Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Les récits sont une part essentielle de la vie de tous les jours. Non seulement nous narre-t-on des contes de fées à un jeune âge, mais nous écoutons et racontons aussi des récits pour commérer, exprimer sa solidarité, impressionner, clarifier, informer, rire, manifester de l’empathie, critiquer, persuader, menacer et sympathiser (Crais et Lorch, 1994). Les récits oraux que les enfants produisent sont des tâches langagières fonctionnelles et complexes, qui offrent l’occasion d’examiner un éventail d’habiletés sociales, linguistiques et cognitives. En effet, un récit implique l’exposition d’une série d’événements successifs (McCabe et Peterson, 1991). Il exige non seulement la maîtrise de la structure langagière, telle que la grammaire et le vocabulaire, mais aussi l’aptitude à emprunter le point de vue de chacun des protagonistes du récit, à prendre en compte les connaissances et la perspective de l’auditeur et à planifier une séquence cohérente d’événements (Johnston, 2008). Les récits ont été décrits comme l’un des points critiques d’intersection entre la langue et la cognition (Ylvisaker, Szekeres, Wisniewski, Delis et Kaplan, 2000) et un moyen valide pour étudier les habiletés cognitives, langagières et sociales (Coelho, Liles et Duffy, 1995).

La production narrative d’un enfant du préscolaire est une variable prédictive hautement significative du rendement scolaire ultérieur des enfants (voir Boudreau, 2008, pour une recension). Compte tenu de l’importance de ce lien, de nombreux programmes d’intervention ont été mis sur pied pour le préscolaire. Une récente analyse systématique des écrits de recherche sur le sujet (Pesco, Gagné et McClintock, 2012) a permis de dénombrer 39 études publiées, faisant état de l’implantation de différents programmes d’intervention en narration au préscolaire. Trente-huit des trente-neuf programmes d’intervention traitent de l’organisation du récit chez l’enfant, alors que huit programmes visent à la fois l’organisation du récit et celle de la phrase. Un seul programme d’intervention vise uniquement l’organisation de la phrase, et aucun programme d’intervention n’a pour objectif de développer l’aspect social de la narration. Aucune de ces études n’établit clairement le lien, théorique ou empirique, entre les habiletés développées lors des activités de narration et les habiletés ultérieurement sollicitées en lecture. En d’autres mots, il est établi que les programmes d’intervention en narration ont un certain impact sur le développement des habiletés de lecture, mais nous ne savons toujours pas pourquoi. Conséquemment, il est impossible de déterminer quels programmes sont susceptibles d’être les plus efficaces.

Une hypothèse avancée par Snow (1983, 1987) stipule que deux habiletés cognitives, nommément la perspective de l’auditeur et les fonctions exécutives, sont des habiletés vraisemblablement sollicitées lors de tâches de narration. La perspective de l’auditeur peut se mesurer, entre autres, par les référents utilisés par l’enfant.

Par exemple, l’enfant qui parle d’un personnage pour la première fois évitera d’utiliser un pronom personnel (il ou elle), ou encore un déterminant indéfini (un cheval, une vache), car il sait que son interlocuteur ne connaît pas encore le personnage en question. Ainsi, pour faire les bons choix linguistiques, l’enfant doit être en mesure de déduire ce que son interlocuteur sait ou ne sait pas. Cette habileté découle de la théorie de l’esprit définie comme la capacité à comprendre les croyances, les savoirs, les souhaits, les intentions chez l’autre lorsque ceux-ci diffèrent des nôtres (Korkmaz, 2011).

Quant aux fonctions exécutives, elles réfèrent à quatre facteurs distincts : 1) l’inhibition/ou l’exécution d’une tâche ; 2) la mémoire de travail et sa mise à jour ; 3) les changements de tâche (task switching) ; et 4) le contrôle des distracteurs. Chacun des facteurs inclut une composante de planification, d’organisation et d’attention (Willcutt, Doyle, Nigg, Faraone et Pennington, 2005). La production d’un récit sollicite particulièrement ces trois dernières composantes, puisque l’enfant doit planifier et organiser son discours, puis rester attentif à sa production afin de conserver la cohérence de l’histoire. Ainsi, selon le postulat de Snow (1983, 1987), un enfant du préscolaire qui aurait développé ses habiletés en fonctions exécutives et en théorie de l’esprit avant l’âge de l’entrée à l’école, notamment par le biais d’activités narratives, pourrait présenter de meilleures habiletés de lecture.

D’autres auteurs ont plutôt posé l’hypothèse que le développement des habiletés langagières lors des activités de narration sont celles qui expliquent le développement ultérieur des habiletés de lecture et d’écriture (Johnston, 2008). À première vue, ce postulat semble logique, puisque les tâches de lecture et d’écriture, tout comme les tâches narratives, sont du domaine du langage. Cependant, la nature des liens exacts entre les habiletés cognitives et langagières ainsi que leur importance relative en production narrative n’a toujours pas été établie, et les deux familles de facteurs n’ont jamais été étudiées conjointement. Notre étude vise à identifier l’interrelation entre les habiletés cognitives, langagières et narratives afin, d’une part, de déterminer ce qui, à l’âge préscolaire, est le plus susceptible d’aider l’enfant dans le développement ultérieur de la littératie et, d’autre part, de guider le développement d’un futur programme d’intervention en narration au préscolaire. Pour ce faire, nous avons pris des mesures indépendantes d’habiletés langagières et cognitives chez les élèves du début du primaire et nous les avons évaluées en lien avec la narration que produisent ces mêmes enfants.

