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Cet article se propose de renouveler le questionnement sur la société civile égyptienne. Le débat sur cette dernière s’inscrit dans une discussion plus large concernant les sociétés civiles dans les pays arabes et les pays du Sud. À partir d’un bref aperçu de la littérature scientifique, le texte pose l’hypothèse que le retard de la recherche française pour prendre en charge l’analyse de la société civile dans les pays de la région arabe est lié à la méfiance suscitée par la catégorie société civile dans le champ académique français et également aux apories du débat classique sur les sociétés civiles dans les pays du Sud. Le texte propose une démarche susceptible de les dépasser, démarche qui repose sur la distinction entre la société civile comme une catégorie de l’action qui fait sens pour les acteurs sociaux et politiques et la société civile comme un concept formulé par les scientifiques. Le texte montre ainsi que le renouvellement du concept de société civile proposé par Jean Cohen et Andrew Arato (1993) peut être utile pour comprendre le processus d’autonomisation de la société civile égyptienne des dernières années, composée principalement de nouveaux mouvements sociaux et de protestations politiques et sociales. Ce dernier phénomène met l’accent sur les limites, malgré leur pertinence, des analyses de la société civile égyptienne en termes de « privatisation » des États (Hibou, 1999) et de renouvellement de l’autoritarisme (Camau, 2002). Le texte constate toutefois le redémarrage du parcours historique de la notion de société civile après le soulèvement du 25 janvier 2011 qui a conduit à la démission de Hosni Moubarak de son poste de président de la République. Le qualificatif « civil » subit ainsi de nouvelles reformulations avec la question de l’État « civil » (séculier), opposé à un État religieux et également opposé à un État « militaire ». L’article décrit par ailleurs les nouvelles caractéristiques d’un tel débat, les enjeux et les intérêts politiques et sociaux qui l’informent.

La dernière partie revient sur la distinction proposée entre les deux registres de discours sur la société civile et montre la difficulté qu’une telle distinction suscite. Cette difficulté peut être attribuée à l’intensité des luttes de définitions de la société civile au sein même du milieu scientifique ; et l’absence d’un consensus scientifique minimal sur cette notion est probablement liée à un tel phénomène.

L’état de l’art sur les sociétés civiles arabes

Le champ scientifique français manifeste beaucoup de réserves pour parler des sociétés civiles dans les pays de la région arabe. Ainsi, à quelques exceptions près (Zghal, 1998), les travaux de tradition francophone ont peu utilisé la catégorie « société civile ». Il n’est donc pas étonnant que le premier ouvrage en langue française portant sur les sociétés civiles dans les pays arabo-musulmans ne paraisse qu’en 2011 : il s’agit de l’ouvrage dirigé par Anna Bozzo et Pierre-Jean Luizard, Les sociétés civiles dans le monde musulman.

Les chercheurs français et francophones se sont plutôt intéressés aux secteurs associatifs et aux organisations non gouvernementales (ONG) (Ben Néfissa et al., 2004) et ce sont principalement les sciences politiques qui ont entrepris ces travaux. Les résultats de leurs analyses sont contrastés. Le mouvement associatif libanais de l’après-accord de Ta’if a pu être analysé comme un vecteur des nouveaux mouvements sociaux (Karam, 2006). Les travaux portant sur l’Égypte mettent plutôt l’accent sur la nature para-administrative et bureaucratique des associations de services. De même, ces travaux ont mis en exergue les faibles assises des ONG de mobilisation sociale et politique. Du fait des caractéristiques corporatiste et bureaucratique des structures syndicales de la majorité de ces pays, il est significatif de noter que les travaux qui les concernent (Gobe, 2006 ; Longuenesse, 2007) les intègrent rarement dans le cadre d’interrogations portant sur la société civile. Le même constat s’applique aux travaux concernant les mobilisations et les mouvements sociaux (Bennani–Chraïbi et Fillieule, 2003).

Contrairement à la recherche francophone, les milieux scientifiques de tradition anglo-saxonne ont produit de nombreux travaux sur les sociétés civiles des pays de la région arabe, avec notamment les analyses de Saad Eddin Ibrahim (1995), de Mustapha Kamel Al Sayyed (1995), de Sami Zubaida (2003) et d’Amani Kandil (2004). Ces travaux consacrés principalement à l’Égypte sont généralement effectués par des politologues. Kandil (2004) a notamment sollicité les catégories de troisième secteur – de secteur sans but lucratif et d’économie solidaire – pour analyser les sociétés civiles dans la région.

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour comprendre le silence des travaux francophones sur les sociétés civiles de la région arabe. La première réfère aux écueils provoqués par les discours performatifs du développement sur les sociétés civiles qui ont eu pour conséquences la multiplication des travaux et des rapports marqués par l’expertise, le militantisme et enfin les analyses empiriques très généralement caractérisées par des études de cas de la société civile, celle-ci étant singulièrement réduite à une association ou à une ONG. La deuxième hypothèse réfère à la domination du secteur associatif de ces pays par les acteurs islamistes. Or, les associations islamiques de bienfaisance ne sont pas reconnues sur le plan international. C’est ainsi qu’elles sont régulièrement écartées des forums et des grandes rencontres internationales.

