Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Établir le bilan des travaux de recherche abordant la question des effets de l’expérience du milieu de garde sur le développement de l’enfant et des impacts à plus long terme sur l’adaptation et la réussite scolaire s’avère une tâche complexe à réaliser. En lien avec ce questionnement, la problématique des effets de l’expérience en groupe de pairs au cours de la prime enfance demeure à l’heure actuelle un enjeu non résolu. Malgré la publication depuis les années 1980 d’un nombre impressionnant de travaux de recherche, dont l’article de Belsky et Steinberg (1978), on constate que les résultats sont inconsistants d’une étude à l’autre. Bien que répondant aux besoins croissants des familles, cet enjeu se répercute sur la scène médiatique et malheureusement dans les milieux éducatifs. L’engagement des gouvernements, tant sur le plan des politiques que du financement du réseau des services de garde, s’avère néanmoins majeur et en progression constante.

Sur le plan scientifique, plusieurs chercheurs divergent d’avis quant à l’impact de cette expérience précoce, non seulement sur le développement à court terme de l’enfant, mais aussi sur son adaptation scolaire ultérieure (Shpancer, 2006). Dans le présent article, nous tentons de faire le point sur l’origine du débat, c’est-à-dire sur les enjeux historiques ayant incité les chercheurs à prendre position quant à l’influence relative des facteurs de risque et de protection associés à l’expérience sociale précoce auprès de pairs du même âge. En second lieu, et ce, en lien avec les orientations contemporaines des chercheurs qui vont de plus en plus vers l’adoption de paradigmes interactionnistes, une analyse succincte du cadre conceptuel de quatre approches sera considérée, tout en soulignant les avantages et les limites de chacune. L’étude des trajectoires de vie des enfants, lors de la transition entre les périodes préscolaire et scolaire, exige que l’on s’interroge au préalable sur les référents conceptuels liés aux orientations privilégiées par les chercheurs. En somme, l’objectif principal du présent article est de fournir un éclairage sur quelques cadres théoriques interactionnistes, et ce, afin de mieux circonscrire la contribution de ces courants de recherche à l’analyse des impacts de l’expérience précoce sur le développement de l’enfant et sur l’adaptation scolaire ultérieure. Ce bilan se termine par une réflexion générale sur la problématique de l’impact des services de garde et des retombées pour les futures recherches s’orientant vers une perspective interactionniste.

2. L’origine historique des recherches concernant l’impact de l’expérience précoce

2.1 La contribution du construit de l’attachement

Malgré un corpus imposant de travaux de recherche, comment expliquer le manque de consensus scientifique entre les chercheurs au sujet de l’impact de l’expérience précoce en milieu de garde ? D’entrée de jeu, il faut admettre qu’initialement, le questionnement sur les effets de l’expérience de garde a été fortement teinté par le construit théorique de l’attachement primaire. Bowlby (1969) postulait que le développement d’un équilibre affectif chez le jeune enfant est d’abord relié à la qualité de la relation avec la mère. Une perturbation de cette relation, impliquant notamment des séparations répétées et prolongées, aurait ultérieurement des conséquences négatives sur le développement de l’enfant (Ainsworth, Blehar, Waters et Wall, 1978). En contrepartie, les enfants qui ont établi une relation socio-affective dite sécurisante avec la mère au cours des premières années se révéleraient beaucoup plus sociables et plus compétents auprès des pairs (LaFreniere et Sroufe, 1985). La recherche de Behar et Stringfield (1974) conclut également que les enfants de deux-trois ans qui ont vécu une expérience de garde sont davantage insécurisés sur le plan relationnel que ceux qui demeurent au domicile familial. Toutefois, le constat qui se dégage de plusieurs travaux publiés au cours des années 1980 tendait plutôt à infirmer cette hypothèse (Clarke-Stewart et Fein, 1983).

Le débat refait cependant surface quelques années plus tard à la suite de la publication des résultats de travaux portant sur la comparaison des enfants avec et sans expérience de garde au cours de la prime enfance. On relève alors que l’expérience de garde induit des effets négatifs sur le développement des enfants (Owen, Easterbrooks, Chase-Lansdale et Goldberg, 1984). Par rapport à ses premiers écrits, Belsky (1988) fit toutefois volte-face sur la question lorsqu’il publia les résultats d’une méta-analyse (i.e. analyse statistique intégrant plusieurs travaux de recherche) faisant notamment état de quatre études majeures dans le domaine et concluant à une surreprésentation du profil d’insécurité socio-affective chez les enfants en milieu de garde en comparaison de ceux qui n’ont pas cette expérience précoce. Selon l’auteur, le problème qui émerge des travaux de recherche serait surtout attribuable à la diversité des approches méthodologiques utilisées par les chercheurs. Toutefois, l’analyse de Belsky (1988) porte uniquement sur les études qui ont utilisé le protocole de la situation étrange d’Ainsworth qui aborde une situation d’adversité induite par des séparations mère-enfant répétées. C’est ce qui amène Clarke-Stewart (1988) à suggérer que la validité dite écologique de ce protocole ne serait pas équivalente lorsque l’on compare les groupes d’enfants qui fréquentent ou non un milieu de garde. Son argumentaire repose sur l’idée que la situation étrange a été prioritairement développée pour évaluer le profil socio-affectif de l’enfant vivant au domicile familial. Selon elle, la mise en évidence d’une plus grande autonomie chez les enfants qui fréquentent un milieu de garde serait faussement interprétée comme un profil d’insécurité.

L’année suivante, Clarke-Stewart (1989) publie également les résultats d’une méta-analyse intégrant cette fois l’analyse d’une douzaine de travaux de recherche. Son bilan met plutôt en évidence des écarts modestes en défaveur des enfants fréquentant un milieu de garde. Elle avance l’interprétation que, compte tenu des expériences récurrentes de séparations d’avec la mère, ces enfants seraient moins affectés par le stress provoqué par le protocole de la situation étrange. Lamb, Sternberg et Ketterlinus (1992) viennent corroborer les propos de Clarke-Stewart en publiant les résultats d’une autre méta-analyse incorporant treize études reliant l’attachement et les effets de l’expérience de garde. Ces auteurs rapportent un certain nombre de contraintes méthodologiques et contextuelles inhérentes à ce type d’études : la qualité du milieu de garde n’est pas toujours mesurée, la représentativité des échantillons s’avère parfois limitée et la pertinence du protocole de la situation étrange d’Ainsworth serait aussi remise en question.

2.2 Un point de vue qui s’oriente davantage vers la qualité des milieux de garde

Par la suite, quelques travaux abordant l’impact des soins non parentaux se sont davantage préoccupés de l’évaluation de la qualité des milieux de garde. Globalement, les résultats semblent suggérer que l’appréciation des comportements de l’enfant devrait tenir compte de la qualité des interactions manifestées en milieu de garde. En effet, autant le temps que l’éducateur passe auprès de l’enfant que la similitude de son rôle avec celui de la mère, en particulier lors des moments de détresse vécus par l’enfant, justifient la pertinence d’étudier la qualité de la relation existant entre eux. Ainsi, les observations de Howes (1990) réalisées auprès d’enfants de quatre ans démontrent que leur intégration dans le milieu de garde, incluant les relations avec les éducatrices, se révèle problématique dans le cas où la relation avec la mère n’apparaît pas sécurisante. Elle conclut que l’enfant qui est confronté quotidiennement à des soins de pauvre qualité, et ce, autant à la maison qu’à la garderie, dispose de peu de soutien relationnel susceptible de l’aider dans son adaptation sociale au groupe de pairs. Tout compte fait, il y a lieu de s’interroger sur les résultats issus des méta-analyses rapportées précédemment qui concluent que l’expérience de garde en bas âge représenterait un facteur de risque. Les travaux de recherche sur l’impact des expériences précoces ne se limitent cependant pas aux effets des milieux de garde. Par exemple, deux méta-analyses publiées par Gorey (2001), puis Nelson, Westhues et MacLeod (2003), ont permis d’examiner si les programmes d’intervention à l’âge préscolaire induisent des retombées sur le développement cognitif des enfants et sur leur éventuelle réussite scolaire. Ces recensions couvrent la période 1970 à 2000 et incorporent un nombre modeste de travaux de recherche (soit 35 et 34). Globalement, on fait le constat que les programmes d’intervention précoce ont des effets bénéfiques sur le développement cognitif et socio-émotionnel des enfants, de même que sur l’adaptation en milieu scolaire. On identifie toutefois que ces retombées sont plus probantes lorsque les interventions des enseignantes sont plus directes et plus intensives. Tout compte fait, les résultats de ces études semblent suggérer que ces programmes d’intervention induisent des effets plus substantiels sur le développement des enfants en comparaison des travaux sur la fréquentation d’un milieu de garde.