2. Contexte théorique

2.1 Développement de la compétence narrative à l’âge préscolaire

Les étapes développementales de la production narrative sont bien connues depuis une vingtaine d’années grâce au travail colossal effectué par McCabe et Peterson (1991), et précisé dans la publication ultérieure de McCabe et Rollins (1994). La capacité de raconter une histoire cohérente et complète est l’aboutissement d’un développement observable dès l’âge de 22 mois. En effet, dès qu’un enfant a la capacité de juxtaposer deux mots, il commence à produire ses premières histoires en racontant des évènements personnels d’un passé relativement récent, tout particulièrement les blessures. Maman bobo est probablement l’exemple le plus éloquent et le plus fréquent de ce stade. Plus vieux, l’enfant commence à produire des histoires inventées qui incluent souvent les thèmes de blessures, de malchance, d’accidents ou d’autres thèmes chargés d’émotions. Vers l’âge de quatre ans, les narrations d’enfants consistent fréquemment en la juxtaposition de deux évènements ou plus, qui se sont produits à la même occasion, mais qui ne sont pas nécessairement narrés chronologiquement. C’est l’âge où les enfants sautent du coq à l’âne, racontent les différents évènements de la journée sans organisation logique apparente. Vers cinq ans, les narrations typiques des enfants incluent des indications claires sur qui, quoi et comment les choses se sont passées. Par contre, souvent les narrations se terminent abruptement par une péripétie marquante. C’est l’âge de la blague sans chute qui fait rire l’enfant de bon coeur au moment où le parent attend toujours la fin de l’histoire. Finalement, c’est à l’âge de six ans que les enfants produisent des narrations de forme classique qui comprennent tous les éléments de la grammaire de récit nécessaires à la compréhension de la narration par l’auditeur.

2.2 La production narrative

La production narrative peut être divisée en deux niveaux de structure : la microstructure et la macrostructure (aussi appelée la grammaire de récit). La microstructure des récits consiste en les caractéristiques linguistiques utilisées durant la production narrative (Fayol et Lemaire, 1993 ; Schneider, Hayward et Dubé, 2006 ; Walker, Roberts et Hedrick, 1988). Dans le but de clarifier quels critères sont significatifs dans la production narrative à l’échelle de la microstructure, une équipe de chercheurs a élaboré une typologie des caractéristiques de la microstructure narrative (Justice, Bowles, Kaderavek, Ukrainetz, Eisenberg et Gillam, 2006) à partir de narrations d’enfants âgés de 5 à 12 ans. Les auteurs en sont arrivés à la conclusion que la microstructure des récits consiste en deux construits (productivité et complexité) qui ne sont que modérément reliés et, en conséquence, que pour mesurer la compétence narrative à l’échelle de la microstructure, il faut inclure l’analyse des deux construits. Les éléments analysés pour évaluer la productivité sont le nombre total de mots, le nombre de mots différents et le nombre d’unités thématiques (aussi appelées unité-T) produits durant la narration. Une unité-T consiste en une proposition principale et tout autre constituant dépendant, y compris les propositions et des syntagmes (Hunt, 1965). Quant à la complexité d’un discours narratif, elle est mesurée selon la longueur moyenne des unités thématiques (en mots et en morphèmes), le nombre de propositions de coordination, le nombre de propositions subordonnées relatives, le nombre de dialogues inclus dans l’histoire et le nombre de phrases complexes. Ces dernières sont définies comme des phrases ayant une proposition principale (ou indépendante) et au moins une proposition dépendante.

Quant à la macrostructure, elle consiste en les idées principales nécessaires à la cohérence du récit (Fayol et Lemaire, 1993). La macroanalyse évalue les compétences de l’élève à exprimer des relations séquentielles et causales dans un récit. Plusieurs chercheurs ont tenté de développer un modèle de macrostruture (ou grammaire de récit) (Mandler et Johnson, 1977 ; Rumelhart, 1975 ; Stein et Glenn, 1979 ; Thorndyke, 1977). Bien que ces différents chercheurs aient avancé des organisations schématiques différentes pour les récits, il n’en existe pas moins un consensus sur les éléments fondamentaux d’une grammaire de récit, qui consiste à la définir en unités d’informations qui sont habituellement données dans un ordre convenu. Une macrostructure de récits occidentaux classique comporte des structures qui ont trait au contexte, aux événements initiaux, aux réponses internes des personnages, à la planification d’une solution, à l’exécution du plan, aux résultats et aux conséquences de cette tentative, et aux réactions des protagonistes à la fin du récit (Francis, Fine et Tannock, 2001 ; Schneider et al., 2006).

2.3 Les facteurs linguistiques

Dans les écrits de recherche, la macrostructure a fait l’objet de la très grande majorité des publications portant sur le développement de la narration et sur l’intervention. Seules quelques équipes de chercheurs se sont intéressées aux programmes d’intervention en microstructure durant les dernières décennies (Feagans et Farran, 1994 ; George-Remy, 1991 ; Morrow, 1985 ; Morrow, 1986 ; Stadler et Ward, 2010) ou à son aspect développemental (Eisenberg, Ulkrainetz, Hsu, Kaderavek, Justice et Gillam, 2008). Pourtant, les habiletés langagières, observables sur le plan de la microstructure, développées lors des activités de narration sont celles qui sont communément identifiées comme ayant un impact sur le développement ultérieur de la littératie. En effet, la production narrative dépendrait d’aptitudes dans le domaine de la syntaxe. D’un point de vue clinique, les enfants souffrant de différentes difficultés reliées à la communication comme un trouble spécifique du langage (Paul et Smith, 1993 ; van der Lely, 1997), un développement tardif du langage (Manhardt et Rescorla, 2002 ; Paul, Hernandez, Taylor et Johnson, 1996 ; Paul et Smith, 1993), des difficultés pragmatiques ou de l’autisme de haut niveau (Norbury et Bishop, 2003) sont tous susceptibles d’éprouver des difficultés en matière de production narrative. D’un point de vue linguistique, les habiletés syntaxiques participeraient non seulement à la construction de phrases elles-mêmes, mais aussi à l’organisation du contenu de celles-ci. Par exemple, lorsqu’il est question de la relation temporelle ou causale entre des événements, il est nécessaire de subordonner ou de coordonner une proposition à une autre. Par conséquent, la causalité dans un discours narratif requiert l’utilisation du dispositif syntaxique de complémentation. Ainsi, à mesure qu’un enfant commence à faire intervenir la causalité dans une narration, on peut s’attendre à un recours de plus en plus fréquent à des structures syntaxiques complexes. En français, une structure syntaxique complexe exprimant une causalité impose l’utilisation du passé composé dans la proposition subordonnée. Par exemple, dans la phrase ci-dessous, la cause de la tristesse est chronologiquement antérieure au sentiment éprouvé.