Mais la plus importante justification de cette méfiance renvoie au statut problématique de la catégorie « société civile » dans la tradition scientifique française. Cette méfiance s’exprime soit par l’emploi des guillemets qui entourent l’expression « société civile », soit par les qualificatifs négatifs qui lui sont associés, entre autres « notion valise », « gadget ». Les réserves suscitées par cette expression sont liées à son imprécision, à son aspect « flou » qui se nourrit du surinvestissement dont elle a fait l’objet. Les positions des dictionnaires de sciences politiques destinés aux étudiants sont, à cet égard, tout à fait symptomatiques. Si le dernier Dictionnaire Sirey (Alcaud et Bouvet, 2004) évite prudemment d’expliciter cette notion, le Lexique Dalloz (Nay, 2008), après avoir rappelé le parcours historique de cette expression, note que la société civile, aujourd’hui, renvoie en particulier au secteur associatif, mais aussi aux organisations communautaires, aux ONG, aux organisations religieuses, aux organisations professionnelles, aux organisations intellectuelles (universités, organismes de recherche, think tanks). Y sont parfois associés, dans une conception relâchée, les firmes économiques et les médias.

La rareté des travaux de recherche francophone portant sur la société civile dans les pays de la région arabe a également été justifiée par les caractéristiques des acteurs du débat interne à ces pays sur la société civile. Ces derniers sont à la fois des acteurs et des chercheurs. Il faut rappeler que l’introduction de l’expression société civile a été le fait des intellectuels et des activistes des droits de l’homme au début des années 1980. Ces derniers, tout en réfléchissant au sens à accorder à la catégorie société civile, tentaient de la construire à partir d’ONG et de centres d’étude et de recherche. À titre de simple exemple, les plus importants travaux sur les sociétés civiles arabes ont été dirigés par un professeur de l’Université américaine du Caire, Saadedine Ibrahim, dans le cadre d’une organisation qui est à la fois une ONG et un centre d’étude et d’expertise consacrées à la société civile. Il s’agit donc d’intellectuels et d’opposants politiques qui ont trouvé dans les organisations de la société civile, notamment les ONG des droits de l’homme, une manière de faire de la politique et d’intervenir dans l’espace public de leur pays face à la fermeture globale des institutions de l’expression politique (Burgat, 1990).

Les apories du débat classique sur les sociétés civiles arabes

Le débat à propos des sociétés civiles des pays de la région a croisé des questionnements semblables à ceux portant sur les sociétés civiles des autres pays du Sud et analysées par Ghautier Pirotte (2007 : 86-89) : Comment un concept qui appartient à la tradition philosophique et politique occidentale peut-il servir d’outil d’analyse de sociétés qui n’ont pas connu le même parcours historique, économique, politique et sociologique ? Existe-t-il une place pour une « véritable » société civile dans le cadre d’États autoritaires qui nuisent à toute possibilité d’autonomisation civile ? Comment une société civile peut-elle exister au sein de sociétés qui semblent préférer les allégeances communautaires et particularistes à l’allégeance citoyenne (Al Sayyed, 2004 : 72) ? Enfin, si la société civile est forcément laïque, peut-on considérer que les organisations sociales qui se réclament de l’islam ou de la religion chrétienne puissent en faire partie ? Ce type de questionnement continue encore d’alimenter certains débats et travaux.

Pourtant, si les réponses à ces questions n’ont pas été données, les acteurs du débat ont changé. Depuis plus d’une décennie, la catégorie société civile n’est plus réservée aux élites intellectuelles de l’opposition non islamiste, mais elle fait également partie du vocabulaire politique des pouvoirs publics de la région, des médias, des acteurs politiques islamistes qui se présentent, notamment en Égypte, comme les acteurs principaux et véritables de la société civile de leur pays.

Par rapport au succès rencontré par la catégorie société civile, le chercheur se trouve embarrassé, notamment les jeunes chercheurs et les étudiants qui constatent que, dans les pays de la zone arabe, il y a une multiplicité d’acteurs qui parlent de la société civile ou bien s’en réclament et, en même temps, des discours scientifiques qui leur disent implicitement ou explicitement qu’il n’y a pas, parfois même qu’il ne peut pas y avoir, de société civile dans les pays arabes.

Pour sortir de cette aporie, les travaux d’un certain nombre d’auteurs, principalement Michel Camau (2002), René Otayek (2002) et Ghautier Pirotte (2007), revêtent une importance fondamentale.

De la nécessité d’une double démarche

Camau (2002 : 214-216) fait une distinction salutaire entre deux dimensions de l’expression « société civile » : la société civile comme un concept avec un lourd héritage que certains auteurs tentent de renouveler et les usages sociaux et politiques contemporains de la notion de société civile.