Dans l’ensemble, l’appréciation des effets de la garde non parentale sur les enfants est difficile à circonscrire, puisque les variations attribuables à des facteurs spécifiques au service de garde seraient souvent modulées par les conditions associées aux caractéristiques familiales. Le problème soulevé à l’heure actuelle concerne le processus complexe impliqué sur le plan de la transition famille-service de garde ; c’est-à-dire d’une continuité dite contextuelle. Il semble donc impératif d’investiguer la contribution spécifique et conjointe (donc bidirectionnelle) des deux milieux de socialisation sur le développement de l’enfant pour mieux circonscrire l’impact éventuel des services de garde. Dans ce cas, la référence à un modèle interactionniste représenterait une alternative s’ajustant mieux à l’étude de la transition famille-milieu de garde. Comme le soulignent McCartney et Rosenthal (2000), il faut prendre en considération la qualité et le type de garde offerts, d’autant plus qu’on relève une augmentation importante d’enfants fréquentant ces services. Malheureusement, on constate que les évaluations de la qualité des milieux de garde se sont souvent restreintes à des variables organisationnelles ou de gestion comme le ratio intervenant-enfants, ou encore la scolarité et l’expérience des éducateurs. Par exemple, moins d’attention est accordée à la qualité des relations entre les enfants et les intervenants. Il s’agit pourtant d’un facteur de premier plan en matière d’intervention éducative et de bienfaits pour les enfants (Barnett, 2004). Shonkoff et Phillips (2000) rapportent d’ailleurs qu’il y a lieu d’étudier concomitamment la relation entre la qualité des soins reçus à la maison et dans le milieu de garde.

L’intérêt des chercheurs pour la question de la transition famille-milieu de garde nous ramène inévitablement à la problématique de l’attachement. Il faut se rappeler que la théorie de Bowlby sur l’attachement a été très influente dans l’évaluation de la qualité des relations en milieu familial. De fait, Bowlby (1969) privilégiait un modèle hiérarchique, c’est-à-dire monotropique, où la mère représente la figure de prédilection à partir de laquelle vont se construire progressivement toutes les autres relations significatives, incluant les relations avec les éducateurs et les enseignants. Probablement sous l’influence de l’émergence de modèles théoriques plus interactionnistes, certains chercheurs ont développé une conception plus élaborée de la théorie de l’attachement. Par exemple, Lamb et Tamis-Lamonda (2004) dans le secteur d’étude sur l’attachement père-enfant, puis Howes et Spieker (2008) sur les relations éducatrices-enfant, ont contribué à ce changement en proposant que l’enfant est en mesure d’établir des relations d’attachement privilégiées avec les personnes de son entourage qui sont relativement indépendantes les unes des autres. D’ailleurs, l’étude de Howes, Rodning, Galuzzo et Myers (1988) démontre qu’une relation d’attachement sécurisante avec un intervenant professionnel peut avoir un effet compensatoire lorsque la relation avec sa mère se révèle insécurisante. En somme, si nous voulons nuancer les effets de la fréquentation d’un service de garde, nous nous devons de développer de nouvelles connaissances sur les caractéristiques relationnelles des éducateurs dans les différents milieux de garde et de tenter de délimiter toutes les facettes de cette expérience. Considérant les limites et les critiques qui ont été formulées tant sur le plan conceptuel que méthodologique, il s’avère présomptueux de conclure pour l’instant que cette expérience préscolaire puisse induire des retombées positives ou négatives sur l’adaptation scolaire des enfants ; du moins, on se doit d’interpréter les résultats avec prudence.

2.3 L’orientation contemporaine à l’étude de l’impact des milieux de garde

Au regard du manque de consensus scientifique entourant la question des effets des milieux de garde sur les enfants, le gouvernement américain mettait sur pied au début des années 1990 un consortium de chercheurs afin de procéder à une évaluation nationale du problème. Ainsi, en 2001, le National institute of child health and human development early child care research network (NICHD) a réalisé une étude longitudinale d’une ampleur incomparable visant à tester la contribution des soins non parentaux dispensés aux enfants. Près de 1 000 familles provenant de 10 villes américaines ont participé à ce projet de recherche. Le devis prévoit un suivi en fonction de l’âge de l’enfant s’échelonnant sur la période d’un mois à 15 ans (Friedman et Boyle, 2008). Le modèle écologique développé par Bronfenbrenner (1979) s’est avéré une source d’inspiration importante lors de la planification du cadre méthodologique de la recherche, puisqu’il cible autant la famille que le milieu de garde lors du suivi évaluatif. La conception initiale du groupe de travail se réfère également au postulat qu’une expérience de garde précoce (avant 15 mois) puisse induire davantage d’effets négatifs sur la relation d’attachement mère-enfant et sur le développement futur de l’enfant (Belsky et Fearon, 2002). Plusieurs publications ont été réalisées à la suite à cette étude (voir notamment National institute of child health and human development early child care research network, 2006).

Voici un aperçu des principales conclusions rapportées par Belsky (2006) en lien avec l’étude du National institute of child health and human development early child care research network. Sommairement, l’auteur aborde les résultats en fonction de trois rubriques distinctes. D’abord, la problématique des effets en ce qui concerne la qualité des services de garde. On relève, par exemple, qu’un milieu de garde de haute qualité favorise le développement cognitif et socio-émotionnel de l’enfant. Ce dernier est évalué comme étant plus prosocial tout en manifestant moins de problèmes de comportement en groupe de pairs. Ce constat est d’ailleurs conforme aux résultats des travaux rapportés par Vandell (2004, 2007). Toujours en lien avec l’étude du National institute of child health and human development early child care research network, McCartney, Burchinal, Clarke-Stewart, Bub, Own, Belsky and NICHD Early child care research network (2010) observent que le nombre d’heures passées en milieu de garde est associé à des problèmes de comportement externalisés lorsque l’enfant fréquente un service de garde de moindre qualité, dont le ratio enfants-éducateur est élevé. Cet effet se révèle modeste, mais suggère néanmoins de tenir compte de l’ensemble des variables contextuelles à risque susceptibles de prédire les problèmes de comportement de l’enfant. Cependant, Belsky (2006) indique, contre toute attente, qu’on ne détecte aucun effet démontrant que le nombre d’heures passées dans un milieu de garde de haute qualité se traduit par des avantages sur le développement. De plus, la qualité du milieu de garde ne permet pas de différencier les enfants qui vivent dans un contexte familial à risque. Sur le plan de l’attachement, les résultats révèlent qu’une relation mère-enfant insécurisante, combinée avec un faible degré de sensibilité maternelle, est plus susceptible d’être observée dans le cas où l’enfant fréquente un service de garde de faible qualité. Cet effet s’avère toutefois instable, puisqu’il disparaît lorsque l’enfant a atteint l’âge de 36 mois.

Le second volet abordé par Belsky (2006) concerne les effets du milieu de garde à partir de mesures plus quantitatives. Il se réfère alors aux enfants de moins de 15 mois qui fréquentent une pouponnière plus de 10 heures par semaine. Ce facteur, qu’il postulait initialement comme une condition de risque, n’affecterait pas la relation d’attachement mère-enfant. Cependant, lorsque cette condition est combinée avec une faible sensibilité maternelle, on relève la présence d’un plus grand nombre d’enfants insécurisés évalué à partir de la situation étrange d’Ainsworth. De plus, l’étude met en évidence une relation significative entre le temps passé en milieu de garde et la manifestation de problèmes de comportement à l’âge préscolaire et scolaire, et ce, à partir de l’évaluation fournie autant par le parent, l’éducatrice que l’enseignante. Finalement, à la rubrique les effets du type de garde, Belsky (2006) souligne que la fréquentation d’un centre de la petite enfance entre 3 et 54 mois induit des effets favorables du développement cognitif et du langage de l’enfant, même si celui-ci manifeste davantage des problèmes de comportement extériorisés. En somme, la fréquentation d’un milieu de garde au cours de la prime enfance induit à la fois des risques (c’est-à-dire des problèmes de comportement) et des avantages (c’est-à-dire sur le plan cognitif et sur celui du langage) pour le développement de l’enfant. L’étude du National institute of child health and human development early child care research network clarifie dans une certaine mesure le questionnement entourant l’impact de l’expérience de garde en très bas âge, puisque l’on constate que c’est plutôt l’apport combiné du milieu de garde et de la sensibilité maternelle qui serait défavorable au développement de l’enfant au cours de la période de l’enfance.