L’éléphant est triste (présent) parce que son ami a perdu (passé composé) le ballon.

Par conséquent, il convient d’utiliser un temps au passé dans la proposition subordonnée pour exprimer adéquatement la cause de l’état psychologique présent. Nous émettons ici l’hypothèse que la complexité de la phrase et la temporalité des verbes sont deux aspects linguistiques susceptibles d’avoir un rôle à jouer en production narrative.

2.4 Les facteurs cognitifs

Certains préalables cognitifs seraient nécessaires à la macrostructure d’un récit. Umiker-Seboek (1979) fait référence aux étapes socio-cognitivistes piagétiennes dans sa définition du développement narratif chez les enfants. Par exemple, il associe le fait que des enfants plus âgés incluent, dans leurs récits, un plus grand nombre d’événements extérieurs que des enfants plus jeunes, à la décentralisation du comportement langagier. Le quotient intellectuel non verbal (Humphries, Oram Cardy, Worling et Peets, 2004) et la mémoire de travail (Kellogg, 2004) ont aussi été identifiés comme des facteurs cognitifs jouant un rôle significatif dans la production narrative.

Dans le cadre d’une récente recension d’écrits, Hickmann (2005) a avancé deux hypothèses pour expliquer le rôle que les facteurs cognitifs pourraient jouer dans la production narrative. Dans la première hypothèse, l’auteur soutient que des préalables primairement cognitifs, mais qui font aussi appel à certaines habiletés verbales, sont sous-jacents à l’organisation du récit chez les enfants. L’utilisation d’expressions déictiques illustre bien cette hybridité entre habiletés verbale et cognitive. Une expression déictique est une expression qui renvoie aux aspects personnels, temporels ou spatiaux d’un énoncé dont le sens dépend du contexte dans lequel elle est utilisée (Lahey, 1988). Par exemple, si vous écrivez un courriel le mardi matin à votre collègue en y indiquant que vous vous rencontrerez ce midi et que votre collègue lit le courriel le mercredi matin seulement, il y a de fortes chances que votre collègue vous attende au restaurant le mercredi midi. Dans cet exemple, le sens du ce dépend de la journée à laquelle le courriel est écrit ou lu. Dans le cas d’un récit, une fois que les protagonistes et les événements ont été créés, l’énonciateur doit les mettre en relation les uns avec les autres. Des termes déictiques sont ainsi utilisés pour exprimer les relations entre les personnages, les lieux et les événements. La compétence déictique comprend, entre autres, le recours approprié à des déterminants démonstratifs, personnels et possessifs, tels que :

Il prend ce/un/le/son livre.

Chez les enfants francophones, les chercheurs ont constaté que les fonctions déictiques des déterminants apparaissent à l’âge de trois ans et se développent jusqu’à l’âge de neuf ans (Karmiloff-Smith, 1979).

La seconde hypothèse proposée par Hickmann (2005) à propos du rôle des facteurs cognitifs dans la compétence narrative suggère que seules les compétences cognitives, dissociées des compétences verbales, sous-tendent l’aptitude à organiser la narration. Diverses études ont souligné le fait que les récits sollicitent les fonctions exécutives. En effet, des déficits sur le plan des fonctions exécutives ont été identifiés comme la source des difficultés en matière de production narrative éprouvées 1) par des enfants souffrant du trouble de déficit de l’attention/hyperactivité (Casas, Castellar et Ferrer, 2005 ; Purvis et Tannock, 1997) ; 2) par des adultes ayant subi un traumatisme cérébral (Coelho et al., 1995) ; et 3) par des adultes qui, bien qu’ayant un vieillissement normal (Cannizzaro, 2003), montraient un déclin des fonctions exécutives. D’autres auteurs ont montré que la prise d’un médicament stimulant reconnu pour ses effets bénéfiques sur les fonctions exécutives (nom de spécialité Ritalin) améliore également la performance narrative à l’échelle de la macrostructure (Francis et al., 2001). De surcroît, il a été observé que les enfants sans trouble du langage mais présentant des déficits sur le plan des fonctions exécutives produisaient des récits moins cohérents que ceux ayant seulement un trouble du langage (Vallence, Im et Cohen, 1999).

Ainsi, les liens entre cognition et narration ont été décrits de différentes façons dans les écrits des chercheurs. D’une part, un parallèle a été observé entre le développement cognitif et le développement narratif. D’autres auteurs ont souligné la demande cognitive que requiert l’utilisation de certains termes dans une narration. De plus, l’universalité du développement de la macrostructure et l’observation fréquente de difficultés en production narrative chez certaines populations ayant un déficit cognitif montrent aussi qu’un lien certain existe entre cognition et narration. Cependant, aucune étude portant spécifiquement sur l’intervention en narration, parmi celles recensées à ce jour, n’a basé le design de son programme sur le lien présupposé entre cognition et narration.

2.5 Objectifs et prédictions

L’objectif général de cette étude est d’identifier dans quelles mesures les habiletés cognitives et linguistiques contribuent à la production narrative. Pour ce faire, nous identifierons les liens entre la production narrative d’un enfant et des mesures indépendantes d’habiletés langagières et cognitives. Les habiletés langagières seront mesurées par le biais d’épreuves d’expressions déictiques, de production du passé composé et d’élaboration de phrases complexes, alors que les fonctions exécutives seront la principale habileté cognitive mesurée. La production narrative de l’enfant sera analysée aux niveaux de la macrostructure et de la microstructure. Chacun des niveaux sera par la suite mis en relation avec chacune des mesures indépendantes de cognition et de langage. L’hypothèse avancée est que la microstructure s’expliquera par les habiletés langagières des enfants, tandis que la macrostructure sera reliée aux fonctions exécutives.

