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Dans un théâtre moscovite, j’ai vu une mauvaise pièce, kitsch, crue, mais très révélatrice. Elle s’intitule Jewgraf, iskatel’ prikljucenij (Jewgraf, l’artisan de son destin). Qui est Jewgraf ? Un jeune homme, neveu d’un propriétaire d’un salon de coiffure et lui-même aide-barbier de métier, associé de l’entreprise de son oncle, un compagnon prometteur, aimé de la jolie caissière de l’oncle et promu à un bel avenir qui, même dans ces temps confus, même dans ce pays révolutionnaire, peut être qualifié de solide. Jewgraf méprise cependant métier, caissière et avenir ; il ne veut pas être barbier, il veut être un héros. Évidemment, il sombre peu à peu dans cette fameuse déchéance, celle qui existe aussi en Russie, et vient à se suicider, plein de remords après avoir assassiné un homme de la Nep juif. Pourquoi Jewgraf ne veut-il pas devenir barbier et rester en vie ? Parce qu’il était un héros révolutionnaire, parce qu’il ne peut oublier l’époque où il combattait dans les rangs de l’Armée rouge, confisquait des biens, jetait des bourgeois repus hors de leurs maisons, les voyait à genoux devant lui, tenait leur vie et un pouvoir enivrant entre ses mains. Peut-on donc s’incliner de nouveau devant ces nouveaux bourgeois — ou d’autres encore bien pires — et leur ouvrir grand les portes, comme se doivent aussi de faire, après tout, les apprentis coiffeurs en Russie ?

Jewgraf, comme je l’ai dit, est une pièce grossière (une de ces pièces petites-bourgeoises et brutales qui sont si souvent jouées en Russie aujourd’hui et sur lesquelles je reviendrai). L’auteur empoigne le problème à deux mains et l’étrangle presque ; il exagère, non pas d’un point de vue esthétique, mais didactique, donc dans de fausses directions. Il est un « moraliste », il veut montrer que le temps est venu pour les héros de devenir des bourgeois si cela ne doit pas mal finir pour eux. Mais précisément pour cette raison, l’auteur devient aussi caractéristique de cette époque de la révolution que son héros. Jewgraf m’est plus sympathique que l’auteur et que la morale bourgeoise qui règne en ce moment dans le pays de la Révolution ; bien que je pense que l’on puisse raser des hommes de la Nep et être malgré tout révolutionnaire. Aussi maladroitement rendu soit-il, Jewgraf est cependant ici un type représentatif, symbolique ; son destin est celui d’un révolutionnaire qui ne cadre pas avec les jours dégrisés de la « reconstruction » immédiate ou véritable. Quiconque ne considère pas uniquement le personnage et son cas, mais observe aussi la « reconstruction » (ce que l’auteur ne fait évidemment pas) se demandera : les Jewgraf sont-ils vraiment responsables de leur destin ou les « forces de la reconstruction » le sont-elles ? Existe-t-il seulement deux espèces : héros ou petits-bourgeois ? Si la grenade fait le révolutionnaire, le couteau à raser le petit-bourgeois, qu’est donc le « bourgeois » contre lequel on utilise tant de grenades ? N’est-il pas davantage une hideuse création de la nature qu’un dangereux produit de systèmes économiques ? Si on n’a même pas besoin de changer la manière de gagner son pain, si on n’a même pas besoin de passer « d’employé » à « employeur », mais si on peut seulement se transformer de prolétaire révolutionnaire à prolétaire petit-bourgeois, quelle est la frontière entre « bourgeois » et « homme libre » ? Si le « coffre-fort » fait le « bourgeois repu » alors l’amour de la paix, du douillet dimanche, de la chope de bière, du gramophone, de la femme et de l’enfant, de la visite au musée, la partie d’échecs au club font le maigre bourgeois. Mais qu’importe la corpulence. Aucun théoricien ne peut affirmer que le dimanche, la bière, le gramophone, le musée et les échecs sont un héritage bourgeois et qu’ils n’auraient pas pu se développer dans une société non capitaliste : ils ne sont pas rejetés par la révolution, mais acceptés avec joie, administrés, entretenus. Même si l’on reconnaît que la structure intellectuelle typiquement bourgeoise est une conséquence directe de la forme économique capitaliste, on ne peut cependant pas écarter qu’une disposition naturelle à la « bourgeoisie » est présente a priori. Oui, les tendances petites-bourgeoises et les scrupules du prolétariat le prouvent précisément. Ce n’est pas le but de la révolution de troquer le bourgeois contre le bourgeois, le bourgeois exploiteur contre le bourgeois exploité, le petit-bourgeois cruel pour le petit-bourgeois souffrant. Son but n’est pas non plus de faire plaisir à tout le monde avec des gramophones, musées, échecs. Son destin n’est pas « d’embourgeoiser ».

