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Dans leur compte-rendu corrosif des politiques urbaines contemporaines, les géographes italiens Ugo Rossi et Alberto Vanolo (2012) observent deux récits contradictoires de néolibéralisme et du couple justice/citoyenneté. Les auteurs décrivent le premier comme incorporant un discours public prescrivant les conditions requises pour qu’une ville soit « créative » et plus généralement soulignent le rôle de la culture comme moteur de la croissance urbaine, tandis que le second « met l’accent sur une dimension de la politique urbaine » qui peut être comprise comme le contraire d’une politique qu’on attend d’un gouvernement : la politique prenant alors forme autour de revendications de démocratie élargie, d’égalitarisme de fond et de la pleine reconnaissance « des différences culturelles, ethniques ou d’affiliations sexuelles » (Rossi et Vanolo, 2012 : 19-20).

À l’aide de données semblables, Alan Cochrane détecte une tension fondamentale entre deux façons opposées de comprendre la politique urbaine et son potentiel. Cochrane affirme ainsi que la première interprétation traite de la montée de la ville compétitive comme une preuve importante de l’abandon de l’État-providence d’après-guerre ou keynésien. Trouvant son expression à l’échelle mondiale, la première interprétation est animée par la hausse des mégaprojets et la ré-imagination des villes comme des centres culturels et des villes « globales ». Une seconde interprétation conflictuelle intègre de manière centrale « une croyance telle que les villes sont le moteur du progrès social, en tant que lieux de la civilisation où les conflits peuvent être traduits dans l’engagement démocratique et « l’émancipation », comme des sites sur lesquels des batailles de justice sociale et d’équité se manifestent » (Cochrane, 2007 : 14-15).

Enfin, Gibson et Lowes (2007) font valoir que le développement urbain contemporain et la promotion de l’exploitation sont deux domaines opératoires distincts mais qui se croisent — un champ global et un champ local/régional. À l’échelle mondiale, les décideurs municipaux s’efforcent de construire une image de « classe mondiale » afin d’attirer de nouveaux résidents, des investisseurs et des visiteurs. Bien qu’il y ait toujours eu un besoin de cultiver une image civique positive, cela s’est mué en une urgence particulière au cours des dernières décennies dans un contexte de désindustrialisation et de restructuration. Même s’ils reconnaissent que les défis des écoles en difficulté, des charges fiscales élevées et d’une pauvreté concentrée sont significatifs et bien réels, les leaders municipaux s’attachent fermement à l’idée qu’attirer des flux mondiaux de tourisme et de l’investissement est crucial pour la survie dans un marché mondial. Ne pas le faire verrouillerait la ville en « un état perpétuel de sous-développement ». Cependant, les conséquences de la promotion urbaine et du marketing de l’image jouent également dans un champ local marqué par le contexte et la lutte politique. Les résidents locaux s’expriment sur des solutions de rechange concernant la « belle vie » urbaine qui privilégie la préservation des équipements existants et l’élargissement de la participation du public dans le processus de planification urbaine et de design de la cité. Les luttes sociales sur la question de savoir quelle vision culturelle particulière de la « vie urbaine agréable » va l’emporter sont de plus en plus répandues au croisement des champs globaux et locaux.

À l’instar de Cochrane, de Rossi et Vanolo, ou encore de Gibson et Lowes, j’identifie deux modèles urbains opposés (voir le tableau suivant). Le modèle de croissance économique et de prospérité privilégie la productivité économique, la compétitivité, l’urbanité cosmopolite, la consommation culturelle en milieu urbain, une gouvernance en partenariat public-privé, et enfin la créativité et l’innovation comme moteur de croissance. En revanche, le modèle éthique et émancipateur favorise l’économie informelle, les pratiques urbaines quotidiennes, les infrastructures et les espaces publics, les droits de la citoyenneté, de l’équité sociale et de la redistribution, ou encore la justice sociale et l’espoir démocratique. Au cours des dernières années, ces deux points de vue opposés de développement et de changement ont occupé l’avant-scène du champ des études urbaines, chacune avec son propre territoire universitaire et politique.

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La croissance économique et la perspective de prospérité

En 2012, la revue Urban Studies a publié un commentaire critique (« The Urban Age : Paradox et Prospect[1] ») et un article (« The City Resurgent[2] »), tous deux reconnaissant l’émergence d’une nouvelle « urbanologie populaire », avec des villes comme des points chauds d’opportunité économique et de prospérité. Située presque exclusivement en Amérique du Nord, et émanant surtout de journalistes, de consultants et « d’universitaires familiarisés à l’utilisation des nouvelles formes de médias au sein des écoles d’économie et de commerce » (Gleeson, 2012 : 931), la nouvelle « urbanologie » entend célébrer l’entrepreneuriat et l’essor de la ville globale comme un creuset de l’innovation. Ces auteurs se préoccupent de la créativité urbaine et de la réussite économique (Harris, 2012 : 241), d’ailleurs exemplifiées par le titre du livre le plus récent de l’économiste de Harvard Edward Glaeser (2011) Triumph of the City : How Our Greatest Invention Makes Us Richer, Smarter, Greener, Healthier and Happier[3]. Dans son compte-rendu du Triomphe de la ville dans la revue Urban Affaires Review, Thomas Sigler caractérise l’ approche de Glaeser face aux villes comme « manifestement néoclassique » (en référence à l’économie néoclassique) et note que cela pourrait être la source de possibles discordes, dans la mesure où cette approche reflète « La foi dans le pouvoir des marchés financiers et son interprétation du comportement humain à travers une optique économétrique » (Sigler, 2012 : 142).

