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Ce livre de K. Mulligan s’articule autour de l’idée que les véritables sujets de la philosophie de Wittgenstein sont plus proches des préoccupations centrales de certains philosophes autrichiens et des phénoménologues réalistes que de celles de Frege, Russell ou Moore[1]. L’auteur en donne d’emblée une liste :

la nature du fait de vouloir dire quelque chose avec une expression, de vouloir faire, des capacités, de la compréhension d’une culture nouvelle, le rapport entre les règles et les significations, la signification et les phrases musicales, le voir comme et son rapport à la perception et l’imagination, le rapport entre le brun et le solide des couleurs, les distinctions entre concepts formels et matériels, entre relations internes et externes, entre causes, raisons et motifs […][2].

Ces thèmes sont ceux des « héritiers » de Bolzano et de Brentano, comme Marty, Stumpf, Ehrenfels, Husserl, Meinong, Twardowski (en tant qu’élèves directs du deuxième) ; mais aussi de Lipps, Hartmann, Ortega y Gasset, Pfänder, Reinach, Geiger, Edith Stein, Max Scheler, Ingarden, Bühler — touchés par ce que l’auteur appelle « l’effet Brentano ».

Wittgenstein n’est ici pas ancré dans la tradition philosophique issue de Cambridge seulement, où la singularité de l’auteur du Tractatus ne laissait pas de surprendre — pour ce livre-ci, déjà, mais surtout pour ladite deuxième phase de sa philosophie. Certes, il y a bien chez lui une reprise et une connaissance des thèmes et des concepts de certains philosophes autrichiens, reçus par l’intermédiaire de Russell, Moore, Stout, et J.S. Mackenzie. Néanmoins, il ne s’agit pas de faire la genèse d’une telle influence dans sa philosophie — ce n’est pas le sujet de l’auteur qui adopte une autre méthode. Examinant les concordances et les divergences entre les descriptions tirées des philosophies austro-allemandes et celles de Wittgenstein, il demande si les descriptions de celui-ci surpassent celles-là.

Chez les philosophes austro-allemands, on tend à exprimer des vérités noncontingentes, produites à l’intérieur de pensées descriptives à visée systématisante, mais ayant des correspondances avec les résultats de la démarche wittgensteinienne, laquelle est plus une description des usages du langage et de la détermination des règles qui le gouvernent. Même si Wittgenstein cherche à révéler la diversité de ces usages et leur irréductibilité à un système ou à un ensemble de relations qui seraient fondées sur une dépendance essentielle, l’auteur soutient que l’établissement de ces correspondances, qui ne sont pas totales, apporte un gain philosophique réel.

Du constat de correspondances et de différences, d’incompatibilités, du dépassement de ressemblances de famille, l’auteur suggère que l’on pourrait tirer l’idée que certains ensembles de descriptions systématiques des penseurs autrichiens peuvent être traduits en systèmes de règles. Lorsque c’est possible, peut-on envisager le projet d’une description systématique des systèmes ainsi obtenus, et tenter de faire émerger l’essence de ces systèmes et leurs connexions internes ?

C’est un horizon créé par le livre, qui ouvre ainsi une piste pour de nouvelles recherches. L’ouvrage décrirait et chercherait dans ces approches de Wittgenstein et des philosophes austro-allemands de quoi faire surgir des connexions fondées dans l’essence de leurs objets et des phénomènes étudiés, via ce que les descriptions disent de ce qui convient, de ce qui répugne, ou de ce qui ne fait que différer. Certes, il y a bien un langage de l’essence chez Wittgenstein, comme le dit l’auteur (p.47), mais il ne relève pas d’une parole ou d’une technique de révélation phénoménologique. L’essence est énoncée par la grammaire et la description des règles, qui atteint son but lorsqu’elle donne une présentation synoptique — son avantage est de montrer de multiples connexions et dépendances là où l’intuition catégorielle phénoménologique se trouve très (ou trop ?) ciblée.

L’idée de l’auteur est bien étayée par nombre de points mis côte à côte qui la soutiennent progressivement. Leur force collective apparaît dans la présentation d’un point de vue synoptique qui se construit chapitre par chapitre. Nous nous limitons à rapporter seulement certaines des analyses (foisonnantes) de l’auteur afin d’illustrer comment son idée se trouve motivée.

