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En hommage à Monique Legrand

Le processus d’invisibilité des femmes dans le vieillissement s’apparente à celui qui régit leur place dans les autres champs scientifiques et sociétaux, à savoir leur absence ou leur oubli dans les analyses ou les politiques, du fait du biais androcentrique, et leur particularisation[1] quand il s’agit de les prendre en considération. Pour autant, si l’on peut constater que la dévalorisation du vieillir concerne tant les hommes que les femmes, puisque se posent pour tous et toutes l’exigence et la reconnaissance du « droit de vieillir » (Puijalon et Trincaz 2000), comment expliquer, d’une part, que les vieilles femmes soient davantage soumises à un regard stigmatisant et que, d’autre part, les féministes aient si longtemps pratiqué le « déni »? Au sujet de cette dernière question, aurait-on affaire à un processus comparable à celui qui a concerné la santé et le corps en sciences sociales? La domination du modèle biologique et médical dans le domaine du corps et de la santé, particulièrement en France, a retardé l’intérêt des sciences sociales pour un « objet » défini d’abord comme relevant du biologique. Ce modèle longtemps dominant également dans l’appréhension du vieillissement a pu différer l’intérêt pour une approche en termes de construction sociale des corps vieillissants, et cela, plus encore pour les féministes engagées dans une résistance à toute interprétation « naturaliste » de la situation des femmes. Les dimensions physiologiques du processus de vieillissement rendraient-elles ce champ de recherche périlleux, par sa proximité avec une définition biologique du corps et plus encore celui des femmes? C’est l’hypothèse, entre autres, que formule Rose-Marie Lagrave (2009 : 116) en taxant de minimaliste ce féminisme qui évite de s’interroger sur la vieillesse : « Le féminisme, on le sait, n’a cessé de “ dé-biologiser ” les affects du corps et les phénomènes sociaux; or, la vieillesse est un temps où le biologique se rappelle cruellement au corps et à la pensée. Comment penser simultanément la construction sociale des corps et les signes biologiques de la mort? ».

Par ailleurs, d’autres hypothèses sont avancées parmi lesquelles le fait que les revendications féministes, au cours des années 70, portaient plus sur les inégalités entre hommes et femmes dans l’accès au travail professionnel, sur la critique de la double charge de travail des femmes, sur les moyens de maîtriser leur corps et sur les inégalités de salaire que sur les pensions de retraite (Filosof 1993; Puijalon et Trincaz 2000).

L’analyse critique des relations entre production et reproduction, autrement dit l’analyse de la division sexuée du travail, concernait les seules dimensions de la vie dite « active », comme si, occupées à revendiquer leur place et leur reconnaissance dans l’univers économique de la production privée et publique, les féministes, jeunes pour la plupart, évitaient de s’imaginer dans des situations où la vulnérabilité serait plus présente.

L’ouvrage de Simone de Beauvoir (1970) rend compte d’une ambivalence fondamentale. Si son projet est de rendre visibles ces « parias », ces exclues de la société, si elle montre que les représentations des vieilles femmes sont plus négatives que celles des vieux hommes (on dira un « beau vieillard » mais jamais une « belle vieillarde »), elle fixe comme objectif à la société de lutter contre cette inhumaine condition qu’est le vieillissement.

Vers une prise en considération de la vieillesse des femmes

Un parcours des débuts de la production des travaux sur le vieillissement et le genre montre que la mise en visibilité des femmes vieillissantes s’est faite selon deux entrées principales. D’une part et d’abord, à travers une critique des représentations plus négatives à leur égard, dans un contexte général, tant scientifique que sociétal, de déni et de dévalorisation du vieillir; des publications, étalées sur une dizaine d’années, sont apparues autour de la question de l’existence d’un double standard de l’âge, c’est-àdire du constat à la fois de l’androcentrisme des regards et des inégalités dans les représentations de genre, en défaveur des femmes (Sontag 1972; Abu-Laban et McIrvin 1984; Gee et Kimball 1987). D’autre part, à travers le développement des travaux sur la production de santé et de soin dans la famille à l’égard des personnes aînées (Guberman, Maheu et Maillé 1993; Favrot-Laurens 1995; Membrado 1995) et plus précisément donc comme destinataires du soutien apporté majoritairement par d’autres femmes.