Pirotte (2007 : 89) quant à lui constate que, dans les pays du Sud, cette expression fait l’objet d’une réappropriation particulière au sein des configurations locales de distribution de ressources et de pouvoir. Pour lui, cette notion est aujourd’hui porteuse de sens, créatrice de liens sociaux. Elle est intégrée dans le répertoire des actions et des stratégies de milliers d’acteurs sociaux un peu partout dans le monde. À partir de là, il est possible de dire que la société civile réelle (Camau, 2002) doit être prise en compte par les analystes, car elle fait partie du « réel social ». Un tel constat ne signifie pas que la société civile réelle est à la hauteur de ce qu’elle doit être ou de ce que ses acteurs disent qu’elle est ; c’est justement au chercheur de comprendre les réajustements locaux que subit cette notion dans ces pays.

Cette posture semble d’autant plus légitime que, dans le cas des pays arabes, les multiples délimitations de la bonne ou de la vraie société civile montrent que cette dernière est l’objet d’une lutte de classement, de définition et de traduction et qu’elle est ainsi porteuse de sens, créatrice de lien social. Il s’agit, pour une multiplicité d’acteurs (les pouvoirs publics mais également les ONG, les acteurs associatifs et syndicaux, les intellectuels, les activistes politiques, y compris les Frères musulmans et les médias…), d’un répertoire de l’action qu’ils intègrent dans leurs stratégies. Dans les pays arabes, l’expression mujtama’ madani (société civile) fait partie du langage et l’« au-nom-de-la-société civile » légitime non seulement des discours multiples, mais aussi des actions et des pratiques. Ces effets de réel sont d’autant plus importants qu’ils sont l’objet d’enjeux de taille en rapport avec l’aide internationale à la société civile, mais pas seulement. Ils recouvrent également des enjeux symboliques, économiques, politiques, religieux et identitaires sur le plan interne. De plus, il n’est pas tenable de nier la « civilité » des actes posés par des acteurs qui se proclament de la société civile sous prétexte que leur pays est autoritaire, communautaire, religieux, etc. Il ne s’agit pas là d’un positionnement moral, mais scientifique. Il importe donc d’étudier ces acteurs, de s’interroger sur leurs pratiques, sur les mutations et les changements provoqués dans ces pays par cette multiplicité de sociétés civiles qui s’affrontent et se concurrencent. Il convient ainsi de confronter les discours des sociétés civiles (ou sur celles-ci) à leurs réalités. À partir de là, le questionnement scientifique sur les sociétés civiles arabes change. Il ne s’agit plus de savoir si elles existent ou non, mais bien de comprendre comment se construit l’identité d’acteur(s) de la société civile. Quels sont les acteurs qui se proclament (ou non) de la société civile ? Quels sont les acteurs désignés, identifiés comme relevant de la société civile ? Par qui et pour quels enjeux ?

La déconstruction de la catégorie « société civile », à partir des analyses de Pirotte et de Camau, est une première étape de la démarche. L’étape suivante est la reconstruction et le renouvellement du concept de société civile.

Le renouvellement du concept de société civile

De nombreux travaux ont montré que la société civile est un concept qui se situe à différents confluents de la théorie politique et économique occidentale et européenne qui a notamment permis de penser « le premier moment » du libéralisme économique, politique et social. De ce point de vue, l’ouvrage collectif du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (CURAPP) intitulé La Société civile, publié dans les années 1980, peut être considéré comme une référence fondamentale. Cet ouvrage montre comment cette expression appartient à la tradition philosophique et religieuse occidentale et qu’elle a partie liée avec la construction de la modernité économique, politique et sociale. Pour Danielle Lochack (1986), la coupure État / société civile est née de l’imaginaire du capitalisme tel qu’élaborée par la pensée libérale.

La résurgence de la notion de société civile, au cours des années 1970 et 1980, s’inscrit dans le cadre des limites ou des échecs des États-nations, aussi bien ceux des démocraties occidentales (Rosanvallon, 2006) que ceux des pays socialistes ou encore des pays postcoloniaux. Ce « retour » à la société civile peut être perçu comme une sorte de refuge, complément, voire substitut, permettant de penser et de proposer des correctifs aux défauts et aux limites des États. La société civile a ainsi une connotation forcément positive (Leca, 2003) par rapport au « mal étatique » et cette positivité est étroitement liée à son autonomisation par rapport à l’État.

Les plus importants écrits qui ont renouvelé le concept de société civile sont ceux de Cohen et Arato (1993). Ces derniers proposent en effet une refondation complète du concept à la lumière des mutations politiques et sociales de la fin du vingtième siècle. À partir d’une critique de la vision marxiste de la société civile réduite à l’économie et à la société bourgeoise et d’un retour renouvelé à Hegel qui a posé, avant Marx, que la société civile est un espace de médiation entre la sphère privée et l’État, ces deux auteurs développent un élargissement du concept de la société civile qui repense les possibilités d’une démocratisation des sociétés en radicalisant les potentialités de la modernité politique restées jusqu’à aujourd’hui théoriques.