Le premier thème majeur, structurant, est ainsi celui de la description (chap. 1) : celles de Brentano, Husserl et Wittgenstein se concentrent respectivement sur l’esprit, les essences, les usages langagiers. Des concordances dans les résultats, les exigences méthodologiques ou les corollaires apparaissent, comme une conception de l’analyse qui n’est pas celle de la logique (où analyser est reconduire à une définition logique posant une nouvelle signification). L’analyse implique plutôt une attentivité spécifique à l’endroit des phénomènes. Cette question repérée et expliquée ouvre sur de nouveaux recoupements : la difficulté à voir « le familier » ; l’importance de la séparation et de la saisie des différences ; les usages méthodiques d’exemples et de contre-exemples. C’est la question troublante de savoir ce qui est véritablement découvert en philosophie qui est posée. Les analyses descriptives portent sur des objets de nature psychologique mais aussi métaphysique chez Brentano, tandis que ce sont des essences que Husserl cherche à cerner par ses descriptions. Les philosophes qui travaillent de la sorte doivent le faire sur ce qui se trouve là devant, et la question se pose du statut de leurs découvertes : faut-il dire qu’elles ne montrent rien de nouveau, ni rien de caché ? Oui pour Wittgenstein, mais aussi quelque chose qui n’avait pas été remarqué (p. 35). Husserl et Wittgenstein s’accordent en tout cas sur le courage qui doit accompagner la démarche consistant à tenter de décrire les choses malgré la difficulté qui naît de la proximité.

Le chapitre II aborde certaines questions métaphysiques sous l’éclairage que leur apportent les oeuvres de Wittgenstein et de Max Scheler — l’âme, le sujet, le monde — en les connectant à la triple distinction des objets privés, publics et d’autres objets qui n’en sont pas (les non-objets). Ici, les personnes ne peuvent être des objets — l’objet est ce qui peut être directement connu —, les actes non plus : ils sont ceux d’une personne. Parmi ces derniers on trouve le « vouloir-dire », le non-objet par excellence chez Wittgenstein, en ce qu’il se présente comme capable de pouvoir être décrit tout en échappant à la monstration : une impression étrange résultant d’un effet du langage, lorsque nous parlons d’un vouloir dire : il nous semble être l’essence de ce que nous faisons lorsque nous voulons justement dire quelque chose.

Dans le chapitre III, l’auteur traite de ce « vouloir-dire ». Pourquoi cet intérêt (polémique) wittgensteinien pour une notion, qui (selon Hacker)n’a pas d’occurrence en tant que telle dans l’histoire de la philosophie ? Mulligan remarque (p.71) que Husserl l’introduit dans la philosophie moderne dans le tome I des Recherches logiques ; ce « Meinen » semble aussi lié à Meinong qui, en accord avec Marty (une fois n’est pas coutume), critique le sens que lui donne Husserl. Un thème qui a pu troubler le lecteur de Wittgenstein, dont l’interprétation se fait dans l’optique langagière, tandis que pour Meinong et Husserl le « Meinen » est plutôt une visée d’aspect, tournée vers un objet à appréhender par le truchement d’une qualification. Comme chez Marty, le « Meinen » est selon Meinong essentiellement doxastique ou conatif, tandis que Husserl le voit comme acte de « signifier » prioritairement — ceque Reinach et Wittgenstein concevront comme inséparable d’un vêtement linguistique.

Wittgenstein qui, après avoir associé dans le Tractatus l’acte de vouloir dire et l’acte de penser, travaille ensuite à les désolidariser, en raison de la mésinterprétation que cela peut créer lorsque l’on veut éclairer le premier phénomène. Il étudie comment se passer de l’optique mentaliste en considérant les usages qui lui sont associés, afin de cerner, par une description, les règles qui les gouvernent dans la pratique. Or, selon Mulligan, c’est entrer dans le langage de l’essence que de faire cela.

Meinong et Marty, tout comme Husserl et Reinach à leur manière, entendraient aussi épingler les propriétés essentielles du phénomène.Viser, opiner, vouloir faire, penser, signifier : autant de visées de recherches qui, à la lecture de la description frappante que donne Mulligan des connexions, distinctions et dépendances mises en évidence grâce à elle, semblent circonscrire nombre d’aspects du phénomène, qui amènent à montrer certaines reluisances de traits d’essence.

