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Que la démocratie strictement procédurale ait vécu, voilà un point qui fédère l’assentiment de plus d’un théoricien aujourd’hui, et ce, indépendamment des sympathies idéologiques et de la radicalité du diagnostic d’échec avancé par les uns et les autres. De la théorie du choix rationnel en passant par le libéralisme politique rawlsien, l’idée que la bonne décision est purement et simplement celle qui se contente de satisfaire à la procédure donnée dérange ceux qui, de plus en plus, questionnent la vérité mais aussi la valeur des choix démocratiques. En témoigne la volonté d’un certain nombre de philosophes politiques depuis une vingtaine d’années maintenant, d’amender la démocratie procédurale en lui injectant la « substance » censée lui faire défaut — sans pour autant l’ancrer dans un terreau « compréhensif ».

Un bel exemple de cette hybridation conceptuelle est sans nul doute le « procéduralisme épistémique » défendu par David Estlund. Selon lui, « les lois produites démocratiquement sont légitimes et font autorité parce qu’elles sont produites suivant une procédure dont la tendance est de produire des décisions correctes[1] ». Le procéduralisme épistémique se différencie donc du procéduralisme « pur » (ou « procéduralisme équitable ») en ce qu’il ne saurait être indifférent au résultat de la procédure ; dans le même temps, cependant, il se démarque des versions fortes de la démocratie épistémique — ce qu’Estlund nomme « théories fondées sur la justesse[2] » — dans la mesure où il ne s’attache à pas un résultat particulier et déterminé, mais prétend s’intéresser à la mise au jour de la vérité « quelle qu’elle soit[3] ». Dans tous les cas, le modèle estlundien pose que « les critères épistémiques sont compatibles, au moins en principe, avec le procéduralisme[4] ».

Ce qui semblait faire la pertinence et l’intérêt du « procéduralisme épistémique » se révèle toutefois en être le talon d’Achille. Ni proprement politique ni foncièrement substantiel, l’entre-deux conceptuel au sein duquel il est censé évoluer est en réalité difficilement définissable. En travaillant systématiquement à tempérer les velléités compréhensives vers lesquelles tend naturellement la composante épistémique de son modèle, Estlund finit par proposer un « procéduralisme procédural » assez peu convaincant au regard du principe initial d’hybridation conceptuel censé l’animer (I.1).

Ce premier niveau d’analyse, qui correspond peu ou prou à l’Estlund de L’autorité de la démocratie (opus majeur conçu, tout à la fois, comme une synthèse et un affinement de tous ses écrits antérieurs), se trouve tout à la fois conforté et dépassé par les toutes dernières productions du philosophe. Nous montrerons, via la lecture et l’usage que fait essentiellement le dernier Estlund de Rawls (I.2), qu’entre justifications intrinsèques et justifications instrumentales du modèle délibératif le procéduralisme épistémique « continue » certes de faillir au principe d’une hybridation conceptuelle équilibrée, mais en tendant au final à être plus substantiel que ce qui était initialement prévu.

Que les atermoiements conceptuels, toujours possibles sur une production qui s’étale sur plus de vingt ans, finissent par aboutir à des revirements de ce type, voilà qui ne peut que pousser à interroger les fondements mêmes de l’exigence épistémique en démocratie (procédurale) : de quoi la démocratie épistémique est-elle donc le nom ? Nous montrerons qu’en ce qui concerne les prétentions affichées cette dernière ne fait pas mieux que les modèles qu’elle était censée amender, voire supplanter, en raison, notamment d’un positionnement à contre-courant des enjeux actuels (II.1). Mais cet aboutissement est avant tout l’échec sans cesse recommencé du libéralisme. Après l’échec du « tout politique » à la Rawls, les libéraux changent de stratégie et inversent la tendance en nous faisant croire, en vain, que le libéralisme peut être substantiel sans être dogmatique, selon l’expression d’Estlund lui-même. En ce sens, la démocratie épistémique, dans sa version procédurale du moins, reflète la propension foncière de l’ogre libéral à assimiler les modélisations auxquelles il peut théoriquement prétendre (II.2). Dès lors, l’échec de la démocratie épistémique, énième variation sur le thème de la concession libérale, n’est pas autre chose que la suite logique de la faillite du multiculturalisme libéral, et, plus anecdotiquement, du libéralisme postcolonial.

I.

On a qualifié le procéduralisme épistémique estlundien de « mélange instable d’idées[5] ». Indépendamment de la perspective critique adoptée, force est de constater que les multiples hésitations qui peuplent la réflexion d’Estund dans Democratic Authority ne peuvent que conforter cette appréciation. À ce titre, une brève reconstruction du procéduralisme épistémique et d’un certain nombre de ses prétentions peut nous aider à y voir plus clair.

La difficulté majeure auquel fait face Estlund est, comme nous y faisions allusion en introduction, de préserver le caractère procédural de sa théorie tout en en revendiquant la portée épistémique. Il s’agit de se poser comme solution de remplacement, tout à la fois au « nihilisme politique » et aux conceptions exagérément épistémiques de la démocratie.

1.1.

L’un des moyens pour réussir à garder l’équilibre théorique est de commencer par jouer sur le niveau d’exigence épistémique. Sur un plan purement principiel d’abord : c’est ce que fait Estlund lorsqu’il explique que le but du procéduralisme épistémique n’est pas de fournir une « théorie de la bonne décision » dans la mesure où il accepte les « mauvaises » lois : « Le procéduralisme épistémique n’exige pas de la démocratie une bien grande exactitude […] Le procéduralisme épistémique […] donne légitimité et autorité aux lois en général, y compris à celles qui sont inadéquates[6] » (p. 39). Ainsi, contre ceux qui prétendraient que le procéduralisme épistémique s’intéresse un peu trop à la vérité, l’argument de la « modestie épistémique » en fait valoir le caractère quasi-ascétique : ne suffit-il pas d’une faible probabilité que la décision prise soit la bonne pour valider la construction estlundienne ?

Pour ce qui est de la nature de la vérité requise par le procéduralisme épistémique, ensuite. Celui-ci exige une simple conception « minimale » du vrai, un vademecum des valeurs basiques partagées par tous. Il y a en effet, explique Estlund, et par définition, des choses justes, d’autres injustes et mauvaises sur lesquelles nous nous entendons tous, quelle que soit notre conception particulière de la vérité. Il est donc possible de défendre une conception générale du vrai sans pour autant dépendre d’une quelconque doctrine compréhensive.