La refondation du concept de « société civile » qu’ils proposent s’appuie, d’une part, sur les « révolutions douces » qui ont précipité la chute des régimes politiques des pays de l’Est et, d’autre part, sur l’apparition des nouvelles modalités des mobilisations sociales dans les pays occidentaux, qualifiées de « nouveaux mouvements sociaux ». Par-delà la différence des contextes, Cohen et Arato notent qu’il existe plusieurs points communs entre ces phénomènes. Les nouvelles mobilisations sociales ne sont pas analysables en termes de classes sociales. Elles ne visent pas la prise de pouvoir révolutionnaire car elles ont intégré les valeurs du libéralisme politique. Il s’agit, selon eux, de mouvements qui se positionnent à la lisière des institutions et des organisations de la société politique que sont les partis politiques, les organisations de masses comme les grands syndicats, les parlements et les administrations publiques. Ces mouvements visent à influencer les politiques et les décisions publiques en mettant en exergue des nouveaux thèmes et des questions non pris en compte par les organisations politiques traditionnelles, notamment la question écologique, la question féminine, les droits civiques. Ces nouveaux mouvements sociaux cherchent ainsi à remédier aux manques et aux insuffisances de la démocratie représentative dans les pays occidentaux et non pas à la remettre en cause. En ce qui concerne les ex-pays de l’Est, Cohen et Arato font référence à la création d’institutions parallèles alternatives, autoproclamées culturelles, intellectuelles et apolitiques, qui, tout en posant un modus vivendi avec les États communistes, sont arrivées à précipiter leur chute.

La catégorie habermassienne d’espace public (Habermas, 1978) est centrale pour la refondation du concept de société civile proposée par Cohen et Arato. Pour eux, il s’agit principalement d’espaces symboliques de délibération (et non de décisions) dans lesquels les individus privés échangent et communiquent sur des questions d’intérêt général, dégagent des opinions publiques. Cette « publicité » est un moyen de pression à la disposition des citoyens pour influencer les décisions publiques et remettre en cause le monopole des appareils d’État sur ces dernières. Les médias, anciens et nouveaux, sont d’un apport essentiel pour la formation des espaces publics car ils permettent une communication à large échelle adaptée aux démocraties de masses de la modernité politique.

Conséquemment, nouveaux mouvements sociaux et espaces publics délibératifs sont au coeur de la refondation du concept de la société civile proposée par Cohen et Arato. L’intérêt principal de cette refondation est de dépasser la vision restrictive et dominante d’une société civile réduite aux collectifs organisés dans la durée que sont les associations et les organisations non gouvernementales. Le nouveau concept de société civile intègre la fluidité, le mouvement et les temporalités multiples.

Les travaux de Pierre Rosanvallon sont également fondamentaux pour le renouvellement du concept de société civile. Pour ce dernier, la société civile est une tentative de trouver des solutions aux difficultés de représenter ce qu’il dénomme Le peuple introuvable (1998). Il parle de la démocratie de la défiance et de la surveillance avec l’émergence des figures du peuple-surveillant, du peuple-veto et du peuple-juge comme compléments ou correctifs du peuple électeur (Rosanvallon, 2006).

Ces travaux sont d’une très grande importance pour comprendre les mutations politiques et sociales de l’Égypte des dernières années, avec principalement l’émergence d’une société civile autonome des pouvoirs publics dont il sera question dans la suite de l’article.

Paradigmes d’analyses de la société civile égyptienne

Les recherches sur les sociétés civiles « réelles » (Camau, 2002) dans les pays de la région arabe ont été dominées par deux paradigmes différents mais complémentaires. En sciences politiques, c’est à partir des travaux menés et dirigés par Camau (2006) sur les configurations autoritaires des pays de la région que sont questionnées leurs sociétés civiles. Cet auteur a mis l’accent sur les reformulations des modes de domination de l’État sur les sociétés. Le second paradigme est inspiré par les travaux en économie politique portant sur la privatisation des États de la région et sur les modifications de l’action publique à partir, entre autres, des recherches de Béatrice Hibou (1999). Ces paradigmes sont d’une grande importance heuristique, notamment pour le cas égyptien.

Pendant longtemps dans ce pays, le paysage « civil » a été dominé par une société civile parapublique, à savoir le secteur associatif formel, reconnu, voire fondé par les pouvoirs publics. Il s’agit en réalité de structures para-administratives chargées de pallier le désengagement social de l’État. Parfois même, sur le plan local, le secteur associatif constitue, en l’absence de pouvoir administratif local, une sorte de municipalité par défaut. Évidemment, parler de société civile administrative est un non-sens sur le plan conceptuel, mais il n’empêche que c’est cette société civile dont les contours ont été délimités par les pouvoirs publics qui reçoit les financements de l’USAID, de l’Union européenne, etc.

