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La revue Intermédialités célèbre avec cette vingtième livraison papier ses dix ans d’existence. La clôture de cette première décennie de publication représente en même temps un tournant décisif : le passage de l’édition de numéros thématiques sur papier à une édition principalement numérique. Le supplément double que vous tenez en mains accompagne en effet le no 20 électronique régulier portant le même titre : traverser/crossing. Il s’agit d’une anthologie de textes parus dans la revue au cours de ces dix années. Avec leur prestigieux dossier d’artiste, certains numéros étaient entre-temps devenus des pièces rares : d’où l’occasion prise d’une réimpression choisie, d’une relecture distanciée qui fasse apparaître la fertilité de l’approche et du balisage du champ que nous nous proposions de couvrir.

Depuis ses débuts, la revue s’est fixée d’aborder l’intermédialité non comme un objet mais comme un réseau complexe de relations, matérielles, techniques, sociales et sémiologiques, permettant de dessiner a posteriori des formes de médiation culturelle de fait toujours hybrides. Au fil de ses parutions elle a exploré de telles formes dans les arts, les lettres et les techniques, en traversant les époques et les géographies culturelles les plus diverses – de la Chine ancienne au monde alexandrin jusqu’au Brésil moderne –, avec la conviction selon laquelle les effets des constellations médiales ne sont donnés que dans un contexte et un temps historique précis. Pour cela Intermédialités s’est efforcée d’envisager les phénomènes de cristallisation médiatique de manière plurielle, aux frontières d’un ensemble ouvert de disciplines, des études littéraires et artistiques à l’histoire des techniques, de la communication à l’anthropologie – une pratique interdisciplinaire ancrée dans la diversité des équipes de direction et de rédaction successives, ainsi que dans les travaux du Centre de recherche sur l’intermédialité sur laquelle elles ont pu s’appuyer[1].

De raconter à transmettre, de travailler à reproduire ou synchroniser, le regroupement thématique par verbes des numéros a été la figure organisatrice de cette nécessaire transversalité. Il nous est apparu décisif de pouvoir, par exemple, traiter au même niveau de littérature orale, d’histoire économique du papier ou de mutation numérique du cinéma. Pour croiser analyse des textes, des discours, des arts et des techniques et confronter ces méthodes aux débats théoriques actuels, nous pouvions nous inspirer des riches lignes de pensée qui, de la revue Explorations et des productions de l’École de communication de Toronto aux travaux pionniers de Paul Zumthor[2], caractérisent une certaine tradition de réflexion canadienne dans le domaine. En conjuguant de manière distinctive une réévaluation de l’oralité et une interrogation fondamentale sur les fonctions de l’écrit à celle des effets des médias électroniques, ces recherches nous préparaient à questionner autrement nos cultures de plus en plus dominées par la « révolution » numérique.

Le choix – apparemment anachronique – d’une revue sur papier autorisant un traitement de haute qualité des reproductions visait précisément à donner un statut spécifique à l’image et à publier des études dans lesquelles celle-ci puisse constituer un élément de démonstration et non d’illustration ancillaire. Plus même, conscients de ce que notre réflexion devait à des constellations artistiques comme celle d’Intermedia[3], nous voulions rendre productif le rapprochement entre articles savants et travaux de création et, pour cela, faire systématiquement appel à des artistes en leur offrant dans la revue un format correspondant à leurs standards esthétiques propres. Ce n’est pas une de nos moindres réussites qu’une pléiade d’artistes d’envergure internationale tels Bill Morrison, Vera Frenkel, Sophie Calle, Harun Farocki, Michel Goulet, Martin Beck ou Gustav Deutsch… aient ainsi, sur papier, contribué de manière significative à notre mode de pensée transversal.

Nombreux sont aussi les auteurs réputés qui – de Jean-Luc Nancy à Jack Goody – ont participé à nos débats dans le cadre de nos parutions. Le choix des essais repris ici n’est pourtant guidé par aucune considération de prestige. Il s’agit plutôt dans cette anthologie de mettre l’accent à la fois sur le creuset montréalais et sur le collectif international dans lequel s’est développé une problématisation propre qui n’est, somme toute, pas réductible aux approches médiatiques ayant cours ailleurs. Certes, notre réflexion s’est déployée dans une confrontation – le plus souvent critique – aux propositions de la médiologie française, aux travaux de l’école kittlerienne dans le monde germanique, ou encore, aux études intermédiatiques pratiquées en Europe du Nord et aux États-Unis. Mais elle s’est inspirée de l’importante impulsion que le développement des recherches locales sur le « cinéma des premiers temps » a donné à l’étude de ce médium[4] pour la transposer dans un cadre pluridisciplinaire ouvert, et vers des recherches intermédiales plurielles issues aussi bien de l’histoire de l’imprimé et des pratiques de lecture que des déclinaisons warburgiennes sur la fonction de l’art. Il n’est pas indifférent que ces pratiques de recherche intermédiale aient trouvé leur lieu singulier dans les interstices – toujours fragiles – qu’autorisait la porosité caractéristique des frontières culturelles et institutionnelles montréalaises.

Dix années offrent l’occasion d’un bilan. Les articles republiés dans la première partie de ce volume – sans qu’ils aient été particulièrement actualisés – ont été rassemblés pour leur caractère de réflexion programmatique et de mise en perspective critique du concept même d’intermédialité. Sont reprises dans une seconde partie des études de cas dont la valeur paradigmatique nous apparaît spécifique du type d’approches que nous voudrions voir se multiplier. Ayant régulièrement édité des documents « d’archives », comme ceux d’Harold Innis sur l’émergence du papier ou de Glenn Gould sur son travail de compositeur radio[5], nous proposons à nouveau, pour clore la présente anthologie, l’essai encyclopédique de Paul Zumthor sur l’oralité – un écrit particulièrement significatif de notre genèse réflexive. Contre les amnésies théoriques qui minent nos disciplines, il s’agit aussi par là d’esquisser une archéologie de la pensée intermédiale en rappelant que les questions qu’elle soulève le furent aussi à d’autres époques et dans d’autres domaines.

Nous l’avons dit : ce volume constitue un supplément papier de ce qui sera désormais une revue savante numérique, directement produite pour l’archivage, la mise en forme et la diffusion électroniques. Jusqu’à présent, ce type de diffusion sur notre site ou à travers le portail Érudit ne proposait guère que la duplication sur écran de ce qui avait été mis en page pour le papier. Désormais, Intermédialités poursuivra ses publications en les concevant d’emblée pour le médium électronique – expérimentant de manière propre avec le numérique en étant particulièrement attentif aux nouvelles possibilités de lecture connectée ou commentée, ainsi que d’appel aux documents sonores ou visuels dynamiques qu’il autorise. En même temps, soucieuse de conserver le geste de l’éditeur, qui, tout comme ici, sélectionne, rassemble, offre une unité autre que matérielle à ce qui a tendance à être dispersé et décontextualisé par la diffusion électronique, la revue proposera un format numérique global conçu pour tablettes de lecture. Quant aux suppléments papier, ils seront, quant à eux élaborés différemment et de manière autonome.

Le propos d’une telle anthologie sera entendu si elle permet d’impulser des approches renouvelées en réaffirmant combien sans une compréhension historique et comparée des grammaires médiales propre à chaque culture, ainsi que des procédures de remédiation et des effets d’immédiateté liés aux mutations technologiques qui les traversent, les sciences humaines resteront passablement désorientées dans le monde actuel.