3. Méthodologie

3.1 Sujets

La présente étude mettait en présence 36 enfants francophones divisés en trois sous-groupes : 12 enfants aux prises avec un trouble spécifique du langage (aussi appelé dysphasie au Québec), âgés entre 9 et 10 ans, dont le groupe est appelé trouble spécifique du langage (TSL) ; 12 enfants au développement langagier typique, âgés de 7 ans, ayant les mêmes habiletés langagières que les enfants en trouble spécifique du langage (TSL) plus âgés qu’eux (groupe langage-match = LM) ainsi qu’un groupe d’enfants au développement langagier typique ayant le même âge que le groupe trouble spécifique du langage (TSL) (groupe âge-match = AM). Tous les enfants ont obtenu un score entre 85 et 145 au test d’intelligence non verbale (TONI-3) (Brown, Sherbenou et Johnsen, 2002). Les résultats et les caractéristiques des groupes sont présentés dans le tableau 1 et les équivalences en habiletés langagières sont présentées au tableau 2.

Dans le cadre de la présente étude, afin d’augmenter la puissance statistique, les trois groupes ont été fusionnés. Comme cette étude est une étude corrélationnelle, il n’y avait pas de raison de croire que l’appartenance à un groupe ou à un autre affecterait la nature des liens corrélationnels trouvés. Par exemple, si les habiletés langagières devaient corréler avec la microstructure, elle corrélerait aussi chez la population trouble spécifique du langage (TSL) qui montrerait de faibles habiletés langagières et de faibles performances en microstructure. Nous ajouterons que, bien que l’instinct nous porte à croire que le groupe trouble spécifique du langage (TSL) n’agira pas comme les deux autres groupes, ce n’est pas le cas. En effet, aucun des trois groupes ne diffère totalement des deux autres. Le groupe trouble spécifique du langage (TSL) présente des habiletés langagières tout à fait comparables au groupe LM. De la même manière, les habiletés cognitives entre le groupe trouble spécifique du langage (TSL) et le groupe âge-match (AM) sont tout à fait comparables (Gagné et Crago, 2010). Il va sans dire que le groupe langage-match (LM) présente des scores bruts d’habiletés cognitives moins élevés que les deux autres groupes, compte tenu de l’âge des enfants. Cependant, l’étude corrélationnelle nous permet justement de mesurer les liens entre deux variables pour un continuum de valeurs. Si, comme le postule notre hypothèse, les habiletés cognitives devaient corréler avec la macrostructure, le groupe langage-match (LM), pour sa part, aurait des scores plus faibles en habiletés cognitives et en macrostructure.

Les participants provenaient de différentes villes situées dans la région de Québec et Chaudière-Appalaches, en banlieue de Québec. Tous les enfants avaient le français comme langue maternelle et fréquentaient une école francophone. Aucun d’entre eux n’avait été exposé de manière importante à une autre langue, à l’exception d’une enfant qui avait été adoptée de Chine à l’âge de huit mois et qui, conséquemment, avait été exposée au mandarin jusqu’à cet âge. Depuis son arrivée au Canada, l’enfant avait été exclusivement exposée au français, tant à la maison qu’à l’école.

Les enfants francophones au développement typique avaient tous au moins un parent ayant terminé une formation collégiale. Les parents d’enfants avec un trouble spécifique du langage avaient, en règle générale, un niveau d’éducation moindre, mais tous les enfants avaient au moins un parent qui avait terminé des études secondaires.

Tableau 1

Caractéristiques des participants

Caractéristiques des participants

Note : TSL = groupe avec enfants aux prises avec un trouble spécifique du langage, LM = groupe d’enfants ayant des habiletés langagières comparables au groupe TSL, AM : groupe d’enfants ayant un âge comparable aux groupes TSL.

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Tableau 2

Équivalence des groupes d’après l’évaluation du langage oral

Équivalence des groupes d’après l’évaluation du langage oral

Note : TSL = groupe avec enfants aux prises avec un trouble spécifique du langage, langage-match (LM) = groupe d’enfants ayant des habiletés langagières comparables au groupe TSL, age-match (AM) : groupe d’enfants ayant un âge comparable aux groupe TSL. Le calcul des différences a été fait avec une analyse univariée de la variance à un seul facteur inter sujets (dl = 2,33). Les indices représentent les comparaisons significatives à 0,05.

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3.2 Instrumentation

3.2.1 Mesure de macrostructure (grammaire narrative)

Sur le plan de la grammaire narrative, le rendement a été évalué à partir du récit A3 du Edmonton narrative norms instrument (ENNI). La procédure suivie était celle décrite dans Schneider et al. (2006). Dans un premier temps, les illustrations en noir et blanc ont été présentées aux enfants dans l’ordre. L’expérimentatrice tenait le livre de manière à ne pas montrer les illustrations, afin de solliciter chez l’enfant la production d’expressions déictiques. Une fois que l’enfant a eu pris connaissance de toutes les images, il lui a été demandé de raconter l’histoire à l’examinateur. Les consignes mettaient aussi l’accent sur le fait que l’examinateur ne pouvait pas voir les illustrations. Les récits des enfants ont été enregistrés et transcrits selon la convention de la base de données CHILDES (Child language data exchange system). La notation de la macrostructure était fondée sur notre adaptation française du protocole de notation mis au point à l’origine par Schneider et al. (2006). Le score maximum pour la grammaire des récits était de 37.

