journée » (Arzika, 32 ans, dont la famille est originaire des Comores).

Un autre explique qu'il fera tout pour éviter la maison de retraite à ses parents, sans pour autant évoquer l’intention de s'occuper d'eux à un moment donné :

Ah non! Moi, je ne le ferai pas, moi. Je préfère payer leur billet, partir là-bas, tout ça. [...] Franchement, ils seront mieux. Ils auront une meilleure vie là-bas. Il y aura tout le monde, tous à leur côté, tout ça. Même si, nous, on est loin d’eux, on va quand même essayer dans l'année de passer au moins une ou deux fois, de les voir

Illa, lycéen de 18 ans dont les parents sont originaires de Guinée

Quant aux filles, elles sont, sans surprise, plus dans l'anticipation de l'aide et le soutien nécessaires à apporter aux parents âgés. Placer un parent âgé en institution, même lorsque son état nécessite des aides, est mal vu. Au-delà de la piété filiale et de la solidarité intergénérationnelle, la crainte d'être mal considéré constitue une limite de taille : « ça ne se fait pas d'envoyer sa mère dans une institution. Si moi, je le fais, on va me regarder : “T'aimes pas ta mère? C'est quoi ce que t'as fait? Fallait l'envoyer en Afrique!” » (Helena, étudiante de 20 ans dont la mère est originaire du Togo et le père du Cameroun).

Une vision plus réaliste des choses s'est affirmée lors du groupe de discussion de filles[13]. À cette occasion, aucune hésitation ni doute ne sont apparus : s'occuper d'un parent âgé et surtout le recueillir à la maison est considéré comme « normal », voire « inévitable », même si cela revêt quelques inconvénients :

Émilie : Je pense que ça se fera naturellement. On râlera — mon père, il a ses manies — on râlera, mais on le fera. Ça sera naturel.

Sonia : Je ne pense pas qu'on râlera. 

Rayana : Moi, je ne râlerai pas. 

Sonia : Je serais tellement contente d'avoir ma mère! 

Émilie : Non, on râlera forcément. Tu râleras forcément. Parce que quand ils vieillissent, ils ont des manies qui sont là. 

Jocelyne : Oui, c'est vrai qu'ils ont des manies. 

Émilie : Et avec mon père, on est là, on râle parfois, voilà : quand on doit faire à chaque fois bouillir sa bouillotte, là, quand on est occupés. Tu sais, il a des manies : tu râles, mais tu le fais. Mais je pense que c'est naturel : on va râler, mais c'est naturel. Après, je pense que ça vient de l'éducation : on nous dit toujours « Il faut prendre en charge tes parents », tu les vois le faire, eux, alors du coup, tu te dis : « Ben, c'est normal, moi, je dois le faire aussi. »

Parmi notre corpus d'entretiens, une seule fille a émis un doute sur sa capacité à accueillir sa mère au sein de son (futur) foyer familial. À la différence des autres filles de parents immigrés, elle conditionne l'accueil et le soutien de sa mère (elle n'a pas de lien avec son père qui a quitté le domicile lorsqu'elle avait un an) soit à ses moyens financiers, soit à la capacité de sa cellule familiale à intégrer une personne supplémentaire :

Si j'avais les moyens financièrement, déjà je n'aurais pas envie qu'elle aille dans une maison de vieux, quand on voit déjà les maisons, enfin, des fois ils sont maltraités… Mais si j'avais les moyens, c'est qu'elle ait une personne qui vive avec elle et qui l'aide un peu au quotidien. Mais je me suis déjà demandé si j'avais une vie de famille, avec mon mari, mes enfants et si vraiment elle ne pourrait pas être toute seule, est-ce que je l'amènerais à la maison? Et ça reste le gros point d'interrogation. J'ai l'impression qu'en fait, dans une famille, c'est maman, papa, les enfants… Mais en même temps, je n'ai pas envie de la laisser tomber. Franchement, je ne sais pas du tout