Dans ce paysage associatif formel, la figure de l’association islamique de bienfaisance contrôlée par les Frères musulmans est dominante. La lecture du registre des associations du début de la décennie 1990 a montré que près de 30 % des associations avaient une référence islamique dans leur dénomination (Ben Néfissa, 1992). L’association islamique de bienfaisance participe également de la privatisation de l’appareil d’État égyptien et y contribue. Son développement dans les années 1980 et 1990, encouragé par l’État, a permis à ce dernier d’opérer son désengagement social sans impact politique et de ce point de vue il est possible de dire qu’elle a été un des vecteurs importants de la longévité de l’autoritarisme politique.

Mais, en même temps, l’association islamique de bienfaisance déroge par rapport aux autres regroupements associatifs, car elle s’articule aux dynamiques participatives informelles encastrées dans le corps social à partir d’une vision positive de la société ancrée dans la morale religieuse de l’individu (Roy, 2002).

Durant les années 1980 et 1990, les collectifs et les ONG de plaidoyer qui ne visaient pas l’assistanat et le service social, mais qui prônaient la mobilisation autour des questions politiques, sociales et des droits de l’homme, étaient particulièrement faibles. Ces regroupements étaient surveillés par les pouvoirs publics à cause de leurs thèmes politiques et de leurs connexions internationales. Contrairement aux associations de services, les collectifs de plaidoyers n’ont jamais obtenu d’autorisation légale officielle d’exercice. C’est ce qui a poussé les activistes des droits de l’homme à faire de la réforme de la loi sur les associations, en Égypte, leur principal cheval de bataille, mais en vain. Pour contourner les restrictions de la législation, ces derniers se sont enregistrés comme des sociétés civiles non commerciales ou bien comme des sociétés d’avocats.

La réappropriation par les acteurs de la rhétorique néolibérale sur le développement

C’est à partir de 2004 et de 2005, au moment des pressions américaines sur le régime de Hosni Moubarak dans le cadre de la doctrine du « Grand Moyen-Orient », que ces collectifs vont révéler toute leur importance sur la scène intérieure. Ils se sont mobilisés à l’intérieur du mouvement de protestation politique Kifaya (qui signifie Ça suffit !), axé sur la revendication démocratique et la lutte contre le projet de succession héréditaire de Gamal Moubarak à son père (Ben Néfissa, 2008).

Le mouvement Kifaya a été très important pour le renforcement de la société civile en Égypte, car il a notamment montré comment un petit groupe d’activistes pouvait jouer un rôle politique important sur le plan interne s’il savait utiliser de manière judicieuse les ressources médiatiques et les soutiens internationaux. De même, les modes d’action utilisés par Kifaya ont été repris par les collectifs de mobilisation sociale et politique qui lui ont succédé : le passage à la rue, le choix de l’informalité pour se constituer ou tenir des réunions ou des manifestations sans demande d’autorisation, le fonctionnement en réseau.

C’est à partir de cette période que l’Égypte a connu une mutation importante de son espace public avec notamment les manifestations d’une société civile plurielle caractérisée par son autonomisation vis-à-vis de l’État, des structures bureaucratiques de l’action collective, des forces politiques organisées, y compris les Frères musulmans.

Cette société civile plurielle a trouvé dans le processus de démonopolisation du champ médiatique un allié redoutable. L’apparition de nouveaux journaux indépendants, l’audace des émissions télévisuelles des chaînes privées satellitaires, des sites Internet et des blogues (Ben Néfissa, 2010) ont amplifié l’impact des mouvements protestataires et, par la même occasion, protégé les acteurs de la société civile de la répression.

Cette société civile plurielle s’est manifestée de plusieurs manières. C’est ainsi que les mouvements sociaux catégoriels se sont multipliés pour embrasser toutes les catégories de la population, dont le milieu ouvrier (Chahata, 2010). Le pays a également connu la création tous azimuts de collectifs divers axés sur une multiplicité de causes et dont les caractéristiques répondent à ce que Cohen (2001 : 142) dénomme les « nouveaux mouvements sociaux ».

Conséquemment, le thème des droits de l’homme s’est à la fois élargi et spécialisé : droits des travailleurs, droits des victimes de la torture, soutien juridique aux droits de l’homme, services syndicaux, droits des paysans, droits sociaux et économiques, défense des prisonniers, indépendance de la justice, droits personnels, défense de la sécurité sociale, droit au logement, défense du système de la retraite, contrôle des élections, défense de la liberté religieuse, etc. Certains collectifs se sont professionnalisés et ont interpellé les pouvoirs publics sur la base d’études, d’expertises, de rapports publiés sur leur site Internet ou sous la forme d’articles dans les journaux. Les avocats et les juristes de ces collectifs ont contesté également certaines décisions administratives devant les tribunaux. Les thèmes de la politique internationale ont ainsi fait l’objet de reformulation de la part des acteurs internes pour les adapter à leurs conditions locales. C’est au nom de la défense de l’environnement et de la lutte contre la pollution que des plaintes ont été déposées contre les expropriations des habitants de l’île de Dahab au Caire[1] ou bien contre l’implantation d’une usine de pétrochimie à Damiette[2]. L’autre caractéristique importante de cette société civile plurielle est sa nouvelle implantation géographique : alors que dans les années 1990 ces collectifs de mobilisation se cantonnaient à la capitale, dans les années 2000, ils ont eu tendance à se former dans les régions et les gouvernorats les plus éloignés.