En Russie, cependant, la révolution « s’embourgeoise ». Depuis longtemps visible dans la politique, l’esprit petit-bourgeois s’est emparé de presque toutes les idées, les institutions, les organisations révolutionnaires ; il liquide l’héroïsme, il construit la bureaucratie, même s’il a l’illusion de la « réduire » en congédiant des fonctionnaires. Cela ne dépend donc pas des chiffres comme le croient et l’affirment les administrateurs de la Révolution russe aujourd’hui. En Russie règne un fanatisme de la statistique, une adoration des chiffres élevée au niveau d’argument. Personne n’est, comme on le sait, plus fier, heureux et ridicule qu’un idéologue qui trouve l’occasion d’énumérer des « faits ». Maintenant, il saisit, c’est ce qu’il s’imagine, la « réalité ». (Il n’a jamais été aussi loin de la réalité.) Ce fier « constat » retentit dans toutes les assemblées, toutes les conférences, tous les exposés scolaires, dans tous les journaux : « En 1913, la Russie avait soixante-dix pour cent d’analphabètes, vingt ou trente pour cent d’enfants fréquentaient l’école — maintenant, nous avons cinquante et cinquante. » Ou : « En 1913, nous avions un tel pourcentage de professeurs d’université, nous en avons maintenant six fois plus. » (Les chiffres sont choisis de façon aléatoire.) Ça dure ainsi depuis environ trois ans. Mais aucune statistique ne révèle si, au lieu des soixante-dix pour cent d’analphabètes, on obtient quatre-vingt-quinze pour ccent de petits-bourgeois, de petits réactionnaires ; si le 600e paysan lit ce qui le rend plus intelligent ou ce qui le rend plus idiot (car on peut devenir idiot par la lecture) ; si le 1000e nouveau professeur est à la hauteur de son poste ; si les trente pour cent d’étudiants universitaires d’origine prolétaire ont suffisamment de connaissances préalables. Les hommes responsables de la Russie vivent dans l’ivresse des chiffres, et les zéros, gros et ronds, cachent le véritable visage des réalités.

« Nous avons trois millions de pionniers, un million de komsomols ! Le futur de la Révolution ! » Mais ces chiffres ne me disent pas que toute la jeunesse bourgeoise déferle avec joie sur les organisations de pionniers et que les enfants de prolétaires deviennent aussi bourgeois, que la couleur rouge de leurs drapeaux ne produit pas un effet différent du jaune-vert-bleu, que justement les braves élèves modèles, que les natures typiquement petites-bourgeoises, qui auraient autrefois obtenu des bourses tsaristes, deviennent aujourd’hui des komsomols et bûchent sur les décisions du parti. J’ai vu dans la maison d’un ami communiste une vieille grand-mère juive bien bourgeoise qui berçait son petit-fils et lui disait : « Mon petit Paul, mon petit Paul, tu deviens un petit komsomol ! » Une pionnière de huit ans m’explique de façon déclamatoire : « Je ne crois pas en Dieu, je crois en la masse ! » « Je dois absolument entrer au parti, me dit un komsomol, je veux aller à l’étranger grâce à une bourse de l’État. » Le parti a enfin été nettoyé des « éléments peu fiables », les natures révolutionnaires, les anarchistes « petits-bourgeois ». Maintenant les « marxistes » bûcheurs, fiables, petits-bourgeois déferlent sur lui. Le nettoyage que le parti entreprend chaque année touche tout au plus les carriéristes maladroits. Mais les braves élèves modèles du communisme, les véritables bourgeois restent, bien évidemment. Ils sont si difficiles à identifier. Quelle évolution ! La révolution, le parti, les hommes dirigeants ne sont sûrement pas responsables du mauvais goût des fabricants et des commerçants. Et cependant, on doit penser à l’esprit qui aplatit la révolution lorsque l’on voit dans les papeteries, les pharmacies et dans les magasins d’alimentation fine, d’affreux bustes d’hommes révolutionnaires ; Lénine sur un encrier, Marx comme manche de coupe papier, Lasalle sur des boîtes de caviar, des foulards, des billes de verre ; des portraits ; des physionomies de chers révolutionnaires dessinés sur des pelouses dans des jardins publics. Et tout cela n’est peut-être pas « petit-bourgeois » ? Les hommes de la statistique ne remarquent pas ces choses et les observateurs étrangers ont tant de choses à « visiter » qu’ils en perdent la vue. Il n’est pas non plus donné à tout le monde d’accorder autant d’importance à ces exemples de mauvais goût et d’y voir la rustre réaction qui dégrade la dignité des emblèmes révolutionnaires. Il y a prétendument des choses plus « importantes », par exemple : encore un chiffre.

Je peux très bien comprendre les Jewgraf. Ils deviennent fous. Déçus, ils se rebellent. Ils voient la révolution s’embourgeoiser avec le désespoir de celui qui voit une femme aimée prendre du poids. Une comparaison avec les temps du tsarisme, qui est toujours offerte comme consolation, ne peut satisfaire personne. Car le tsar est mort depuis longtemps et cette révolution voulait être plus qu’anti-tsariste. Lénine l’a dirigée. — Quelle consolation représente dans ces conditions un regard sur l’époque tsariste !…