Une fois cela acquis, il devient « bien difficile de nier qu’il puisse y avoir une vérité dans le domaine politique[7] ». Si tel est le cas, il faut bien songer à en tenir compte d’une manière ou d’une autre. Ce sera à travers le « critère d’acceptabilité générale » :

Contre l’idée que la vérité, en tant que telle, ne doit jouer aucun rôle en théorie politique normative, je vais affirmer qu’un critère d’acceptabilité générale doit être mis en avant en tant que critère vrai, et non pas seulement en tant que critère généralement acceptable[8].

Le critère d’acceptabilité générale (CAG) pose que, pour qu’une doctrine D soit admissible en tant que fondement (ou « prémisse ») de la justification politique, il est nécessaire qu’elle soit acceptée par l’ensemble des membres du groupe C, et uniquement par eux, étant entendu que C spécifie à chaque fois l’ensemble des individus « qualifiés » ou « raisonnables ». Néanmoins, si l’acceptabilité de tous les membres de C est nécessaire, elle n’est néanmoins pas suffisante au sens où « on laisse ouverte la question de savoir s’il y a d’autres éléments que l’acceptabilité qui conditionnent l’admissibilité [de D][9] ».

Comment être sûr néanmoins que CAG s’applique à elle-même, c’est-à-dire qu’elle soit effectivement acceptée par tous les membres d’un groupe C, quel qu’il soit ? Certaines personnes pourraient en effet refuser leur inclusion de droit dans C, mais surtout, récuser l’idée qu’il faille requérir l’acceptation de tous les membres du groupe pour valider l’utilisation de D comme base à la justification d’une décision politique. Dès lors, CAG s’auto-invaliderait purement et simplement.

L’« exigence d’insularité » est censée éviter ce blocage. En faisant que chaque membre de C reconnaisse à tous ses congénères, et uniquement à eux, un « droit de rejet », CAG se prémunit contre le risque d’auto-exclusion. De fait, le seul moyen pour que CAG soit elle-même acceptée par C, c’est-à-dire reconnue comme une doctrine dont le but est de déterminer ce qui peut compter comme base à la justification politique, est d’octroyer à ses membres la possibilité de rejeter D. De fait, si l’on sait que l’on a la possibilité, reconnue par tous les autres membres du groupe, de rejeter une doctrine particulière, quelle qu’elle soit, alors il n’y aucune raison, indépendamment de l’usage effectif du droit de rejet en question, de refuser le principe de sa propre inclusion dans C et/ou d’entériner ainsi le principe selon lequel l’acceptabilité de tous les membres est requise pour valider une doctrine quelconque.

CAG étant ainsi théoriquement validée, une difficulté d’un autre ordre apparaît. Dans la mesure où chaque groupe rejette les droits de rejet de l’autre, et réciproquement, cela signifie qu’aucun groupe ne reconnaît à l’autre la possibilité de se constituer en tant que tel — le droit de rejet étant ce qui, en dernière instance, permet de spécifier un C quelconque. L’implication directe de cela est que chaque groupe se considère comme la spécification légitime de C. Il faut donc nécessairement arbitrer entre autant de revendications légitimes qui satisfont toutes les exigences requises en la matière.

Au nom de quoi, en effet, tel groupe insulaire C1 pourrait-il prétendre avoir le privilège de rejeter les justifications qui ne lui conviennent pas ? Tous les groupes étant également admissibles, la seule solution est, explique Estlund, « de faire appel à la vérité[10] ». Il faut, en d’autres termes, reconnaître que l’exigence d’acceptabilité générale qualifiée n’est pas seulement raisonnable, mais vraie. Si elle est vraie, cela implique nécessairement qu’il n’existe qu’une unique spécification de C pour laquelle ladite exigence est effectivement vraie. Estlund clôt sa démonstration en invitant chacun, et particulièrement les tenants du libéralisme politique rawlsien visés au premier chef, à prendre ses responsabilités et à décréter courageusement qu’il y a des « conceptions » qui sont « erronées », plutôt que de louvoyer en ménageant la chèvre et le chou pour éviter les « rancoeurs et les divisions[11] ».

La manière estlundienne de voir les choses ne lasse pas d’interpeller. De fait, reconnaître la véracité de CAG nous permet simplement de dire qu’il existe une unique spécification de C pour laquelle cette exigence principielle est vraie. Mais elle ne nous dit strictement rien quant à la manière de déterminer ledit C, le seul groupe qui, au final, pourra se prévaloir d’un droit de rejet à l’égard des prémisses qui sous-tendent la justification des décisions politiques. L’analyse finit étrangement par ressembler beaucoup plus à un raisonnement par l’absurde destiné à montrer « pourquoi le libéralisme politique devrait admettre la vérité » qu’à une réflexion réellement aboutie sur les tenants et les aboutissants du critère d’acceptabilité générale[12] : nous sommes là en présence d’une véritable aporie, qu’Estlund n’explicite jamais vraiment.

1.2

Cette tendance à « fuir la substance », pour reprendre la critique que le philosophe américain lui-même fait aux tenants du procéduralisme pur, se lit à un autre niveau. On sait que tout l’intérêt du procéduralisme épistémique est de fonder l’autorité des décisions politiques non pas simplement sur la procédure dont elles sont issues, mais sur la mise en oeuvre des critères indépendants en charge d’en estimer la pertinence. Or le philosophe reste étonnamment silencieux sur la nature de ces critères extra-procéduraux[13], véritables arlésiennes. « Estlund en suppose systématiquement l’existence mais ne nous explique jamais quelle pourrait être leur nature », par crainte, peut-on penser, que sa théorie soit taxée d’« épistémisme substantiel[14] ». Ce dernier avance avec précaution tant la tâche est malaisée, mais la prudence affichée est telle qu’il finit par se retrouver dans une position d’auto-défense quasi-permanente. Entre ajustements et reformulations, le propos s’enlise quelque peu, ce qui n’est pas sans incidence sur l’économie générale de l’argumentation :

L’exigence d’acceptabilité générale est, bien évidemment, une exigence morale de plein droit. Si l’on se conforme à elle, les critères qui s’appliquent à l’évaluation des décisions politiques ne s’appliquent pas comme des vérités morales mais comme des critères généralement acceptables. J’en parlerai comme des critères normatifs pour éviter de paraître suggérer qu’ils sont applicables en tant que vérités morales. Pour autant, la normativité qui caractérise ces critères est très certainement de type moral plutôt que de tout autre type de normativité[15].