Les catalyseurs de cette initiative misent en effet sur l’avantage concurrentiel des villes dans un contexte global. Comme l’explique Sadler (1993 : 175-176), « la commercialisation dynamique d’une ville ou d’une région à travers des activités telles que la publicité et le sponsoring sportif, dans une tentative de gagner une plus grande part d’une prospérité nationale forcément limitée » n’est nullement un phénomène nouveau. La conception de la « ville » de Logan et Molotch (1987), par exemple, est un modèle de « machine de croissance », et une contribution importante au paradigme de l’économie politique des années 1980, en reconnaissant la centralité du lieu de concurrence. Ce qui est nouveau, c’est que cela est maintenant disputé dans le cadre d’une restructuration mondiale et de l’internationalisation de l’activité économique.

Les versions contemporaines de marketing territorial entraînent presque toutes la manipulation consciente de la culture par les élites urbaines (Kearns et Philo, 1993). Les villes entrent de plus en plus en compétition en « se muant elles-mêmes en endroits distinctifs de consommation pour répondre aux nouvelles exigences de la demande sur le marché haut de gamme concernant la commercialisation des loisirs, d’activités récréatives ou d’autres expériences de villégiature » (Lees, 2003 : 614).

Au cours des années 1980 et 1990, la plus grande part de régénération urbaine à travers la culture gravitait autour d’une « consommation spectaculaire » ou encore un « développement de la ville imaginaire » (Hannigan, 1998), dans laquelle les promoteurs urbains se servaient des subventions financées par les contribuables et les partenariats public-privé pour bâtir des stades sportifs, des casinos, des complexes urbains voués au divertissement et des projets culturels phares (notamment les musées d’art moderne et contemporain, comme le musée Guggenheim à Bilbao, et la Tate Modern Gallery à Londres). Les services sociaux et communautaires de base ont été sacrifiés sur l’autel du développement de tels mégaprojets. Ainsi, tout au long des années 1980 et 1990, les recettes municipales à San Diego, en Californie, ont été redirigées vers le réaménagement du centre-ville commercial et la construction d’un nouveau stade de baseball et d’un centre de congrès. L’entretien des infrastructures et des services publics a alors été financé par des emprunts auprès des régimes de retraite, une stratégie vouée à l’échec au cours des années 2000, lorsque l’économie a faibli (Erie et al., 2011). Le jour même où la ville de Détroit faisait faillite (procédure suivant le chapitre 9)[4], le gouvernement de l’État du Michigan annonçait qu’il s’engageait toujours à fournir 444 millions de dollars pour la construction d’un nouveau stade destiné au hockey professionnel au centre-ville. Ceci n’est en aucune façon limité aux villes américaines. Dharavi (Inde), quartier populaire de Mumbai porté à l’écran par le film anglais Slumdog Millionaire, est actuellement menacé d’être transformé par les forces de « populisme néolibéral » en une copie conforme du développement commercial instauré à Canary Wharf[5] (Roy, 2011).

Depuis les années 1990, il y a eu une réorientation partielle des politiques urbaines vers un nouveau discours qui « joue la carte des avantages d’un environnement dynamique propice, de quartiers « néo-bohèmes », caractérisés par une scène artistique active et une culture ouverte sur la diversité et la tolérance » (Hannigan, 2007 : 67). Cette approche a fini par être plus étroitement identifiée à la thèse de la « classe créative », telle que défendue par le géographe économique américain Richard Florida.

Pour comprendre d’où vient l’inspiration de la thèse de la classe créative de Richard Florida, de même que pour tenir compte de la raison pour laquelle les urbanistes et les politiciens du monde entier l’ont accueillie avec tant d’enthousiasme, nous devons nous tourner vers la Silicon Valley, ce phénomène de géographie sociale et commerciale compact, dont le noyau est le « Parc de recherche de l’Université Stanford », à savoir des bâtiments de commercialisation de la technologie bénéficiant de toutes les commodités qu’on trouve habituellement en ville, centre établi par le doyen de l’ingénierie de Stanford dès 1951. Le Parc de recherche a ainsi attiré une masse critique d’entreprises dans les domaines de l’électronique, des logiciels, de la biotechnologie, dont finalement le nombre croissant s’est déversé à travers la vallée de Santa Clara (Brugmann 2009 : 278). Dans son étude pionnière des années 1990, Anna Lee Saxenian (1996), experte en économie régionale, a offert une explication « culturelle » à la croissance de la Silicon Valley. Saxenian avance que ce qui a le plus contribué à la vallée jusqu’à devenir un point chaud pour l’innovation de l’industrie des semi-conducteurs et des microprocesseurs a été en fait une organisation décentralisée, un environnement coopératif où les entreprises et leurs employés sont prêts à partager leurs connaissances. Elle met cela en contraste avec les fortunes qui s’affichent tout au long de la route 128 vers Boston, ce corridor high-tech bien établi, où les grandes entreprises indépendantes se méfient du partage de l’information, de peur que leurs concurrents l’utilisent pour en tirer profit.