3.2.2 Mesure de microstructure

Pour permettre l’analyse de la microstructure, les récits ont été transcrits dans CHILDES et segmentés en unités T. Conformément à la méthode proposée par Justice et ses collaborateurs (2006), l’analyse descriptive comprenait des mesures de productivité (nombre total de mots, nombre de mots différents et nombre d’unités T) et de complexité (longueur moyenne en mots des unités T, longueur moyenne en morphèmes des unités T, nombre de propositions coordonnées, nombre de propositions subordonnées, nombre de dialogues et la proportion de phrases complexes).

3.2.3 Tâche de passé composé

Un temps au passé (passé composé) était obtenu de la part de l’enfant au moyen d’une séquence de deux illustrations dont la première montrait un personnage accomplissant une action et la deuxième le dépeignait en train de la terminer (Paradis, Nicoladis et Crago, 2007). La première illustration était montrée et décrite à l’enfant par l’expérimentateur avec un verbe exclusivement au temps présent. Après avoir décrit la première illustration, l’expérimentateur pointait la seconde en disant : Maintenant, elle (le personnage) a terminé. Ensuite, l’expérimentateur sollicitait la production du passé composé en demandant à l’enfant Dis-moi ce qu’elle a fait. La tâche comportait 19 éléments et était précédée de 2 éléments d’exercice. Un point était accordé pour chaque bonne réponse. Une bonne réponse consistait en la production du verbe auxiliaire approprié et d’un participe passé. Dans le cas de verbes irréguliers, l’utilisation d’un participe erroné était acceptée si celui-ci comportait l’infinitif du verbe et un morphème de temps au passé.

Exemple de temps au passé correct :
Expérimentateur : Regarde, Félix boit son lait. Maintenant il a fini. Dis-moi ce qu’il a fait ?
Enfant : Il a bu.

Exemple d’un temps au passé incorrect mais accepté :
Expérimentateur : Regarde, Félix boit son lait. Maintenant il a fini. Dis-moi ce qu’il a fait ?
Enfant : Il a boiru.

3.2.4 Tâche de structure de phrase complexe

Pour cette tâche, une bande dessinée comportant quatre illustrations était présentée à l’enfant. La troisième illustration était cachée à l’enfant. Les deux premières illustrations dépeignaient la scène de l’histoire ; la quatrième montrait l’état psychologique ou physique du personnage principal, tandis que la troisième représentait la cause de cet état. L’expérimentateur décrivait les deux premières images à l’enfant et ensuite, il lui demandait de décrire la dernière. Après quoi, l’expérimentateur dépliait la page et demandait à l’enfant : Pourquoi ? L’enfant devait alors expliquer la cause de l’état psychologique ou physique du personnage. La totalité des enfants s’accoutumaient à la tâche au cours des items de pratique et n’avaient plus besoin qu’on leur pose la question Pourquoi ? pour produire une réponse adaptée aux items expérimentaux. La tâche comportait deux éléments d’exercice adaptée aux dix éléments expérimentaux. Un point était donné pour l’expression correcte de la temporalité (à savoir si le temps de verbe utilisé pour décrire la deuxième illustration exprimait adéquatement le fait que cet événement était antérieur à l’état psychologique ou physique du personnage), et un autre point était accordé pour l’utilisation d’une structure complexe. La cote maximale, pour le temps de verbe, était de 10, et la cote maximale, pour la structure de phrase, était aussi de 10.

Exemple d’une structure de phrase complexe :
Expérimentateur =Ici, le clown est content. Il donne des ballons aux enfants. Mais à la fin le clown... ?
Enfant = Le clown est triste

Expérimentateur = Pourquoi – tout en dépliant la page.
Enfant = parce qu’il a perdu ses ballons.

3.2.5 Tâche d’expressions déictiques

Les expressions déictiques ont été mesurées au moyen d’une adaptation d’une tâche élaborée par Karmiloff-Smith (1979) mettant en présence une poupée fille et une poupée garçon, et où une salle de jeux était attribuée à chacune.

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On informait l’enfant qu’il n’avait pas de jouets et qu’il devait faire semblant d’aller dans la salle de jeux de la poupée fille ou de la poupée garçon et de demander à la poupée de lui prêter un jouet. L’expérimentateur montrait une illustration du jouet que l’enfant devait demander à la poupée en lui disant : Demande à la poupée fille/garçon de te prêter (illustration). Afin de formuler sa demande avec une phrase grammaticalement correcte, l’enfant devait utiliser un déterminant défini comme prête-moi la voiture (lorsque l’objet demandé faisait référence à un seul objet) ; un déterminant défini et une couleur : prête-moi le livre rouge (lorsque l’objet demandé faisait référence à plusieurs objets de couleurs différentes) ; ou un déterminant indéfini : prête-moi une balle ou prête-moi une des balles (lorsque l’objet demandé faisait référence à plusieurs objets identiques). Cette tâche comportait 3 éléments d’exercice et 12 éléments expérimentaux. Chaque élément expérimental comptait pour un point. Le score maximal de cette tâche était donc de 12.

3.2.6 Tâches de fonctions exécutives de planification

Les fonctions exécutives étaient mesurées au moyen du sous-test du KABC-R (Kaufman et Kaufman, 2004) qui comporte deux tâches : la tâche d’énonciation du récit et celle de raisonnement logique. Dans la tâche d’énonciation du récit, l’enfant devait placer entre trois et sept illustrations par ordre chronologique. Les illustrations montraient les étapes nécessaires à l’accomplissement d’une tâche telle que la cuisson d’un oeuf ou la préparation d’un gâteau. La tâche de raisonnement logique demandait que l’enfant choisisse parmi six illustrations celle qui mettait fin à l’ordre sériel qui lui était présenté. Dans le cas de deux tâches, le temps de réponse n’était pas pris en considération comme le permettent les directives du test. Pour les besoins de l’analyse corrélationnelle, la notation du score brut a été utilisée et son maximum était de 61.

3.3 Déroulement

Toutes les tâches expérimentales et les protocoles de notation, à l’exception du K-ABC (outil normalisé) et de la tâche de passé composé (tâche utilisée précédemment dans l’étude de Paradis et ses collaborateurs, 2007), ont été validés auprès d’un groupe d’enfants (n = 10) âgés entre 7 et 9 ans présentant un développement normal. Au cours de ce pilotage, un item de pratique a été ajouté à la tâche de phrase complexe. Aucune autre modification n’a eu à être effectuée.