Au regard des résultats de cette recherche du National institute of child health and human development early child care research network, Sammons, Elliot, Sylva, Melhuish, Siraj-Blatchford and Taggart (2004) font le constat que l’exclusion de familles à haut risque lors de la sélection de l’échantillon américain a probablement occasionné des contraintes majeures sur le plan analytique. De plus, ces auteurs relèvent des limites au regard du nombre restreint de milieux de garde ayant participé à l’étude. Tout en reconnaissant la valeur scientifique de l’étude du National institute of child health and human development early child care research network, notamment à cause de son approche multitrait et multiméthode, Thompson (2008) souligne que ces contraintes échantillonnales ont probablement affecté les résultats sur le construit de l’attachement puisque l’association entre la sensibilité maternelle et la sécurité socio-affective s’avère en général plus atténuée chez les familles à un faible revenu. Ce contexte de restrictions économiques imposerait un stress important à la famille et des contraintes sur la relation d’attachement mère-enfant (Raikes et Thompson, 2005). On considère également que le rapprochement établi entre les construits de la sécurité d’attachement et le développement cognitif ne reflète pas une conception très nuancée ou compatible avec la théorie de l’attachement (Thompson et Raike, 2003). Les auteurs apportent la réflexion que Bowlby (1969) et Ainsworth (1978) auraient peu de choses à dire sur le lien entre l’attachement et le développement cognitif ou langagier de l’enfant. Enfin, Thompson (2008) discute du faible degré de stabilité temporelle des profils de l’attachement rapportés par les chercheurs du National institute of child health and human development early child care research network entre les différentes phases d’évaluation, et ce, malgré la diversité et la valeur psychométrique des mesures utilisées (situation étrange d’Ainsworth à 15 mois, Q-sort de l’attachement de Waters à 24 mois et la situation étrange de Cassidy et Marvin à 36 mois). D’ailleurs, McCartney, Owen, Booth, Clarke-Stewart and Vandell (2004) rapportent des degrés de prédiction très variables entre l’attachement et le rapport parental associé aux problèmes externalisés et internalisés de l’enfant lorsque l’on tient compte des différentes modalités d’évaluation du construit de Bowlby.

2.4 Le développement futur des études sur les effets des milieux de garde

La synthèse qui se dégage de la présente recension des travaux réalisés au cours des dernières années ne peut guère passer sous silence l’apport de quelques méta-analyses, dont celle publiée par Ahnert, Pinquart et Lamb (2006). Cette dernière intègre 40 études couvrant la période de 1981 à 2004. Le but de cette recension est d’estimer les effets des relations d’attachement entre l’enfant et les parents, de même qu’avec les éducatrices des milieux de garde. Dans l’ensemble, les auteurs concluent que la sécurité de l’attachement parent-enfant évaluée à partir du protocole de situation étrange d’Ainsworth est plus probante que celle établie avec l’éducatrice du milieu de garde. Toutefois, on rapporte plus de concordance entre les parents et les éducatrices lorsque la relation d’attachement est évaluée à l’aide du Q-sort d’attachement de Waters (1995). Cette discordance rejoint le propos de Thompson (2008) qui soulevait un questionnement relatif à la validité du construit de l’attachement, et ce, malgré une bonne fiabilité des différentes modalités d’évaluation.

En ce qui concerne la méta-analyse publiée par Camilli, Vargas, Ryan et Barnett (2010), celle-ci est prise en considération, car cette recension cible 123 études réalisées entre 1965 et 2003. Même si l’objectif des auteurs n’est pas relié directement à la problématique des milieux de garde, il s’avère pertinent de l’aborder, car ces derniers tentent d’établir une synthèse des recherches évaluant l’impact des programmes éducatifs destinés aux enfants du préscolaire qui seraient à risque de vivre ultérieurement des échecs scolaires. Les variables dépendantes considérées dans cette étude se rapportent surtout au développement cognitif et socio-affectif de l’enfant. Sommairement, les résultats mettent en évidence des effets favorables aux enfants qui ont fréquenté un programme éducatif avant l’entrée à la maternelle. Ces effets sont cependant plus substantiels pour les variables associées au développement cognitif. On relève également un impact sur les indices liés au développement des habiletés sociales et à la réussite scolaire. Les interventions éducatives orientées vers une pédagogie plus encadrante de la part de l’enseignant et un contexte de petits groupes se révèlent également plus favorables au développement cognitif de l’enfant. Burger (2010) publie à la même période les résultats d’une méta-analyse qui se rapproche des objectifs du travail réalisé par Camilli et al. (2010). Des 32 études répertoriées par l’auteur, près de 70 % d’entre elles confirment que la participation à un programme éducatif au cours de la période préscolaire aurait un impact positif sur le développement cognitif des enfants. De plus, celui-ci ne confirme que partiellement l’influence du statut économique des familles sur l’amélioration du développement cognitif. Cette différence serait attribuable au fait que, comparativement aux programmes européens, ceux mis en place aux États-Unis s’adresseraient davantage aux familles de milieux défavorisés. Enfin, soulignons que la synthèse qui se dégage de ces deux dernières études est cohérente avec celle relevée dans la méta-analyse publiée par Nores et Barnett (2010).

En conclusion de cette première section, plusieurs constats doivent être mis en évidence afin d’éclairer l’orientation des futurs travaux de recherche dans le domaine. En premier lieu, il semble évident que la conceptualisation associée au modèle d’attachement, tel que proposé par Bowlby (1969), devrait être ajustée aux nouvelles réalités sociales (Newcombe, 2007 ; Thompson, 2008). C’est le cas, notamment, de la notion de sécurité socio-affective qui est souvent considérée à partir d’une conception beaucoup trop normative du développement de l’enfant. D’ailleurs, tenant compte que ce construit se réfère à un paradigme relationnel, il est étonnant de constater qu’en général le champ d’étude sur les effets du milieu de garde s’est contenté d’examiner la relation mère-enfant. Or, Newcombe (2007) insiste sur le fait de revoir la conception de Bowlby spéculant sur l’exclusivité du modèle monotropique de l’attachement. Sous cet éclairage, certains auteurs postulent un lien entre les relations d’attachement mère-enfant et enseignant-enfant, en plus du questionnement entourant la contribution de la relation père-enfant (Cugmas, 2007 ; Paquette et Bigras, 2010) et de la relation fratrie-enfant (Troupel-Cremel et Zaouche-Gaudron, 2006). Est-ce que le développement de paradigmes plus interactionnistes, misant notamment sur une vision plus biosociale, contribuera à moderniser le construit de l’attachement ? On le souhaite, afin de mieux documenter son impact sur la trajectoire de développement des enfants. Or, comme le souligne Boyer, Strayer et Ponce (2005), il y a lieu de dépasser la formulation initiale de la théorie de Bowlby en tenant compte notamment des nouvelles orientations écologiques.

En second lieu, les résultats des recherches indiquent que l’établissement de relations significatives de l’enfant auprès des éducateurs aurait un impact important sur son adaptation (Bigras et Japel, 2007 ; Bigras et Lemay, 2012). Ainsi, l’enfant qui maintient des relations harmonieuses avec les éducateurs va manifester une meilleure compétence sociale auprès des pairs du groupe (Essa, Favre, Thweatt et Waugh, 1999). À cet effet, Howes (1999) souscrit à l’idée que l’éducateur peut effectivement devenir une figure d’attachement significative pour l’enfant. Les conclusions de plusieurs travaux dans le domaine semblent également suggérer d’explorer plus amplement le rôle de la qualité des soins prodigués en milieu de garde (Burchinal, Roberts, Nabors et Bryant, 1996) et en milieu scolaire (Pianta, 2000). En somme, une appréciation plus nuancée de l’impact de l’expérience de garde sur le développement de l’enfant exige de privilégier une approche plus globale intégrant le système familial et le milieu de garde. Le manque de conceptualisation et d’instrumentation a également contribué à cette lacune. Étant donné la complexité du problème et les contraintes reliées aux connaissances restreintes concernant la relation éducateur-enfant, on doit privilégier une approche méthodologique souple favorisant notamment un rapprochement entre les méthodes qualitatives et quantitatives (Sale, Lohfeld et Brazil, 2002), ou misant sur une perspective inductive où l’expérience des intervenants qui travaillent dans les milieux de garde serait également examinée.

Le développement d’une conception holistique du développement implique inévitablement d’établir un rapprochement entre les théories issues de la biologie et des sciences humaines. C’est l’objectif poursuivi dans la prochaine section en décrivant succinctement quatre modèles théoriques susceptibles de contribuer à cette intégration conceptuelle où le système de développement serait au centre des préoccupations dans l’analyse de l’évolution des trajectoires des enfants du préscolaire au scolaire.

3. Les modèles théoriques associés à l’étude du développement humain

3.1 Les approches interactionnistes comme alternatives aux modèles unidirectionnels

Les travaux de Sameroff (1993) sont très souvent cités pour leur apport conceptuel, puisqu’ils distinguent trois types d’approches qui orientent les recherches en développement et qui influencent inévitablement la mise en place de programmes d’intervention auprès des enfants à risque. Les distinctions qu’ils proposent sont basées sur l’analyse du poids relatif accordé aux facteurs personnels et environnementaux par rapport au développement individuel, et sur les liens de causalité établis par les chercheurs (Seifer, 2001). Les modèles unidirectionnels adoptent souvent une conception déterministe dans laquelle le développement est interprété comme résultant d’une chaîne d’influences linéaires de causes et d’effets invariants. En contrepartie, le modèle transactionnel renvoie à une conception probabiliste dans laquelle le développement est plutôt lié à des processus circulaires et continus dans le temps, c’est-à-dire plus dynamiques.