Fondamentalement, Saxenian note que les échanges de connaissances dans la Silicon Valley ont eu lieu non seulement dans les salles de réunion et dans les bureaux, mais aussi dans des environnements plus informels comme les associations (notamment le Homebrew Computer Club), les restaurants et les bars. Cela a conduit à l’émergence d’une multitude d’idées nouvelles et d’entreprises ; les membres du Homebrew Computer Club par exemple, ont créé plus de vingt sociétés informatiques, y compris celles de Steve Jobs (Apple) et de Bill Gates (Microsoft) (Currid, 2007 : 73). C’est sans surprise que les politiciens et les urbanistes à travers l’Europe et l’Amérique se sont empressés d’essayer de reproduire le phénomène de la Silicon Valley.

Dans son livre best-seller Rise of the Creative Class, Richard Florida offre une interprétation singulière du modèle culturel de Saxenian. Florida attribue l’émergence d’un centre d’électronique de grande envergure dans la région de Santa Clara à un afflux de hippies vieillissants de Berkeley et de Stanford qui ont embrassé le côté « cool » et décontracté de la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley. La créativité et l’excentricité ont été ici largement acceptées. Les valeurs de la vie de bohême couplées à l’éthique protestante du travail se transformèrent en une nouvelle « philosophie créative ». Florida prétend que le même modèle de base peut être décelé dans presque toutes les autres régions de technologie à forte croissance, notamment Boston, Seattle ou encore Austin, au Texas. En employant huit indices statistiques (haute technologie, innovation, gay, bohémien, talent, creuset, diversité composite et créativité), il soutient que les villes désireuses d’attirer les travailleurs de la haute technologie doivent prévoir des infrastructures d’accueil où la tolérance, la diversité ou encore le choix des lieux de concerts, des galeries d’art de quartier, des salles de spectacle et des théâtres, soient à la hauteur des aspirations des futurs résidents. Florida avance que les « créatifs » choisissent leur lieu de résidence sur la base du mode de vie, pas sur celui de l’économie.

Florida et ses disciples considèrent la « tolérance » comme essentielle à la réussite de la ville contemporaine. La tolérance est définie ici comme « l’ouverture, l’inclusion et la diversité de toutes les minorités ethniques, races et horizons de vie » (Florida, 2005, 37). Le think tank britannique Demos a utilisé la méthodologie de Florida pour mesurer le potentiel créatif de 40 des plus grandes villes du Royaume-Uni. Il en a conclu que la différence ethnique et sexuelle est au coeur du développement durable, de la créativité et de l’esprit d’entreprise des villes : « La diversité est vitale, car c’est grâce à la combinaison et la collision du nouveau et de l’ancien que l’innovation et l’adaptation se produisent. Plus la ville est ouverte à de nouvelles personnes, aux nouvelles idées et aux nouvelles façons de vivre, plus son dynamisme sera fort » (Demos, 2003. Cité in Binnie et al., 2006 : 2-3).

La thèse de la « classe créative » de Florida est souvent discutée en parallèle avec les deux notions de revitalisation et de ville compétitive. La revitalisation urbaine a une dimension et un sens qui va au-delà des dénominations précédentes, soit la reconstruction urbaine et le réaménagement urbain. Autrement dit, la revitalisation « s’apparente à une véritable croisade morale, pour sauver non seulement l’économie mais aussi l’âme de la nation » (Furbey, 1999). Fortement encouragée dans les milieux politiques et dans les médias comme un moyen d’inverser un déclin des communautés industrielles aux États-Unis et en Grande-Bretagne, cette tendance a pourtant conduit à la déréliction et à la dépopulation, en particulier dans les centres-villes. Les villes, qui cherchent à stimuler la croissance économique, en particulier sous la forme d’emplois destinés à la classe moyenne et élevée dans le secteur des services, entrent en concurrence avec leurs homologues pour attirer des industries des secteurs clés. Pour réussir, « elles doivent se « vendre » elles-mêmes comme des emplacements recherchés au sein de la nouvelle économie » (Jones et Evans, 2008 : 55). Markusen (2006 : 1924) observe que de nombreux maires et responsables de grandes villes, incapables de comprendre pleinement l’argument de la classe créative de Florida, « agitent la bannière de la créativité, l’utilisent pour mettre en valeur leurs institutions artistiques désuètes et annoncent à grands cris l’amélioration des équipements urbains, principalement destinés aux touristes ».

Dès le départ, une tempête de critiques a déferlé sur la théorie de la classe créative. La viabilité de la catégorie du concept de classe créative de Florida a été fortement contestée. Lors de son analyse statistique, Florida a inclus un vaste éventail de professions, depuis les ingénieurs ou les comptables jusqu’aux illustrateurs de bandes dessinées. Cependant, lors d’une transcription plus anecdotique, il semble assimiler « créatifs » à un faisceau beaucoup plus étroit de « travailleurs créatifs », en particulier les comédiens et les musiciens. Comme Markusen (2006) le souligne, ce dernier groupe diffère considérablement de la classe moyenne éduquée dans son ensemble, notamment dans ses convictions politiques et idéologiques. Ironie du sort, parce que nombre d’entre eux travaillent à la pige, les artistes sont ceux qui sont libres de choisir où ils veulent vivre en fonction de leurs préférences et de leurs styles de vie. En revanche, les « gens qui suscitent vraiment l’intérêt de Florida » sont les programmeurs, les concepteurs et les entrepreneurs qui étaient au centre de l’extravagant, mais bref, boom de l’Internet à la fin des années 1990 (Lloyd 2006 : 67) et qui restent à l’affût quant à la disponibilité des possibilités d’emploi. Les critiques ont également souligné que Florida inverse le sens de la relation entre la croissance économique et la création de quartiers urbains au voisinage avant-gardiste et tolérant. Bien davantage que de drainer une catégorie de travailleurs de l’industrie du microcircuit ou des semi-conducteurs, il est plus probable que les villes prospères attirent des personnes au tempérament bohème précisément parce qu’il y a un marché émergent pour l’art et le divertissement.