Les travaux pionniers outre-Atlantique de Margaret Lock (1993) ont inspiré les recherches menées plus récemment autour de la médicalisation du corps des femmes et des traitements médicaux de la ménopause (Kérisit et Pennec 2001; Delanoë 2006). Ils ont impulsé notamment une réflexion sur le processus de vieillissement des femmes avec le parti pris d’une approche fondée sur les expériences des femmes dans l’avancée en âge, qui ont pu à la fois relativiser le vécu négatif de la ménopause et ouvrir la réflexion à d’autres événements du parcours de vie des femmes qui accompagnent cette étape existentielle (fin de carrière professionnelle, départ des enfants, bilan de sa vie, veuvage, etc.) (Cribier 1985; Gognalons-Nicolet 1986; Jaspard et Massari 1986; Charpentier 1995; Côté 1996 et 1998). La voie était ouverte vers une prise en considération des expériences du vieillir et des inégalités de genre (Gognalons-Nicolet et Bardet-Blochet 1996; Stuckelberger et Höpflinger 1996; Gognalons-Nicolet 1997).

Cependant, c’est l’entrée par la visibilité des femmes dans le travail de soin et dans le lien intergénérationnel qui a été déterminante, notamment en France, dans le développement du champ de recherche sur le genre et le vieillissement. Toutefois, elle n’a pris une grande ampleur qu’à partir des années 2000; auparavant, elle avait fait des avancées timides de 1995 à 2000, alors que d’autres pays européens mais aussi outre-Atlantique étaient de pointe dans ce domaine (Twigg et Atkin 1994). En France, l’équivalent du terme care était le « prendre soin » ou la prise en charge ou encore l’aide. Dénominations plus ou moins heureuses et plus ou moins contestées par la suite (Clément et Lavoie 2005). En Allemagne, on connaît surtout les travaux d’Ursula Lehr (1989) ou de Gunhild Hagestadt (1995).

En Amérique du Nord, les éditions du remue-ménage ont publié sur le sujet un premier ouvrage au titre subversif : Et si l’amour ne suffisait pas… (Guberman, Maheu et Maillé 1993). Cet ouvrage avait pour objet de révéler la présence massive des femmes dans le soutien aux personnes aînées, les contraintes de genre dans le travail de soin ainsi que les limites de la capacité oblative des femmes (Bloch et Buisson 1994). Il s’en est suivi beaucoup d’autres (Favrot-Laurens 1995; Membrado 1995, 2002 et 2009; Pennec 2002, 2003 et 2009).

Ces premiers travaux ont constitué une avancée majeure, sur la voie peu ouverte jusque-là, de la reconnaissance du travail et de l’expérience des femmes dans le champ du vieillissement. Cependant, occupés à réhabiliter un « objet » disqualifié, ils ont seulement posé les prémisses d’une véritable analyse critique des catégorisations à l’égard de la vieillesse, qui pouvait concerner tant les hommes que les femmes. Il restait à mieux connaître les parcours de vie des unes et des autres, leur parole sur leurs expériences et leurs sentiments d’existence au regard de leur propre vieillir et de leur rapport au monde. C’est le projet mis en oeuvre depuis par les recherches qui ont suivi.

De la vieillesse « aidée » à la vieillesse sujet : travail de soin, lien intergénérationnel et expériences plurielles du vieillissement

Depuis le début des années 2000, on assiste à la multiplication des travaux sur le vieillissement d’abord favorisée par le contexte démographique de même que par les enjeux économiques et politiques de santé et de soin, mais aussi par l’avancée des réflexions et des analyses dans le champ du vieillissement. L’allongement de la durée de vie concernant une majorité de femmes, les inégalités et les différences de genre commencent, pour certains chercheurs et chercheuses, à acquérir quelques lettres de noblesse, alors que d’autres continuent à s’y intéresser en ciblant des aspects particuliers.

L’analyse des conséquences des inégalités de genre sur les manières de vivre sa vieillesse porte, entre autres, sur les représentations de la vieillesse, les expériences individuelles du vieillir, le rapport au corps vieillissant, la santé et le recours aux soins, les revenus et, enfin, les engagements dans le monde privé ou public (Attias-Donfut et Tripier 2001).