Résumons-nous : le procéduralisme épistémique fait une certaine place à la vérité. Cette vérité n’est pas simplement procédurale. Elle est substantielle dans la mesure où il faut bien un critère indépendant pour juger de la justesse des décisions politiques. On aurait tort, néanmoins, de considérer que ledit critère tire sa valeur opératoire de son caractère substantiel : « Ce n’est pas à leur vérité que les critères substantiels de validité au regard desquels les décisions politiques sont jugées doivent ce statut, mais plutôt au fait qu’ils sont, dans un certain sens, généralement acceptables[16]. » Chacun peut adhérer à une prémisse ou un critère parce qu’il les considère comme vrais, mais ce n’est certainement pas en raison de leur véracité qu’ils seront, en dernière instance, publiquement validés.

Dit autrement : les critères qui ont passé l’exigence d’acceptabilité générale sont, de par le fait, acceptables. En ce sens très précis, ce sont des raisons morales qui, de par le fait, obligent en ce qu’elles exigent légitimement d’être, d’une manière ou d’une autre, prises en considération. La moralité ainsi entendue n’a aucun caractère compréhensif. Il ne s’agit pas, à proprement parler, de vérités morales érigées en critères d’évaluation qui, ayant passé avec succès le test de l’acceptabilité générale, fonctionneraient comme des commandements ou des prescriptions, mais de principes normatifs non compréhensifs (ne disant rien de la nature de la vérité) qui permettent d’estimer les décisions aux différents stades de la justification politique.

Se dégage nettement l’impression, à ce niveau, que l’idéal de vérité joue ici le simple rôle d’alibi : il est là pour valider l’exigence épistémique mais n’a, en dernière instance, aucune « prérogative théorique ». C’est très exactement ce qu’Estlund affirme lorsqu’il entreprend de résumer son approche : « Dans tout ce raisonnement, la vérité est largement exclue de la justification politique, sans qu’il soit besoin pour cela de nier qu’elle existe[17]. »

Pris entre deux extrêmes, le procéduralisme épistémique, élaboré par le philosophe américain sur une vingtaine d’années, semble avoir de réelles difficultés à se positionner. Entre une tendance avérée à la substantialité, contrainte en dernière instance, et faute de mieux, par une aporie sur la question du fondement même de l’exigence d’insularité, et une propension non moins évidente à réviser ses prétentions épistémiques à la baisse pour éviter de pécher par excès de substantialité, « l’approche épistémique formelle » défendue par Estlund a du mal à convaincre. Les tout derniers écrits du philosophe rétabliront-ils l’équilibre tant recherché ?

1.3

Après avoir commencé par montrer, dès 1993, que l’approche constructiviste ne signifiait pas nécessairement un refus principiel du vrai (et du faux) au profit du consensuel, après s’être employé à montrer, cinq ans plus tard, que le critère d’acceptabilité qui fonde le raisonnable de Rawls est normativement insuffisant[18], Estlund s’est résolument engagé, très récemment, à repenser à nouveaux frais la question de la légitimité politique dans le libéralisme rawlsien[19]. Une telle refonte va l’amener à préciser sa propre position dans la configuration libérale.

Son point de départ est donc, rappelons-le, le suivant : le principe de légitimité rawlsien pose que seules les doctrines qui fédèrent l’assentiment des citoyens raisonnables peuvent prétendre faire partie de la raison publique. Or si un tel principe n’était pas (également) vrai, le fait que les citoyens raisonnables rejettent un certain nombre de doctrines au motif qu’elles ne peuvent constituer une base à la justification politique ne suffirait pas à rendre ces doctrines proprement inadmissibles. Dit autrement : le principe de légitimité doit lui-même être posé comme vrai « avant et indépendamment de l’accord raisonnable[20] ». Cela montre bien, conclut le philosophe, que le libéralisme politique rawlsien est contraint d’affirmer qu’il se fonde sur le vrai, et pas simplement sur le raisonnable.

Si le libéralisme politique de Rawls se trouve en réalité soutenu par une exigence de vérité, l’idée d’une séparation tranchée entre politique d’un côté et compréhensif de l’autre perd sérieusement de sa pertinence. Il faut assumer l’idée que le libéralisme politique est peu ou prou compréhensif. De fait, Estlund penche pour une appréhension des choses en termes de degrés : des libéralismes plus ou moins politiques, plus ou moins compréhensifs. C’est précisément dans ce cadre qu’il entreprend de se positionner lui-même, donnant ainsi à voir plus précisément où se situe, normativement parlant, le procéduralisme épistémique qu’il défend.

Dans la mesure où il a toujours explicitement revendiqué l’héritage rawlsien malgré les nombreuses critiques formulées à son encontre, Estlund opte pour une dénomination qui incarne cette filiation théorique : on parlera donc désormais de « libéralisme politique épistémique » au lieu de « procéduralisme épistémique ». Mais très curieusement, la fidélité à Rawls s’arrête là : plus question en effet, dans les écrits très récents d’Estlund, de proposer une quelconque variation hybride équilibrée entre procédure et substantialité.

C’est ainsi que le philosophe entreprend de mettre au point une typologie des diverses approches ou variantes du libéralisme conçue comme un « continuum spécifiant l’importance de l’usage de la vérité dans la justification politique ». Il distingue ainsi six types de libéralisme à caractère plus ou moins compréhensif. Le libéralisme « sceptique » qui, naturellement, nie l’existence de toute vérité politique, le libéralisme prôné par Rawls, qui pose que la justification politique peut se faire sans recourir à l’idée même de vérité ; viennent ensuite la version proposée par Charles Larmore, jugée plus « compréhensive » en ce qu’elle fonde (exclusivement) le principe de légitimité sur le vrai, puis l’approche de Joshua Cohen qui élargit le champ d’application de la vérité au discours politique lui-même. La cinquième « place » revient au libéralisme politique épistémique » d’Estlund qu’il définit comme ne réservant pas la référence au vrai à un domaine précis (real truth throughout), contrairement aux deux variantes précédentes, tout en insistant sur la « vérité du principe de légitimité qui fait porter le poids de la justification sur le raisonnable plutôt que sur le vrai ». Enfin, comme on pouvait s’y attendre, c’est le libéralisme compréhensif qui clôt cette typologie dans la mesure où il ne pose « aucune limite au [contenu] de la raison publique[21] ».