Les défenseurs du droit, de la justice et d’un modèle de pratiques sociales quotidiennes se montrent particulièrement critiques face aux travaux de Richard Florida. Ils s’opposent à l’hypothèse que la créativité serait l’apanage des membres d’une classe créative aisée. La créativité peut aussi être détectée au sein de populations pauvres et marginalisées qui mettent en oeuvre des stratégies de survie créatrices sur une base quotidienne (Rossi et Vandolo, 2012 : 56 ; Wilson et Keil, 2007). En outre, l’afflux de personnes de la classe créative dans la régénération des quartiers du centre-ville est atteint au détriment de l’accroissement d’une ségrégation sociale. Florida cite comme remarquable la ville d’Austin, au Texas, exemple d’une ville dynamique où la scène musicale alternative en plein essor[6] a attiré des créateurs de haute technologie qui, à leur tour, ont été les catalyseurs d’un développement intense basé sur la technologie. Mais, bien évidemment, cela a été associé à une aggravation des inégalités de revenus, notamment entre ceux qui travaillent dans l’industrie des technologies de l’information et ceux qui travaillent dans d’autres secteurs économiques, et plus précisément les membres de la minorité hispanique (McCann, 2007 ; Rossi et Vandolo 2012 : 57).

Les pratiques éthiques et émancipatrices

Alors que la croissance économique et le modèle de prospérité sont avant tout affaire de transactions, les droits, la justice et le modèle d’émancipation visent à rendre la ville plus accessible et démocratique. Les études urbaines, insiste Loretta Lees (2004b : 4) « ont besoin d’une normativité et d’une dimension utopique plus fortes pour enrichir leur tradition de diagnostic critique ». Dans son livre, La Ville émancipatrice (2004a), elle montre que la ville a une longue histoire de mensonge ou d’affabulation au coeur même de beaucoup de conceptions utopiques de la démocratie, de la tolérance ou de la réalisation de soi. Tandis que la conception d’une ville comme espace de liberté et pépinière pour la démocratie remonte à l’Antiquité, « c’est avant tout dans la transition vers le capitalisme et l’urbanisation rapide qui l’a guidée, que les divers courants de pensée contemporains à propos d’une ville émancipatrice émergent » (2004b : 5). Lees accorde au pionnier sociologique du xixe siècle Georg Simmel, et à son essai fondateur, Les grandes villeset la vie de l’esprit[7], une importance toute particulière. Alors que Simmel s’inquiète de la dégradation constante des échanges de plus en plus impersonnels parmi les « inconnus » au coeur de la ville, il reconnaît également le potentiel de celle-ci pour libérer ses habitants d’une intolérance sous-jacente venue d’une vie rurale et traditionnelle. Simmel note que la ville, « promesse de liberté », accorde le privilège de « suivre les lois de notre moi profond » et montre ainsi que l’individu est unique et irremplaçable.

Afin d’être en mesure de poursuivre la quête de liberté décrite par Simmel, les citadins doivent résider dans une « ville juste ». Susan Fainstein (1997) classe les approches fondamentales quant à la question de la justice sociale dans la ville en une typologie tripartite comprenant (1) l’économie politique, (2) le poststructuralisme et (3) le populisme urbain. Fainstein (1997 : 18) affirme que ces trois points de vue « attaquent le statu quo de la ville capitaliste et occupent apparemment des positions à gauche de l’échiquier politique ».

C’est le géographe David Harvey qui représente le mieux la position de l’économie politique. Harvey a d’abord adopté ce thème dans son célèbre livre de 1973 Social Justice and the City, que Katznelson (1997 : 45) décrit comme n’opérant rien de moins que « la transformation du champ des études urbaines et de la théorie politique normative ». Examinant à nouveau le sujet deux décennies plus tard, Harvey (1992) se nourrit profondément des écrits de la philosophe politique Iris Young pour poursuivre son argument en faveur d’une perspective de justice sociale sur la ville. Young souligne que, dans une société juste et civilisée, l’idéal normatif d’une vie citadine s’enthousiasme de relations sociales ouvertes à la différence et sans exclusion. Elle introduit ainsi le concept de la ville sans oppression (« unoppressive city »), qui prône une « ouverture à l’altérité non assimilée » — étrangers vivant côte à côte qui, même s’ils n’adoptent pas une nouvelle identité collective, sont malgré tout prêts à se familiariser avec de nouvelles expériences culturelles et sociales (Young, 1986). Concrètement, « l’hétérogénéité appelle l’interaction » (Simpson et Kelly, 2011 : 357). Les élus d’une ville démocratique doivent prendre en compte et donner voix à « ceux qui sont différents, dont les points de vue, les expériences et les appartenances sociales sont différents » (Young, 1990 : 119).

