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Territoire et villes mondiales

Quelle chose étrange que le territoire… Les êtres vivants le convoitent et le protègent, souvent au prix de leur vie. Les animaux font preuve d’un instinct de possession en marquant leur territoire et en s’y installant. Tout comme les autres espèces animales, nos propres ambitions territoriales sont inscrites dans notre caractère évolutionniste, d’où cette volonté d’accumulation et cette convoitise du territoire (Ardrey, 1966 ; Wilson, 1975). Sous de nombreux aspects, les villes représentent les caractéristiques typiques de la possession territoriale. Tout d’abord, elles sont habituellement situées près de ressources naturelles, comme une rivière, des ports ou des lieux de passage stratégiques. Berceaux de l’histoire et de l’identité, les villes se sont enrichies d’édifices, de routes, de ponts et de réservoirs tout en acquérant une valeur commerciale et militaire. Il n’est pas surprenant qu’elles aient été le siège du pouvoir politique, glorifiées à titre d’emblèmes de la culture d’un peuple et vénérées comme des lieux sacrés faisant l’objet de luttes. Les motifs d’attachement envers certaines villes varient énormément. Par exemple, il peut s’agir du symbolisme national ou religieux de Jérusalem et d’Istanbul, des édifices emblématiques de Beijing et du Machu Picchu, de la gloire militaire ou impériale d’Alexandrie et de Rome, en passant par la puissance industrielle de Londres, de Paris et de New York.

Certains anciens motifs d’attachement ont disparu (Le Machu Picchu est un vestige historique), ont considérablement été réduits (Constantinople est maintenant l’Istanbul turque) ou ont été remplacés (Alexandrie et Rome ne sont plus des monarchies). D’autres villes comme Londres, Paris et New York ont plutôt acquis leur renommée à l’époque moderne. Peu importe la période de l’histoire, le fait est que le territoire urbain a une emprise inaltérable sur les humains. Cette emprise peut être d’ordre psychologique ou politique, ou elle peut se manifester concrètement au sein de la production économique ou des relations sociales. Le territoire revêt un sens et les humains ont tendance à le nommer et à le comparer à d’autres territoires. Par ailleurs, les territoires urbains sont si précieux que nous considérons normal de les classer par rangs et selon des indices (Milikin Institute, 1999 ; MasterCard, 2008 ; Anholdt-GFK Roper, 2009 ; Foreign Policy, 2008). Ce type de classement est censé refléter la valeur putative d’une ville et a été intégré à la documentation scientifique et aux discours sur l’élaboration des politiques.

Un certain nombre d’études universitaires ont servi de toile de fond conceptuelle à notre approche. Les premiers travaux ont été réalisés par Wallerstein (1974), qui a fait appel à une perspective marxiste décrivant les villes dominantes et subordonnées. Wallerstein croyait que les villes les plus fortes se trouvaient au coeur d’un système économique mondial, alors que les villes les plus faibles étaient reléguées en périphérie. Même si Wallerstein a été fortement critiqué, son travail a servi de base à d’autres auteurs comme Friedmann (1986), qui a raffiné la notion d’un ordre hiérarchique mondial entre les villes. Dans ses travaux, ce dernier établit une distinction entre les villes principales, primaires, secondaires et périphériques, et son analyse a apporté une nouvelle façon d’étudier un « système de villes mondiales ». D’autres chercheurs ont suivi ses traces, entre autres Sassen (1991) qui a dirigé son attention sur les villes situées au sommet du système. Il a constaté que quelques villes d’élite seulement avaient la capacité de contrôler les finances du monde en monopolisant les « services de production à la fine pointe ». New York, Londres et Tokyo se sont avérées être des villes candidates évidentes, chacune s’appropriant une tâche spécialisée au sein d’une division du travail plus large. Cette division touchait la production, la conversion et la distribution d’instruments financiers négociés sur le plan international.

Par ailleurs, la façon de voir les finances internationales comme le lien unissant les villes a suscité un intérêt pour le fonctionnement des villes dans un contexte mondialisé. Si la mondialisation était un processus dynamique d’ouverture des sociétés les unes envers les autres, les villes, en particulier les villes mondiales, pouvaient donc être considérées comme le moyen par lequel la mondialisation s’est déployée. Les villes ont été analysées en tant que vecteurs dans un nouveau contexte mondialisé et de nombreuses autres métaphores ont été utilisées. Notamment, les villes mondiales ont été désignées comme les « noeuds » de la finance mondiale ou situées aux « synapses » de la communication d’informations internationales. Castells (1989) a fait la promotion du concept de ville en tant que centre d’information, dont la transmission mondiale a permis d’instaurer un nouvel ordre économique. De son côté, Short (2004) a dépeint la mondialisation comme une série d’« impulsions », un contexte dans lequel les villes peuvent progresser par bonds énergiques. Ce chercheur a aussi été parmi les premiers à montrer que les villes pouvaient être exclues de l’économie mondiale et condamnées à devenir des « trous noirs ».

Plus important encore, une industrie du savoir s’est développée autour du Global and World Cities (GaWC) (Réseau d’études sur la mondialisation et les villes mondiales) de la Loughborough University au Royaume-Uni. Le GaWC a publié des articles et des ouvrages (Beaverstock, 2000 ; Taylor, 2004 ; et Derudder, 2006) dont la plupart tentent de conceptualiser et de quantifier les interactions mondiales. Leur travail reposait sur les « connectivités » ou sur comment les liens internationaux entre les villes peuvent être imités par les grandes industries. La clé de cette analyse réside dans l’emplacement des sièges sociaux dans le monde et dans la compréhension de la façon dont les villes ont étendu leurs opérations commerciales. Plus récemment, le GaWC a examiné l’interaction des villes en dyades, en triades et en réseaux (Derudder, Timberlake et Witlox, 2010 ; Taylor et al., 2011). Peu importe les critiques qui peuvent être faites à propos de cette recherche, le GaWC a non seulement donné une tangente empirique à une vaste gamme d’études, mais il a permis de systématiser l’étude des villes mondiales. Le présent article s’inspire du travail déjà accompli et fait porter son analyse sur les aspects hiérarchiques de ce qui a finalement été désigné comme « villes mondiales ».

Définition et classification des villes mondiales

Notre objectif est d’examiner comment la hiérarchie des villes mondiales a changé depuis le début du présent millénaire. Nous effectuons cet examen dans un contexte large, en comparant ce changement aux conditions et aux contextes des États-nations, d’où le titre de notre article : « L’état des métropoles ». En adoptant le point de vue le plus large possible sur le changement mondial, nous nous demandons comment la mondialisation peut avoir une influence sur les citadins des métropoles, ce qui explique notre intérêt pour l’Indice du développement humain (IDH).