On peut citer notamment un remarquable texte de Michèle Kérisit (2000). Son projet, qui tend à montrer la diversité des formes du vieillir des femmes, est aussi une manière de s’opposer à la vision homogénéisante des « personnes âgées » et à la tendance de la gérontologie sociale à construire la vieillesse (plus particulièrement celle des femmes) comme un problème social. Ce texte s’intègre dans un ensemble d’autres démarches qui s’inscrivent dans une approche sociologique du vieillissement pluriel (Clément, Drulhe et Membrado 1998; Caradec 2004b), qui tend à laisser la parole aux femmes et aux hommes sur leur propre interprétation de l’avancée en âge. Claudine Attias-Donfut (2002) fait une synthèse sur le thème « sexe et vieillissement » dans le livre coordonné par Thierry Blöss sur la « dialectique des rapports hommes-femmes ». En Belgique, un ouvrage de l’Université des femmes de Bruxelles (Peemans-Poullet 2005) a pour projet de rendre visibles les vieilles femmes et leur situation inégalitaire, dans les solidarités familiales et publiques, dans les inégalités de pensions, dans les expériences de la santé et de recours aux soins… Au Québec, un ouvrage collectif sur la place des femmes âgées dans l’espace public et privé aborde le rapport à l’intime, à soi, et les multiples engagements des femmes (Charpentier et Quéniart 2009a et 2009b).

Les travaux menés répondent de plus en plus à l’exigence et à la volonté de réhabiliter et de mieux connaître une étape du parcours de vie, jusque-là négligée, dans ses dimensions plurielles et inégalitaires.

Le « prendre soin » : visibilité des femmes et du lien intergénérationnel

Selon les dernières estimations de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE 2011; Vallin et Meslé 2010), l’espérance de vie à la naissance est en France de 84,8 ans pour les femmes et de 78,1 ans pour les hommes. La moyenne européenne est légèrement inférieure pour les femmes (82,6 ans). La part des hommes de plus de 80 ans est d’environ 25 %. Cependant, cet accroissement de la longévité profitant à tous et à toutes a déclenché, surtout depuis les années 80 et les perspectives de l’arrivée en masse des baby-boomers à l’âge de la retraite, un processus de dramatisation autour des conséquences sanitaires et économiques de ce que l’on appelle sans trop de précaution le « vieillissement de la population » et la montée en charge des « personnes âgées dépendantes ». Vivant plus longtemps et étant frappées par plus d’incapacités que les hommes, les femmes sont susceptibles de constituer le plus gros du « fardeau » (ce terme est ici une traduction du Burden, outil épidémiologique qui sert à mesurer la charge supportée par les aidantes et aidants) (voir, entre autres, Clément et Lavoie 2005).

C’est ce phénomène notamment qui, avec le développement de la gérontologie sociale, a conduit à encourager des recherches sur la « prise en charge » des personnes aînées, à construire la catégorie des « personnes âgées dépendantes », et celle qui lui est liée des aidants et des aidantes. La construction de la vieillesse comme un « problème », qu’il soit social ou médical, a été largement critiquée par les travaux en sciences sociales (Veysset-Puijalon et Deremble 1989; Clément, Drulhe et Membrado 1998; Ennuyer 2002).

Les recherches menées sur les dispositifs de soutien et de soins ont eu plusieurs implications quant à la mise en visibilité des rapports de genre : la première a consisté à montrer la place massive des femmes tant dans le soutien aux vieux parents que dans l’aide professionnelle (plus de 80 % des personnes qui en aident d’autres sont des femmes dans les familles; elles sont plus de 90 % dans les services professionnels) (Bressé 2004). Les recherches ont mis en avant les processus de hiérarchisation au sein même de la désignation des personnes « aidantes », selon la place dans la parenté et selon les normes de genre (Clément 1993; Pennec 1999; Clément et Lavoie 2005) et permis d’avancer de nouveaux concepts tels que la visibilité, l’invisibilité et la survisibilité (Twigg et Atkin 1994; Clément 1996). Si les conjoints et les fils ne sont pas absents de l’accompagnement effectué, les tâches qu’ils réalisent concernent plus le travail de gestion ou de visite que le soin et les tâches ménagères (Renaut 2000). Avec les transformations progressives de la structure des ménages et notamment avec l’augmentation de la vie en couple, du fait de l’allongement de la longévité, le conjoint ou la conjointe assure la plus grande partie du soutien (Renaut 2011). Cependant, certains travaux révèlent une constante : les femmes et les hommes âgés ne sont pas accompagnés de manière semblable. Les femmes âgées seraient plus aidées par la parenté (Arber et Ginn 1993; Soullier 2011). Simone Pennec (2012 : 6) commente des enquêtes réalisées par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) qui montrent ceci :

[Les] hommes âgés disposent du soutien de leurs conjointes (presque pour moitié d’entre eux), puis de leurs filles (1/3), les fils n’intervenant qu’auprès de 12 % d’entre eux. Cet ordonnancement du soin familial est modifié pour les femmes âgées, accompagnées d’abord par leurs filles (pour moitié environ), puis par leur fils (1/4) et 14 % par leur conjoint.