Harvey nous dit toutefois que la réticence des forces de l’ordre à adopter volontairement une « ouverture à l’altérité non assimilée » reste le talon d’Achille de cette vie citadine. Prenant le cas bien connu du conflit de territoires au Tompkins Square Park à New York City, Harvey considère « cinq visages » de l’oppression (exploitation de la force de travail sur le lieu de travail et sur le lieu de vie, marginalisation, impuissance, impérialisme culturel, violence), déjà examinés par Iris Young, et en ajoute un sixième, les dégradations écologiques. Il conclut qu’une planification urbaine et des pratiques politiques justes doivent clairement reconnaître et éliminer ces aspects de l’oppression.

Fainstein identifie les principaux textes du début de l’urbanisme poststructuraliste comme Death and Life of Great American Cities (La mort et la vie des grandes villes américaines) de Jane Jacobs (1961) et Uses of disorders (Les usages de la désorganisation) de Richard Sennett (1970). Fainstein observe que le thème de la diversité imprègne la critique poststructuraliste de l’urbanisation capitaliste (1997 : 26). Sennett soutient plutôt que l’essence de la vie urbaine est « sa diversité et ses possibilités d’expérience complexe ». Hélas, dans les villes américaines contemporaines et leurs banlieues, les gens ont tenté de limiter l’entrée d’une source conflictuelle dans leur vie en se repliant sur des « communautés » se voulant ethniquement purifiées et racialement homogènes. En conséquence, la plupart des régions métropolitaines américaines ont « perdu la vitalité, l’hétérogénéité, la diversité et le méli-mélo des grandes villes de la fin du xixe et du début du xxe siècle » (Smith, 1979 : 154). Jacobs appuie la notion d’ « auto-diversification spontanée des populations urbaines » dans la mise en place des plans et des politiques. Lees (2004 : 14) observe que Jacob qui « encense la ville comme un environnement hospitalier, et même émancipateur pour expérimenter la différence », a « eu une influence » sur la mise en place d’une gentrification du centre-ville.

La troisième tradition fondamentale, le populisme urbain, « existe moins en théorie qu’en pratique, où il inclut l’agenda des mouvements sociaux urbains qui s’opposent aux programmes de rénovation urbaine ou en appellent à la propriété publique des usines et des services publics » (Fainstein 1997 : 31). Fainstein cite le sociologue et urbaniste bien connu Herbert Gans comme l’incarnation même de cette approche. Gans dénigre la vision de Jane Jacob du quartier urbain idyllique comme celui qui est spatialement et socialement divers, et où les habitants des classes moyennes supérieures s’enquièrent de la qualité des aliments en consultant les épiciers ou bouchers italiens du quartier. Cet idéal se reflète dans les idées d’une génération de chercheurs urbains importants, notamment Sharon Zukin. Gans rétorque qu’imposer aux autres cette « prédisposition à une coloration bohémienne des habitants et une croyance erronée dans le déterminisme physique » (Fainstein 1997 : 31) est indéniablement antidémocratique.

Dans une discussion plus récente de la justice sociale en milieu urbain, Fainstein (2010) identifie et discute de trois principes qui, selon elle, permettent de schématiser la ville juste : la démocratie, la diversité et l’équité (Keating, 2012 : 138). Dans une veine similaire, Iveson et Fincher (2008, 2011) soutiennent que la diversité des villes et de leurs habitants est devenue un sujet central de préoccupation pour la conception de la planification urbaine et de sa pratique. Ils adoptent la formule just diversity (que l’on pourrait traduire par « pour une diversité « vraie » ») pour désigner le type de diversité qui devrait être poursuivi. Les mesures proposées par la planification devraient englober trois objectifs : la redistribution égalitaire des ressources et des opportunités, la reconnaissance des différences culturelles, et l’approche suivante : faire en sorte que les citadins aient la possibilité de découvrir l’altérité par des rencontres avec les étrangers avec qui ils partagent la ville. Les auteurs illustrent leur cas pour la planification d’une diversité juste à travers une discussion de la situation changeante des services et des infrastructures dans les bibliothèques publiques métropolitaines. Ils pressent les partisans des bibliothèques publiques à résister aux efforts de commercialisation de ces espaces, notamment par l’introduction d’une politique d’utilisateur-payeur. Il est capital que l’accès aux bibliothèques publiques soit « considéré comme relevant de la citoyenneté avec ses notions associées de droits et d’accès universels, ainsi que d’identité et d’altérité » (2011 : 415).

Aujourd’hui, les droits, la justice et le modèle des pratiques quotidiennes s’inscrivent dans de nombreux travaux de géographes et d’urbanistes qui s’opposent à l’urbanisme néolibéral, et en particulier à la croissance économique et à un modèle de prospérité discuté plus haut. En effet, il est tout à fait correct de dire que c’est la montée des théories et des politiques néolibérales qui a déclenché et alimenté un intérêt croissant, dans la perspective éthique et émancipatoire pour les études urbaines. Dans son livre, The Prospect of Cities, John Friedmann critique l’ébauche du rapport sur les délibérations de la Commission mondiale sur l’urbanisation du xxie siècle. Une prédiction parmi les propositions de ce rapport affirme que « le monde entier dans sa presque totalité va cohabiter dans un seul réseau urbain mondial entraîné par une concurrence à l’échelle planétaire ». Pour Friedmann, cela est tout à fait contestable car cette approche réduit l’urbanité à une seule dimension, qui « englobe toutes les autres formes de diversité dans la logique de marchés libres » (2002 : 15).