Au cours de l’histoire, l’état des villes est resté relativement stable et l’on considère qu’elles ont « renforcé » leur position respective dans la hiérarchie mondiale (Polèse et Denis-Jacob, 2010). Néanmoins, nous devons aussi tenir compte du fait que la mondialisation et d’autres transformations peuvent avoir provoqué un certain changement dans le statut des villes. Certaines villes montent forcément dans la hiérarchie alors que d’autres descendent ; nous nous proposons d’examiner au moins quelques-unes des raisons expliquant les changements dans le classement des villes mondiales.

Pour commencer, quelques définitions et précisions méthodologiques s’imposent. Comme nous la définissons, une ville mondiale est un lieu qui participe de façon intense au commerce mondial et qui est matériellement relié aux processus internationaux d’intégration économique. Cette définition formelle dépend nécessairement des facteurs économiques, même s’il faut comprendre que l’économie ne peut être examinée indépendamment d’autres facteurs ; car elle implique des aspects sociaux et politiques. Par exemple, une économie internationale exige habituellement la présence de travailleurs étrangers, qu’ils fassent partie d’une communauté d’expatriés hautement salariés ou d’un groupe d’immigrants faiblement rémunérés. Cela a de profondes conséquences pour la plupart des villes mondiales.

Les raisons pour lesquelles les villes mondialisées comportent davantage de caractéristiques sociales cosmopolites que d’autres villes sont complexes. L’un des principaux facteurs est qu’une fois que les économies locales deviennent mondiales, elles nécessitent des afflux de population situés aux deux extrémités de l’échelle salariale. Au sommet, des professionnels très qualifiés sont nécessaires pour doter l’appareil financier, juridique et commercial de travailleurs pour des entreprises installées dans les centres-villes nouvellement revitalisés. Ces professionnels recherchent les services d’une main-d’oeuvre étrangère, laquelle représente le bas de l’échelle salariale, par exemple des responsables de l’entretien ménager, des jardiniers et des ouvriers de la construction. De plus, la simple présence d’une entreprise à vocation mondiale conjuguée à celle d’immigrants et d’expatriés exige l’établissement de consulats étrangers, de médias à l’échelle internationale, de services de transactions de devises transnationales et d’un trafic aérien international important.

De même, l’économie ne tourne pas indépendamment de la politique. En effet, le commerce international nécessite des tarifs plus bas, une normalisation des instruments financiers, des pratiques comptables et des assurances qui feront fonctionner les marchés des devises. De nombreux accords politiques permettent d’y parvenir. Les plus importants de ces accords internationaux ont été conclus en Occident et comprennent les 28 États membres de l’Union européenne (UE) ainsi que les trois nations de l’Association de libre-échange nord-américain (ALÉNA). D’autres parties du monde ont également formé des associations transnationales, notamment l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Brunéi, Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Bien que ces arrangements dépendent des États-nations, ils sont établis en tenant compte de leurs villes principales. En outre, l’économie mondiale a engendré des partenariats directs entre les villes. Partout sur la planète, les mairies ont établi des échanges politico-culturels à propos du réchauffement climatique, des stages étudiants et des célébrations ethniques.

Ainsi, même si nous définissons officiellement les villes mondiales à partir de leurs « connectivités » économiques dans le monde, il ne faut pas négliger l’omniprésence des aspects sociopolitiques. À partir des classifications du GaWC, nous avons établi cinq types de villes mondiales qui sont énumérés ci-dessous, selon leur degré de connectivité en matière de « services de production à la fine pointe » dans les domaines de la comptabilité, de la publicité, des banques ou des finances et de la loi.

  • Les villes Alpha++ sont complètement intégrées à l’économie mondiale et représentent les noeuds principaux de la communication internationale et de l’interaction sociopolitique.

  • Les villes Alpha+ sont complémentaires aux villes Alpha++, car elles répondent aux besoins de l’économie mondiale et sont des noeuds majeurs de la communication internationale et de l’interaction sociopolitique.

  • Les villes Alpha et Alpha- relient les principales régions économiques dans l’économie mondiale et sont des noeuds importants de la communication internationale et de l’interaction sociopolitique.

  • Les villes Beta+, Beta et Beta- relient les régions économiques moyennes dans l’économie mondiale et représentent des noeuds modestes de la communication internationale et de l’interaction sociopolitique.

  • Les villes Gamma+, Gamma et Gamma- relient les petites régions économiques dans l’économie mondiale et sont des noeuds mineurs de la communication internationale et de l’interaction sociopolitique.

  • Les villes à suffisance élevée sont les villes qui n’ont pas établi de lien étroit avec leurs régions environnantes dans l’économie mondiale et qui sont des noeuds très faibles de la communication internationale et de l’interaction sociopolitique

Le tableau 1 présente une version modifiée de ces catégories en 2010 avec les villes classées dans chaque catégorie. Il est important de remarquer que deux villes seulement se retrouvent dans la catégorie Alpha++ (New York et Londres). La catégorie suivante, celle des villes Alpha+ comprend sept villes qui demeurent des acteurs également très importants, dont Hong Kong, Paris, Tokyo et Chicago. Vient ensuite la catégorie Alpha qui compte plus de 15 villes dont, Milan, Toronto, São Paulo, Buenos Aires et San Francisco. Les villes de Miami, Melbourne, Bangkok et Santiago se trouvent quant à elles dans la catégorie des villes Alpha-. En continuant à descendre la liste dans cet ordre, nous trouvons plus de 50 villes dans les catégories Beta et Beta-, notamment Stockholm, Montréal, Tel-Aviv, Seattle et Manchester. Plus bas encore, se trouve la catégorie Gamma qui comprend Glasgow, Lahore, San Salvador, Baltimore et Edmonton. Finalement, nous arrivons à la dernière catégorie, celle des villes à suffisance élevée, par exemple, Raleigh, Lille, Hartford, Utrecht, Cracovie et La Paz.

Nous obtenons ainsi une base de données vaste et diversifiée des villes mondiales. De façon intuitive et en général, les classifications semblent pertinentes. Autrement dit, nous nous attendions à ce que la grande catégorie Alpha comprenant des villes comme New York, Londres et Paris soit très différente de la catégorie de villes Beta comme Seattle, Manchester et Montréal. Un contraste encore plus grand peut aussi être établi entre les villes des catégories Alpha et Beta et celles des catégories Gamma et à « suffisance élevée ».