Une des conséquences les plus importantes de ce processus d’autonomisation de la société civile a été de contribuer à mondialiser l’espace public égyptien. Pendant longtemps en Égypte, du fait de son histoire politique particulière et de l’impact de l’idéologie nationaliste, le rapport à l’étranger a été caractérisé par une certaine méfiance, car soupçonné d’atteinte à la souveraineté nationale. Ces dernières années, cette méfiance avait beaucoup diminué et certains mouvements sociaux et collectifs demandaient ouvertement l’appui et le soutien, notamment financier, des organisations internationales et étrangères.

Ces mutations de l’espace public égyptien ont mis l’accent sur les limites des analyses de la société civile en Égypte en termes de privatisation de l’État et de reformulation de l’autoritarisme. Ces paradigmes restreignent l’analyse aux seules sociétés civiles telles que définies et délimitées par les pouvoirs publics. En se focalisant sur l’instrumentalisation des organisations de la société civile par les pouvoirs publics, ils ne perçoivent pas suffisamment les modalités concrètes et les effets contradictoires du phénomène. Un des impacts les plus importants des collectifs de la société civile a été la diffusion de la rhétorique internationale sur les droits de l’homme, la démocratie et les thèmes bien cotés sur le plan international comme la défense de l’environnement, la lutte contre la pollution, les droits des femmes, etc. Les organisations des droits de l’homme en Égypte n’ont pas été les seuls acteurs de cette diffusion, ils ont été relayés également par les puissants appareils administratifs et étatiques et par les médias.

Cette assertion pose ainsi l’importance pour le chercheur qui étudie les pays du Sud de dépasser la posture critique du discours néolibéral axé sur la bonne gouvernance, les droits de l’homme et la société civile et de tenter de comprendre les mutations politiques, sociales et économiques paradoxales que la rhétorique internationale peut susciter (Ben Néfissa, 2000). En situation autoritaire, cette dernière peut constituer des opportunités pour l’expression sociale et politique, car elle donne lieu à des ajustements et à des réappropriations de la part des acteurs les plus divers. En adaptant à leurs conditions locales les thèmes de l’agenda international, les acteurs leur accordent une dimension subversive dont ils étaient dénués à l’origine. De plus, en ce qui concerne les pays arabo-musulmans, l’appropriation de cette rhétorique par les acteurs locaux a contribué à affaiblir la suprématie du registre islamiste de la contestation des pouvoirs publics et c’est ce qui a été révélé par le soulèvement du 25 janvier 2011. Le langage de la contestation politique n’avait pas de caractéristique islamiste et la victoire des forces politiques islamistes aux élections de 2011 et de 2012 ne remet pas en cause un tel constat.

Les mutations de l’espace public égyptien dont il vient d’être question ont montré la possibilité d’analyser ces phénomènes dans le cadre du renouvellement du concept de société civile tel que proposé par les travaux de Cohen et d’Arato (1993) et dont il a été question plus haut.

Cette société civile comme mode d’expression politique alternative est apparue en Égypte bien avant le soulèvement du 25 janvier 2011, même si ce dernier l’a définitivement consacrée. L’analyse des mutations politiques de l’Égypte après la démission de Hosni Moubarak est symptomatique d’un tel phénomène. Depuis le départ de ce dernier, le débat et la concurrence entre les différentes forces politiques (direction de l’armée, Frères musulmans, salafistes, coalitions de la jeunesse du 25 janvier, forces politiques non islamistes, etc.) ont autant emprunté les formes institutionnelles de la citoyenneté (référendum de mars 2011, reformulation de la carte partisane, élections législatives et sénatoriales 2011-2012, élections présidentielles 2012, etc.) que les formes alternatives, avec principalement l’organisation des différentes manifestations sur la place Tahrir et un peu partout dans les grandes villes.

Or, l’une des conséquences les plus importantes du déverrouillage du débat public égyptien, auparavant biaisé par l’autoritarisme politique, a été de mettre sur l’agenda public certaines questions de base qui concernent la société égyptienne et son avenir. Ces questions sont multiples, mais deux d’entre elles semblent fondamentales. Elles sont relatives à la nature confessionnelle ou séculière de l’État et également au statut de l’armée dans la nouvelle configuration politique.

Ces deux dernières questions ont fait redémarrer le parcours historique original de la notion de « société civile » en Égypte et ont mis en exergue la reformulation en cours de la question « civile » dans le pays, avec l’expression « État civil » (dawla madannya), État opposé à un État religieux et opposé également à un État militaire. Il est significatif de noter que les forces politiques non islamistes sont qualifiées aujourd’hui de forces civiles et libérales.