Aïssa, étudiante de 23 ans dont la mère est originaire du Mali

Enfin, les divergences peuvent aussi s'exprimer vis-à-vis du groupe d'origine. Dans cet extrait, Malik exprime avec fierté le sentiment que son père est sans doute plus présent et plus ouvert que la plupart des pères immigrés (tout au moins parmi les personnes originaires des Comores). Ce dernier parle et discute avec ses enfants, ce qu'il souligne comme étant relativement peu fréquent; de plus, il a anticipé l'avenir en faisant l'acquisition d'un logement principal en France. Même si Malik juge qu'il s'agissait « d'une opportunité », d'une affaire intéressante à saisir, l'achat d'un bien immobilier en France reste rare. Se démarquant du groupe en achetant en France, il rejoint les rangs de ceux qui fustigent la maison de retraite. Investir pour ses enfants est aussi une façon de se rappeler à leurs bons souvenirs en cas de besoin à l'avenir :

Certains pères s'occupent plus de ce qui se passe au pays que de leurs gamins. Le truc bien avec mon père, c'est déjà qu'il nous parle, et en plus, il nous dit : « Bon, c'est vrai qu'il y a le pays et ça [l'achat d'une maison en France, NDLR] pour pas qu'on soit dans la dèche », parce qu'il se dit quand même que son héritage, c'est quand même pour nous, il voudrait qu'on soit bien, comme ça, il dit […] : « Voilà, moi, je vous ai mis bien; essayez, quand ça sera à mon tour d'être un peu dans la galère ou à la retraite, vous puissiez me mettre bien. Le seul truc que je n'aimerais pas, c'est que vous m'envoyiez en maison de retraite. C'est négatif! » C'est sa hantise. Il dit : « C'est un abandon. Vous faites un abandon de poste, mes enfants »

Malik, 30 ans, dont les parents sont d'origine comorienne

Vieillir et mourir en France, reposer en terre natale

L’anticipation de la vieillesse et de la mort met en jeu les attachements les plus profonds et les plus significatifs des individus dans leur vie intime, familiale et collective. Elle met les migrants face à une véritable et dernière « épreuve de vérité », faisant surgir des sentiments souvent ambivalents à l’égard de leur expérience migratoire, de leurs attachements, du degré de leur enracinement en France. La confrontation à la vieillesse et à la mort réactive les questionnements sur les appartenances, les identités et les liens transgénérationnels. Finalement, ne souhaitent retourner au pays au moment de la retraite que ceux qui y ont à la fois des projets concrets avec famille et amis qui les accueilleraient, et qui ne sont pas réellement satisfaits de leur vie en France. Si les immigrés se montrent hésitants à cet égard, un fort attachement les reliant toujours à leur région d’Afrique, leurs enfants ne semblent guère concevoir d’aller y vivre même quand ils estiment qu’il serait préférable pour leurs parents d’y retourner.

La préférence sur le lieu d’enterrement est sous-tendue par un choix difficile entre les ancêtres disparus reposant en terre africaine et les enfants vivant en France et que la migration a éloignés ou coupés de la tradition. Les familles transnationales[14] sont ainsi confrontées à ce dilemme, une partie de la famille étant ici, une autre là-bas. Les hésitations révèlent toute l’ambiguïté de leurs identités et appartenances multiples. Tandis que le choix de rester vivre en France est majoritaire, le souhait d’être inhumé en Afrique domine, signe d’un puissant attachement au pays et d’une fidélité aux ancêtres. Le lieu du repos éternel est son « chez-soi » le plus intime et marque la force du lien avec ses racines. Vieillir et mourir en France, puis « reposer » dans le pays d’origine, cet éternel balancement semble ponctuer tout le parcours des migrants. Seul l’au-delà de la mort apporte finalement des éléments de réponse à la quête identitaire qui, comme le croit Joanna, « est la question de toute une vie…».

Classée parmi les éléments qui entretiennent le désir de retour au pays, la volonté d’être enterré au pays d’origine est primordiale dans la compréhension des choix qui s'opèrent ainsi que du champ des possibles pour chaque personne. Quelques-uns des individus rencontrés ont parlé assez ouvertement de leur lieu d'enterrement souhaité.

Pour certains, les descendants et la communauté exercent une influence considérable sur la décision retenue. Pour Apollinaire, par exemple, ce qui compte, c'est que sa famille – les enfants installés en France plus particulièrement – puisse venir facilement se recueillir sur sa tombe. Pour d’autres, il est un devoir envers la communauté de reposer au pays d’origine, auprès des anciens.