Cette typologie appelle un certain nombre de remarques. On notera, d’abord, que le « libéralisme politique épistémique » se place juste avant le libéralisme dit (absolument) compréhensif, tandis que le libéralisme politique de Rawls, dont Estlund est supposé partager les principes fondamentaux, vient en deuxième position. Une telle hiérarchisation ne peut que nous amener à nous interroger sur la part proprement politique dans la variante estlundienne : que reste-t-il de procédural dans le procéduralisme épistémique ? Question d’autant plus rhétorique quand on voit comment Estlund se démarque de Cohen lorsque celui-ci propose une conception hybride qui tente de reconstruire Rawls en préservant le caractère politique de sa théorie : il ne peut y avoir de « solution intermédiaire de cette sorte[22] », explique-t-il, discréditant ainsi le principe d’un libéralisme qui demeure, selon lui, pas assez radical, trop frileux — (encore) « trop » fidèle, peut-on penser, à la théorie-mère[23].

Il est significatif de voir, par ailleurs, toujours dans cette même perspective, que l’idée d’une conception minimale de la vérité n’intéresse plus Estlund. Si, en 1998, le philosophe définissait de manière pour le moins prudente la « vérité du raisonnable » comme « au moins approximativement vraie, à tout le moins dans un sens minimal[24] » pour justifier sa propre conception d’un libéralisme certes épistémique mais néanmoins foncièrement politique, ce genre de précautions rhétoriques disparaît assez brutalement dans ses tout derniers écrits. Comparons donc ce qu’écrivait Estlund en 2008 dans Democratic Authority avec les propos qu’il a pu tenir en 2012. Souvenons-nous :

Mais quand je parle ici de vérité morale, je veux seulement avancer l’assertion minimale suivante : si la discrimination sexuelle est injuste, alors il est vrai que la discrimination sexuelle est injuste. Bien peu de lecteurs pensent qu’il n’y a absolument rien de juste, injuste, vrai, faux, et ainsi de suite, et ils acceptent donc l’idée qu’il y existe des vérités morales tel que je l’entends[25].

Et, un peu plus loin :

D’autres vont s’inquiéter de savoir qui sont les porteurs des conceptions de la vérité dont nous parlons. Mais nous ne parlons pas, initialement, d’une conception particulière de la vérité, mais de la vérité (quoi qu’elle puisse être). Nous supposons que certaines choses sont injustes, d’autres vraies, d’autres vicieuses, et ainsi de suite, indépendamment de ce qu’on pense d’elles. Nous disons alors que certaines personnes ont des positions erronées à ce sujet, et d’autres personnes moins. Jusqu’à ici, nous ne soutenons aucune conception particulière de la vérité. Nous n’avons jamais dit quelles choses sont vraies sur ces questions, ou qui a plus de connaissances que les autres[26].

Quelques années plus tard donc, toujours dans « The Truth in Political Liberalism », le changement est pour le moins perceptible. La critique du constructivisme politique[27] est l’occasion, pour Estlund, de se démarquer d’un certain juridisme selon lequel ce qui nous oblige a été, d’une manière ou d’une autre, voulu et validé par nos soins. Il commence ainsi par expliquer qu’il est impératif de reconnaître le fait que certaines choses, quoique nous concernant au premier chef, sont totalement indépendantes des décisions que nous pouvons prendre. Telle est l’idée de démocratie : « Ce n’est pas à nous d’affirmer dans quelle mesure les principes démocratiques sont vrais ; s’ils sont vrais, ils le sont que nous les croyions tels ou non, et indépendamment de nos décisions[28]. » Il y a donc, en d’autres termes, des vérités qui nous obligent sans pour autant que nous y ayons souscrit préalablement. Force est de constater, dès lors, que le caractère procédural du procéduralisme épistémique se réduit comme peau de chagrin au profit d’un épistémisme qui, de par le fait, n’a plus grand-chose de « formel ».

On voit bien, par ailleurs, en quoi cette prise de position — foncièrement différente des développements sur la vanité du constructivisme politique, ses situations idéales de parole et autres expériences de pensée qu’on peut lire dans Democratic Authority — peut avoir des implications sur la manière dont Estlund envisage à présent le libéralisme rawlsien. Le philosophe ne se contente plus d’affirmer, au demeurant à bon droit, que le libéralisme politique de Rawls ne se préoccupe pas de la « vérité de la justice » ; il stigmatise à présent, et de manière radicale, le caractère foncièrement « bancal » du raisonnable rawlsien, dans une veine plus platonicienne que proprement analytique. Parce qu’elle se fonde sur des principes qui ont été jugés raisonnables c’est-à-dire non vrais, la société bien ordonnée que Rawls appelle de ses voeux « ne peut être considérée comme juste ». Elle ne peut dès lors, et au mieux, qu’être « conforme à un ersatz de conception de la justice », conçu pour fédérer l’assentiment des points de vue raisonnables[29].

La conclusion est dès lors sans appel : c’est ainsi qu’on apprend que le libéralisme politique épistémique proposé par Estlund ne fera « aucune place à une quelconque conception politique de la justice ». Tout au contraire, dans cette version « néo-rawlsienne » d’un genre nouveau, « la justice sera la justice, et la vérité sera la vérité[30] ». Cette dernière phrase clôt, de manière pour le moins dramatique, la réflexion du philosophe, tout en laissant le lecteur en proie à un sentiment de perplexité certain : en quoi ce libéralisme politique épistémique demeure-t-il encore « profondément rawlsien » ?

II.

Quels sont donc les enseignements que l’on peut tirer de tout ce qui précède ? Il semble qu’il y ait, en l’occurrence, deux niveaux d’interprétations. Soit les vérités suivantes :

  1. Le libéralisme politique ne peut pas être absolument politique : c’est là, rappelons-le, le point de départ d’Estlund.

  2. Si le libéralisme politique doit faire une place à la vérité, alors le libéralisme politique épistémique semble être un bon compromis.

  3. Le libéralisme politique épistémique ne peut être politique. Une quatrième vérité, pour sa part, sonne comme une lancinante interrogation, essentiellement en raison des implications qu’elle pourrait avoir sur la « substantialité bien réelle mais néanmoins non compréhensive » censée fonder le projet estlundien :

  4. Le libéralisme ne peut-il en aucun cas être politique ?

La question fondamentale qui synthétise l’ensemble des vérités précédentes est alors la suivante : quel est le sens du libéralisme politique épistémique ? Comment comprendre sa présence au sein de la configuration libérale ?