Tableau 1

Hiérarchie des villes mondiales en 2010

Hiérarchie des villes mondiales en 2010

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Les questions que nous nous posons touchent à la façon dont ces villes ont changé de position hiérarchique dans une période relativement courte d’un peu plus de dix ans. Certains pourraient dire que c’est trop peu de temps pour pouvoir constater des changements importants. Pourtant, un examen effectué sur une période de dix ans a l’avantage de nous en apprendre sur la vitesse possible de la manifestation des conséquences de la mondialisation, sur l’époque dans laquelle nous vivons et sur la solidité de la hiérarchie mondiale. Tout changement important survenant durant cette période pourrait aussi révéler quels types de villes sont susceptibles de monter ou de descendre dans la hiérarchie des villes mondiales.

Sur le plan théorique, se pose une foule de questions corollaires liées à la géographie des villes en changement, aux facteurs de localisation et à l’effet cumulé des investissements passés (Polèse et Denis-Jacob, 2010). Compte tenu de l’espace alloué, nous ne pouvons que brièvement faire allusion à ces facteurs, mais un aspect retient notre attention, à savoir le rôle de la puissance nationale en matière de comptabilité à l’égard de la place des villes dans la hiérarchie urbaine. Notre intérêt réside dans le rôle des villes qui reflètent de plus grandes forces nationales. Les villes sont-elles vraiment dissociées de leurs amarres nationales ? (Lever, 2001). Les villes servent-elles de fer de lance à l’ambition nationale ?

Continuité, nécessité et changement

Nous possédons maintenant certaines connaissances en ce qui a trait au fonctionnement des villes dans la hiérarchie mondiale. La mondialisation est un processus temporel rapide qui a entraîné une énorme transition en moins d’un demi-siècle, mais la position des villes dans cet ordre a été relativement stable. Les raisons expliquant ce phénomène peuvent se résumer à trois facteurs englobants et complémentaires. L’un de ces facteurs est le retranchement stratégique, c’est-à-dire lorsque les villes obtiennent des avantages géographiques, qu’elles sont situées aux jonctions du commerce mondial. Par exemple, Londres, en tant qu’épicentre financier entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie a été catapultée sur la scène mondiale, en particulier après avoir radicalement déréglementé les services bancaires dans les années 1980. Quant à la position de Singapour, ville à la jonction de plusieurs nations de l’Asie du Sud-Est, elle a été renforcée par sa rupture avec la fédération malaisienne dans les années 1960. Un second facteur réside dans l’effet agglomérant de la croissance économique. En effet, un modèle de causalité circulaire s’établit dans une situation où l’investissement initial permet de créer une industrie alors que, en retour, celle-ci attire des investissements qui favorisent davantage sa croissance. New York est un bon exemple de ville qui a commencé à faire « boule de neige » il y a quelques siècles, ainsi que Hong Kong, dont l’ascension a été stimulée par les capitaux britanniques dans une économie portuaire. Un dernier facteur expliquant la stabilité relative de la position des villes serait les créneaux ou les circonstances accidentelles qui permettent à une ville d’accéder au statut mondial. Chicago s’est reconstruite en cultivant un créneau de « seconde ville » américaine, telle une solution de rechange attrayante et compacte à New York (Savitch, 2010). Quant à elle, la ville de Francfort a gagné de l’importance du fait que Berlin était divisée et passablement affaiblie.

Tous ces facteurs sont en quelque sorte façonnés par une condition vraiment nécessaire : l’État-nation dans lequel une ville est située. Les chercheurs ont fait valoir que les États-nations ne sont plus essentiels au statut mondial d’une ville et soulignent souvent « l’érosion de l’État » (Jessop, 2004 ; Rhodes, 2005 ; Sassen, 2006). Lever (2001) ajoute que les villes fonctionnent de façon indépendante dans l’économie mondiale. Il montre que les villes mondiales se sont dissociées de leur État-nation. Contrairement à ces opinions, nous suggérons plutôt que si les États-nations ne sont pas les seuls déterminants du statut mondial d’une ville, ils fournissent souvent la condition nécessaire aux villes pour atteindre ce statut[1]. Cette règle comporte toutefois des exceptions notables. Par exemple, Singapour (Alpha+) est un minuscule État-nation situé au sein d’une région plus vaste, Tel Aviv (Beta+) se trouve dans un pays comptant seulement sept millions d’habitants et Abu Dhabi (Beta-) est une ville florissante des Émirats arabes unis. Encore une fois, l’exception confirme la règle. Singapour et Abu Dhabi font partie intégrante de régions dynamiques qui sont respectivement des sites importants de fabrication manufacturière ou de pétrole. Tel-Aviv est aussi une exception : elle fait partie d’une petite nation, dont la capacité en matière de haute technologie dépasse de loin sa taille.

Cela dit, nous devons être prudents au sujet des affirmations formulées sur l’indépendance des villes mondiales. Les villes ne sont pas des entités souveraines. Au contraire, elles sont en réalité des agents des États-nations, des États fédéraux et des provinces. Les villes sont liées aux États-nations par des préceptes constitutionnels, des lois, des politiques publiques, des règlements nationaux, etc. Elles se retrouvent souvent au coeur d’un réseau complexe de relations intergouvernementales et servent de pilier central. Dans ce contexte, nous devons également souligner que les villes ne sont pas seulement les dépositaires passifs des entreprises et des services de production à la fine pointe. Elles sont aussi des instruments politiques utilisés à long terme pour faire progresser les intérêts stratégiques. De cette façon, les villes représentent un composite de décisions prises par les autorités nationales, régionales ou locales. Le type de décisions prises, par qui et comment dépend des systèmes politiques locaux. Par exemple, aux États-Unis, les villes disposent d’une bonne marge de manoeuvre alors qu’en Grande-Bretagne, elles sont régies par des règles nationales plus strictes. Dans ces deux nations, les politiciens ont tenu à favoriser les positions stratégiques de leurs villes mondiales (Ville de Londres, 2007). La Chine s’est montrée particulièrement dynamique en tentant de propulser ses principales villes sur la scène mondiale (Timberlake, 2011 ; Shin, 2011).

En un mot, les États-nations continuent d’exercer une influence majeure sur la façon dont leurs villes respectives se démarquent en contexte de mondialisation, et ce, par de nombreuses façons : de la commercialisation (les efforts des États-Unis pour faire de Chicago un site olympique) à l’établissement de politiques néolibérales de déréglementation (le « Big Bang » de Margaret Thatcher à Londres), en passant par des investissements massifs (Chine) et des politiques d’utilisation du territoire (Delta de la rivière des Perles). Les villes d’un statut supérieur comptent beaucoup pour les États-nations et ce n’est pas par hasard si de nombreuses capitales nationales sont aussi des villes mondiales. D’ailleurs, les nations les plus puissantes ont réussi à hisser leur capitale au titre de ville mondiale. La Grande-Bretagne (Londres), le Japon (Tokyo), la France (Paris), la Russie (Moscou) et la Chine (Beijing) ont tous des capitales qui se retrouvent dans la catégorie Alpha. Les États-Unis (New York) et l’Allemagne (Francfort) font figure d’exceptions.