Différence urbaine et changement urbain

Tajbakhsh (2001 : 5-6) caractérise la trajectoire du xxe siècle comme une intensification de l’hétérogénéité et de la différence — ethnique, raciale, linguistique et religieuse. « De vastes réseaux d’étrangers » ont conflué, surtout dans les villes d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, dans des circonstances sociopolitiques au sein d’une immigration mondialisée, et « significativement différentes de celles qui ont caractérisé la dernière grande vague d’immigration, à la fin du xixe siècle ». Tajbakhsh observe que lors des périodes historiques précédentes, des différences existaient, mais il y avait une pression somme toute minime pour intégrer un espace public avec un certain sens fédérateur des valeurs et des croyances. En revanche, il y a bel et bien aujourd’hui un impératif normatif pour créer une démocratie multiculturelle marquée par les « flux, la fluidité, la multiplicité, le chevauchement, l’altérité et l’hybridité ». Affaiblis face aux défis d’une économie mondiale et contraints de minimiser leurs fonctions de régulation et de protection sociales dans le cadre de la tendance néolibérale, les gouvernements nationaux ont de plus en plus intégré le dilemme de savoir comment faire face à cet excédent de différences en ville.

Tajbakhsh a reconnu que la complexité des villes rend la tâche très difficile, et même si de nombreux résidants urbains soutiennent largement les idéaux de tolérance et de différence urbaines, quand il s’agit de leur propre vie, très souvent, ils ne renoncent pas à la familiarité et à la sécurité que procurent une banlieue paisible ou un voisinage homogène. Cette dualité se retrouve dans les politiques urbaines et de planification. On peut parler de deux courants contradictoires au sein de la sphère de la politique urbaine. Le premier privilégie une forte disposition à la ségrégation. Afin de maximiser une homogénéité sociale, la prévisibilité de la criminalité pour protéger les résidants urbains aisés, les urbanistes, les politiciens et les promoteurs privés unissent leurs forces pour construire une liste d’espaces résidentiels et commerciaux exclusifs et forclusifs, tels que des communautés de résidents aisés, clôturées, aux enclaves de commerces de luxe (Hannigan 2010 : 77). Un flux de politiques opposées résiste à cette tendance à la ségrégation en encourageant la création de logements à revenus mixtes et des collectivités durables sur une base sociale plus éclectique (Atkinson, 2006 : 831).

L’attitude à adopter face à la différence urbaine reste la question principale au sein du présent article. Elle est intimement liée au projet plus vaste d’expliciter le changement urbain. Manifestement, la croissance économique et un modèle de prospérité embrassent la diversité comme un fait souhaitable. Comme nous l’avons vu, la thèse de la classe créative attribue à la différence une place centrale dans l’élaboration et la réussite de stratégies urbaines. Florida (2005 : 39-40) est parfaitement clair : « En tout état de cause, les lieux plus ouverts et diversifiés sont susceptibles d’attirer un plus grand nombre de gens talentueux et créatifs — le genre de personnes qui catalysent l’innovation et la croissance. » La théorie de la classe créative appuie la diversité et la tolérance parce qu’elles sont censées attirer des travailleurs du secteur des microconducteurs et de l’électronique de précision, qui sont considérés comme la clé de la santé et de la prospérité économiques d’une ville. En fait, la diversité est ici valorisée principalement comme un leurre.

De la même manière, les promoteurs urbains mettent en avant les thèmes de la multiculturalité et de l’ethnicité comme des phares de la vitalité d’une ville et de son caractère cosmopolite (Hannigan, 2010). Selon Van Liempt et Veldboer, l’empreinte ethnique d’une ville (ou d’un quartier spécifique) est une part importante d’une palette culturelle de la nouvelle économie symbolique. Les quartiers ethniques animés, en particulier, sont de plus en plus encouragés par les gouvernements municipaux comme des éléments clés dans la mise en place de stratégies de marketing et de revitalisation urbaine (2009 : 81). La délimitation de périmètres « ethniques » destinés aux touristes est conçue en vue d’un « dividende de la diversité » ou d’un « avantage ethnique ». Comme le fait remarquer Lees : « Il est paradoxal que la théorie de la renaissance urbaine promeuve la diversité culturelle en même temps que des formes de consommation ostentatoires et un contrôle social qui freine cette diversité » (Lees, 2003). La diversité est traitée ici comme un moyen plutôt qu’une fin.

Derspectives de réconciliation

Alan Cochrane, dans son livre Comprendre la politique urbaine (2007), nous avise que si la logique de la croissance économique et la perspective de prospérité, ou bien encore si le point de vue éthique et émancipateur sont poussés trop loin, chacun devient injustifiable. Le danger de la première, « c’est qu’elle nous enferme dans un monde fondamentalement déterminé par l’élaboration de procédés plus ou moins draconiens du néolibéralisme » (2007 : 145, notre traduction). Pendant ce temps, le second, abstrait et vague, est capable de défrayer la chronique par la critique toujours plus acerbe, mais incapable de mener à des transformations.