Ces données mériteraient d’être enrichies par des enquêtes qualitatives, spécifiant le type de tâche réalisée, son intensité ainsi que les recours aux services extérieurs, pour permettre de mesurer le sens des transformations dans les rapports de genre, au sein des couples comme au sein des familles. Parmi les autres implications de ces recherches, on peut mentionner les ambivalences et les paradoxes de la reconnaissance de ce travail réalisé dans les familles par les femmes (Gadrey 2009; Pennec 2009). Reconnaître ce travail par une qualification (pour les professionnelles), dont on sait les atermoiements, ou par l’attribution d’un statut pour les proches qui soignent des membres de leur famille, est certes un impératif, mais qui contribue à entériner l’affectation des femmes à ces tâches en renforçant les normes de genre, mais aussi les inégalités sociales entre femmes. C’est tout le débat qui est repris autour du care aujourd’hui : la production du soin comme travail reconnu et qualifié ou comme servitude reste une question prioritaire marquée par des enjeux de genre, de classe et de culture que la mondialisation des échanges rend particulièrement sensible (Hochschild Russell 2004; Paperman et Laugier 2006).

Une autre implication positive a été la mise en évidence des liens intergénérationnels et la manière dont se fabriquent et se transforment les liens entre filles et mères, par exemple, à travers ce que les sociologues Françoise Bloch et Monique Buisson (1994) appellent la « circulation du don » au sein des familles. La mobilisation des théories du don et de la dette issues des travaux de Marcel Mauss a pu permettre de qualifier autrement que par la notion de fardeau ou de charge le travail accompli par les femmes, épouses ou filles, au sein de la parenté, de même qu’elle a permis d’en saisir les transformations (Membrado 2002 et 2009). Avec le développement des revendications d’autonomie, leur présence de plus en plus forte sur le marché du travail, les femmes aspirent à plus de liberté de choix et délèguent, quand c’est possible, les tâches de soutien. Toutefois, là aussi, très nombreuses dans le travail de gestion du système d’aide, elles sont encore plus souvent que leurs compagnons contraintes à articuler les différents temps sociaux, même si les hommes, en particulier dans les couples, sont de plus en plus nombreux à accompagner leur compagne fragilisée. Ils font cependant plus appel aux services professionnels que les femmes et sont reconnus plus facilement comme « aidants » par le personnel professionnel. Les femmes de ce que l’on appelle la « génération pivot » des 55-70 ans et plus doivent arbitrer entre notamment le soutien aux vieux parents et la garde des petits-enfants (Le Borgne-Uguen 2000; Attias-Donfut 2009).

Cette approche par le « prendre soin » (care), très développée de nos jours, a eu par contre tendance à occulter la diversité des expériences de la vieillesse des femmes (et des hommes), les réduisant à des objets du care, à la « dépendance » ou à l’incapacité.

Des vieillesses plurielles et des inégalités de genre

L’approche sociologique par les expériences individuelles du vieillir, qui tend à en montrer la diversité, a permis notamment d’analyser le vieillissement comme un processus qui résulte des histoires et des trajectoires antérieures. Un des apports majeurs de la sociologie du vieillissement a été de susciter un intérêt pour l’ensemble de la trajectoire biographique et, de ce fait, d’ouvrir une approche fondée sur le parcours des âges. Parler de parcours de vie ou des âges, dont on sait qu’il ne se réduit plus à un découpage ternaire simple et linéaire (voir, en particulier, Kholi 1989), permet en outre de rompre avec une définition statutaire et catégorielle des âges. En liant les différents temps de la vie, la perspective temporelle permet d’éviter l’impasse essentialiste qui fait du « vieux » ou de la « vieille » un ou une autre que soi-même : jeunesse et vieillesse s’inscrivent alors dans une temporalité commune (Lagrave 2009; Membrado 2010).

Vieillir, c’est ainsi faire l’expérience des transitions et des transformations de la vie, c’est faire l’expérience du temps qui passe et qui se manifeste dans des transformations personnelles (transition biographique) et dans son rapport aux autres (transition relationnelle).