Selon Sameroff (1993), les modèles conventionnels mettent davantage l’accent sur les associations directes entre les conditions antécédentes et des critères normatifs qui orientent le développement subséquent. D’après Seifer (2001), on retrouve deux types de modèle qui sont formellement similaires, puisqu’ils évoquent une explication causale unique des variations individuelles. On accorde alors l’attention soit aux prédispositions constitutionnelles de l’enfant ou encore aux facteurs contextuels, qui sont censés exercer, indépendamment les uns des autres, des influences sur le développement (Seifer, 2001). Pour sa part, Lewis (1996) établit un parallèle avec les modèles biomédicaux de la déviance, les modèles centrés exclusivement sur l’étude des traits individuels, ou encore avec les modèles environnementaux. Ces modèles partagent le postulat qu’il est possible de relever des traits, attributs, caractéristiques de l’enfant ou des parents, qui, une fois établis, restent relativement stables dans le temps, et permettent d’établir des prédictions à plus long terme quant à l’issue du développement individuel (Lewis, 1996). Dès lors, un défaut ou un déficit constitutionnel dans l’enfance donnera lieu à une pathologie à l’âge adulte, quelles que soient les circonstances environnementales ; ou parallèlement, un environnement pathogène au cours de l’enfance occasionnera ultérieurement un problème d’adaptation, quelle que soit sa constitution. À cet égard, Horowitz (1969) stipule que toute équation visant à prédire une issue du développement à long terme devrait inclure minimalement des informations portant conjointement sur les caractéristiques constitutionnelles de l’enfant et sur celles de son environnement. La conception sous-jacente du développement est que l’interaction, entre l’état antécédent de l’organisme et celui de l’environnement à un temps donné, produit ultérieurement un nouvel état et un nouvel environnement (Lewis, 1996).

Comparativement aux modèles classiques, la perspective interactionniste prévoit que, quelles que soient les mesures utilisées pour indexer les caractéristiques de l’enfant ou de l’environnement à un moment donné, leur puissance prédictive sera plus élevée si les deux paramètres sont abordés conjointement plutôt que séparément (Lewis, 1996). Dans ce cas, chaque combinaison des caractéristiques de la personne et de l’environnement est liée à un résultat prévisible sur le plan du développement. Ainsi, le plus mauvais pronostic fait suite à la combinaison des troubles constitutionnels avec un environnement déviant, alors que le meilleur pronostic concerne les enfants sans troubles constitutionnels et ayant un environnement adéquat (Sameroff, 1993).

3.2 Le modèle écosystémique

La formalisation d’un modèle écosystémique décrivant les hiérarchies d’influences liées aux différents contextes de vie représente l’aspect le plus reconnu des travaux de Bronfenbrenner (1979). Celui-ci soulignait, il y a près d’une quarantaine d’années, que les psychologues de l’époque étudiaient souvent des conduites bizarres, dans les contextes étranges et pour de très brèves périodes. En exhortant les chercheurs à privilégier davantage l’étude des milieux de vie habituels, Bronfenbrenner a largement contribué à l’élaboration de nouveaux modèles en psychologie du développement. Dans l’ensemble, l’élaboration de ces modèles a incité les chercheurs à rendre compte de plus en plus des impacts des facteurs de risque et de protection sur le développement, et ce, en y intégrant des niveaux contextuels multiples.

Le système proposé par ce modèle écosystémique se réfère à quatre composantes principales qui sont en interaction et en relations dynamiques entre elles. Ces composantes tiennent compte de la relation entre le Processus-Personne-Contexte-Temps (PPCT) (Bronfenbrenner et Morris, 2006). La première composante, qui est au coeur du modèle écosystémique, correspond aux processus d’interactions réciproques entre un organisme biopsychologique actif et en évolution, et les personnes, objets, et symboles de son environnement immédiat. Pour être considérées comme des processus proximaux, ces formes particulières d’interactions entre l’organisme et l’environnement doivent être fréquentes, durer dans le temps, et se complexifier au cours du développement. De plus, elles impliquent une réciprocité ou une bidirectionnalité, qui dans le cas des interactions sociales est évidente, et qui dans le cas des interactions avec des objets ou des symboles reflète leur pouvoir attracteur en termes d’attention, d’exploration, de manipulation, d’élaboration, ou d’imagination. Ces processus proximaux représentent, chez Bronfenbrenner et Evans (2000), les forces motrices principales du développement de la personne, et doivent être obligatoirement distingués des concepts liés à l’environnement ou au contexte (c’est-à-dire des facteurs distaux).

Selon Bronfenbrenner (2005), la forme, le contenu, la répartition dans le temps (timing), la direction et l’effet de ces processus proximaux dépendent de facteurs modérateurs qui varient systématiquement selon : 1) les caractéristiques de la personne en développement ; 2) l’environnement immédiat et plus distant dans lesquels ces processus ont lieu ; 3) les continuités et les changements sociaux qui surviennent dans le temps tout au long de la vie ; et enfin 4) les variables du développement considérées. L’introduction des caractéristiques biopsychologiques de la personne vise à combler une lacune des modélisations précédentes, qui selon l’auteur ont eu tendance à trop promouvoir un déterminisme environnemental. L’auteur invoque trois types de caractéristiques qui se combinent pour former la configuration structurelle de la personne. Celles-ci font référence aux dispositions individuelles, aux ressources écologiques (habiletés, expérience, savoir, savoir-faire), et aux exigences liées aux caractéristiques des demandes ou des attentes qui incitent ou découragent les réactions de l’entourage social. En concordance avec la conception dynamique du modèle, ces caractéristiques s’appliquent également aux partenaires du microsystème qui sont impliqués dans des processus proximaux avec l’enfant (par exemple, les parents, les pairs ou les enseignants). Dans le modèle Processus-Personne-Contexte-Temps, les caractéristiques de la personne apparaissent comme l’un des quatre éléments qui influence les critères et les processus proximaux du développement. On se réfère alors aux qualités émergentes de la personne qui résultent des effets conjoints, interactifs, et mutuellement renforçateurs, des quatre composantes du modèle. En somme, les caractéristiques de la personne sont considérées à la fois comme des indicateurs indirects du développement individuel et comme des produits du développement des processus proximaux.

Quant à la composante contextuelle du modèle Processus-Personne-Contexte-Temps, celle-ci est la mieux connue et correspond aux emboîtements qui vont du microsystème au macrosystème. Le microsystème comprend les personnes significatives avec lesquelles l’enfant interagit sur une base régulière et pour de longues périodes temporelles (c’est-à-dire, parents, fratrie, éducateurs, enseignants et pairs). Cependant, en référence au bilan critique de ses propres travaux et de l’évolution des recherches sur le développement de l’enfant, Bronfenbrenner (2005) en est venu à la conclusion que l’intérêt accru des chercheurs pour les milieux de vie des enfants ne s’est pas toujours traduit par une réflexion avancée sur notre conception du développement. Il propose alors une révision importante de son modèle écologique en accordant une place de choix à l’analyse des processus du développement, et ce, avec un souci pour l’analyse conjointe ou plus systémique des caractéristiques de la personne et de l’influence du contexte. Lors de cette réflexion, c’est plus particulièrement le rôle du microsystème dans la mise en place des processus proximaux qui a contribué à la révision de son modèle écologique. De fait, c’est l’intégration de la notion de temps qui s’est ajoutée au modèle initial (Bronfenbrenner, 1979). La composante temporelle tient alors une place primordiale à trois niveaux successifs de l’écosystème : le micro-temps, le méso-temps, et le macro-temps (Elder, 1996). Le micro-temps se rapporte aux continuités et aux discontinuités des processus proximaux, le méso-temps fait référence à la périodicité de ces épisodes (jours, semaines), tandis que le macro-temps est relié aux changements survenant sur le plan des attentes au cours de l’ontogenèse et au travers des générations (périodes scolaires, passages historiques). Le modèle Processus-Personne-Contexte-Temps de Bronfenbrenner (2005) permet de repérer les interdépendances synergétiques entre les composantes qui influencent le développement, dont l’effet total est plus grand que la somme des effets de chaque constituant considéré indépendamment. Les modèles classiques qui contrôlent statistiquement les relations linéaires entre les facteurs afin d’obtenir une estimation de leurs contributions indépendantes, par rapport au critère de développement étudié, sont jugés par l’auteur comme mal ajustés au modèle Processus-Personne-Contexte-Temps. La validité de ce type d’analyse dépend en effet de la prémisse d’homogénéité de la régression qui ne s’avère malheureusement pas toujours respectée dans le traitement de données en psychologie du développement.