1.

Il n’aura échappé à personne que la démocratie épistémique, essentiellement dans sa version procédurale, se donne à voir comme une exigence à satisfaire plutôt que comme un modèle à proprement parler. En tant que telle, elle ne peut se comprendre, au mieux, que comme une modélisation de la démocratie délibérative[31]. Mais cette modélisation, au final, non seulement hérite des insuffisances qu’elle se devait par principe de combler, mais les revendique presque comme autant de trophées théoriques, ce qui contribue à flouter davantage un horizon de sens déjà compromis.

L’une des deux principales critiques faites par Estlund à la démocratie délibérative classique, essentiellement habermassienne, est d’avoir contribué à nous faire croire que les procédures démocratiques réelles pouvaient non pas simplement s’inspirer, mais être le parfait reflet d’une situation hypothétique ou d’une expérience de pensée conçues comme le révélateur quasi chimique de principes de justice dignes de ce nom[32]. D’après le philosophe, nous devons adopter une position plus réaliste en la matière dans la mesure où aucun forum imaginaire ne peut prévoir les « déviations compensatoires » qui nous éloignent de l’idéal : nous faisons très souvent face à des situations telles que le seul choix que nous avons pour éviter diverses situations de blocage est d’introduire des « puissances additionnelles » aux fins de régulation[33]. Pour qui cherche à penser l’autorité et la légitimité démocratique, la vraie question, en effet, n’est pas de chercher à reproduire la « situation idéale de délibération » mais de partir de la situation réelle pour se demander si les décisions dont elle vient à accoucher pourraient bénéficier d’un accord unanime dans la « position délibérative originelle[34] ». Estlund propose ainsi une délibération dite « modèle » dans le sens très précis où elle permet de mettre au jour les « distorsions imposées » par ceux qui cherchent, d’une manière ou d’une autre, à « [en] fausser les résultats[35] ».

Mais il y a plus. De manière assez inattendue, en effet, le théoricien américain explique que la grille qu’il présente a pour objectif de « rendre compte du rôle important qui est joué, dans l’activité politique démocratique, par une activité intense et perturbatrice, y compris par les activités qui peuvent interférer avec la communication[36] ». Il se démarquerait ainsi nettement une vision qui considère la revendication « brute », pourrait-on dire, « comme un malheureux pis-aller », invitant à renouer avec la démocratie originaire et ses « formes brillantes et originales d’action directe[37] ». Le temps est venu, en somme, de laisser place à une « pratique politique créative » et de reconnaître que la « possibilité de dissidence » est un « ingrédient crucial dans une vie politique vigoureuse[38] ».

Cette manière de présenter les choses se révèle très stimulante. Il s’agit ni plus ni moins de fonder le politique, dans une inspiration toute marcusienne, sur la « vigueur », la « perturbation », la « créativité », l’« action directe », de promouvoir « l’interruption » dans le processus délibératif[39]. Parce qu’il n’est pas question, précisément, de chercher à reproduire l’idéal, parce que « la politique réelle n’est pas un séminaire universitaire », il est fondamental de réfléchir à ce que serait la normativité politique dans des situations extrêmes[40]. Contre la doctrine du « reflet généralisé », Estlund propose une « théorie de la rupture » qui, en posant la question de savoir ce qu’il faut faire lorsque l’obéissance générale est rompue, a au moins le mérite d’envisager l’existence de configurations non idéales avec lesquelles il faut compter. C’est ainsi que le devoir de civilité restreint ou étroit, selon la vision du philosophe peut, à certaines occasions, laisser la place à un « devoir de civilité étendu » chargé de corriger les distorsions épistémiques que la pratique inflige à l’idéal. Il s’agit, explique Estlund, de remédier à tout ce qui peut générer des gauchissements et autres déformations en la matière. L’exemple donné est celui du pouvoir, étant entendu, explique le philosophe, que « compense[r] partiellement les déséquilibres de pouvoir » peut aussi signifier compenser un certain usage de la raison[41]. Dès lors, conclut-il, plus marcusien que proprement habermassien, « le remède peut parfois consister à supprimer soigneusement un message surreprésenté, et dans d’autres cas, il peut consister à introduire, par des méthodes transgressives violentes, un message sous-représenté[42] ».

Mais la propension à « l’institutionnalisme transcendantal », selon l’expression de Amartya Sen, a tôt fait de rattraper Estlund. Il s’avère ce que ce qui fait la force et l’intérêt de son propos fait aussi, dans le même temps, sa faiblesse. De fait, en pensant les manquements comme de simples distorsions épistémiques qu’il s’agit de compenser, Estlund demeure en-deça des objectifs audacieux qu’il s’était proposé d’incarner dans son autre grille, retombant, peu ou prou, dans les problèmes de la démocratie délibérative classique. Car le procéduralisme épistémique a beau remédier aux insuffisances et combler les lacunes du processus délibératif per se, il n’en évacue pas moins rapidement les problèmes qui peuvent se poser en aval de la prise de décision sur l’issue de la délibération, considérant que tous les efforts possibles ont été faits en amont. Même si l’on peut s’entendre sur le principe que la « bonne » décision est celle qui est issue d’un processus cognitif commun, il n’en demeure pas qu’un tel principe ne saurait par exemple nous prémunir contre les conséquences potentiellement iniques de ladite décision.

Or le procéduralisme épistémique reste étrangement silencieux sur le sujet, très précisément parce qu’il ne s’intéresse qu’au moment délibératif. Il demeure dès lors prisonnier d’un binarisme relativement primaire : si une décision est bonne, il n’y aucune raison de la contester ; si elle ne l’est pas, la contestation n’est en pas plus légitime pour autant. De fait, on l’a vu, le procéduralisme épistémique se satisfait de décisions jugées non correctes, opposant un devoir moral d’obéissance fondé sur l’autorité de la procédure, ce qui lui permet, au mieux, de ne penser la possibilité du dissensus qu’au sein du processus délibératif lui-même et dans une perspective relativement restreinte, lorsqu’Estlund pose que les groupes insulaires se composent d’une pluralité de points de vue différents.