La retraite depuis le milieu du xxe siècle fait certes partie des transitions, des ruptures plus ou moins bien vécues par les personnes, mais elle n’est pas le seul événement significatif, en particulier pour comprendre les expériences des femmes. C’est sur ce point notamment que les théories du désengagement élaborées par des sociologues américains au début des années 60 ont fait l’objet de critiques. Cumming et Henry (1961) postulaient que l’avancée en âge se caractérise par un retrait ou un désengagement inéluctable des vieilles personnes par rapport à la société. Cette théorie est très axée sur le modèle du travail et rend réciproques l’intérêt de l’individu (qui a envie de se retirer) et celui de la société (qui prend congé de ses membres les moins performants). Parmi les critiques formulées, celles d’Arlie Hochschild Russell (1975) sont intéressantes du point de vue du genre, puisque, selon elle, avoir moins d’activités ne signifie pas avoir moins d’engagement, et ce modèle fonctionnaliste ne rend pas compte de la multiplicité des expériences sociales et surtout des expériences sexuées des activités et des temporalités sociales (le veuvage ou les problèmes de santé peuvent être des marqueurs aussi importants que le retrait de l’activité professionnelle dans le processus de vieillissement). En France, on peut voir le pendant de ces approches androcentriques, axées sur le modèle masculin de l’activité dans le modèle de la retraite comme « mort sociale ».

Le sentiment de vieillir peut commencer plus ou moins tôt par des signes corporels, des événements particuliers comme les séparations, le veuvage, la perte des proches : il s’agit de composer avec ces transitions, ces signes dans un environnement social qui encourage le maintien en bonne santé, l’entretien de la forme, les valeurs de la jeunesse ou, au moins, de la performance corporelle et sociale. Pour qualifier ce travail de négociation, s’est développée en sociologie du vieillissement la notion de « déprise » qui entend rendre compte de la manière dont les hommes et les femmes vivent, en recomposant avec soi-même et avec les autres, leur avancée en âge (Barthe, Clément et Drulhe 1990; Clément 1999 et 2003; Clément et Membrado 2010).

Le processus de déprise[2] dans ses dimensions de recomposition, de choix liés aux changements existentiels, de la fatigue plus souvent mentionnée, de la plus grande lenteur dans l’accomplissement des gestes, consiste à se recentrer sur l’essentiel : la déprise procède par sélection des lieux et des liens, par suppression d’activités et report sur d’autres. Il ne s’agit pas seulement de s’adapter par rapport aux changements éprouvés à l’intérieur et à l’extérieur de soi, mais de conserver au mieux l’identité que l’on s’est forgée tout au long de son existence. La déprise consiste à déployer de véritables stratégies de reconversion qui sont aussi un moyen de sauvegarder son intégrité devant l’irréversibilité du temps. Alors, bien sûr, il existe de multiples façons de vivre ce temps de la vie, et les supports mobilisés seront différents et inégaux, selon la trajectoire antérieure, les expériences vécues, les situations personnelles et relationnelles du moment. Devant cette expérience existentielle qui s’exprime avec plus ou moins de bonheur, de sérénité, les hommes et les femmes font des choix, plus ou moins contraints notamment par leur position sociale et leur genre. Dans tous les cas, les plus vieux et vieilles n’oublient pas que la vieillesse est la dernière étape du parcours de vie et ce sentiment d’un temps limité oriente plus ou moins fortement leurs modes d’existence (Clément 2000).

Une négociation avec le vieillir plus difficile pour les femmes[3]?

Dans la recherche, on fait état d’un paradoxe (voir, pour une discussion de ce paradoxe, Legrand et Voléry 2012a et 2012b) : une plus grande longévité des femmes serait accompagnée par une plus grande morbidité. Et, en effet, les femmes sont plus affectées par les incapacités fonctionnelles que les hommes et par des problèmes de santé plus handicapants qui surgissent plus tôt et elles vieillissent dans de moins bonnes conditions. Elles sont plus nombreuses à vivre seules, même si les dernières données de l’Institut national d’études démographiques (INED) (Gaymu 2008) montrent que la vie en couple a une nette tendance à la hausse (avec le rattrapage de la longévité des hommes). Si l’on considère l’ensemble des 60 ans et plus, en 2000, 77 % des hommes étaient mariés, et seulement 47 % des femmes; pour les 80 ans et plus, l’écart est encore plus net : 62 % des hommes et 15 % des femmes étaient dans cette situation. Si l’on prend en considération bien sûr les inégalités sociales, les femmes vieillissent en général avec de plus faibles revenus (les pensions de retraite pour celles qui en ont sont inférieures des deux tiers à celles des hommes) et elles sont plus nombreuses que les hommes à toucher le « minimum vieillesse » (Burgade 2006).