La seule issue possible est alors de forger un certain type de réconciliation ou de compromis, à la fois théorique et sous la forme de changements politiques réels. Fainstein (2010 : 71) observe que l’argument de Richard Florida (2002) a d’abord semblé atteindre une réconciliation heureuse entre les valeurs de croissance économique et celles de la diversité sociale. Alors qu’auparavant, la diversité était « une valeur traditionnellement associée aux critiques culturels se situant à gauche de l’échiquier politique plutôt qu’à des coalitions favorables à la croissance », c’est maintenant devenu « un mantra pour les représentants publics visant à favoriser la résurgence urbaine ». Hélas, cela s’est avéré une erreur. Dans ce cas, Florida traite de la diversité beaucoup d’une manière similaire à son égérie, Jane Jacobs, qui en faisait une sorte de « couleur locale ». En revanche, les théoriciens du point de vue éthique et émancipateur, inspirés par « le droit à la ville » de Lefebvre, définissent la diversité comme « l’insertion de tous les usagers de la ville dans l’espace de la cité, indépendamment de leurs différences culturelles » (2010 : 70).

Comme mentionné plus haut, Iveson et Fincher (2011) définissent un cadre de trois grands objectifs se recoupant et mutuellement définis, une « logique sociale » de la planification à la poursuite des droits de la ville : la redistribution, la reconnaissance et l’approche. La redistribution se réfère à « la différence entre les riches et les pauvres, puisque les caractéristiques de la ville exacerbent le fait que certaines personnes détiennent toujours plus tandis que certaines ont de moins en moins de ressources matérielles et d’opportunités » (2011 : 409). La reconnaissance signifie une différence de statut, par laquelle certaines identités urbaines sont injustement dévalorisées ou stigmatisées. L’approche précise que chaque individu possède un éventail d’identités possibles plutôt que d’être limité à un groupe d’identités uniques. Ceci est connu comme la « différence de métissage ». Comme Iveson et Fincher le reconnaissent, ces logiques sociales n’existent pas isolément les unes des autres et, en fait, parfois, se croisent. Néanmoins, ils estiment qu’il est utile de les distinguer de manière analytique. En examinant les possibilités de concilier les deux grandes perspectives mises en évidence dans cet article, il est logique de commencer par la typologie de Iveson et Fincher.

Prévoir une redistribution des cartes, bien que souvent controversée, est la tâche la moins compliquée. Alors que Fainstein n’offre pas de solution toute faite en vue d’une réconciliation sur un plan théorique abstrait, elle émet quelques suggestions utiles concernant la politique de la ville et la planification. Lors d’une discussion à propos de Batttery City Park, une communauté sujette à réaménagement dans la partie sud de Manhattan, d’ailleurs critiquée pour être une enclave de gens riches, elle suggère que les promoteurs auraient pu utiliser des obligations-recettes provenant de gains futurs du projet non seulement pour financer le logement subventionné ailleurs dans New York (alors que les recettes furent en fait détournées vers le fonds général), mais pour fournir un nombre restreint de logements à louer en deçà du prix du marché sur le territoire même de Battery City Park (2010 : 99). Ce type de mesure aurait, en une pierre deux coups, su reconnaître l’importance économique du développement d’un tel mégaprojet et contribuer, quoique de façon modeste, à l’offre de logements accessibles.

Considérer et corriger la marginalité systématiquement vécue par les employés du secteur artistique au sein de « l’économie créative » est un autre domaine où les politiques de redistribution pourraient s’avérer fort utiles. Comme Murray et Golmitzer (2012) l’ont observé, beaucoup de ceux qui travaillent dans les quartiers urbains branchés encensés par Richard Florida sont en fait pris dans un piège de la précarité, la précarité ayant le sens d’une existence sans sécurité. Le fait de changer fréquemment d’emploi et de travailler pour plusieurs employeurs, à la pige par exemple, conduit à une rémunération souvent sous le seuil de pauvreté et à de longues heures de travail, la plupart du temps sans avantages sociaux ni sécurité de l’emploi. Richard Lloyd (2006 : 225), dans son étude ethnographique bien connue du quartier de Wicker Park à Chicago, signale que de nombreux employés de l’économie numérique parmi la pléthore de nouvelles petites entreprises des médias dans et autour de Wicker Park luttaient pour vivre décemment, y compris les fondateurs mêmes de ces entreprises qui « gagnaient à peine plus que leurs employés, voire moins pour un même type d’emploi ». Ces micro-entreprises avec pignon sur rue avaient tendance à faire de la sous-traitance pour les grandes entreprises clientes, avec des flux de revenus aléatoires découlant de commandes de travail à la pièce. Une solution possible serait ici de mettre en oeuvre les dispositions de flexisécurité[8], par lesquelles les travailleurs créatifs sont couverts par des règles de protection de l’emploi et de l’accès à la santé, au chômage, à la retraite et à d’autres avantages qui sont pérennes d’un contrat à l’autre (Murray et Golmitzer, 2012 : 430). Il pourrait également être fort utile de redéfinir la nature même de la sous-traitance, quand cela semble être essentiellement un travail salarié sous un autre nom.