On doit reconnaître que le développement de ce modèle écosystémique a grandement contribué à mieux documenter l’étude de la transition famille-milieu de garde ou scolaire en considérant l’apport des différents contextes comme partie intégrante des processus de développement et d’adaptation (Lerner, 1998). Cependant, les composantes biologiques et génétiques sont souvent négligées dans les études qui se réfèrent au modèle de Bronfenbrenner (Tudge, Mokrova, Hatfield et Karnik, 2009). Ces derniers auteurs ont procédé à une analyse détaillée de 25 recherches publiées depuis 2001 et révèlent que seulement 4 d’entre elles respectent le modèle proposé par Bronfenbrenner. Ainsi, faire référence à une théorie n’assure pas pour autant que l’application méthodologique soit cohérente avec cette dernière. De plus, comme l’indique Darling (2007), les écrits de Bronfenbrenner accordent moins d’attention aux relations sociales, à la cognition et à la maturation biologique, étant donné la primauté accordée aux variations contextuelles.

3.3 Le modèle transactionnel

Le modèle transactionnel de Sameroff (1989) s’inspire de la théorie générale des systèmes et pourrait être considéré comme une approche contextualiste à l’étude du développement humain (Goldhaber, 2000). Ce modèle partage plusieurs similitudes avec le modèle écosystémique de Bronfenbrenner, mais s’en démarque également en postulant qu’une caractéristique essentielle des systèmes individuels et sociaux est leur potentiel de transformation dans le temps (Seifer, 2001), tout en mettant l’accent sur la capacité de l’individu à participer en tant qu’agent actif à son propre développement (Phillips et Cameron, 2012). De plus, ce paradigme tient compte des assises constitutionnelles ou biologiques comme variables d’influence sur le développement. Les enfants et leurs environnements sont alors conçus comme faisant partie d’un système qui subit ou initie des restructurations perpétuelles et des discontinuités au travers des étapes successives du développement (Lerner, 1998). Sur cette base, l’état du système qui est antérieur à une période de réorganisation n’est pas automatiquement considéré comme prédictif de l’état suivant, ou du moins comme dans les modèles linéaires (Seifer, 2001). À cet effet, Sameroff (1993) introduit le concept d’équifinalité qui désigne le fait que différentes trajectoires de développement peuvent conduire à un même résultat. En contrepartie, la notion de multifinalité souligne que des résultats développementaux différents peuvent être générés par un même facteur de vulnérabilité. En somme, cette conception du développement vient contredire la vision plus conventionnelle de la causalité et du principe de continuité dans le développement de l’enfant. L’approche transactionnelle se distingue également du modèle médical sur la déviance, puisqu’elle conçoit le développement sur un continuum variant de normal à pathologique.

Bien que ce modèle présente une analyse critique de la notion de traits individuels, considérés comme relativement stables dans le temps, Sameroff (2009) ne nie pas la possibilité que des constantes temporelles puissent être observées, puisqu’elles traduiraient un processus de transaction continu entre l’individu et l’environnement dont la fonction serait d’assurer le maintien d’un état de cohérence systémique. Ainsi, l’effet durable de facteurs précoces serait dû aux processus transactionnels qui persistent dans le temps, plutôt qu’à leur valeur intrinsèque ou leur impact à un moment précis du développement (Sameroff, Seifer et Bartko, 1997). Les troubles du développement sont alors conceptualisés comme reflétant ce dysfonctionnement continu des transactions organisme-environnement qui empêche une réorganisation plus fonctionnelle sur le plan individuel. D’ailleurs, ces transactions peuvent interrompre ou maintenir le lien entre les difficultés précoces et les troubles subséquents en dissipant ou en amplifiant leurs effets (Sameroff, 1993). Dans l’ensemble, le processus de développement correspond à une intégration holistique où l’apparition des premières structures s’incorpore progressivement aux structures émergentes dans des formes de plus en plus raffinées. Dès lors, les premières expériences vont ainsi contribuer à moduler la manière de structurer les nouvelles expériences, comme celles associées à l’intégration de l’enfant en milieu de garde ou en milieu scolaire.

En 2010, Sameroff propose des ajustements importants à sa conceptualisation initiale en introduisant quatre modèles de changements du développement de la personne. Il se réfère d’abord aux changements d’ordre personnel ou individuel qui se produisent tout au long de l’existence tant sur le plan des traits, de la maturation que du développement (Phillips et Cameron, 2012). Cette composante est essentielle, car elle permet de mieux comprendre la progression des compétences qui émergent progressivement depuis l’enfance. Sameroff (2010) propose que ces changements se complexifient et se structurent sous l’influence constante des processus psychologiques et biologiques. En second lieu, l’auteur introduit la notion de changements contextuels qui peuvent contraindre ou promouvoir le développement individuel. Le développement est alors conçu comme le produit de la constante négociation ou transaction entre l’individu et l’environnement ; donc, étroitement interrelié ou bidirectionnel. Cette conception du développement remet en cause les approches classiques favorables à un déterminisme unidirectionnel d’ordre biologique ou social qui dirigerait ou contrôlerait le comportement de l’individu. Le modèle de changements mis de l’avant par Sameroff permet d’intégrer les aspects biologiques et psychologiques en interaction avec les expériences offertes par l’écologie sociale de la famille, du milieu de garde, de l’école, de la communauté et du système géopolitique. Ces deux premières composantes du modèle contribuent à structurer le système d’autorégulation (self-regulation) du développement de la personne.

La troisième composante de changement fait plutôt référence au modèle de régulation personnelle en contexte d’interaction avec le milieu social. Le système d’autorégulation individuelle interagit alors avec les autres systèmes ou contextes de régulation sociale qui sont issus des différentes écologies avec lesquelles l’individu est en interaction. Autrement dit, les capacités d’autorégulation personnelle seraient influencées par les expériences de régulation fournies par l’entourage social de l’enfant. L’équilibre entre les deux sources de régulation deviendrait plus stable au fur et à mesure que l’enfant devient plus responsable de son bien-être. Dès lors, l’enfant développe une meilleure compréhension de monde qui l’entoure, car son entourage l’amène à appréhender d’une façon plus mature les exigences de la société. La régulation du sommeil chez l’enfant apparaît un bon exemple de l’application de ce changement. Ainsi, l’autorégulation biologique du sommeil devient progressivement une régulation psychologique sous l’influence de la régulation ou des exigences sociales de l’autre. Ce processus de socialisation donnant accès à la régulation des autres s’apparenterait à la notion de zone proximale élaborée par Vygotsky (1978). La dernière composante de changement abordée par Sameroff (2010) concerne le modèle des représentations mentales ou de l’internalisation des expériences vécues par l’enfant. L’auteur souligne que cette intégration cognitive procède par la sélection de certaines informations tout en ignorant certains autres aspects de l’expérience. Par exemple, la recherche de Seifer, Sameroff, Barrett et Krafchuk (1994) met en évidence que la description du tempérament de l’enfant par la mère est moins corrélée avec celle de l’observateur en comparaison de l’évaluation se rapportant à un autre enfant. À cet effet, Sameroff (2010) souligne que les études sur l’attachement rapportent que les mères ont souvent une représentation mentale positive et idéalisée de leur enfant. Somme toute, le modèle bio-psycho-écologique de Sameroff met l’accent sur le caractère holistique, dynamique et transactionnel du développement.

Le schème proposé par Sameroff (1993) est très utile pour caractériser les types de recherches en développement et leurs présupposés liens causaux. Cette conceptualisation reste cependant moins différenciée par rapport à la distinction personne-environnement. D’habitude, les recherches en psychologie ont plutôt tendance à considérer l’individu comme l’unité organisationnelle centrale. Cependant, d’autres disciplines en sciences humaines proposent des alternatives épistémologiques qui peuvent y être intégrées, et qui vont d’un point de vue plus microscopique (par exemple, les sous-systèmes organiques en biologie) à un point de vue plus macroscopique que celui de la psychologie classique (par exemple, les structures sociales, groupes sociaux, ou organisations culturelles en éthologie sociale, en sociologie, et en anthropologie). D’ailleurs, en faisant référence à Parke (2004), Sameroff (2010) reconnaît la pertinence de mettre en place des projets de recherche d’orientation interdisciplinaire afin de fournir un éclairage plus transactionnel du problème à l’étude. Tout compte fait, les modélisations systémiques et écologiques proposées jusqu’à maintenant sont complémentaires et permettent de décrire des hiérarchies de systèmes imbriqués, en plus de documenter leur influence sur le développement individuel. Le modèle abordé dans la prochaine section, celui de l’épigenèse probabiliste de Gottlieb (2001), fournit quant à lui une modélisation des processus de régulation biologique impliqués dans le développement intra-individuel.

3.4 Le modèle de l’épigenèse probabiliste

Le modèle de l’épigenèse probabiliste de Gottlieb (2001) complète les modèles précédents en s’attachant à décrire les processus de développement en y intégrant le point de vue des perspectives psychobiologiques et systémiques modernes (Gottlieb, 1991 ; Gottlieb, Wahlsten et Lickliter, 2006). Selon cette perspective, le développement de l’individu est caractérisé par une augmentation de la complexité organique dans le temps. En tenant compte de plusieurs niveaux d’analyse (moléculaire, cellulaire, organismique), l’auteur se réfère à l’émergence séquentielle de nouvelles propriétés structurelles et fonctionnelles et à l’apparition de nouvelles compétences comme conséquences des coactions verticales et horizontales entre les différentes fonctions biologiques, incluant les coactions organisme et environnement (Gottlieb, 1991). Chez Gottlieb (2001), le développement individuel est donc considéré comme épigénétique, c’est-à-dire qu’il correspond à l’évolution d’un système hiérarchisé, coactionnel et émergeant. Quoique singulière, la conceptualisation de Gottlieb n’est pas étrangère aux propositions découlant des travaux antérieurs de Werner (1957), Kuo (1976) et Waddington (1966) concernant les mécanismes d’adaptation ou de régulation du développement (Reuchlin, 1987).