À bien des égards, les villes mondiales servent de substitut ou même de fer de lance à la puissance de leurs nations respectives. Pour cette unique raison, les États-nations investissent dans leurs villes, en font la promotion dans le monde, les protègent de la concurrence et puisent une immense fierté dans leur statut de villes mondiales. Nous pouvons donc comprendre pourquoi les villes ont été conceptualisées comme des « noeuds » ou des « synapses » dans l’économie mondiale. Il est dans l’intérêt des États-nations d’agir de cette façon par rapport à leurs villes : cela explique pourquoi les déplacements des villes dans la hiérarchie mondiale reflètent la puissance économique, politique et culturelle émergente de leur État-nation.

À la suite de ces observations, nous présentons les trois propositions centrales suivantes qui seront examinées plus en détail dans les prochaines pages :

  • Les villes mondiales manifestent de différentes façons les conditions économiques nécessaires posées par leur État-nation. Ce n’est pas par hasard que les villes mondiales sont presque toujours les capitales ou les villes les plus anciennes de leur État-nation.

  • Même si la hiérarchie mondiale démontre une grande stabilité (voire le « renforcement ») de la position des villes, on peut néanmoins observer des déplacements ascendants ou descendants dans l’échelle de classement des villes. La plupart du temps, ces changements reflètent la montée en puissance des États-nations.

  • Le classement dans la hiérarchie mondiale présente les avantages acquis par les États-nations. Ces avantages ne sont pas seulement centrés sur le pouvoir, mais permettent d’offrir aux populations urbaines des normes très élevées favorisant le développement humain.

Au début de cet article, nous aurions dû faire la mise en garde suivante : nous ne suggérons pas que la mondialisation n’a pas de coûts. Au contraire. La notion implicite dont il est question dans la majorité de la littérature sur la mondialisation et selon laquelle les États-nations et les villes sont nécessairement avantagés par le libre-échange doit être mise en contexte. Le libre-échange et son cortège « d’avantages concurrentiels » entraînent aussi de graves « inconvénients » pour les États-nations et les villes qui ne peuvent faire concurrence aux autres de façon efficace. En effet, nous devons garder à l’esprit ce que le GaWC ne nous dit pas : certains États-nations et leurs principales villes ne sont pas en mesure de prendre place dans la hiérarchie mondiale ou dans des réseaux internationaux en raison d’une pauvreté endémique, d’un manque de ressources, de pénurie de main-d’oeuvre qualifiée ou de désinvestissement. C’est particulièrement vrai pour certaines régions de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient qui sont devenues les « trous noirs » de la mondialisation. Dans le présent article, nous nous concentrons toutefois sur les États-nations et leurs villes mondiales.

États-nations et villes mondiales

En suggérant que les caractéristiques nationales fournissent les conditions nécessaires à la création d’une ville mondiale, nous entendons que leurs économies sont suffisamment puissantes pour propulser certaines villes dans la hiérarchie mondiale. C’est de façon assez naturelle que les conditions politiques et sociales participent à la construction de cet élan national. Bien que ces conditions soient nécessaires au statut mondial des villes, elles ne suffisent pas toujours. Ce statut exige un mélange de volonté politique et de capacité économique.

D’abord, examinons quelques statistiques de base. Le tableau 2 présente les différentes catégories de villes mondiales en fonction du produit intérieur brut (PIB) national et du produit matériel brut (PMB) local. Le tableau montre des villes des différentes catégories, de Alpha++ à « suffisance élevée ». En outre, le tableau donne les PIB et les PMB moyens et médians. Naturellement, les différences moyennes seront confondues aux extrémités du spectre, c’est pourquoi nous devons nous baser davantage sur les médians dans chaque catégorie. Enfin, le tableau présente également la différence en pourcentage entre les PIB et les PMB, mais aussi les valeurs du coefficient de corrélation « r ». Les montants sont en dollars américains constants pour l’année 2010.

Un coup d’oeil au tableau permet d’observer la force du PMB par habitant dans différentes villes de la catégorie Alpha et sa diminution au fur et à mesure que nous descendons dans la hiérarchie mondiale. Le PMB varie de 41 000 $ dans les villes Alpha++ à seulement 27 000 $ dans les villes à « suffisance élevée ». La diminution du PMB est assez constante d’une catégorie à l’autre, même si nous pouvons observer une certaine variation dans les sous-catégories. Les différences de PMB par habitant correspondent aux revenus et aux coûts de la vie de chaque ville mondiale. Les entreprises internationales embauchent des personnes ayant des préférences de consommation onéreuses et mettent une pression sur les prix des terrains des villes centrales. Il n’est pas étonnant que les PMB de Londres et de Tokyo soient considérablement plus élevés que ceux de Newcastle et de Tijuana.

Tableau 2

Villes mondiales par PIB et PMB en 2010

Villes mondiales par PIB et PMB en 2010

L’analyse des auteurs repose sur différentes sources :

  1. Fonds monétaire international, 2012. Bases de données sur les perspectives de l’économie mondiale, avril 2012.

  2. US Metro GMP : The United States Conference of Mayors and the Council on Metro Economies and the New American City & IHS Global Insight. 2012. U.S. Metro Economies : Outlook - Gross Metropolitan Product, and critical role of transportation infrastructure

  3. Données de la banque mondiale (données du pays). Extraites du site suivant : http://data.worldbank.org/country

  4. Base de données métropolitaines de l’OCDE. Extraite du site suivant : http://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=METRO#

  5. Bureaux nationaux de statistiques de nombreux pays

  6. McKinsey Global Institute, 2012. Urban World : Cities and the rise of the consuming class.

  7. McKinsey Global Institute. Global Cities of the Future : an interactive map.

  8. Foreign Policy. September/October 2012. The Cities Issue special report : The most dynamic cities of 2025. in partnership with the McKinsey Global Institute

  9. Brookings Institute. Global Metro Monitor : interactive map.

  10. Brookings Institute, 2012. Global Metro Monitor : Slowdown, recovery and interdependence. Global Cities Initiative, Metropolitan Policy Program.