Les sessions expérimentales avaient lieu dans la résidence de l’enfant, sans la présence du parent. L’ordre des tâches était déterminé par le biais d’un jeu avec l’enfant et conséquemment, cet ordre était aléatoire. La session expérimentale durait habituellement entre 90 et 120 minutes, et une pause était accordée dès que l’enfant en faisait la demande.

3.4 Considérations éthiques

Les tâches expérimentales, le déroulement, la collecte de données, ainsi que le respect de la confidentialité des sujets dans le traitement et la publication des résultats ont reçu l’approbation du comité d’éthique d’une université canadienne reconnue. Le consentement écrit des parents et des enfants a été obtenu, et tous ont été avisés de leur droit de se retirer de l’étude en tout temps. Les résultats de l’étude ainsi que les principales conclusions qui en découlent ont été transmis aux parents, par le biais d’un bulletin d’informations, quelques mois après la collecte de données.

3.5 Méthode d’analyse des données

L’ensemble des productions narratives a été transcrit par le premier auteur. Vingt pour cent de cette transcription a été retranscrit et recodé par un assistant de recherche. L’assistant de recherche était un spécialiste de la littérature jeunesse et était aveugle au groupe d’appartenance des participants. La fidélité interjuge pour ces 20 % de transcription était de 88, 89 %. En d’autres mots, les transcriptions des narrations étaient identiques à 88, 89 %. La notation de la grammaire de récit a été faite par deux assistants de recherche. Les deux versions étaient identiques à 98, 25 %. De façon arbitraire, la notation de l’assistant de recherche numéro 1 a été utilisée pour l’analyse de données.

Des analyses de corrélation de Pearson entre la mesure de macrostructure, de microstructure et les mesures d’habiletés cognitives et langagières ont été effectuées avec le groupe de trente-six participants au niveau α de 0,05. Lorsque les corrélations étaient trouvées significatives, la taille de l’effet était mesurée de la façon dont Cohen (1992) le propose. Ainsi, si le résultat du calcul de la taille de l’effet est situé entre 0,15 et 0,35, la taille de l’effet est considérée comme importante. Si le résultat du calcul est entre 0,15 et 0,35, la taille de l’effet est considérée comme moyenne. Finalement, le résultat du calcul situé entre 0,02 et 0,15 est interprété comme une petite taille de l’effet. L’homoscédasticité, soit la constance de la variance de l’erreur de la régression linéaire, a été vérifiée au moyen de l’analyse des résidus de la régression linéaire. Le lecteur intéressé à obtenir plus de détails à propos de l’analyse de l’homoscédasticité peut contacter l’auteure principale.

4. Résultats

4.1 Macrostructure, langage et fonctions exécutives de planification

Par cette étude, nous voulions identifier dans quelle mesure les habiletés cognitives et linguistiques contribuent à la compétence narrative, en identifiant les liens entre la compétence narrative d’un enfant (variable dépendante) et des mesures d’habiletés langagières et cognitives (variables indépendantes). Les corrélations entre les mesures de macrostructure, d’expressions déictiques, de passé composé, de structure de phrase complexe et de fonctions exécutives de planification sont montrées au tableau 3. De manière générale, toutes les variables indépendantes se sont avérées corrélées entre elles, ce qui semble montrer que toutes sollicitent, du moins en partie, des habiletés langagières apparentées. Mais, plus pertinent encore est le fait que les expressions déictiques (r = 0,46 ; p < 0,05) et les fonctions exécutives de planification (r = 0,46 ; < 0,05) se sont avérées être les seuls corrélats significatifs de la grammaire narrative, excluant ainsi toutes les habiletés langagières mesurées (le passé composé, la structure de phrase complexe et les expressions déictiques) comme variables reliées à la performance des enfants en macrostructure.

Comme l’analyse de corrélation de Pearson n’a pas révélé de corrélations significatives entre les mesures d’expressions déictiques et les mesures de fonctions exécutives (r = 0,25), ces deux variables ont été intégrées à titre de variables explicatives de la grammaire narrative dans une régression multiple (Tableau 5). Les résultats de la régression montrent que les fonctions exécutives et les expressions déictiques contribuent de façon indépendante à la grammaire narrative des enfants, comme l’atteste la valeur significative du coefficient de régression standardisé des habiletés de fonctions exécutives de planification (ß = 0,37) et des expressions déictiques (ß = 0,36). Ce modèle à deux variables explique environ le tiers (30 %) de la variance en grammaire narrative.

4.2 Microstructure, langage et fonctions exécutives de planification

Aucune des variables indépendantes d’habiletés langagières (expressions déictiques, passé composé, structure de phrase complexe) ne s’est avérée être un corrélat significatif des compétences en microstructure de récits, ni pour le construit de productivité ni pour le construit de complexité (Tableau 4). Cependant, les résultats montrent que les fonctions exécutives sont, elles, corrélées à deux aspects de la microstructure : le nombre de subordonnées (r = 0,42 ; < 0,05) et la proportion de phrases complexes utilisées dans le récit (r = 0,45 ; < 0,01). La variable indépendante de structure de phrase complexe était également corrélée avec l’utilisation de propositions subordonnées (r = 0,57 ; < 0,05), mais cela peut être considéré comme un résultat trivial, puisque la tâche utilisée pour la structure de phrase complexe sollicitait une proposition subordonnée. Aussi, nous avons choisi de ne traiter ici que de la variable propositions subordonnées. Le choix inverse nous conduirait à généraliser les liens entre les fonctions exécutives et tous les types de phrases complexes, incluant les phrases avec proposition de coordination, type de propositions pour lesquelles nous n’avons trouvé aucune corrélation significative (r = 0,05). Nous priorisons donc le modèle à une variable explicative (les fonctions exécutives) pour expliquer la performance sur le plan microstructurel (Tableau 6). Cependant, pour nous assurer que la variable indépendante de structure de phrase complexe n’est pas une variable explicative véritable de la microstructure, et que la corrélation observée entre la variable indépendante structure de phrase complexe et la variable dépendante nombre de subordonnées est uniquement due à la similarité entre les deux tâches, nous avons choisi d’inclure la structure de phrase complexe comme deuxième variable dans une régression pas à pas (stepwise).