Gottlieb propose un schéma simplifié de cette conception épigénétique et systémique du développement, où l’on retrouve une hiérarchie de quatre composantes qui se réfèrent à l’activité génétique, neuronale, comportementale (incluant psychologique) et environnementale. Ces composantes sont conceptualisées comme étant en interaction mutuelle et constante, tout en s’influençant de façon bidirectionnelle. Dans ce modèle épigénétique, les coactions horizontales sont celles qui ont lieu au même niveau systémique (par exemple : gène-gène, cellule-cellule, tissu-tissu, organe-organe), tandis que les coactions verticales s’établissent entre différents niveaux systémiques (gène-cytoplasme, cellule-tissu, activité comportementale-système nerveux). Ces coactions sont réciproques, puisque chaque partie du système est capable d’influencer toutes les autres composantes de ce système. La notion centrale de cette conception probabiliste de l’épigenèse est la bidirectionnalité des relations entre les structures et entre les fonctions (Gottlieb et al., 2006).

Ce paradigme épigénétique remet donc en question la validité même des construits privilégiant un déterminisme génétique, celui d’une influence unidirectionnelle entre les structures et fonctions biologiques, ou encore la conception qu’il est possible de départager les effets génétiques des effets environnementaux. Argumentant ces propos à l’aide de recherches empiriques en génétique, en biologie cellulaire, et en biologie du comportement, Gottlieb et al. (2006) mettent en évidence que les gènes font partie intégrante du système global, et que leur activité est influencée par les événements et activités qui se produisent à d’autres niveaux systémiques comme celui de la cellule, de l’organisme, ou de l’environnement. Pour appuyer leur hypothèse, ils se réfèrent à la différenciation cellulaire au cours de l’embryogenèse qui se produit malgré une équipotentialité génétique des cellules, et en fonction de processus d’induction liés à leur position relative dans l’espace et dans l’organisme en développement.

Ainsi, cette perspective probabiliste de l’épigenèse implique que l’émergence des structures et des fonctions nouvelles, tant sur le plan organique que comportemental, est une conséquence des coactions verticales et horizontales entre au moins deux composantes du système (personne-personne, organisme-organisme, organisme-environnement, nucleus-cytoplasme). Ce qui est à l’origine du développement est donc la relation entre deux composantes et non les composantes en elles-mêmes. Le concept le plus fréquemment utilisé pour désigner ces coactions sur le plan du fonctionnement de l’organisme est le concept d’expérience qui est conçu comme étant le reflet d’un processus relationnel. Pour Gottlieb (1991), la canalisation expérientielle du développement peut avoir une fonction d’induction (nécessaire à l’apparition de quelque chose), de facilitation (réguler lorsque quelque chose apparaît) ou de maintenance (maintenir un état déjà atteint) dans le développement anatomique, physiologique et comportemental. Les expériences habituelles liées aux coactions organisme-environnement contribuent à canaliser le développement à toutes les fonctions de l’organisme, limitant ainsi la diversité phénotypique observable qui peut être commune à tous les individus d’une espèce ou à certains sous-groupes de ces populations, tout en restreignant la plasticité organique et comportementale au cours de l’ontogenèse (Gottlieb et al., 2006).

Historiquement, ce concept de canalisation a été, entre autres, emprunté à Kuo (1976), qui le définit comme un principe de développement selon lequel la plasticité ou la grande étendue initiale de comportements potentiels diminue dans le temps ; ce qui signifie que l’étendue des possibilités de développement comportemental excède toujours l’étendue des comportements qui sont actualisés au cours de l’ontogenèse. La notion de canalisation expérientielle du développement a été proposée par Gottlieb afin d’éviter que ces formes de réaction ne soient interprétées comme liées à des contraintes génétiques prédéterminant l’étendue possible des manifestations biologiques et comportementales, et pour signifier qu’elles résultent davantage des coactions entre les potentialités génétiques et l’expérience.

Ainsi, c’est à partir d’expérimentations réalisées auprès de canards qu’il a démontré que l’expérience usuelle ou typique de l’organisme joue un rôle canalisateur qui fait émerger des comportements spécifiques à l’espèce, mais permet aussi à l’organisme d’éviter des formes de stimulations non spécifiques à l’espèce (Gottlieb, 1991). Dans ces expérimentations, les canetons élevés en isolement, et qui n’ont pas été exposés aux cris des membres de leur espèce (y compris leurs propres cris), ne présentent pas à la naissance les comportements d’approche spécifique à l’espèce, et peuvent même s’attacher de façon non spécifique et non réversible à un membre d’une autre espèce. Ainsi, le phénotype maternel serait transmis par l’intermédiaire de son comportement, et moins par transmission génétique (Gottlieb, 2001).

D’après cette perspective épigénétique, les processus de canalisation du comportement et la diminution de la plasticité au cours de l’ontogenèse sont conçus comme dépendants de l’histoire du développement de l’individu, de l’histoire des coactions verticales et horizontales à tous les niveaux de l’organisme, incluant les expériences habituelles de l’organisme en développement (Gariépy, 2007). Inspirée de quelques concepts du modèle épigénétique probabiliste de Gottlieb, la figure 1 présente un schéma représentant différentes trajectoires (types) de développement.

Pour les besoins du propos, rappelons que ce modèle interactionniste tient compte des aspects constitutionnels (bagage génétique à la naissance, maturation), des conditions environnementales (contraintes plus fortes lors des périodes de transition) et des différentes phases du développement (incluant les expériences individuelles). Dans ce cas, on postule que chaque trajectoire s’oriente vers une canalisation du développement et une réduction progressive de la plasticité phénotypique (c’est-à-dire une caractéristique observable déterminée par la génétique). Les pressions et les ressources provenant de l’externe induiraient des effets variables selon l’étape de développement et l’expérience acquise. On doit se rendre à l’évidence qu’un tel modèle ne s’inscrit pas dans une vision déterministe du développement, et ce, tant sur le plan biologique que psychosocial.

Figure 1

Illustration de la trajectoire de développement de différents types d’enfants s’inspirant du modèle épigénétique de Gottlieb (1991)

Illustration de la trajectoire de développement de différents types d’enfants s’inspirant du modèle épigénétique de Gottlieb (1991)

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Le modèle proposé par Gottlieb représente une perspective fort attrayante pour les sciences humaines. On peut cependant déplorer que l’auteur n’accentue pas suffisamment le rôle du stress qui contribue parfois à actualiser le potentiel adaptatif de l’individu. De plus, la perspective plus biologique de l’épigenèse probabiliste de Gottlieb pourrait être davantage mise de l’avant en s’inspirant notamment du modèle transactionnel et plus contextualiste de Sameroff en psychologie du développement. Un jumelage des deux théories, qui refusent d’ailleurs la distinction classique inné-acquis, pourrait être un défi conceptuel à privilégier au cours des prochaines décennies. D’ailleurs, sur le plan empirique, on relève de plus en plus de travaux favorisant le rapprochement entre le biologique et le psychosocial. En font foi les études sur l’impact du milieu de garde abordant la relation entre les variations du cortisol salivaire des enfants, la sécurité d’attachement et le développement social (Trudel, Fecteau et Blais, 2008).

3.5 Le modèle holistique interactionniste

Selon le cadre holistique interactionniste, l’individu représente un tout organisé, qui fonctionne et se développe dans sa totalité, et ce, en interaction constante avec son environnement (Magnusson, 1998 ; von Eye et Bogat, 2006). Les trois postulats suivants constituent la pierre angulaire de ce modèle : 1) l’individu fonctionne et se développe en tant que totalité organisée ; 2) l’individu fonctionne et se développe dans le cadre d’interactions dynamiques et continues avec son environnement physique et social ; 3) l’individu se développe sous l’influence d’un processus d’interaction continu et réciproque entre les sous-systèmes psychologique et biologique (Magnusson et Cairns, 1996).

La composante holistique de ce paradigme met l’accent sur l’idée que l’individu fonctionne simultanément sur les plans biologique, psychologique et social (Magnusson et Stattin, 2006). Ainsi, chaque facteur opérant du fonctionnement individuel (comportements, émotions, buts, valeurs, régulation physiologique) influence, et est influencé par, l’organisme abordé dans sa totalité. Dès lors, le développement d’aspects singuliers et isolés ne peut être étudié indépendamment de cet ensemble. En effet, chaque aspect isolé ne prend sens qu’en fonction du rôle qu’il joue dans le fonctionnement global de l’individu (Cairns, 1996 ; Magnusson et Cairns, 1996).