Cette manière de circonscrire le conflit, et de passer ainsi outre, sans autre forme de procès, ce qui est sans doute le plus grand défi des démocraties contemporaines, est certes emblématique des manquements du procéduralisme épistémique. Mais elle ne constitue en réalité que le symptôme le plus évident d’une cécité qui se déploie sur plusieurs niveaux.

De fait, la question n’est pas simplement, si j’ose dire, de se satisfaire d’avoir abouti à la décision la plus correcte qui soit, « modestie épistémique » oblige, mais de permettre, en amont, une participation réelle au processus délibératif ; la question n’est pas tant de s’interroger sur l’ignorance des électeurs, voire sur les moyens d’y remédier, que d’interroger le type particulier de savoir requis pour aboutir à la décision censée être la meilleure — pour qui ? Même si le philosophe récuse l’épistocratie, cela ne résout en rien le problème de l’accès (ou devrait-on dire de la remontée) des différent(e)s (formes) de savoir(s) à (vers) l’espace public). Malgré certaines velléités, ici ou là, pour penser la domination à l’oeuvre dans les rapports sociaux, on ne trouve aucune véritable réflexion sur la question de savoir qui parle, à partir d’où et comment.

La question, enfin, n’est pas de chercher le moyen de fonder substantiellement le principe procédural de légitimité démocratique tout en en préservant l’esprit et la veine proprement politiques — un combat, on l’a vu, perdu d’avance — mais de travailler à sortir de cette propension à l’hybridation conceptuelle faussement libératrice.

À l’heure de la globalisation, ce type de théorie et la nature des préoccupations normatives qui sont les siennes semblent à tout le moins étrangement obsolètes, si ce n’est totalement à contre-courant de la réalité. Le constat selon lequel il est « essentiel de reconnaître que la “totalité” épistémologique occidentale, de droite comme de gauche, n’est plus valable pour la planète entière » est également valable pour les sociétés multiculturelles occidentales[43]. En ce sens, comme nous le disions, la solution est moins — c’est un euphémisme — dans une énième refonte, aussi pertinente soit-elle, des paradigmes existants, que dans un changement salutaire de perspective dans lequel il ne s’agirait plus de travailler à rendre « acceptable » ou « conforme » un contenu jugé inadéquat dans sa mouture initiale (mettre au jour les raisons proprement politiques qui fondent les convictions compréhensives) ni de rechercher les conditions censées permettre à tout un chacun d’accepter un contenu auquel il n’aurait peut-être pas souscrit au préalable (c’est là le sens du consensus par recoupement rawlsien et le critère d’acceptabilité générale estlundien) mais bien plutôt de donner un réel droit de cité aux multiples savoirs qui font la « diversité multiculturelle[44] » aux fins d’incarner une réelle « épistémologie démocratique[45] ». C’est seulement à cette condition que l’on pourra véritablement parler de la prise de décision comme « processus d’ajustement des croyances[46] ».

2.

Revenons à la question que nous posions en introduisant la présente réflexion : de quoi la démocratie épistémique est-elle le nom ? Il semble — c’est la le second niveau d’interprétation que nous proposons — que celle-ci représente une énième tentative libérale de « reprendre la main » sur ses adversaires de toujours, communautariens et républicains, mais aussi multiculturalistes, censés, les uns et les autres, prôner peu ou prou un élargissement de la raison publique.

2.1.

Le libéralisme a commencé par vouloir être multiculturel. Dans ces tentatives de penser l’égalité qu’une pseudo-neutralité a sérieusement mise à mal, le multiculturalisme libéral tient ainsi une place de choix. Celui-ci se trouve en réalité être une tentative relativement habile pour redorer le blason du libéralisme, accusé de prôner un universalisme universalisant, décimant par principe toute forme de particularisme. Comme l’explique Will Kymlicka, le libéralisme « non seulement s’accorde avec la notion d’appartenance culturelle, mais requiert que cette appartenance soit prise en considération », tout l’enjeu étant naturellement de trouver la parade conceptuelle aux mesures de « contrainte interne », lorsqu’un groupe donné fait montre d’une volonté d’opprimer ses propres membres au « nom de la solidarité, de l’orthodoxie religieuse ou de la pureté culturelle ».

L’objectif premier du multiculturalisme libéral, toujours selon le penseur canadien, est dès lors de déterminer l’attitude à adopter envers les tenants de ce type de culture profondément non libérales, c’est-à-dire envers les minorités qui refusent d’ériger l’autonomie personnelle en norme suprême, et qui, ce faisant, mettent à mal la dignité de leurs semblables, et non pas, comme on aurait à tendance à le croire, de travailler à battre en brèche l’idée même de « droits collectifs » et à en dénoncer le caractère liberticide. Quoi qu’il en soit, la propension liberticide de ces droits différenciés, lorsqu’elle existe, sera purement et simplement désamorcée pour peu que le multiculturalisme libéral parvienne à isoler les cultures non libérales : nous aurions alors des droits différenciés exercés qui respectent l’autonomie personnelle et qui sont exercés par des individus en toute connaissance de cause.

La théorie de Kymlicka est, sans nul doute, très séduisante. D’abord, dans ses propositions audacieuses visant à combattre une « catho-laïcité » qui se fait passer pour une « neutralité bienveillante » ; dans ses critiques souvent très justes des insuffisances, voire de l’arrogance du modèle de tolérance rawlsien ; dans sa volonté, enfin, tout à fait louable, de contrer toute tentative visant à détourner la rhétorique multiculturaliste de visée initiale, authentiquement progressiste[47]. Néanmoins, séduction ne signifie pas conviction, et force est de constater que le propos du philosophe canadien n’est pas toujours très convaincant, essentiellement parce qu’il ne semble pas distinguer entre le caractère non libéral d’une culture et sa capacité de nuisance, c’est-à-dire sa propension à opprimer ses membres. Ainsi, bien que le philosophe concède assez aisément que « le caractère libéral d’une culture est affaire de degré », « qu’il faut s’abstenir de préjuger de la nature antilibérale d’une culture minoritaire », il ne va jamais jusqu’à penser que l’antilibéralisme de certaines cultures n’en fait pas pour autant des cultures qui nient la liberté de leurs membres. Il affirme ainsi très clairement que son propos est de parvenir à déterminer « quelles revendications des minorités sont conformes aux principes du libéralisme » alors que c’est manifestement le libéralisme ou le caractère libéral pris comme critère qui pose problème[48].