Le redémarrage de la question « civile » à la suite de la révolution du 25 janvier 2011

Le débat sur la question de la « civilité » de l’État égyptien est étonnant. Le qualificatif civil est utilisé dans les pays de la zone arabe pour désigner un État qui n’est pas religieux sans être pour autant ilmani (laïc), ce qualificatif suggérant l’athéisme ou bien plutôt l’anti-religion. Il pourrait être traduit par séculier. Or, bien avant la révolution du 25 janvier 2011, Anouar Sadate avait intégré l’article 2 à la Constitution égyptienne de 1971 qui mentionne que la loi islamique est l’une des sources de la législation puis, quelque temps après, que la loi islamique est la source principale de la législation. D’un point de vue occidental, et français notamment, cette référence constitutionnelle à la loi religieuse fait de l’État égyptien un État religieux. Mais cette interprétation est partiellement erronée car elle ne perçoit pas suffisamment la complexité des registres de discours sur la loi islamique (Botiveau, 1993), le premier étant symbolique et politique, pour ne pas dire démagogique (Roy, 2011).

Cela a été le cas pour Anouar Sadate dans les années 1970 au moment de son compromis historique avec les Frères musulmans. Le second discours est juridique et montre comment, dans la réalité, la loi islamique se décline de manière très différente d’un pays à l’autre et fait l’objet de la part des juristes et des professionnels du droit d’interprétations très diverses.

Or aujourd’hui, en Égypte, pour des raisons différentes, toutes les forces politiques, aussi bien islamistes que libérales et civiles et même coptes, ont exprimé un consensus pour ne pas remettre en cause la référence à la loi islamique introduite par Sadate. Les salafistes ont par contre émis le souhait de remettre en cause la nature imprécise de cette référence à la loi islamique en modifiant la rédaction de cet article 2 pour faire des prescriptions de la loi islamique la source principale de la législation. Cette surenchère sur la loi islamique de la part des salafistes égyptiens qui concurrencent aujourd’hui le poids électoral des Frères musulmans a incité ces derniers à rappeler leur attachement à l’État « civil » tout en insistant sur la référence islamique qui doit le caractériser.

Le débat sur la « civilité » de l’État égyptien et cette surenchère sur son islamité semblent moins un débat sur la religion qu’un débat politique de la part de forces qui visent soit la conquête du pouvoir, soit sa préservation : les salafistes aidés par l’Arabie saoudite, les Frères musulmans qui semblent plus liés au Qatar, enfin et peut-être surtout la direction de l’armée qui cherche à confirmer sa place au-dessus de la mêlée.

Ainsi donc, le débat sur la sécularité de l’État se double d’un second débat sur le statut des forces armées dans l’avenir politique du pays. La remise en cause du rôle de la direction de l’armée dans la conduite du processus de transition par le président Mohamed Morsy en août 2012 n’a pas totalement levé le questionnement à ce sujet.

Une reformulation générale du débat sur les rapports entre religion et politique est en cours en Égypte. Le temps des Laïcités autoritaires (Luizard, 2008) est bel et bien terminé et la nouveauté du débat est liée à la pluralité des acteurs qui y participent. En effet, en parallèle au processus de démocratisation électorale se développe un processus de « démocratisation » ou de pluralisation religieuse.

Les Frères musulmans égyptiens ne sont plus les seuls à décliner l’idiome islamiste (Badie, 2012). Ils sont concurrencés par les nouveaux entrants de la scène politique égyptienne, à savoir les salafistes qui eux-mêmes sont divisés en plusieurs tendances. Frères musulmans et salafistes sont à leur tour mis en cause par leurs propres bases, notamment la jeunesse.

L’institution d’El Azhar, considérée pendant longtemps comme représentative de l’islam officiel, parle de plus en plus librement et s’est autonomisée des pouvoirs publics. Les confréries de soufis (ennemis traditionnels des salafistes), particularisées pendant longtemps par leur légitimisme politique, se sont engagées également dans ce débat sur la sécularité de l’État. Le même phénomène traverse l’Église copte avec l’apparition de dissensions entre les différentes tendances.

Même les forces politiques de l’opposition (libérales et de la gauche) participent à ce débat par des articles dans les journaux, par leur présence dans les émissions politiques des multiples chaînes de télévision, également lors des nombreux séminaires organisés par les collectifs de la société civile. Quant aux jeunes dits de la révolution, ils interviennent dans le débat par l’organisation de manifestations dans la rue, la fameuse place Tahrir et également par la médiation des réseaux sociaux sur Internet. Les courants religieux et politiques se sont manifestés par la proposition de différents projets constitutionnels soumis au débat, avant et après le référendum de décembre 2012 sur la Constitution.

L’issue d’un tel débat est à l’heure actuelle inconnue ; ce qui est certain, c’est que la reformulation en cours de la question « civile », en Égypte, emprunte sous des modalités différentes les jeux de distinction que cette notion véhicule habituellement avec elle et qui rajoute à son imprécision : société civile / État ; société civile / marché ; société civile / société religieuse ; société civile / société militaire, etc. Un tel constat amène à revenir à la catégorie « société civile » en posant une nouvelle fois la question de sa nature. S’agit-il d’un concept, d’une notion ou d’une catégorie de l’action ?

Société civile : concept ou symptôme de la crise des catégories politiques ?