  11. PricewaterhouseCoopers UK, 2009. Global city GDP rankings 2008-2025.

  12. Economist Intelligence Unit.

  13. Eurostat : Metropolitan Regions’population by sex and age groups on 1 January.

  14. World Gazetteer. World Metropolitan Areas.

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Un intérêt particulier réside dans la différence de pourcentage médian entre le PIB sur le plan national et le PMB à l’échelle des villes mondiales. Comme nous pouvons le constater, les villes mondiales dépassent de loin leur État-nation en matière de productivité. Les écarts les plus importants se trouvent dans la catégorie Alpha où les différences médianes dépassent 139 %. Dans la catégorie Gamma, les différences médianes chutent à 111 %. Au bas de la hiérarchie, les pourcentages médians des villes à « suffisance élevée » sont près ou légèrement inférieurs aux moyennes nationales. Les données sont cohérentes avec l’idée que davantage de villes « mondiales » sont susceptibles de se retrouver au premier plan économique de leur État-nation.

Parallèlement, nous pouvons également observer le rôle joué par les États-nations. Ceux d’entre eux qui possèdent les économies les plus fortes sont aussi ceux qui détiennent les villes mondiales ayant également les économies les plus fortes. Dans l’ensemble, l’association entre les économies nationales et celles des villes mondiales est très élevée et se situe à 0,87. Cette corrélation est constante dans toutes les catégories de villes. Même les villes à « suffisance élevée » enregistrent une valeur du coefficient de corrélation « r » de Pearson de 0,89. Puisqu’il est difficile de tirer des conclusions autres que celles d’une interaction essentielle entre ces deux forces, nous suggérons l’idée d’un processus très interactif.

La hiérarchie des villes nous en dit long sur leur économie politique. Nous savons que les villes viables émergent en raison du fait qu’elles peuvent s’approprier les surplus d’un arrière-pays et lui ajouter de la valeur. Comme n’importe quelles autres localités, les villes mondiales comptent sur cet arrière-pays en ce qui concerne leur valeur productive. Nous savons aussi que les véritables politiques de gouvernance intermunicipale subordonnent les villes à des autorités plus importantes. Les villes mondiales ne sont pas traitées différemment. Les partenariats peuvent se transformer, mais les villes mondiales sont des biens trop précieux pour que les États-nations les laissent filer ou qu’ils renoncent à avoir le dernier mot.

Déplacements dans la hiérarchie mondiale

Nous allons maintenant élargir notre analyse de façon à tenir compte des dynamiques des villes mondiales entre 2000 et 2010. Le terme « catégorie » utilisé fait référence aux principales classes des villes : Alpha, Beta, Gamma et à « suffisance élevée ». Quant au terme « sous-catégorie », il désigne les divisions au sein de ces catégories[2]. Des symboles « + » et « - » sont utilisés pour identifier les sous-catégories, en commençant par celle des villes Alpha++ et en descendant jusqu’au bas de la hiérarchie. Dans cet ordre d’idées, nous attirons l’attention des lecteurs sur les tableaux 3, 4 et 5 qui présentent les villes « gagnantes » et « perdantes » par rapport aux résultats de l’index de connectivité du GaWC, mais aussi selon les changements nominaux ou de catégorie tout au long de la décennie (Derudder et al., 2010).

Comme nous pouvons le constater au tableau 3, Tel-Aviv, Guatemala, Osaka, Dubaï, Canton, Lagos, Philadelphie et Kiev présentent l’ascension la plus importante durant la décennie, période durant laquelle chacune de ces villes s’est hissée de quatre catégories. Des déplacements importants entre les catégories, c’est-à-dire ceux qui représentent un gain de deux ou trois catégories, sont également observés durant la même période pour 46 des 120 villes comprises dans cette analyse (38,3 %). Trente et une villes ont monté d’au moins une catégorie principale (c.-à-d. Alpha, Beta, Gamma, etc.), ce qui représente environ 26 % de l’échantillonnage, entre 2000 et 2010.

Tableau 3

Villes « gagnantes » selon les résultats du GaWC en 2000 et 2010

Villes « gagnantes » selon les résultats du GaWC en 2000 et 2010

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Tableau 4

Villes « perdantes » selon les résultats du GaWC en 2000 et 2010

Villes « perdantes » selon les résultats du GaWC en 2000 et 2010

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Comme l’indique le tableau 4, Budapest, Hamilton, Stockholm, Prague, Auckland et Rotterdam sont les seules villes à faire exception aux données qui montrent une chute de catégories (N = 120 : par conséquent, seulement 5 % des villes de la base de données). Hamilton est la seule ville à être descendue de plus d’une catégorie, passant de Gamma — à celle de ville à « suffisance élevée ». Toutefois, à l’exception d’Hamilton (Ontario, Canada) et de Rotterdam, les villes qui sont descendues dans la hiérarchie sont encore relativement bien positionnées au sein du réseau urbain mondial. Les villes de Budapest, Stockholm, Prague et Auckland se sont retrouvées respectivement dans les catégories Beta, Beta+, Beta+ et Beta et elles sont considérées comme importantes pour le système urbain mondial malgré tout. Les abréviations pour chaque ville sont énumérées dans la colonne de gauche tandis que le nombre de bonds vers le haut est affiché dans celle de droite.

Le tableau 5 dresse un portrait plus détaillé en présentant 130 villes selon leurs déplacements hiérarchiques par nombre de sous-catégories.

Tableau 5

Déplacement vers le haut de la hiérarchie selon le GaWC, de 2000 à 2010

Déplacement vers le haut de la hiérarchie selon le GaWC, de 2000 à 2010

Codes des villes

AA Addis-Abeba; AAM Amman; AB Abu Dhabi; AD Adélaïde; AG Alger; AK Auckland; AM Amsterdam; AN Anvers; AS Athènes; AT Atlanta; BA Buenos Aires; BB Brisbane; BC Barcelone; BD Budapest; BG Bogota; BJ Beijing; BK Bangkok; BL Brésil; BL Berlin; BM Birmingham; BN Bengaluru; BO Bristol; BR Bruxelles; BS Boston; BT Beyrouth; BU Bucarest; BU Bratislava; CA Le Caire; CE Charlotte; CG Calgary; CH Chicago; CI Cincinnati; CL Cologne; CN Chennai; CO Colombo; CP Copenhague; CR Caracas; CS Casablanca; CT Le Cap; CV Cleveland; DA Dallas; DB Dublin; DD Düsseldorf; DE Denver; DK Dhaka; DS Dar es Salaam; DT Detroit; DU Dubaï; ED Édimbourg; FR Francfort; GC Guatemala; GN Genève; GZ Canton; HA Hamilton; HB Hambourg; HC Hô Chi MinhVille; HK Hong Kong; HL Helsinki; HN Hanoï; HS Houston; IN Indianapolis; IS Istanbul; JB Johannesburg; JD Jeddah; JK Jakarta; KC Kansas City; KL Kuala Lumpur; KR Karachi; KS Kinshasa; KU Koweït; KV Kiev; LA Los Angeles; LB Lisbonne; LG Lagos; LH Lahore; LM Lima; LN Londres; LU Luanda; LX Luxembourg; LY Lyon; MA Manama; MB Mumbai; MC Manchester; MD Madrid; ME Melbourne; MI Miami; ML Milan; MN Manille; MP Minneapolis; MS Moscou; MT Montréal; MU Munich; MV Montevideo; MX Mexico; MY Monterrey; MZ Medellin; NA Nassau; ND New Delhi; NI Nicosie; NR Nairobi; NY New York; OK Osaka; OS Oslo; PA Paris; PB Pittsburgh; PC Panama; PD Portland; PE Perth; PH Philadelphie; PL Port Louis; PR Prague; QU Quito; RI Riyad; RJ Rio de Janeiro; RM Rome; RO Rotterdam; SA Santiago; SD San Diego; SE Seattle; SF San Francisco; SG Singapour; SH Shanghai; SJ San José (Costa Rica); SK Stockholm; SL Saint-Louis; SN Shenyang; SO Sofia; SP São Paulo; SR Stuttgart; SS San Salvador; ST Saint-Pétersbourg; SU Séoul; SY Sydney; TA TelAviv; TH Téhéran; TI Taipei; TK Tokyo; TR Toronto; VI Vienne; VN Vancouver; WC Washington; WS Varsovie; ZA Zagreb; ZU Zurich.