Manifestement, et comme je l’évoquais à l’instant, le multiculturalisme libéral demeure avant tout un libéralisme et, comme tel, il se retrouve condamné d’avance à reproduire la tendance « universalisante » et son arrière-fond essentialiste, qu’il était destiné à combattre.

Ce diagnostic s’applique parfaitement aux « politiques de la diversité » qui ont cours en France, de la discrimination positive institutionnalisée (on songe notamment à la mise en place de quotas à l’entrée à Sciences-Po ou à certaines classes préparatoires) aux multiples mesures, plus ponctuelles, qui font elles aussi jouer la « prime à l’origine », comme la nomination d’un préfet dit « d’origine musulmane » voire la promotion volontaire, notamment dans les médias, de certains représentants des « minorités » dites « visibles ». « Cette vitrine symbolique[49] » joue ainsi le rôle d’un « vernis » cache-misère, tant on a l’impression que la majeure partie de ces minorités souffrent à proportion de l’avancement, si j’ose dire, dont bénéficient leurs élites. Comme le résume fort justement Mignolo, la question « n’est pas simplement la différence culturelle que le multiculturalisme rend visible mais la différence coloniale qui demeure, pour sa part, encore invisible sous les couleurs chatoyantes des [différentes] expressions multiculturelles[50] ».

Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit ni de stigmatiser ceux qui bénéficient de ces traitements préférentiels ni de dénoncer ces dernières tout en reprochant aux autorités de ne rien faire pour ces « minorités visibles ». Il s’agit, bien plutôt, de regretter que l’on demeure encore prisonnier des préjugés essentialistes que l’on pensait combattre : car derrière le fait de donner des gages à telle ou telle minorité, il y a la volonté d’entériner un état de fait au lieu de repenser la pertinence d’un modèle d’intégration dont l’échec est manifeste, et, ce faisant, de contribuer à renforcer des idéaux-types typiquement coloniaux, : « l’Arabe de service » qui peut prendre, au choix, la forme d’un footballeur, d’un préfet, d’un journaliste télé, « le Noir urbain », là encore, footballeur, ministre ou député. C’est très exactement ce que Grosfoguel appelle le « multiculturalisme hégémonique » et qu’il décrit en des termes relativement peu amènes :

Le multiculturalisme libéral hégémonique permet à chaque groupe racialisé de disposer de son espace et de célébrer son identité/culture, tant qu’il ne remet pas en question les hiérarchies ethniques/raciales issues de la suprématie du pouvoir blanc, et tant qu’il laisse le statu quo intact. Cette politique privilégie certaines élites au sein des groupes racialisés/infériorisés, en leur accordant un espace et des ressources en tant qu’« emblème », « minorité modèle » ou « vitrine symbolique », appliquant ainsi un vernis cosmétique multiculturel sur le pouvoir blanc, tandis que la majorité de ces populations victimes du racisme rampant font l’expérience chaque jour de la colonialité du pouvoir[51].

2.2.

L’idée que toute velléité de penser la diversité à partir du libéralisme est par principe vouée à l’échec trouve une confirmation supplémentaire mais aussi définitive dans le concept de libéralisme postcolonial — confirmation définitive en ce qu’elle montre que, quand bien même l’hybridation du libéralisme se ferait avec les outils les plus avancés, les plus aboutis, les plus radicaux en ce qui concerne la reconnaissance de la diversité, la greffe ne saurait prendre. On trouve une présentation et une mise en perspective de ce libéralisme postcolonial dans l’ouvrage éponyme du philosophe australien Duncan Ivison[52]. Conçu comme une autre option au choix du libéralisme classique, pénétré d’universalisme universalisant et aveugle à la diversité, le libéralisme postcolonial tel qu’envisagé par Ivison présenterait l’indéniable valeur ajoutée « d’amender la pensée politique aux fins d’offrir un cadre différent permettant d’appréhender les relations entre peuples indigènes et non indigènes à partir d’une perspective non indigène » et, ce, « en travaillant à coller au plus près aux principes du libéralisme[53] ». Assez curieusement, le philosophe ne semble pas reconnaître l’existence du paradoxe inhérent à sa démarche, paradoxe consistant à rendre justice à la différence à partir d’une perspective unique et exclusive, de sorte que la solution proposée finit par n’avoir de postcolonial que le nom. On se demande finalement pourquoi l’on devrait s’en étonner puisque l’auteur nous précise que son but n’est pas d’envisager un schème heuristique qui penserait l’hybridation du libéralisme et du postcolonialisme sous la forme d’une double traduction ni même, plus modestement, de mettre au point une grille de lecture construite sur le mode de l’emprunt réciproque : « J’ai mentionné clairement, dès l’introduction […], explique-t-il, que [mon propos n’était pas de donner à voir] la manière dont la pensée politique libérale pouvait être transformée par les théories politiques et les conceptions du monde indigènes [ni] les fusions potentielles entre les différents concepts libéraux et indigènes[54]. »

Ce refus d’une pensée métissée n’empêche pourtant pas Duncan Ivison de mélanger les traditions et les concepts, et de se retrouver ainsi à défendre, selon sa propre formule, un « libéralisme interculturel » tout en se faisant le promoteur d’une approche fondée sur la « transitivité des concepts[55] ». Il semble que la différence entre l’inter, foncièrement multiculturel et le trans, authentiquement décolonial, ait échappé au penseur australien qui, de ce fait, ne peut que nous proposer une énième resucée du sacro-saint « dialogue des cultures » — une invention, faut-il le rappeler, typiquement… libérale[56].

À lire le philosophe australien, dès que l’indigène se plie aux normes de la majorité sans rechigner, quand, notamment, il accepte de trouver des raisons politiques à ses convictions compréhensives, alors nous sommes en plein libéralisme postcolonial. Où l’on apprend ainsi que Rawls est le chantre de la diversité, que la raison publique ainsi considérée est la clé du problème. En somme, a-t-on envie d’ajouter, en bon monsieur Jourdain, mais un monsieur Jourdain précurseur, Rawls, dès 1999 dans sa conférence sur le droit des gens, faisait du libéralisme postcolonial sans le savoir, lorsqu’il oeuvrait à faire passer un point de vue situé pour un « universalisme en portée ».

2.3.