Cependant, il convient de souligner un autre paradoxe, constat fait par plusieurs dans le monde de la recherche : malgré ces conditions plus défavorables sur un plan économique et social (le double standard qui fait que les femmes sont plus tôt désignées ou dépréciées comme vieillies que les hommes), celles-ci auraient une expérience plus variée et plus positive que les hommes et elles manifesteraient une satisfaction de la vie et une volonté de vivre plus forte. C’est Sara Carmel (2001), entre autres, qui souligne que « the will to live » corrélée au bien-être participerait d’une différenciation entre les sexes.

Comment comprendre que les femmes négocient leur vieillissement plus en douceur? Ou, pour paraphraser Maryvonne Gognalons et Anne Bardet-Blochet (1996), posons-nous les questions suivantes : « Qu’est-ce qui nous tient en vie? Qu’est-ce qui nous fait résister aux épreuves? » Plusieurs hypothèses avancées sont à discuter au regard des dernières publications (voir, notamment, Lagrave 2009; Legrand et Voléry 2012a et 2012b).

Des expériences de temporalités multiples et des habitudes apprises, par les contraintes de la division du travail, à jongler et à devoir arbitrer entre diverses activités domestiques et publiques, pourraient être plus favorables à la gestion temporelle qui accompagne les transitions et les passages (à la retraite notamment) (Marchand, Quéniart et Charpentier 2010).

L’unidimensionnalité qui caractérise les trajectoires de la plupart des hommes par la focalisation dominante sur l’emploi pourrait constituer un handicap. On peut se demander si la progression de l’autonomie et de l’investissement professionnels des femmes n’aura pas une incidence sur l’attitude des prochaines générations. Certaines recherches montrent que les femmes qui ont exercé des métiers « à responsabilité » retardent le plus possible le retour à la maison ou se retrouvent dans des responsabilités associatives qui prennent le relais (Pennec 2009; Petit 2010).

Un réseau de relations fort et dense qui se manifeste par le rôle joué par les femmes de mise en communication dans les familles ou hors famille et qui se poursuit avec l’avancée en âge par le maintien ou le renouvellement de liens pourrait être un élément marquant. L’exemple du veuvage est significatif de ce point de vue. Le veuvage apparaît comme un événement traumatisant beaucoup plus que d’autres transitions biographiques comme la retraite ou le départ des enfants, puisqu’on note une surmortalité des personnes veuves par rapport aux mariées (Caradec 1998). Tout dépend aussi de l’âge auquel il survient. Toutefois, dans la plupart des cas, les hommes éprouvent plus de difficultés à vivre leur veuvage, tant sans doute par leur exceptionnalité statistique que par leurs moindres capacités à supporter la solitude (Caradec 2001 et 2012). On sait qu’ils se remarient plus que les femmes et, en dehors de l’explication par le déséquilibre démographique entre hommes et femmes avec l’avancée en âge, les recherches montrent que les veuves renouent plus facilement des relations et de nouvelles amitiés entre « copines » plutôt que de chercher à convoler à nouveau. Le « veuvage libération » qu’avait mentionné Lalive d’Epinay (1985) est une réalité rapportée par beaucoup de femmes. Dans nos propres recherches (en région toulousaine), parmi les femmes interwiewées (plus de 75 ans en 1995), celles qui étaient célibataires ou avaient été veuves précocement manifestaient une plus grande autonomie et maîtrise de leur vie (Clément, Mantovani et Membrado 1995; Membrado 1999). Elles avaient pu développer plus de liens et d’activités en dehors de l’univers domestique. C’est parmi les femmes mariées avec enfants que l’on trouvait le plus de personnes éprouvant un sentiment de mal-être, et celles qui attendaient le plus de leur famille. Hagestadt (1995) suggérait que les femmes bénéficieraient d’un crédit d’aide, c’est-à-dire qu’elles attendraient un retour, qui ne vient pas toujours, en échange de ce qu’elles ont donné pour leurs enfants. On peut se demander ce que l’accroissement de la vie en couple, notamment la baisse du taux de veuvage, entraînera comme conséquences sur les modes de vie et les rapports de genre. Selon Renaut (2011), en 20 ans, la proportion des personnes de 75 ans et plus vivant en couple, uniquement avec leur conjoint, a progressé : elle est passée de 36 % en 1988 à 44 % en 2008. Il sera intéressant d’explorer les effets de cette vie en couple prolongée en prenant en considération les évolutions des comportements liés au changement d’une génération marquée par les valeurs d’autonomie et une plus grande distance dans les investissements familiaux.