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Il est évident que, même avec ou peut-être en dépit de l’arrivée de la grande récession de 2007-2008 et du ralentissement économique qui a suivi, et compte tenu de la restructuration géographique de la croissance économique mondiale, de nombreuses villes ont fait des bonds considérables en ce qui a trait à leur position dans la hiérarchie urbaine mondiale. Avant de poursuivre, il convient de rappeler que le GaWC n’est pas un indicateur de la mondialisation de l’économie en soi, mais plutôt une tentative de comprendre un processus, celui des villes et de leurs transformations qui surviennent en fonction du cours des services financiers mondiaux (Taylor et Aranya, 2004).

En général, les villes qui se trouvent au sommet de l’index ont eu tendance à y rester sauf quelques exceptions, ce qui confirmerait le « renforcement » de la thèse de la hiérarchie présentée plus haut. Au cours de la période examinée, les villes Alpha++ et Alpha+ sont restées les mêmes. Les villes classées dans l’une des sous-catégories Alpha sont montées en moyenne d’une sous-catégorie. En effet, les seules villes de n’importe quelle sous-catégorie Alpha dont le statut a régressé ont été Prague et Stockholm qui sont passées de la catégorie Alpha- à Beta+. La tendance de la mobilité se maintient pour presque toutes les villes des catégories Beta+, Beta et Beta- qui enregistrent en moyenne une hausse d’environ une sous-catégorie. Auckland et Budapest sont les deux seules villes qui ont légèrement chuté, passant de la catégorie Beta+ à celle de Beta.

Les déplacements les plus importants sont positifs et ont été observés dans le cas des villes souvent situées dans les pays en développement, sauf Philadelphie. Les villes qui ont été classées dans la catégorie Gamma où dans celle des villes à « suffisance élevée » en 2000 ont remonté de catégorie plus de deux fois jusqu’à se retrouver dans la catégorie Beta. Les villes considérées à « suffisance élevée » en 2000 se sont en moyenne élevées d’une catégorie complète entre 2000 et 2010.

Même si cette analyse exploratoire se limite à appuyer nos explications théoriques concernant la cause et le sens des dynamiques du réseau du GaWC, elle permet clairement de voir que la plupart des grandes villes de l’hémisphère Sud sont en train de rattraper les villes de l’hémisphère Nord assez rapidement, du moins en termes relatifs. En témoigne l’observation selon laquelle 21 des 31 villes qui ont monté d’au moins une catégorie se trouvent dans les pays d’Asie, d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine, d’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient. Autrement dit, environ 68 % des villes de l’Index qui ont fait un bond important au cours des années à l’étude se trouvaient dans des régions du monde où l’on considère habituellement que des nations à développement moyen ou faible s’y trouvent. Nous supposons qu’un facteur majeur de cette tendance sont les politiques urbaines à l’échelle de l’État qui ont permis d’ouvrir les marchés à une influence extérieure ainsi que les taux d’urbanisation intenses, typiques dans les nations en développement (ONU-HABITAT, 2004).

Les États-nations sont reliés au monde et aux villes mondiales par les liens économiques des villes avec les zones rurales, c’est-à-dire l’arrière-pays ou les secteurs économiques qui ont été favorisés par l’État. Par exemple, Tel-Aviv bénéficie de l’industrie de l’électronique d’Israël (Benguigui, Czamanski et Marinov, 2001), Abu Dhabi et Dubaï enregistrent une croissance considérable en raison d’afflux monétaires issus de l’industrie pétrolière des Émirats arabes unis (Pacione, 2005), Canton est une ville vedette dans le contexte d’urbanisation rapide de la Chine au cours des dernières années (Gaubatz, 1999) et ainsi de suite. La thèse de « l’érosion de l’État » est très discutable. En fait, la montée dans la hiérarchie urbaine des villes chinoises comme Shanghai, Beijing et Canton, s’explique par un gouvernement central très puissant qui a investi d’énormes sommes dans la modernisation des infrastructures et qui a établi des politiques d’aménagement du territoire pertinentes permettant d’atteindre une forte capacité de production et d’élargir les villes existantes. La Chine est aujourd’hui un pays qui s’est peu à peu urbanisé et dont plus de 51 % de la population, c’est-à-dire environ 690 millions de personnes, vit officiellement dans les villes (Phillips, 2012 ; Bureau national des statistiques de Chine, 2011). Un autre 300 millions de migrants non comptabilisés sont aussi entassés dans les villes (Berg, 2012).

Un fait encore plus intéressant est la constance de la puissance nationale derrière les déplacements d’une ville dans la hiérarchie urbaine. Ainsi, les villes les plus prospères de l’Index au cours de la décennie se trouvaient en Chine (Canton, Beijing, Shanghai), en Inde (Chennai, Bengaluru, New Delhi), dans les Émirats arabes unis (Dubaï et Abu Dhabi), ainsi que dans les villes d’Amérique latine (San José, Lima, Montevideo, San Salvador et Santiago), les villes subsahariennes (Lagos, Nairobi, Le Cap) et celles de l’Europe de l’Est (Kiev, Sofia, Zagreb, Bucarest et Moscou).