Le procéduralisme épistémique s’inscrit très exactement dans ce processus de (faux) mea culpa dans lequel le paradigme libéralo-procédural est entré depuis maintenant une vingtaine d’années. Et de fait, le multiculturalisme s’étant avéré incapable de répondre de manière satisfaisante à l’accusation faite au libéralisme de ne pas prendre la différence au sérieux et de prôner une neutralité de façade à l’égard des différentes conceptions du bien, les autres avatars qui émergent ponctuellement (à l’image du libéralisme postcolonial) n’ayant pas mieux réussi, il devenait d’autant plus urgent, étant donné le regain d’intérêt pour les études républicaines, de trouver la parade pour que le libéralisme revienne dans la course des paradigmes avec lesquels il faut compter. Car c’est là, en réalité, que se situe le véritable enjeu. Comme le dit fort justement John Dryzek, en investissant, voire en infiltrant ainsi des grilles de lecture qui lui sont par principe totalement étrangères, le libéralisme se donne à voir comme « l’aspirateur le plus puissant de l’histoire de la pensée politique, capable d’aspirer toutes les doctrines qui le concurrencent[57] ».

Une porte d’entrée non encore explorée jusque-là, en raison de son caractère subversif avéré, est celle de la vérité. Et s’il venait à apparaître que le libéralisme (caché derrière la « démocratie ») n’était pas intéressé par la production de décisions simplement justes, mais aussi par le contenu de celles-ci ? Ce serait là, à n’en pas douter, un bon moyen de contrer les critiques qui viennent, depuis une vingtaine d’années, tout à la fois des communautariens mais aussi des « libéraux compréhensifs » (qui passeront dès lors et par contrecoup pour être singulièrement « politiques »), et des républicains. Mais, comme de juste, ladite vérité devra être suffisamment « substantielle » sans pour autant être exclusive, ce qui aurait l’avantage de présenter le libéralisme sous un jour vendeur sans pour autant sacrifier à l’ancrage procédural ou proprement politique.

À y regarder de plus près, et si l’on s’attache à déconstruire les choses, il apparaît qu’une bonne manière de noyer le poisson quand il se fait trop « compréhensif » est de greffer une problématique présentée comme centrale sur le corps du problème, de telle sorte qu’elle puisse jouer le rôle d’alibi : ce sera celle de l’épistocratie ou gouvernement des experts, problématique dont tout l’intérêt théorique est de (ré)concilier tout à la fois les questions du pouvoir, du savoir et de l’autorité[58]. « Alibi », l’argument épistocratique est par définition un argument « boomerang » : il revient toujours, incarnant la justification première à toute objection faite au procéduralisme épistémique. Celle qui, en d’autres termes, sert à déblayer le terrain.

Aux deux critiques essentielles généralement opposées à l’approche estlundienne, la réponse de base, l’argument d’autorité en somme, est toute trouvée. Ainsi, à la question « le procéduralisme épistémique n’aurait-il pas pour objectif premier la recherche de la vérité ? », la réponse, négative, pourrait s’appuyer de manière définitive sur le rejet de l’épistocratie (et ce, bien avant le recours à l’argument de la « modestie épistémique ») : si le procéduralisme recherchait la vérité, il se fonderait sur le savoir des experts.

Au reproche selon lequel le procéduralisme épistémique serait informé par une conception substantielle de la vérité, la réponse, négative, est encore une fois et bien avant de recourir à l’idée de vérité minimale, aisément étayée par l’argument selon lequel c’est grâce au rejet de l’épistocratie que toute autorité morale peut, par exemple, être refusée aux hommes de religion : rejeter l’autorité du savoir, c’est rejeter l’autorité de tous les savoirs, y compris les « savoirs compréhensifs ». Et de fait, ce n’est pas un hasard si la figure paradigmatique à laquelle est déniée ladite autorité n’est ni l’homme (la femme) de science, ni, plus généralement, le technicien, mais le prêtre ou le théologien, voire le pape en personne.

Mais la disqualification de l’épistocratie est, avant toute chose, l’alibi du libéralisme lui-même. En passant pour une doctrine authentiquement démocratique (démagogique ?), le procéduralisme épistémique désamorce ainsi le double soupçon d’autoritarisme et d’élitisme qui a toujours pesé sur le libéralisme. Celui-ci peut à présent revendiquer son caractère populaire (populiste ?) et, de par le fait, réaliste, en ce qu’il ne cherche pas la conformité à un idéal par définition hors de portée, inaugurant ainsi une nouvelle ère, celle de la théorie politique « prometteuse » qui réhabilite « l’espoir » — rien de moins[59].

***

L’hybridation conceptuelle a des limites. C’est peut-être là, finalement, l’enseignement principal du procéduralisme épistémique.

Au niveau principiel, d’abord. Difficile de proposer quelque chose de radicalement différent des éléments de base que l’on cherche à amender. La créativité philosophique doit nécessairement s’incliner devant la dialectique de l’hybridation.

Au niveau des références, ensuite. Là encore, difficile, malgré tout, de récuser une certaine vision de la démocratie, tout en s’appuyant sur l’un de ses plus ardents défenseurs, en l’occurrence Habermas, dont le retour en grâce est prononcé le temps d’élaborer une « situation-idéale-de-parole-qui-ne-l’est-pas-vraiment », entre le procédé heuristique et l’« utopie réaliste ». Difficile, également, de faire de Rawls un « fondationniste juste ce qu’il faut » tout en continuant à revendiquer le caractère résolument politique de sa théorie pour pouvoir s’engouffrer dans la brèche et proposer, à son tour, une variante « procéduralement substantielle » de son libéralisme. Car les choix théoriques ne sont pas infinis en la matière. Estlund demeure à mi-chemin entre deux options, courant le risque (avéré) de l’ambiguïté : soit défendre les principes de base du libéralisme politique rawlsien et s’y tenir, ou bien assumer jusqu’au bout l’idée que la théorie de Rawls est traversée de part en part par des accents métaphysiques bien réels et en tirer les conséquences qui s’imposent. Lorsqu’il finit par prendre position, Estlund se retrouve à défendre, de son propre aveu, un libéralisme bien plus compréhensif que politique : quand la dialectique est rompue, l’équilibre, même instable, n’a plus de raison d’exister.

Le cheminement d’Estlund synthétise, de manière magistrale selon nous, la vérité du libéralisme. De fait, dès qu’il se met à vouloir penser sérieusement la substance et à ne pas la fuir, Estlund se trouve contraint d’abandonner peu ou prou et malgré lui ses velléités procéduralo-politiques. Le libéralisme est foncièrement problématique : ce n’est pas un mal, tant qu’on ne cherchera pas à nous persuader du contraire.