Traiter des questions relatives au « contact » et à la « reconnaissance » est moins simple que d’inviter à une redistribution des cartes du secteur. Attirant l’attention sur le triste sort des immigrés maliens à Paris qui mènent une vie misérable, « à la limite du seuil de pauvreté », Sargent et Larchanché-Kim (2006 : 23) soutiennent que « l’apologie faite du métissage et de la créativité des immigrants dans une ère de transnationalisme et de mondialisation doit être tempérée par la marginalité persistante et une vie incertaine dont sont victimes de nombreux migrants ». Comme je l’explique dans un article précédent (Hannigan, 2010), l’avantage de la diversité qui est souvent rattaché au cadre ethnique et néo-bohème fait plus pour vampiriser ces populations que pour encourager un réel développement de zones de contact urbain où le métissage, le mélange des genres et une culture authentique prévaleraient.

En outre, comme l’observe Di Cicco (2007 : 63), la diversité en est venue à désigner quelque chose de plus vaste qu’un concept ethnoracial, socioculturel ou de multiculturalisme. Il affirme qu’on entend maintenant par diversité, mode de vie, affiliation sexuelle et religion. Bien que cela encourage les gens à réaliser ou à reconsidérer le sens de leur vie dans un cadre « d’aspirations, de rêves, de réjouissances, mais aussi d’espoirs et de craintes », cela complique également les efforts visant à utiliser les outils de la planification urbaine pour corriger les conflits identitaires et gommer les différences.

Une tentative ambitieuse de concilier les deux positions peut être relevée dans un article récent de Navarro et Clark (2012) dans Europeean Societies, la revue officielle de l’Association européenne de sociologie. Les auteurs commencent par identifier une perspective à double tranchant quant au rôle de la culture au coeur des villes contemporaines. L’approche dite de la « ville créative » répond à des objectifs de développement économique. Son caractère politique est décrit comme structurant, tandis que le lieu prototypique est un ancien quartier industriel qui accueille actuellement des espaces dédiés à l’art et au divertissement. En revanche, la planification ou la ville éducative vise plutôt à promouvoir un accès égalitaire à la culture, aux loisirs et à l’éducation. Son caractère politique en est un de redistribution. Le lieu idéal dans la ville éducative est alors le voisinage, le quartier, qui sert d’espace pour le développement civique. Navarro et Clark proposent une troisième approche, qu’ils nomment la ville en tant que scène culturelle. Dans ce cas, la politique culturelle locale ne se traduit pas par une orientation politique transversale qui engloberait alors à la fois la croissance économique et les problèmes de redistribution et autres projets. Les chercheurs entrevoient ainsi la possibilité d’une nouvelle culture politique, dynamique, pour l’instant absente des préoccupations de la classe politique de droite de la cité dite créative, inexistante aussi à gauche de l’échiquier politique qui prône la ville éducative. Dans une ville riche en lieux d’intérêt, les efforts pour attirer des gens créatifs et des touristes seront toujours pris en charge par le budget, mais ces efforts seront modérés et grandement facilités par la saine gestion et la capacité institutionnelle des collectivités locales. Les questions culturelles mobiliseront ainsi plusieurs groupes d’un champ beaucoup plus vaste de la communauté que simplement la ville pro-croissance axée sur la création ou encore la ville éducative, où la culture est conçue comme une politique de bien-être.

Navarro et Clark tentent de créer un précédent pour la consommation culturelle urbaine comme une pièce maîtresse d’une nouvelle culture politique. Ils soutiennent que la politique culturelle est transversale, autrement dit plus à même qu’un grand nombre d’autres enjeux de trouver une sorte de juste milieu entre la gauche et la droite. La conséquence est que la culture est devenue ce que l’environnement avait laissé promettre et aurait dû être : une question neutre qui peut unir et inspirer, ou, si ce n’est le cas, au moins « un domaine politique partiellement distinct au sein de la politique locale ». Bien que l’on ne puisse s’empêcher d’applaudir leur initiative, la conviction de Navarro et Clark dans une glorification de la consommation culturelle qui agirait comme un talisman est quelque peu naïve, surtout en ce qui concerne les « villes ordinaires » du Sud[9]. En tant que tel, le parallèle est facile à établir, avec à la fois la confiance aveugle que Richard Florida et ses acolytes ont mise dans la puissance de la créativité, ou peut-être même la confiance excessive que les adulateurs de Jane Jacobs montrent envers le potentiel de transformation de la diversité et de la différence urbaines.

Navarro et Clark ont toutefois raison sur une chose. Il y a un besoin urgent pour une nouvelle culture politique à l’échelle municipale qui encouragerait la recherche d’une métropole à la fois prospère et socialement juste. À cette fin, Paul Chatterton (2000) a introduit le concept de rénovation urbaine créative. Il entend par là que nous devons passer d’une ville créative qui est dirigée par une élite et obsédée par la satisfaction des besoins de consommation de la classe moyenne à celle qui ouvrirait le processus créatif à tous les éléments de la communauté, y compris les groupes les plus marginalisés de la société. Chatterton exprime son soutien face à l’option de la créativité antidémocratique et illégale. À plus long terme toutefois, le renouvellement urbain créatif ne peut pas façonner de manière unilatérale une ville véritablement agréable à vivre et pérenne. Cela nécessite une conciliation plus profonde et plus étendue entre les deux paradigmes contradictoires mentionnés dans cet article.