Parmi les raisons sous-jacentes à cette situation, certaines sont plus faciles à expliquer que d’autres. Comme nous l’avons mentionné, les exemples chinois sont des manifestations directes de la puissance nationale. Comme la Chine, l’Inde et la Russie s’inscrivent sur la scène mondiale ou ont refait récemment surface sur celle-ci, expliquant la montée des capitales nationales comme New Delhi et Moscou. L’élévation de Bangalore — rebaptisée en 2006 Bengaluru —, de Dubaï et d’Abu Dhabi est clairement attribuable à des situations particulières comme la notoriété de Bengaluru en matière d’innovations de haute technologie et les connexions stratégiques de Dubaï et d’Abu Dhabi en termes d’exportations pétrolières vers les États du golfe Persique. Les villes latino-américaines de San José (Costa Rica), de Montevideo (Uruguay) et de Santiago (Chili) ont eu la chance d’être les capitales nationales de nations montantes enregistrant une croissance économique importante. Ces nations ont commencé à prospérer et à s’échapper de leur faible catégorie, celles de « nations sous-développées ». Par exemple, le Costa Rica est maintenant une plaque tournante du commerce en Amérique centrale avec une classe moyenne forte. L’Uruguay a également fait des pas de géant. Les progrès au Chili ont été particulièrement importants et cette nation est devenue membre d’une élite de pays industriels par l’intermédiaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ce raisonnement peut en grande partie être appliqué aux villes subsahariennes de Lagos, Nairobi et Le Cap. Chacune d’elles est située dans l’une des grandes nations d’Afrique, respectivement le Nigéria, le Kenya et l’Afrique du Sud. Chacune de ces trois nations africaines a vu son PIB ainsi que son niveau d’investissement à l’étranger augmenter. Dans les Balkans, la Croatie est de loin le pays le plus prospère dans cette région de l’Europe et a récemment été admise au sein de l’Union européenne.

La plupart de ces exemples d’ascension dans la hiérarchie sont logiques, mais certains cas sont aussi inexplicables. Des villes comme Lima et San Salvador se trouvent toujours dans les affres de la pauvreté nationale. Les villes de l’Europe orientale de Kiev (Ukraine), de Sofia (Bulgarie) et de Bucarest (Roumanie) faisaient partie de l’ancien bloc soviétique et font toujours partie d’États-nations relativement stagnants. Il se peut très bien que ces villes aient entamé le nouveau millénaire avec de très faibles PIB de sorte que la moindre amélioration s’inscrit comme un apport appréciable.

Peu importe la situation, le portrait d’ensemble fait ressortir qu’une vague montante pousse sur les villes mondiales des catégories inférieures. La figure 1 présente un graphique montrant l’ascension hiérarchique de 30 villes mondiales sélectionnées. Elle montre également un changement de catégorie nominale entre 2000 et 2010.

Figure 1

Les 30 villes « gagnantes », 2000 et 2010

Les 30 villes « gagnantes », 2000 et 2010

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Encore une fois, les villes qui se trouvent au sommet de la hiérarchie mondiale ont tendance à conserver leur position supérieure. Les principales villes de Chine font exception et comme nous l’avons souligné plus tôt, deux de ces villes (Hong Kong et Shanghai) sont actuellement dans la catégorie Alpha+ alors qu’une autre (Beijing) se trouve dans la catégorie Alpha. Si nous examinons maintenant nos villes sélectionnées, nous pouvons aussi observer que ces villes ont été catapultées de la catégorie Beta à celle d’Alpha. Parmi celles-ci, mentionnons Dubaï (pétrole) et les créneaux urbains de Bengaluru et de Tel-Aviv (haute technologie). Ce phénomène prouve que le nouveau positionnement stratégique de la République Arabe Unie et le génie de la population locale de l’Inde et d’Israël peuvent faire une grande différence. Fait intéressant, deux villes américaines (Dallas et Philadelphie) ont également amélioré leur rang, passant de la catégorie Gamma à celle d’Alpha-. Ces bonds peuvent être attribués au dynamisme croissant de ces villes dans l’attraction de grandes entreprises, souvent dirigées par des maires entrepreneuriaux. Nous pourrions avancer que, bien que les conditions structurelles aient une bonne part de responsabilité dans la stabilité de la hiérarchie mondiale, elles pourraient être modifiées par un agent au moyen duquel les nations de grandes (Inde) ou de petites (Israël) dimensions pourraient s’affranchir de leurs contraintes.

Villes mondiales et développement humain

Comme nous l’avons mentionné, nous maintenons que le statut économique d’une ville ne peut pas être jugé de façon isolée, indépendamment des dimensions sociales et humaines qui accompagnent le développement économique. À cette fin, nous utilisons l’Indice de développement humain (IDH) du Rapport sur le développement humain (RDH) de l’ONU comme mesure approximative des conditions de vie dans chaque ville. En général, l’Index tente de combiner les données liées à l’éducation, à la santé et au revenu en une mesure unique (RDHONU, 2013 ; RDHONU, 2010)[3]

Le tableau 6 présente les résultats de l’IDH selon les catégories de villes mondiales. Il montre les valeurs moyennes et les écarts-types pour un large échantillon de villes du GaWC. Le tableau est divisé en sous-catégories (huit sous-catégories accompagnées des symboles « + » ou « - ») et de catégories composites (trois grands ensembles).

Comme nous pouvons le voir, l’IDH est élevé dans toutes les catégories et les grandes catégories montrent un lien constant. Les villes Alpha obtiennent un résultat de 0,85, les villes Beta de 0,81 et les villes Gamma de 0,80. Les sous-catégories présentent davantage de variations. En effet, nous observons que l’IDH est plus élevé pour les villes Alpha++ qui détiennent un résultat de 0,96 alors que les symboles « + » et « - » sont parfois fusionnés dans les sous-catégories. Dans l’ensemble, les résultats et les écarts-types permettent de comprendre que les villes qui ont les connectivités internationales les plus solides sont celles qui favorisent le mieux le développement humain.

Afin de replacer les données de l’IDH de 2012 en contexte, les nations qui comptent des villes de catégorie Alpha atteignent en moyenne autour de 0,86 sur l’IDH, ce qui est assez élevé. À titre de comparaison, seulement 33 nations sur les 215 pour lesquelles des données sont disponibles atteignent ce niveau de développement ou un résultat plus élevé. La moyenne de l’IDH pour toutes les nations dont les villes font partie de l’échantillon était d’environ 0,824 et encore, seulement 44 nations atteignent ce niveau de développement ou un niveau supérieur. Les résultats du GaWC en matière de déplacement durant la période de 2000 à 2010 sont modérément en corrélation avec l’IDH (r = 0,296, 0,01 de signification). Le lien est faible, mais permet d’envisager l’idée que le niveau de développement humain a une influence importante sur l’obtention du statut de ville mondiale. Que l’IDH soit ou non une cause ou simplement un effet, cela doit être examiné, mais la logique peut également suggérer que le lien soit interactif. Autrement dit, le niveau de développement humain peut aider les villes à atteindre leur statut de ville mondiale, mais une fois que ce statut et la richesse qui y correspond sont obtenus, les villes peuvent ensuite investir dans leur développement humain, ce qui entraîne un rapport circulaire de cause à effet.