Pour analyser le parcours paradoxal de la notion de société civile en Égypte ces dernières décennies, le présent article a posé la nécessité d’une approche en deux étapes : une étape de déconstruction suivie d’une étape de reconstruction. La première considère l’expression « société civile » comme un répertoire de l’action pour les acteurs sociaux et politiques et la seconde l’appréhende comme un concept utilisé par le chercheur pour comprendre le réel social qui l’entoure et qu’il importe de renouveler. Cette distinction entre deux registres de discours sur la société civile n’est pas propre à l’Égypte ou aux pays du Sud. Dans les pays démocratiques également, une telle distinction doit être faite.

Toutefois, au final de l’exercice, l’article constate que cette distinction est, dans la réalité, bien difficile à faire, car les luttes de classements et de définitions de la société civile ne concernent pas uniquement les acteurs, mais aussi les chercheurs et, par conséquent, le(s) concept(s) de sociétés civiles. Un tel phénomène n’est pas en soi exceptionnel. Les chercheurs sont également des acteurs sociaux traversés par des positionnements et des luttes idéologiques et politiques. Mais en ce concerne la notion de société civile, ces luttes de définitions sont d’une exceptionnelle intensité et se caractérisent par des divisions d’une telle importance et d’une telle acuité qu’elles nuisent dans la réalité à l’existence d’un consensus scientifique minimal. Le fait qu’un dictionnaire des sciences sociales à destination des étudiants préfère taire la notion de société civile est significatif de l’inexistence d’un accord scientifique minimal sur cette notion.

Le milieu scientifique est ainsi partagé entre plusieurs définitions du concept de société civile, car ce concept a été surinvesti par des théories et/ou des idéologies sociales et politiques extrêmement différentes, voire opposées : les théoriciens de l’économie néolibérale qui sacralisent le marché, les théoriciens de l’économie solidaire qui souhaitent accorder un contenu éthique au marché, les théoriciens et idéologues du mouvement altermondialiste, les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux, les analystes des transformations de la démocratie représentative. Même les travaux de Cohen sur lesquels s’est appuyé cet article pour analyser l’autonomisation de la société civile égyptienne n’échappent pas à une certaine ambiguïté (2001 : 144-145) relevée par l’auteur. Cohen note en effet comment le concept radical de société civile qu’elle a tenté de définir a été utilisé très rapidement par les différentes tendances politiques, y compris les plus conservatrices.

Une définition de la société civile qui ne soit pas normative et idéologique est-elle possible ? Dès les années 1980, François Rangeon (1986) a constaté comment chaque auteur en fonction de ses idées sur la société civile fait un retour aux classiques pour trouver les pères fondateurs de sa conception de la société civile ou bien opère une relecture du passé politique et social pour conforter sa définition de la société civile. Les multiples usages contemporains de la société civile qui lui donnent son aspect polysémique et imprécis montrent d’abord qu’elle est devenue une arme des conflits politiques et idéologiques actuels, même dans les pays du Nord. Le caractère polysémique de la société civile pourrait renvoyer à la pertinence des concepts de ce que Jean Charles Lagrée (2002) dénomme la sociologie traditionnelle par rapport aux mutations politiques, sociales et économiques provoquées par la mondialisation.

Mais en même temps, peut-on accepter d’enterrer le concept de société civile, n’est-ce pas là finalement une sorte de démission de la pensée scientifique ? N’est-il pas plus raisonnable de considérer que ce concept et la théorie politique qui l’accompagne doivent être refondés à la lumière des mutations politiques actuelles partout dans le monde et non pas seulement à la lumière de celles apparues dans les pays qui l’ont fait naître ? Les parcours particuliers que la notion de société civile a connus dans les pays du Sud et notamment les pays arabes doivent être pris en compte dans cette refondation. La société civile est, d’abord et avant tout, une interrogation sur les rapports États/sociétés dans le monde et ces rapports sont aujourd’hui bousculés par la mondialisation. L’Égypte et d’autres pays de la région arabe sont en train d’expérimenter les limites de la démocratie représentative. Ces pays cherchent à démocratiser les institutions reliées aux appareils d’États au moment où ces derniers ne sont plus les foyers uniques, voire principaux, de la décision politique. Telles sont les contradictions de la globalisation démocratique mises en exergue par Camau (2006). Les pays du Sud expérimentent l’État et la modernité politique depuis longtemps et pourtant, comme le note Partha Chatterjee (1999 : 90), les modèles normatifs de la théorie politique occidentale ont jusqu’à présent peu intégré les expériences politiques des pays du Sud.

Si la refondation en cours du concept de société civile est en étroite relation avec les mutations contemporaines des expressions et des pratiques politiques dans le monde, il est fondamental de rappeler que les pays de la zone arabe connaissent également des mutations de leurs pratiques et expressions politiques comme il a été montré à partir de l’exemple égyptien. De ce point de vue, les événements qui ont accompagné le « printemps arabe » peuvent être considérés comme une illustration éclatante d’un tel phénomène.