Tableau 3

Intercorrélations entre mesures de macrostructure, de langage et de fonctions exécutives de planification

Intercorrélations entre mesures de macrostructure, de langage et de fonctions exécutives de planification

*< 0,05

T= taille de l’effet : petite = 0,02-0,15 ; moyenne = 0,15-0,35 ; importante = 0,35 ou plus (Cohen, 1992)

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Tableau 4

Sommaire de la régression multiple en grammaire narrative (n = 36)

Sommaire de la régression multiple en grammaire narrative (n = 36)

Note : R2 = 0,337 (R2 corrigé = 0,30)

*< 0,05

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Les résultats de la régression montrent que les fonctions exécutives constituent une variable explicative du nombre de propositions subordonnées incluses dans le récit (ß = 0,42). L’inclusion de la variable structure de phrase complexe n’est pas significative (ß = 0,27) et, en ce sens, n’augmente en rien la valeur explicative du modèle.

5. Discussion

5.1 Les corrélats de la macrostructure

L’objectif général de cette étude était d’identifier dans quelle mesure les habiletés cognitives et linguistiques contribuent à la réussite de la production narrative. Conformément à l’hypothèse émise, sur le plan de la macrostructure, aucune corrélation significative n’a été trouvée entre les mesures d’habiletés langagières et la grammaire narrative. Les deux tâches qui montrent des corrélations significatives avec la grammaire de récit sont les fonctions exécutives de planification et les expressions déictiques. Ces deux tâches ne sont pas corrélées l’une à l’autre, et chacune explique une partie indépendante de la variance de la performance en grammaire narrative. Ces résultats confirment l’importance des fonctions exécutives dans l’organisation générale du récit et corroborent ainsi les études qui ont montré que les personnes aux prises avec des déficits en fonctions exécutives peuvent éprouver des difficultés importantes dans l’organisation d’un discours narratif (Cannizzaro, 2003 ; Coelho et al., 1995). Nos résultats confirment donc les résultats de Casas et al. (2005) et de Purvis et Tannock (1997), qui ont trouvé que les enfants ayant un trouble déficitaire de l’attention ou des troubles cognitifs non verbaux avec déficits en fonctions exécutives associés se retrouvent à risque de présenter un retard en production narrative.

Le fait que les expressions déictiques ont été identifiées comme une variable prédictive significative de la macrostructure est intéressant dans la mesure où cette habileté fait intervenir à la fois le domaine de la cognition et le domaine du langage. Ainsi, comme Hickmann (2005) le proposait, les résultats de la présente étude montrent que des habiletés primairement cognitives mais faisant aussi appel à des habiletés verbales peuvent influencer l’organisation d’un récit.

Bien que nos résultats indiquent que, de toutes les mesures, les fonctions exécutives et les expressions déictiques sont les plus importants facteurs explicatifs de la grammaire de récit, ils n’expliquent environ que le tiers de la variance de la production narrative, alors que les deux autres tiers de cette variance demeurent inexpliqués. La valeur inexpliquée de la variance peut être due à l’échantillon limité de sujets. En effet, la petitesse de l’échantillon a pour conséquence de diminuer la puissance statistique des tests effectués. Une puissance statistique moindre peut avoir pour conséquence de passer sous silence des corrélations qui auraient pu être significatives avec un nombre de sujets plus imposant. Dans notre étude, l’absence de liens significatifs entre les mesures indépendantes d’habiletés langagières et la macrostructure n’est pas nécessairement une preuve de l’inexistence de ces liens. En contrepartie, le fait qu’un échantillon aussi modeste ait conduit à des résultats significatifs entre la macrostructure, les fonctions exécutives et les expressions déictiques montre bien l’importance de ce type d’habileté cognitive dans la production narrative des enfants.

Tableau 5

Corrélations de Pearson entre les mesures d’habiletés langagières, les mesures d’habiletés cognitives et les construits de productivité et de complexité en microstructure (n = 36)

Corrélations de Pearson entre les mesures d’habiletés langagières, les mesures d’habiletés cognitives et les construits de productivité et de complexité en microstructure (n = 36)

*< 0,05 ; **p < 0,01

TE = taille de l’effet : petite = 0,02-0,15 ; moyenne = 0,15-0,35 ; importante = 0,35 ou plus (Cohen, 1992)

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Tableau 6

Sommaire de la régression multiple pas à pas des variables prédictives du nombre de propositions subordonnées dans un récit (n = 36)

Sommaire de la régression multiple pas à pas des variables prédictives du nombre de propositions subordonnées dans un récit (n = 36)

Note : R2 = 0,174 (R2 corrigé = 0,15) pour l’étape 1 ; R2 = 0,243 (R2 corrigé = 0,197) pour l’étape 2.