L’organisation de ces divers aspects singuliers du fonctionnement individuel représente une mosaïque de facteurs psychologiques, biologiques, et environnementaux, partiellement spécifique à cet individu. Ce qui caractérise un individu à un certain moment de son développement est l’organisation ou la configuration des facteurs pertinents pour un niveau de description donné ; configuration qui résulte de l’histoire des processus interactifs (Magnusson et Stattin, 2006). Par analogie, cette configuration pourrait s’apparenter à une courtepointe où chaque pièce de tissu correspondrait aux variations d’un facteur, tandis que l’agencement de l’ensemble des variables traduirait le profil intraindividuel. La composante interactionniste du modèle holistique indique que les facteurs cognitifs, affectifs et biologiques de l’individu, de même que les facteurs proximaux et distaux de son environnement, sont impliqués dans une interaction dynamique réciproque et continue. Par définition, elle correspond à une perspective plus transactionnelle qu’interactionniste, au sens des distinctions proposées par Sameroff (2009). D’un point de vue causal, ce modèle conçoit le fonctionnement individuel comme un processus multi-déterminé et stochastique ou aléatoire (Magnusson, 1988).

Dans le cadre de cette interdépendance continue et d’une définition de la configuration holistique qui caractérise le fonctionnement d’un individu à un moment donné, celui-ci n’est pas considéré comme une cible passive en présence des stimulations environnementales, mais plutôt comme un agent proactif et intentionnel au sein du processus dynamique d’interaction individu-environnement. En sélectionnant et en intégrant les informations du monde extérieur, et en transformant ces informations en actions internes et externes, le système mental joue un rôle intégrateur crucial. Il représente de ce fait l’élément clé de l’adaptation ontogénétique, car il mobilise les modifications intra-individuelles psychologiques, neurobiologiques, et physiologiques, de même qu’il contribue à façonner la perception de l’environnement (Magnusson, 1988).

Malgré un relatif consensus concernant les différents aspects du modèle, une grande partie des premières recherches empiriques a été effectuée en référence à des modèles plus déterministes, élémentaristes, et non développementaux. Plusieurs auteurs reconnaissent cette lacune et ont proposé des stratégies opérationnelles qui sont plus en accord avec leurs propositions théoriques. Ainsi, l’une de leurs contributions majeures est d’avoir développé les prémisses et les méthodes d’une approche dite centrée sur la personne (person-centered approach), laquelle renvoie à la composante holistique du modèle de développement qu’ils préconisent (Bergman et Trost, 2006 ; Magnusson, 1998). Selon Ozer (1994), ces approches méritent d’être reformulées en termes de distinction entre les méthodes centrées sur les variables dans lesquelles différents individus sont évalués sur un trait de personnalité spécifique, et les approches centrées sur la personne, dans lesquelles différents traits sont évalués simultanément pour un même individu. À cet égard, la contribution des travaux de Block (2003) sur le développement d’un modèle de personnalité doit être considérée, puisqu’il a été l’un des pionniers dans le traitement des données qui mettent en évidence les variations intra-individuelles. Selon cette distinction, l’approche centrée sur la personne est susceptible de s’avérer plus appropriée pour opérationnaliser l’aspect holistique du modèle. Cette proposition implique que l’ensemble des éléments relatifs à un niveau systémique devrait être étudié et intégré simultanément (Magnusson, 1998). D’autre part, cette approche vise à éviter un réductionnisme interprétatif en considérant le système dans son rapport dynamique, ainsi que son intégration sur le plan de la régulation physiologique et du contexte socio-relationnel. L’étude réalisée par Puentes-Neuman, Trudel et Breton (2007) fournit une illustration du potentiel de cette approche centrée sur la personne en l’appliquant au domaine de l’étude sur la résilience. Cette recherche décrit notamment le profil de trajectoires (du préscolaire au scolaire) de différents sous-groupes d’enfants (sur la base d’analyses par grappes hiérarchiques) en fonction de l’adversité vécue en milieu familial au cours de la prime enfance. Les résultats mettent en évidence la diversité des trajectoires de développement et les contraintes liées à une approche trop centrée sur les variables ou encore trop normative.

Ce souci pour l’exhaustivité descriptive et la prise en compte des contraintes systémiques apparaît singulièrement convergent avec les prémisses théoriques et les modes opératoires de l’éthologie sociale du développement (Strayer, 1989 ; Strayer et Trudel, 1985). L’approche centrée sur la personne a le mérite de produire des résultats qui reflètent plus directement le fonctionnement des individus, plutôt que le fonctionnement d’un individu dit moyen. L’unité d’étude devient l’individu plutôt que l’ensemble des individus, et des lois générales peuvent éventuellement être déduites des régularités et des différences observées dans les résultats, plutôt qu’être imposées par les prémisses théoriques et les méthodes analytiques (Magnusson et Cairns, 1996). Cependant, Bergman et Trost (2006) développent l’idée que les deux approches peuvent être complémentaires dans la mesure où les conclusions des deux perspectives s’avèrent compatibles.

4. Vers une perspective intégrée du développement humain

Quelques réflexions émergent du bilan des quatre modèles théoriques présentés précédemment. D’abord, soulignons que ces modèles contemporains du développement humain ont permis de dépasser le réductionnisme biologique, psychologique ou environnemental, qui a prévalu dans les théories classiques du développement au xxe siècle, au profit d’une vision plus dynamique de la personne qui tient compte de son contexte de vie. Plusieurs points de convergence importants sont repérables dans leurs évolutions récentes et pourraient guider les recherches sur le développement et l’adaptation psychosociale du jeune enfant. Les modèles présentés dans le présent article mettent de plus en plus l’accent sur la nécessité d’étudier dans le temps et de façon plus microgénétique les processus de développement qui sont considérés comme les vecteurs d’évolution de la personne, induisant la complexification et l’émergence de nouvelles conduites, contribuant éventuellement à les maintenir, ou provoquant leur réorganisation. Sur le plan de l’interface personne-environnement, ces processus sont décrits comme résultant de l’activité conjointe et continue de la personne considérée comme agent actif, et des partenaires sociaux également actifs. Selon la même logique, il est indéniable que la dichotomie entre les contraintes biologiques et environnementales n’a plus sa raison d’être. Les approches interactionnistes offrent d’ailleurs l’occasion de transcender cette opposition. L’être humain se développe d’une façon plus dynamique et en transaction constante avec son milieu de vie. Qui plus est, le développement de la personne procède d’un état de novice au début de son existence vers un état d’expert et d’agent à la fois influencé et influençant son environnement (Sameroff, 2010).

Cette conception dynamique et probabiliste du développement est apparente dans les quatre modèles proposés, et ce, qu’il s’agisse des processus proximaux d’interactions réciproques organisme-environnement, des concepts liés aux processus transactionnels continus individu-environnement, des processus épigénétiques liés aux coactions organisme-environnement, ou encore des interactions réciproques et continues personne-environnement. On repère dans ces modèles une conception bio-psycho-sociale et holistique du développement. Aucun doute que notre compréhension nuancée et globale du développement de la personne, conditionnelle à une révision majeure des paradigmes de recherche, pourrait aider à rendre compte de la diversité de l’activité humaine et des processus d’adaptation.

La réapparition d’une conception théorique se voulant holistique, dans la mesure où elle se réfère à la théorie générale des systèmes, suggère que le développement global de l’individu représente plus que la somme de ses composantes. Cette proposition s’applique sur le plan du fonctionnement de la personne, mais également sur les autres plans d’organisation systémique (systèmes biologiques, sociaux, et culturels). Ces systèmes sont définis en tant qu’unités fonctionnelles composées de parties liées entre elles (les sous-systèmes), qui agissent de façon interdépendante et organisée pour promouvoir l’adaptation de l’organisme dans sa totalité (Cairns, 1997 ; Magnusson et Cairns, 1996). Elle transparaît notamment dans les concepts de configuration structurelle de la personne (Bronfenbrenner et Morris, 1998), ou de configuration holistique et d’approche centrée sur la personne (Cairns et Rodkin, 1998 ; Magnusson, 1998 ; Strayer, 1989). À l’encontre des approches de recherche plus orientées vers les variables, les quatre modèles retenus introduisent une conception du développement de l’enfant qui apparaît moins statique et moins normative. Il est indéniable que l’avènement d’une telle perspective contribue également à une intégration des connaissances qui dépasse les frontières disciplinaires traditionnelles (Cairns, 1997).

Enfin, une approche multidimensionnelle ou écosystémique impose au chercheur de procéder à une sélection des variables qui doivent être mesurées et qui doivent rendre compte des objectifs liés à l’étude des trajectoires de développement de l’enfant. Or, au regard de l’ampleur des variables à considérer, ce choix repose inévitablement sur la conception épistémologique du chercheur. Dans un tel contexte, on peut penser que la posture théorique de ce dernier risque d’induire une lecture incomplète, certains diront biaisée, de la problématique étudiée. Réflexion et prudence sont alors essentielles et à privilégier au regard des conséquences sociales induites par des approches trop normatives.