Le choix du lieu où vieillir et où mourir pose des questions difficiles aux Africains immigrés en France, dont les hésitations révèlent toute l’ambiguïté de leur situation « entre-deux ». Les choix et les contraintes ne sont pas perçus avec la même intensité par les différentes générations. Au sein d'une même famille, si la mère évoque l'ambivalence de ce choix, pour son fils, les choses semblent plus simples et évidentes.

L’attachement aux lieux d’origine peut conduire à vouloir s’y faire enterrer même quand le lien à la famille d’origine ou aux ancêtres s’est distendu. C’est alors surtout le sentiment d’appartenance nationale ou ethnique qui s’exprime dans ce retour à la terre. Chaouite observe que dans l’expression consacrée faire « rapatrier » son corps, l’usage du mot fait référence à une « territorialité d’appartenance », aux attaches symboliques qui lient l’individu à ce pays; « rapatrier » a aussi un sens plus ancien de « réconcilier », de réparer la rupture (et la culpabilité d’être parti) et d’acquitter la dette qui en résulte (Chaouite, 2000 : 199). Hadiza exprime ce désir de retrouver, à travers le « rapatriement » du corps, un véritable rapatriement, un retour à la « patrie », aux « parents », par delà la mort :

Moi, j'ai toujours dit cette phrase : « On est mieux chez soi » (rires) […] Moi, j'ai toujours dit quand on est à l'étranger, mais pas seulement en France, aux États-Unis, en Chine, j'ai de la famille en Chine, ma soeur qui est là-bas, quand on est dans le pays, on est intégré, tout, tout, tout. Mais après la mort, on est enveloppé, dans le cercueil, on va partir. Donc, tôt ou tard, qu'on soit vivant ou mort, c'est le pays, c'est le Niger. Donc, mieux vaut vivre au pays. Vivre et mourir au Niger voilà!

Quant à Karim (27 ans, d'origine comorienne) :

Je connais qu’un seul Comorien qui est enterré ici, c’est Ibrahim Ali[15], je ne sais pas si t’as entendu parler, il est enterré ici, je crois. Dans notre famille, les gens, ils doivent être enterrés aux Comores, notamment moi, je touche du bois.

Comme le dit l'un des pères que nous avons rencontrés, être enterré « en France, ce sera plus facile pour ceux que je laisse de se recueillir sur ma tombe » (Apollinaire). À l’inverse, reposer auprès des ancêtres et marquer ainsi la fidélité au passé familial risque de couper l’individu des générations vivantes, celles de l’avenir, et compromet ses chances de survie par procuration, les tombes risquant d’être désertées par les vivants. Cela pose un vrai dilemme à Juliette :

C’est une question qui me préoccupe beaucoup. J’aimerais bien un jour être enterrée au pays à côté de mes parents. Malheureusement, c’est impossible, car j’ai tous mes enfants ici en France. Je souhaite un jour être enterrée en France pour que mes enfants puissent se recueillir sur ma tombe.

Dans tous les cas, qu’il y ait sentiment d’attachement ou de fidélité aux lieux, aux gens ou à la lignée, le dilemme est difficile à résoudre.

De plus, bien que très déterminantes, les appartenances ethniques et religieuses ne sont pas les seuls facteurs en jeu. Le choix d’être enterré en France domine fortement chez les femmes, chez celles et ceux qui ont la nationalité française, qui sont arrivés jeunes en France et qui sont propriétaires de leur logement principal. Quant au choix de reposer au pays d’origine, il est beaucoup plus fréquent quand les enfants des enquêtés ou les parents encore en vie sont eux-mêmes au pays. Il est aussi plus fréquent lorsque les parents sont enterrés au pays d’origine. A contrario, quand les parents sont enterrés en France, cela constitue un puissant facteur d’ancrage du sentiment d’appartenance à la France (Attias-Donfut et al., 2005). Enfin, les taux de préférence pour un retour des corps au pays ont peu changé en une décennie, comme le montre la comparaison avec les données de l’enquête réalisée en 1992 par l’Ined (Tribalat et al., 1996). Cette stabilité est signe d’une permanence de la puissance symbolique des rites de mort parmi les immigrés.