Les chapitres IV et V portent sur le sens et les significations (ainsi que la représentation, les règles, et la question des significations primaires et secondaires), ouvrant sur un sixième chapitre qui concerne principalement Bühler et Wittgenstein. Les deux partagent des présupposés communs, dit l’auteur, mais les positions du premier montrent qu’un système est décelable dans les phénomènes aussi étudiés par Wittgenstein. Le premier pense qu’il y a une fonction linguistique du représenter, ce que le second refuse et évite comme la peste dans ses explications. Tous deux critiquent l’idée qu’une fonction essentielle du langage réside dans le pouvoir de nomination : c’est l’une de ses fonctions seulement ; on peut décrire et classer des usages distincts aussi importants. Bühler et Wittgenstein voient de même dans le phénomène du « dressage » une explication juste de l’apprentissage du langage. Ils remarquent aussi que la définition ostensive présuppose connaissance et maîtrise des structures arborescentes de concepts matériels. C’est ce que Wittgenstein signalait, en disant que l’apprentissage d’un mot par ce moyen suppose la connaissance du rôle que le langage lui offre déjà. Pour apprendre son emploi, il faut maîtriser le jeu de langage où une place y est comme « préparée » — on voit naïvement cet emploi comme capable d’être acquis par soi et comme une condition de structuration du langage.

L’analyse de « l’ellipse » fait apparaître une nouvelle concordance. Le sectateur de l’ellipse voudrait trouver nonexprimé un environnement linguistique implicite, dit l’auteur : on cherche à évaluer l’usage d’un terme à l’aune de la phrase complète. L’expression « Dalle ! » (dans un contexte pratique de travaux publics, pourrait-on dire) serait alors associable à un sens qui serait lui-même celui d’une phrase comme « Donne-moi la dalle ! » — mais pense-t-on véritablement en phrases abrégées ? demande Wittgenstein. Selon Mulligan, pourquoi la phase dite abrégée ne serait-elle pas plutôt un « allongement » de « Dalle ! », dont le sens serait, comme tel, intégral ? Remarque forte de Wittgenstein, selon l’auteur.

Bühler refuse aussi de voir dans l’usage d’un terme comme « Un noir ! », dans un café, l’illustration d’une pensée par phrase. Ce n’est que la manifestation d’un usage, lequel est limité en vertu d’un pouvoir distinctif et efficace dans ce contexte précis, où l’on indique au serveur une boisson et pas une autre — ce qui est en ce sens abrégé l’est toujours au regard d’un paradigme grammatical particulier. Les deux philosophes s’opposent, pour de tels usages, à une interprétation où l’ellipse est le concept central : ce qui n’a rien d’évident en la circonstance. Ils mettent en avant le rôle du guidage dans le fonctionnement du langage, mais Bühler trouve toujours plus de système là où Wittgenstein, par la description des règles, établit des ressemblances de famille seulement.

Le chapitre VII porte sur les couleurs : un sujet que Wittgenstein a davantage conceptualisé en termes de systématicité. Une partie de ses positions a des correspondances avec celles de Meinong qui, en 1903, étudie le solide des couleurs, leurs relations apriori (importantes pour la théorie de l’objet) et leur mélange — donnant la première « phénoménologie systématique et descriptive des couleurs », avec l’idée d’un espace des couleurs à décrire. Wittgenstein, lui, a identifié plusieurs espaces : l’espace des couleurs, l’espace auditif, visuel, tactile, kinesthésique, l’espace de la douleur, de la mémoire et de la réalité, du mouvement, de l’orientation, de la lumière noire, et l’espace grammatical (p. 155). Les décrire entrait dans les projets de Meinong, de Stumpf, et de Husserl. C’est la question des relations internes qui se pose ici, entre entités « placées » dans ces espaces— celle, pour Meinong, de l’interconnexion des vérités sur les couleurs. Des propositions a priori portent sur celles-ci, donc sur leurs relations internes (des instanciations de relations nécessaires), et elles se distinguent des vérités empiriques sur les couleurs. D’où la question : les couleurs vues ou imaginées épuisent-elles le domaine des couleurs ? Pour lui, ce sont simplement des objets possibles d’actes psychologiques qui sont reliés de la sorte. Or la distinction entre couleurs réelles données psychologiquement et couleurs possibles ne fait pas sens chez Wittgenstein — c’est ici une belle différence.

Meinong cherche aussi à étudier et à clarifier les concepts de simplicité, de complexité, de mélange ou d’incompatibilité (p. 162), mais, comme Wittgenstein, il distingue les relations internes suivantes entre les couleurs : ordre et distance, cas spéciaux de parenté ou de contraste, incompatibilité. Des relations internes d’ordre seraient à ce titre bien mises en relief par l’octaèdre des couleurs sur lequel les deux s’arrêtent. Ils divergent sur le statut à accorder à la notion d’espace des couleurs, mais pensent que l’incompatibilité est l’un des meilleurs exemples de relation interne entre couleurs (p. 164). La question d’une géométrie ou d’une grammaire des couleurs leur est commune : ontologiquement, ce qui se trouve ainsi relié n’est pourtant pas clair ; s’agit-il de propriétés ou d’objets idéaux, de moments non idéaux ou temporels, de choses ? demande Mulligan. Les nombreuses caractéristiques des positions de Meinong et de Wittgenstein sur ces points sont détaillées par l’auteur qui les utilise pour jeter une lumière sur la notion de complexité du Tractatus, et surtout sur des passages des Remarques philosophiques. Wittgenstein y comble des lacunes concernant la variété des rapports entre formes propositionnelles et états de choses, sujet plus richement traité par Husserl et Meinong.