5. Contribution d’une approche holistique du développement à l’étude de l’impact des milieux de garde sur les enfants

Comme le souligne Shpancer (2006), les résultats souvent contradictoires au sujet de l’étude de l’impact des services de garde sont liés à des contraintes méthodologiques ou sont tout simplement le reflet de changements d’ordre social et culturel. On ne peut pas exclure comme interprétation que la disparité dans les résultats puisse simplement traduire une amélioration des services au cours des dernières décennies, dont la formation des intervenants des milieux de garde. Si c’est le cas, il va de soi que les travaux de recherche doivent prendre en considération une orientation beaucoup plus transdisciplinaire et plus interactionniste pour rendre compte de ces changements sociaux dans l’appréciation des effets de l’expérience de garde. En conformité avec le modèle écosystémique, l’étude de l’impact des services de garde doit être abordée sous l’éclairage de l’univers culturel qui l’entoure, incluant la famille et le réseau des activités récréatives. D’autre part, si on se réfère au courant contemporain privilégiant l’utilisation de méthodes mixtes de recherche qui visent le rapprochement ou l’intégration de mesures quantitatives et qualitatives (Creswell, 2013), il y a lieu de s’interroger sur le constat que la plupart des travaux sur l’impact des services de garde ont adopté une posture épistémologique propice à une quantification excessive du phénomène sous étude. Onwuegbuzie, Collins et Frels (2013) introduisent d’ailleurs l’idée que la conceptualisation entourant les méthodes mixtes de recherche serait plus conforme au modèle écosystémique de développement de Bronfenbrenner. Pour ces auteurs, l’utilisation d’une telle approche évaluative devrait assurer une plus grande généralisation des résultats, tout en facilitant un rapprochement transdisciplinaire lors de l’étude des interrelations ou des influences bidirectionnelles entre le système familial et les autres micro-systèmes.

En aval des problèmes méthodologiques abordés précédemment, il y a également lieu de s’interroger sur l’apparente discordance qui émerge du lien établi entre le cadre théorique des études se voulant interactionnistes (écosystémique ou transactionnel) et leur application en recherche. Ainsi, outre la non-représentativité de l’échantillon sélectionné par les chercheurs du National institute of child health and human development early child care research network, notamment à cause de l’exclusion de familles à très haut risque (Sammons et al., 2004), il est étonnant de constater que le processus de sélection a essentiellement tenu compte des critères individuels associés aux caractéristiques des familles, et beaucoup moins de la diversité des sites ou micro-systèmes à l’étude. Pourtant, il y a évidence, de par le texte publié par le consortium de chercheurs (National institute of child health and human development early child care research network, 2001), que la planification du projet s’est grandement inspirée du cadre de référence de Bronfenbrenner. Or, se référer à une approche interactionniste implique de développer un devis de recherche compatible avec le cadre conceptuel de l’étude. Dans le même ordre de réflexion, une démarche de recherche dite interactionniste doit privilégier la concertation des chercheurs oeuvrant dans le même domaine et issus de milieux culturels différents, et ce, tant sur le plan national qu’international. Autrement dit, une perspective interactionniste implique la création d’un devis de recherche complexe et diversifié, mais également le développement d’une infrastructure de recherche favorable à une approche multisite. Dans le cas de projets internationaux, les chercheurs doivent faire preuve de créativité, puisque l’accessibilité à des fonds de recherche est plus restreinte.

L’argumentaire développé précédemment rejoint le point de vue de Zachrisson, Dearing, Lekhal et Toppelberg (2013) qui concluent que le contexte sociopolitique, incluant les politiques de financement et l’accès aux services de garde spécifiques à chacun des pays, pourrait être à l’origine de l’incohérence des résultats qui portent sur la relation entre le nombre d’heures passées en milieu de garde et la manifestation de problèmes externalisés chez les enfants. Par exemple, des études canadiennes (Romano, Kohen et Findlay, 2010) et norvégiennes (Zachrisson et al., 2013) ne relèvent aucun impact négatif du temps passé en milieu de garde sur le comportement des enfants, alors que l’étude américaine du National institute of child health and human development early child care research network en arrive à des conclusions totalement différentes. À ce propos, on relève que les services de garde aux États-Unis s’adressent souvent à des familles de milieux défavorisés (exemple : le programme Head Start), alors que certains pays européens offrent des services à toutes les familles (Burger, 2010). Or, un rapport de l’United nations international children’s emergency fund (UNICEF), daté de 2008, rapporte que les services de garde aux États-Unis se révéleraient de moindre qualité que ceux offerts dans plusieurs pays européens. Love, Harrison, Sagi-Schwartz, van IJzendoorn, Ross, Ungerer, Raikes, Brady-Smith, Boller, Brooks-Gunn, Constantine, Kisker, Paulsell et Chazan-Cohen (2003) offrent également une belle illustration de l’influence des contextes culturels sur les résultats des recherches. Ces derniers procèdent à une analyse comparative de trois sites ou pays (américain : Early head start program ; israélien : Haifa study of early child care ; australien : Sydney family development project) en lien avec la problématique de l’impact de la qualité des milieux de garde. Les auteurs identifient plusieurs différences et similitudes entre les résultats des trois études et concluent qu’il est impératif de procéder à la mise en place de projets de recherche plus exhaustifs sur la problématique des effets de la garde non parentale. Sans aucun doute, les approches interactionnistes sont susceptibles de mieux répondre aux exigences associées à l’étude des transitions entre les différents micro-systèmes.

Étant donné que le construit de l’attachement a souvent été le paradigme de référence dans les études sur les milieux de garde, il s’avère opportun de réserver un moment de réflexion en lien avec la contribution potentielle des modèles théoriques interactionnistes présentés précédemment. Par exemple, l’étude réalisée récemment par Posada, Lu, Trumbell, Kaloustian, Trudel, Plata, Pena, Perez, Tereno, Dugravier, Coppola, Constantini, Cassibba, Kondo-Ikemura, Noblega, Haya, Pedraglio, Verissimo, Santos, Monteiro et Lay (2013) offre une illustration de l’importance de rendre compte des différents contextes culturels de développement lors de l’évaluation des relations d’attachement mère-enfant. Leurs résultats mettent notamment en évidence que la sécurité d’attachement évaluée à partir de l’instrument Q-sort de Waters (1995) se révèle peu homogène entre les échantillons provenant des neuf pays qui ont participé à la recherche, et ce, malgré le fait que les scores critères fournis par un groupe d’experts de chaque site sont très similaires. Les conclusions de l’étude, si elles sont appliquées aux études sur les services de garde, suggèrent que les résultats à propos de la qualité de la relation d’attachement mère-enfant seraient influencés par le contexte culturel associé au site d’étude. À cet égard, les travaux se basant sur une méta-analyse devraient dorénavant accorder beaucoup plus d’attention au site culturel de réalisation des recherches.

L’apport des variations culturelles associées à l’attachement parent-enfant et éducatrice-enfant est également relevé dans l’étude de Howes et Shivers (2006) réalisée aux États-Unis auprès de sous-groupes d’origines ethniques distinctes. Ces dernières font le constat que l’appartenance de l’enfant et de l’éducatrice à une même communauté culturelle contribue à faciliter la formation d’une relation harmonieuse. De même, l’étude éthologique de Pingault (2010) basée sur l’observation d’enfants brésiliens en interaction avec la mère, une éducatrice, une nourrice ou encore un adulte non familier en arrive à la conclusion que la mesure de la proximité est le comportement qui discrimine le plus les différents contextes sociaux. Dans l’ensemble, ce type d’études peut contribuer à moderniser le construit de l’attachement qui s’oriente trop souvent vers une conception normative du développement ou encore vers l’exclusivité de la notion de sécurité socio-affective (Thompson, 2008). Enfin, on doit se rendre à l’évidence que peu d’études ont abordé l’impact de l’expérience de garde en rendant compte simultanément des liens d’attachement établis par l’enfant avec les autres membres de la famille (père, fratrie, grands-parents). Comment alors dégager une vision d’ensemble des relations d’attachement de l’enfant ou de l’influence conjointe et cumulée des relations sans se référer à une perspective écosystémique ?

En conclusion, le présent travail suggère que les approches contemporaines de recherches abordant l’impact des services de garde sur l’adaptation préscolaire et scolaire des enfants doivent s’orienter davantage vers des modèles d’analyse de trajectoires de développement plus centrées sur la personne, et ce, en complémentarité avec les méthodes basées sur l’analyse des variables. L’examen de ces trajectoires exige, bien sûr, que l’on privilégie des devis à mesures répétées et que l’on tienne compte des transactions constantes et dynamiques entre les caractéristiques de l’enfant en développement et les divers contextes de vie. Enfin, le bilan propose de rendre plus explicites les modèles théoriques orientant la recherche, tout en accordant plus d’importance aux perspectives holistiques de développement lors de l’étude des effets de la garde non parentale.