Tableau 6

Valeurs moyennes de l’IDH par rapport aux catégories nominales du GaWC en 2010

Valeurs moyennes de l’IDH par rapport aux catégories nominales du GaWC en 2010

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Figure 2

Indice du développement humain (2012) et classement du GaWC (2010)

Indice du développement humain (2012) et classement du GaWC (2010)

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Est-ce que cela signifie que les villes qui ont un rang élevé dans la hiérarchie devraient être mieux loties en matière de développement humain ? La figure 2 peut nous aider à trouver une réponse. Il s’agit d’un diagramme de dispersion qui juxtapose les valeurs de l’index du GaWC de 2010 et les résultats de l’IDH de 2012. La figure présente un échantillon de 133 villes pour lesquelles des données sont disponibles. Les villes se retrouvent dans toutes les catégories de classification du GaWC.

Comme nous pouvons le constater, le lien entre les classements du GaWC et les résultats de l’IDH est assez faible. Encore une fois, nous ne pouvons pas déterminer exactement dans quelles directions pointent les flèches de causalité. Serait-ce qu’un IDH élevé entraîne un classement mondial supérieur ou l’inverse ? Nous pouvons affirmer qu’il ne semble pas y avoir de gain pour les villes qui ont un statut élevé. Au fond, les géantes mondiales que sont New York, Londres, Hong Kong et Paris restent au même point.

Néanmoins, nous devons reconnaître que les villes n’ont pas à « se mondialiser » afin d’atteindre des niveaux plus élevés de développement humain. Les exceptions sont assez nombreuses pour justifier cette conclusion. Parmi les villes mondiales moins importantes qui se débrouillent très bien sur le plan du développement humain se trouvent San Diego, Brisbane, Édimbourg et Anvers. Il y a aussi beaucoup d’autres exemples que nous n’avons pas mentionnés. À en juger par ces données, il semble que la quête pour obtenir un statut international et un classement mondial élevés est totalement exagérée.

Conclusions

Nous avons pu constater que le classement des villes mondiales est relativement figé au sommet de la hiérarchie (c.-à-d. les villes des catégories Alpha++ et Alpha+). Toutefois, même si ces catégories peuvent faire l’objet d’une certaine mobilité (exemple des villes chinoises), les déplacements entre catégories semblent augmenter à mesure que l’on descend dans la hiérarchie. Quelques villes des catégories Beta et Gamma (Dubaï, Dallas, Philadelphie et Bengaluru) ont en effet accédé au statut de villes Alpha. En même temps, un nombre considérable de villes Gamma et à « suffisance élevée » ont monté de quelques catégories. Les catalyseurs les plus importants de ce mouvement consistent en une position stratégique (facteur géostructurel) et un développement de l’industrie du savoir (facteur politico-institutionnel). Une montée dans la hiérarchie a été remarquée pour certaines villes d’Asie (Canton, Bengaluru, Chennai, Osaka) et d’Amérique (Dallas, San Diego, Calgary, Montevideo, Santiago), alors qu’une mobilité urbaine plus modeste a pu être observée pour certaines villes du Moyen-Orient (Dubaï, Abu Dhabi, Tel-Aviv) qui sont le résultat d’une forte croissance de la production d’énergie (Dubaï, Abu Dhabi) et de l’industrie du savoir (Tel Aviv). Il est toutefois difficile de savoir si cette mobilité se maintiendra ou si elle sera de courte durée. Les modèles de développement économique mondial nous montrent que l’Asie est en hausse en matière de fabrication manufacturière tandis que l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud sont en train de développer leurs économies postindustrielles. Quant à elles, les villes de l’Europe orientale (Budapest, Bucarest, Kiev) et des Balkans (Zagreb) sont prometteuses : elles pourraient grimper dans l’échelle mondiale durant la prochaine décennie. Sauf les exceptions précisées dans cet article, une grande partie des villes de l’Afrique et du Moyen-Orient stagnent et sont souvent désignées comme les « trous noirs » de la mondialisation.

Ces constats nous mènent à notre seconde conclusion. Le classement mondial des villes dépend davantage de la puissance des États-nations et de la vitalité économique des régions que de toute autre chose. Les villes mondiales se retrouvent au coeur d’une géographie politique complexe. Elles peuvent être en mesure de tirer le meilleur parti de ces conditions et certaines y réussissent mieux que d’autres. Un bon exemple peut être celui de la Chine qui a obtenu du succès en faisant la promotion de Shanghai, Canton et Hong Kong. Quant aux États-Unis, même avec leur système politique décentralisé, ils s’en tirent plutôt bien sur la scène mondiale, non seulement grâce à la promotion de New York, mais aussi par la consolidation des richesses de Chicago, de Los Angeles et de San Francisco. Le Canada a aussi réussi en propulsant Toronto, Montréal et Vancouver sur la carte mondiale. Étant donné sa dimension et son emplacement, Calgary est bien positionnée à titre de centre de haute technologie et son avenir semble encore plus prometteur. En comparaison, la Grande-Bretagne a réussi à placer Londres au sommet de la hiérarchie mondiale, mais n’a pas été en mesure d’étendre le même succès à ses autres villes. Cela peut être attribuable en partie à la dimension de l’État-nation, mais les compétences politiques, l’engagement et la chance peuvent avoir une grande influence et permettre à certaines villes de se surpasser (c.-à-d. Singapour, Zurich/Suisse, Tel-Aviv/Israël).

Notre troisième et dernière conclusion touche aux aspects normatifs de cette étude. En reliant les résultats de classement du GaWC à ceux de l’IDH, nous souhaitions examiner si la mondialisation était profitable aux habitants des villes et nous avons compris qu’il n’existe qu’un faible lien entre ces deux aspects. Le développement humain est relativement élevé dans les grandes villes situées au sommet de la hiérarchie et de nombreux résidents de ces villes vivent à leur aisé[4]. Bien que l’on puisse dire que le statut mondial d’une ville est lié (modestement) au développement humain, l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Ainsi, nous avons constaté que les villes qui ont un statut mondial relativement modeste peuvent avoir des niveaux élevés en matière de développement humain. Les décideurs politiques doivent comprendre que le fait qu’une ville est catégorisée « Alpha » mérite d’être souligné mais qu’ils ne doivent pas à tout prix faire en sorte que leurs villes atteignent ce statut. Mieux vaut qu’une ville soit ce qu’elle est et qu’elle aspire à donner le meilleur d’elle-même plutôt que de prétendre être ce qu’elle n’est pas.