Les deux facettes d’une vie « entre-deux » (entre deux pays, entre deux cultures) coexistent : la richesse que procure cette double identité, d’une part, et le risque de se perdre entre les deux mondes ou de n’y être pas totalement reconnu, d’autre part. Il ressort de notre étude que les immigrés africains ne se sentent pas toujours traités à l’égal des autochtones, du fait notamment de discriminations répétées. Considérés comme autres, ils le sont pourtant de moins en moins avec le temps, adoptant les modes de vie et certains comportements propres à la France. Ils s’en rendent compte eux-mêmes à l’occasion des retours au pays : ils ont changé, ils ne se reconnaissent plus toujours dans la société d’origine, celle-ci ayant évolué durant leur absence. Toutes ces différences les ramènent à l’altérité dans chacun des pays de référence, renforçant ainsi le sentiment de n’être nulle part pleinement chez soi. Le paradoxe est donc double et les immigrés en permanence maintenus en contradiction : « absent là où on est présent et présent là où on est absent. Doublement présent – présent effectivement ici et fictivement là – et doublement absent – absent fictivement ici et effectivement là » (Sayad, 2006a : 162). Comme nous l'avons évoqué, ce dilemme se prolonge jusqu'au choix du lieu de sépulture, pour lequel les intérêts du symbolique et du pragmatique demeurent disjoints.

Conclusion

Le rapport au pays d’origine se transforme avec le temps et le passage des générations, comme il peut d’ailleurs diverger au sein d’une même génération, ou encore entre les membres d’une même famille, selon l’histoire migratoire et le parcours biographique des individus. Si, parmi les Africains installés en France et leurs descendants, certains sont en rupture avec le pays natal, la plupart ont conservé un lien avec le pays d’origine. Même s’ils n’envisagent pas de s’y installer, ils vivent dans une « double inscription ». Mais cette double inscription présente de grandes variations selon l’attachement de chacun envers le pays d’origine et la France et les ressources dont il dispose. L’héritage reçu d’Afrique peut revêtir de multiples aspects : il peut s’agir de valeurs éducatives, d’habitudes culinaires ou vestimentaires, d’une langue (transmise au moins partiellement aux enfants) ou encore d’un patrimoine détenu au pays d’origine. Quels que soient l’âge et la génération d’appartenance (génération des migrants/génération des descendants), ce lien fait partie intégrante de la construction identitaire, les individus puisant dans les modèles français et les références héritées du pays d’Afrique pour alimenter et affirmer leur identité.

Si parents comme enfants déclarent se sentir à l’aise en France, la construction d’identités individuelles marquées par des références multiples diffère néanmoins selon la génération d’appartenance. Les parents migrants restent attachés à leur identité africaine (ethnique, nationale, panafricaine, voire transnationale) tout en reconnaissant que leur identité a intégré une « part » française. Ce double attachement s’exprime jusque dans les questionnements au sujet de la dernière demeure : ils hésitent entre reposer dans la terre des ancêtres ou être inhumés en France pour rester proches de la lignée qu’ils y ont fondée. Les jeunes quant à eux déclarent se sentir citoyens français et souhaiteraient être reconnus comme tels. Pour autant, ils ne sont prêts ni à gommer leurs origines ni à adopter une idéologie qui exalterait la dimension africaine ou noire. Et s'ils expriment un intérêt pour l’Afrique, preuve de leur attachement pour les terres d’origine, ils ne sont toutefois pas tentés d’y vivre. Ils peuvent également exercer leur influence sur la décision finale de leurs parents quant au choix de vie pour leurs vieux jours.

Parents d’ailleurs, enfants d’ici[16], cette expression résume finalement le sentiment identitaire général partagé par les parents immigrés et leurs enfants. Et si les perspectives diffèrent d'une génération à l'autre, il existe bien un processus de transmission qui s'opère au sein de la famille. Quotidiens ou occasionnels, les échanges entre parents et enfants servent aussi à faire exister le pays d'origine ici en France et à retransmettre de l'identité.