*< 0,05

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5.2 Les corrélats de la microstructure

Une seconde hypothèse émise concernait le rôle présupposé des habiletés langagières dans la performance narrative au niveau de la microstructure. En effet, la microstructure étant définie comme les caractéristiques linguistiques utilisées durant la production narrative, il était tout naturel de présupposer que ce niveau structural était relié aux habiletés langagières. De façon surprenante, aucune des mesures relatives au langage n’était en corrélation avec les construits de productivité ou de complexité à l’échelle de la microstructure des récits. Ainsi, ni la mesure de passé composé ni la mesure de structure de phrase complexe n’ont pu expliquer les caractéristiques linguistiques utilisées par les enfants lors de leur narration. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, nous ne croyons pas pour autant que les habiletés langagières soient complètement dissociées du développement d’habiletés narratives. Comme l’ont démontré des études antérieures (Manhardt et Rescorla, 2002 ; Paul et al., 1996 ; Paul et Smith, 1993 ; van der Lely, 1997), beaucoup d’enfants ayant un trouble spécifique du langage ou un trouble développemental avec déficit langagier associé montrent un retard dans le développement de leurs habiletés narratives, et il serait naïf de croire que leurs habiletés langagières plus faibles n’en seraient pas la cause. Outre le nombre de sujets relativement faible qui a pu occasionner l’absence de l’observation de liens entre les habiletés langagières et la microstructure, il est possible que la tâche narrative administrée n’ait pas sollicité adéquatement les habiletés langagières et, par conséquent, n’ait pas permis de mettre en évidence les liens possibles entre la microstructure et les habiletés langagières mesurées. En effet, la tâche narrative demandait à l’enfant de faire la description d’une suite d’images. L’enfant pouvait narrer l’histoire sans nécessairement faire appel à un temps du passé. Il est probable qu’une narration personnelle spontanée sur un évènement du passé (par exemple, la narration d’une récente chute à bicyclette) aurait fait appel à des temps de verbes plus diversifiés et plus complexes.

Contrairement à l’hypothèse émise, ce ne sont pas les habiletés langagières qui se sont avérées être reliées à la microstructure, mais plutôt les fonctions exécutives. Ce résultat est surprenant, puisque le rôle des fonctions exécutives a typiquement été relié à l’aspect organisationnel général d’un récit et non à ses caractéristiques linguistiques. Plus frappant encore est le fait que les fonctions exécutives sont l’indice d’une structure toute particulière de la langue : l’utilisation des propositions subordonnées. Ces résultats tendent à montrer que les fonctions exécutives de planification jouent un rôle, non seulement dans l’organisation générale d’une production orale, mais aussi dans l’organisation de la structure d’une phrase. Ainsi, la production et l’utilisation de propositions de subordination semblent demander au préalable des habiletés purement cognitives dissociées des habiletés verbales, comme c’est le cas des fonctions exécutives. À notre connaissance, cette recherche est la première à mettre en lumière une relation possible entre les fonctions exécutives et une structure langagière spécifique. Cette observation est d’autant plus intéressante que les fonctions exécutives ne sont reliées à aucune autre construction linguistique mesurée, y compris l’utilisation des propositions de coordination très similaires en termes de longueur de la phrase produite. Ces résultats nous révèlent donc que les propositions de subordination ont quelque chose de particulier dans leur structure qui fait appel à l’organisation de la pensée. Nous croyons que cette particularité réside justement dans la subordination qui demande une hiérarchisation de l’information, alors qu’une proposition coordonnée demande une simple juxtaposition des éléments. Par exemple, la production d’une phrase ayant une proposition subordonnée telle que L’éléphant qui a échappé son ballon a demandé l’aide du sauveteur demande que l’enfant hiérarchise deux informations : l’information principale (l’éléphant a demandé l’aide du sauveteur) et l’information secondaire (l’éléphant qui a échappé le ballon). Inversement, une phrase incluant une proposition coordonnée comme L’éléphant a échappé son ballon et a demandé l’aide du sauveteur demande simplement à l’enfant de juxtaposer deux idées qui sont d’égale importance. Nous croyons que la hiérarchisation de l’information pour la production de proposition subordonnée fait appel aux fonctions exécutives.

6. Conclusion

Notre étude visait à identifier les interrelations entre certaines habiletés langagières ou cognitives et la performance narrative, afin d’identifier les balises d’un programme pilote d’intervention en narration au préscolaire qui pourrait, ultimement, prévenir les difficultés en littératie à l’âge scolaire. Pour ce faire, trente-six enfants d’âge scolaire ont effectué des tâches de fonctions exécutives, d’habiletés linguistiques (tâche de passé composé, de structure de phrase complexe, d’expressions déictiques) et de narration. Les résultats des analyses corrélationnelles et des régressions multiples ont révélé que les fonctions exécutives de planification sont intimement reliées à la compétence narrative, et ce, tant sur le plan de la microstructure que de la macrostructure. De plus, nous avons démontré que la production de propositions subordonnées dépend en partie des fonctions exécutives de planification. Il appert donc qu’un programme d’intervention en habiletés narratives ne pourrait négliger des activités visant le développement des fonctions exécutives, particulièrement auprès des populations qui présentent un déficit en fonctions exécutives ou qui présentent un trouble développemental fréquemment associé à un déficit en fonctions exécutives. Cette étude nous porte à croire que ce type d’activité aiderait non seulement l’enfant à organiser de façon générale son discours oral, mais l’aiderait aussi à acquérir des structures langagières précises telles que les phrases complexes avec subordination.

D’un point de vue théorique, il serait important de prouver empiriquement les liens présumés entre les habiletés langagières et la production narrative, ce que notre étude n’a pas réussi à faire. Une étude utilisant sensiblement le même design que celle-ci mais incluant un nombre de sujets plus élevé pourrait répondre facilement à cette question restée en suspens. Aussi, compte tenu que les habiletés langagières et les fonctions exécutives évoluent avec l’âge de l’enfant, les futures études explorant cette question tireraient profit d’une recherche longitudinale qui permettrait d’observer les changements de la dynamique du langage et de la cognition dans les récits à mesure que les compétences langagières et cognitives des enfants se développent. Idéalement, une telle étude devrait avoir lieu entre quatre et six ans, soit avant que les enfants n’atteignent l’âge de la maturité en grammaire de récit. Finalement, cette étude a mis en évidence les liens entre les fonctions exécutives et la production langagière. Les études ultérieures devraient explorer d’autres aspects de la relation entre le langage et la cognition, afin de préciser la dépendance entre les deux domaines qui ont historiquement été perçus comme indépendants l’un de l’autre.