Le chapitre VIII porte sur les certitudes « primitives » — les croyances de base sur lesquelles on compte toujours sans avoir à passer par une analyse. L’auteur examine ici les idées de Ortega y Gasset, qui remarque comme Wittgenstein, Husserl et Scheler que la croyance primitive non fondée — celle sur laquelle on compte, à laquelle on adhère immédiatement — se trouve dans toutes nos activités. Elle a un fondement solide, ce qui pour Mulligan la distingue « des sables mouvants des hypothèses concurrentes ainsi que des mers de doute ». Il remarque aussi que les métaphores géologiques (sol, terre ferme, strates, sédiment, continent, fond rocheux, sous-sol), ainsi que les images architecturales (l’échafaudage, la clé de voûte, le pilier de soutènement, les fondations), abondent à propos de ces croyances dont Ortega y Gasset dit qu’elles sont « des idées que nous sommes » plutôt que des idées que nous avons (p. 184). Nous comptons plus, à leur propos, sur « l’obtention de certains états de choses » que sur la vérité de propositions ou de pensées — c’est ce que l’auteur tire des idées de Scheler.

Pour Ortega y Gasset et Wittgenstein, ces certitudes ne relèvent pas d’une entreprise cognitive ; pour le premier on se trouve « immergés en » elles, pour le second elles entrent dans une « forme de vie ». Or Mulligan remarque que ces certitudes primitives sont conçues comme reliées et formant système — ce que Wittgenstein accepte ici à sa manière. Mais elles n’entretiennent pas de relations logiques comme le feraient les idées ou les croyances plus explicites et réfléchies. Il s’agit plutôt, pour Ortega y Gasset, d’une sorte de « répertoire » aux entrées interconnectées, tandis que Wittgenstein dit d’elles qu’elles forment un système, « une structure » (p. 200)dont le type n’est pas clair. C’est à travers la question de la structure des doutes ou des incertitudes primitives que Wittgenstein s’oriente dans cette recherche, question qui représente, pour Mulligan, « le dernier avatar du concept de système dans sa pensée ».

Il faut se tourner vers la perception, l’action, les états mentaux, la terre et le monde, les normes et les règles pour voir fonctionner ces certitudes et incertitudes primitives. Il y a une certitude primitive collective dans les règles, les normes et les habitudes — l’usage n’implique pas une « adhésion » fondamentale, il est juste primitivement certain. Wittgenstein semble trouver cela dans les règles pragmatiques et s’accorderait avec Scheler sur le caractère non cognitif et non théorique de notre rapport aux règles, lequel est manifesté, mais seulement lorsque ces règles sont suivies ou bien enfreintes. Qu’elles soient suivies aveuglément (Scheler) ou pas, elles « guident », comme le font, selon Bühler, les structures linguistiques. Elles sont interconnectées de manière nonlogique en une couche de base — sur ce point il y a un accord assez fort entre Wittgenstein et ces penseurs.

Selon Mulligan, les pensées des philosophes austro-allemands sont liées par des ressemblances de famille, mais une caractéristique leur est quasi-commune : celle de la systématisation. Wittgenstein préfère fouiller la variété des règles d’usage, mais certaines de ses descriptions correspondent à ce que certains héritiers de Brentano — dans certains cas — ont pu décrire de manière plus systématique. Ces descriptions systématiques débordent la philosophie des règles de Wittgenstein mais peuvent aussi montrer que la diversité apparente repose sur un ordre. Celui-ci peut-il alors être traduit en systèmes ? Si oui, il faudrait alors comparer, décrire, voir quelles connexions apparaissent entre les systèmes de règles. On approcherait par là les essences de ces systèmes de règles, lesquelles essences font qu’ils entretiennent certaines connexions sans que leurs distinctions soient pour autant abolies — il s’agirait d’un ensemble de connexions et de dépendances obéissant à une synopticité. Kevin Mulligan soutient ainsi que la question d’une philosophie des différents systèmes de règles et leurs relations est à envisager.