Cependant, il n’est pas sûr que les changements soient radicaux. Perla Serfaty-Garzon (2010) repère, pour certaines femmes récemment retraitées, un retour en force du modèle classique, où elles se retrouvent dans le « piège » domestique du soin pour autrui. Les formes du statut familial (seule, veuve ou mariée) et du rapport à la famille, associées à la catégorie sociale, sont des variables encore insuffisamment explorées.

Un rapport au faire et au pouvoir différent est vécu par les femmes et par les hommes. Ceux-ci semblent éprouver plus de difficultés à vivre la transition vers un monde où ils perdent leurs relations professionnelles et leur statut. Faire le deuil de son appartenance à l’espace public tel qu’il est défini par les modèles valorisés (à travers les principales dimensions de l’activité productive et de l’utilité sociale) ne se pose pas dans leur cas dans les mêmes termes que pour les femmes. Le sentiment de décalage, avec le monde environnant, qui est une expérience du vieillir, est manifestement plus fort pour les hommes que pour les femmes. Ils sont sans doute plus aussi dans le faire individuel que le faire collectif. Les expériences ou les manifestations collectives comme les Babayagas[4] ou même de résistance aux catégories stigmatisantes de l’âge comme les « mémés déchaînées » (Charpentier et autres 2004) n’ont pas d’équivalent chez les hommes.

Le deuil du pouvoir est sans doute plus difficile à faire que celui des liens qui restent, même diminués, longtemps vivaces. Pour un homme, ne plus être reconnu dans son statut d’« actif », renoncer à certaines activités comme la conduite automobile, par exemple, constitue un événement majeur qui accentue le phénomène de déprise. Si certains d’entre eux ont eu le sentiment de « tenir le monde », leur plus grande mobilité et leur plus vaste espace d’action sur l’environnement par rapport aux femmes les préparent moins au retrait des affaires publiques et aux renoncements (Legrand et Voléry 2012a et 2012b).

Paradoxalement, alors que les femmes connaissent des conditions plus défavorables sur un plan économique et social, sont plus tôt désignées ou dépréciées comme vieillies que les hommes, ces derniers semblent plus sensibles que les femmes aux effets de l’âgisme, c’est-à-dire de la disqualification de la vieillesse. Le rapport que la plupart d’entre eux entretiennent avec les clubs ou les foyers du troisième âge, ou avec les animations collectives qui concernent leur catégorie d’âge, est particulièrement révélateur de cette expérience. Dans une recherche sur ce type d’association organisée précisément « pour le bien-être social et matériel des personnes âgées » (Davidson et autres 2001 : 53), on se demande pourquoi les hommes y sont sous-représentés. En dehors de l’explication par la statistique, qui fait que les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans la vieillesse, un certain nombre de constats se sont imposés. C’est le pour ou en faveur de que rejettent en majorité les hommes. Un homme de 79 ans, appartenant par ailleurs à un club de golf, dit : « Je n’aimerais pas être vu mort dans un endroit pareil – ça veut dire que vous êtes foutu, que vous avez laissé tomber » (Davidson et autres 2001 : 48). Un autre de 91 ans, interrogé dans nos enquêtes, dit à propos d’un club du troisième âge : « Il est fait pour les vieux et les femmes. » L’association ou le club centré sur l’âge représente trop le lieu de l’entre-soi stigmatisé, le lieu où les personnes sont perçues comme passives et sont l’« objet » des préoccupations et des actions des autres à leur égard.

Pour certaines femmes (et majoritairement de milieu populaire), qui s’embarrassent moins de ce rapport au « recevoir », puisque la plupart d’entre elles ont donné toute leur vie, le club du troisième âge est l’occasion de se retrouver « entre amies », mais aussi de prendre des distances avec les occupations domestiques ou les obligations familiales. Il représente, de manière paradoxale, un lieu de « secondarité » (Membrado 1998), c’est-à-dire un espace où l’on peut souffler et maintenir les liens entre le dedans et le dehors. Dans tous les cas, la pratique de ce type de lieu reste pour certaines femmes plus que pour certains hommes le signe d’un aller et venir possible entre le dedans et le dehors. La dimension anthropologique de la « secondarité », étendue à d’autres lieux et à d’autres pratiques, comme processus qui permet de maintenir au moins deux pôles dans sa vie, réels ou imaginaires, reste encore à explorer, dans ses formes sexuées, comme moyen d’échapper à l’« assignation à résidence » et à la réduction identitaire (être ailleurs, c’est aussi être un ou une autre).

Conclusion

Si l’on peut dire que le vieillissement entraîne un relâchement des contraintes sociales, au regard des rôles investis dans la division sexuée du travail et dans la vie dite active, peut-on affirmer, comme l’avance la thèse de l’androgynisation, qu’il implique un affranchissement des normes sexuées? Cette hypothèse apparaît comme peu pertinente, même s’il ne faut certainement pas durcir l’opposition entre les hommes et les femmes dans l’aménagement de cette transition où les nouvelles générations de femmes privilégient un temps pour soi et où les hommes réinvestissent, pour certains, de nouveaux rôles dans les familles (Pennec 2009).

L’analyse des rapports entre vieillissement et genre implique de prendre en considération les effets combinés de l’âge, de la catégorie sociale, de la situation dans le parcours de vie ainsi que de génération. C’est ce que proposent les recherches qui s’orientent de plus en plus vers l’intersectionnalité (Calasanti et Slevin 2006; Legrand et Voléry 2012a et 2012b). Le sentiment d’être plus vite vieillie ou vieilli est lié à la fois au genre et à la catégorie sociale. On mesure les effets transversaux des enjeux de classe dans la même catégorie de sexe. Les femmes qui ont mené une carrière professionnelle plus complète et plus qualifiée sont aussi celles qui font le plus appel aux services extérieurs pour le travail domestique et de soin. Ainsi, le temps pour soi que les femmes sont de plus en plus nombreuses à revendiquer se répartit de manière inégalitaire. Des changements s’imposent peu à peu, mais les transformations du contrat social de genre dépendent aussi beaucoup des politiques, et on sait que ces dernières sont lentes en la matière. En se posant la question de l’alignement des régimes de protection sociale sur les conventions de genre, certains travaux interprètent d’un regard nouveau, à la suite de la critique de Jane Lewis (1993), les articulations entre interventions publiques et solidarités familiales ainsi que les interfaces entre familles et professionnels ou professionnelles (Letablier 2001).

On peut se demander si, avec les nouvelles générations, la recomposition des rapports de genre, notamment des temporalités sociales, ne va pas favoriser à la retraite la création de modèles différents, plus axés sur le rejet d’un modèle trop normatif et trop dépendant du modèle de l’activité productive. En même temps, le développement de l’injonction à ne pas vieillir, à rester « actif » ou « active », qui vaut sur un plan sociétal pour les hommes et pour les femmes, prend des dimensions singulièrement stigmatisantes pour celles-ci en leur rappelant qu’elles sont responsables de leur maintien en forme et de la forme des autres (Gestin 2001). Si vouloir « ré-enchanter la vieillesse » (Lagrave 2009) suppose de « prendre le contrepied des visions normatives dominantes de la vieillesse », la mobilisation des chercheuses et des chercheurs de même que des féministes ouvre un véritable chantier où construire de nouveaux modèles du parcours de vie, d’analyse des temps sociaux, qui prennent en considération le vieillir, particulièrement celui des femmes, comme expérience critique et porteuse d’autres valeurs (Membrado 2010). Les débats complexes sur l’autonomie et la « dépendance », enrichis par les travaux sur le soin (care), devraient permettre de mieux comprendre les enjeux autour du corps vieillissant qui, après une absence prolongée dans le monde de la recherche en général comme chez les féministes, semble susciter un nouvel intérêt. On pourra lire utilement le dossier réalisé par Legrand et Voléry (2012a et 2012b), qui ouvre des perspectives autour d’une approche « genrée » de la vieillesse à travers le corps comme marqueur social, notamment situé au coeur du dispositif de mise en ordre des âges et des genres.

Dans tous les cas, les formes transitionnelles de la déprise sont très marquées par les engagements « genrés » antérieurs, et il nous semble important de continuer à explorer et à interroger les dimensions de ce paradoxe : une situation inégalitaire des femmes, dont certaines, plus pauvres, plus seules, en moins bonne santé et plus soumises aux contraintes de genre (implication centrale dans le soin (care)) avec une capacité à rebondir et à se trouver des formes de soutien plus diverses et plus collectives que les hommes et à s’engager plus durablement dans l’espace public.