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Introduction

Pendant longtemps, il fut difficile pour l’historien d’aborder sereinement et en toute quiétude l’histoire du Coetus Internationalis Patrum (CIP)[1]. Ce groupe fut en effet considéré comme l’un des vaincus du concile Vatican II, et l’histoire des perdants ne peut en général s’écrire que plusieurs années après les faits, en raison des tensions qui subsistent.

Le déroulement de Vatican II, comme celui de plusieurs conciles, pourrait — d’un certain point de vue — être comparé aux manoeuvres d’une véritable guerre, avec ses armées, ses officiers et ses soldats, ses francs-tireurs et ses résistants. Chaque schéma conciliaire était un champ de bataille duquel sortaient un gagnant et un perdant… même si le gagnant ne fut jamais totalement gagnant, ni le perdant complètement perdant. Ainsi, quoique la plupart des textes du Concile fussent des documents de compromis, le CIP — globalement — perdit la guerre de résistance dans laquelle il s’était engagé : peu après la clôture de l’événement, plusieurs ont cru que la conception de l’Église qu’ils avaient défendue au Concile avait disparu pour de bon. Évalué à l’aune du déroulement de Vatican II, le groupe peut donc — aux côtés de la minorité — être considéré comme ayant été mis en échec : les idées pour lesquelles il s’était battu étaient alors jugées révolues. C’est du moins ainsi que cela fut vécu dans l’imaginaire collectif, et il était difficile d’aborder la question sans déchaîner les passions des uns et des autres, et pour l’historien, d’avoir accès aux archives. La proximité de l’événement, au sein duquel des positions contradictoires s’étaient heurtées, rendait la chose complexe et « l’affaire Lefebvre », en polarisant les positions, rendait l’impartialité historique encore plus difficile. De notre côté, c’est en historien que nous abordons le sujet, sans aucun a priori théologique, avec la seule ambition d’écrire une histoire du groupe qui soit dépassionnée, sereine, fondée sur les sources, et qui comble une lacune importante dans l’historicisation du concile Vatican II.

Dans cet article, au vu des textes conciliaires et des conséquences de Vatican II, nous allons nous demander quelle a été l’importance réelle du Coetus Internationalis Patrum au Concile, et quel fut son impact sur les documents promulgués. L’action des hommes qui le composèrent fut-elle réellement conséquente ? Fut-elle fondamentale ? Peut-on avoir une vision globale et complète du Concile sans en tenir compte, ou faut-il, au contraire, absolument considérer ce groupe pour appréhender l’événement dans sa globalité ? Aussi, après avoir présenté l’historiographie et les sources sur lesquelles nous avons pu nous appuyer, nous allons considérer l’organisation, l’activité et la stratégie du CIP tout au long du Concile, avant d’analyser succinctement l’impact du groupe sur les schémas promulgués par Vatican II.

I. Historiographie et sources

Le Coetus Internationalis Patrum, probablement en raison des difficultés inhérentes au traitement du sujet, a été très peu étudié jusqu’ici, malgré l’importance qu’il eut au Concile. Nous n’avons cependant pas été le premier à user notre bêche sur les terres arides de cette recherche ; des pionniers sont passés avant nous et ont commencé à défricher le terrain. Le premier d’entre eux fut l’espagnol Salvador Gómez de Arteche y Catalina, qui soutint, en 1980, une thèse de doctorat à la Faculté de droit de l’Université de Valladolid, intitulée Grupos « extra aulam » en el II Concilio Vaticano y su influencia[2]. Dans cette thèse, le CIP n’était que l’un des nombreux groupes qu’il étudia et il n’y consacra, somme toute, que peu de pages. La recherche fut poussée plus loin par l’historien Luc Perrin qui écrivit deux textes sur le sujet : le premier est un chapitre d’ouvrage collectif, paru à Bologne en 1997[3], et le second — qui est en fait la traduction française augmentée du premier — est un article paru dans la revue Catholica en 1999[4]. Puis, ce terrain à peine défriché fut abandonné. Le groupe fut certes mentionné dans des ouvrages scientifiques sur Vatican II, notamment dans l’Histoire du Concile Vatican II paru sous la direction de Giuseppe Alberigo[5], mais, d’une façon générale, les auteurs ne firent que répéter ce que les deux précurseurs avaient déjà dit. Ils s’attardèrent parfois sur l’un ou l’autre document qui n’avait pas été utilisé par eux, ou sur le traitement d’un schéma en particulier, mais, en général, ce ne furent pas des documents inconnus ou totalement originaux, puisqu’ils se trouvent dans les Acta et Documenta Concilio Oecumenico Vaticano II apparando[6] ou dans les Acta Synodalia Sacrosancti Concilii Oecumenici Vaticani II[7].

À ces travaux, il faut ajouter les recherches sur des thèmes parallèles qui ont, de façon directe ou indirecte, contribué à faire avancer les connaissances sur le CIP en fournissant des éléments sur l’un ou l’autre personnage proche du groupe, en éclairant un événement particulier ou en faisant connaître des correspondances. Sans prétendre être exhaustif, il faut citer ici les travaux de Nicla Buonasorte sur le traditionalisme italien au Concile[8], sur le cardinal Siri[9], sans oublier les extraits de correspondance entre l’abbé Victor-Alain Berto et Mgr Luigi Carli, qu’elle publia dans la revue Cristianesimo nella Storia[10]. Sur Mgr Carli, il faut souligner aussi les travaux d’Emanuele Avallone[11]. On doit par ailleurs mentionner les ouvrages d’Emanuele Gambino[12], de Giuseppe Petralia[13] et d’Angelo Romano[14] sur le cardinal Ruffini, ainsi que sa correspondance conciliaire, publiée par Francesco Michele Stabile[15]. Enfin, il faut rapporter le travail de Jose Oscar Beozzo sur l’Église du Brésil à Vatican II, dans lequel il évoque très rapidement l’implication de certains brésiliens dans le CIP[16], ainsi que les recherches récentes de Rodrigo Coppe Caldeira sur les conservateurs brésiliens au Concile[17]. Dans un autre registre, car ce ne sont pas des travaux d’historiens, il faut mentionner la biographie de Bernard Tissier de Mallerais sur Mgr Lefebvre[18], et les recherches de David Allen White sur Mgr de Castro Mayer[19].

Les archives se rapportant au Coetus Internationalis Patrum sont extrêmement dispersées : les évêques du groupe venant des quatre coins du monde, il est logique que leurs documents le soient également. En France, il faut considérer l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, parce que le supérieur de cette congrégation, dom Jean Prou, était un membre important du Coetus et parce que plusieurs théologiens de la communauté collaborèrent avec le groupe. Dans les archives de cette abbaye, nous avons pu consulter le fonds « Concile Vatican II » et une partie des fonds « Dom Jean Prou », « Dom Georges Frénaud » et « Dom Paul Nau ». Nous avons trouvé quelques documents intéressants, mais les archives de l’abbaye de Solesmes sont extrêmement pauvres sur le Concile : les témoins directs sont morts, un survivant a suivi l’événement de trop loin pour pouvoir nous aider[20], et dom Prou, qui craignait ce qu’on allait dire de lui, a fait détruire une grande partie de ses archives conciliaires[21]. Dans les documents qui restent, par exemple des rapports à sa communauté ou des conférences pour résumer telle ou telle session, il ne prend jamais position et ne raconte pas ses activités au sein du groupe présidé par Mgr Lefebvre. Il ne reste rien de sa participation au CIP, hormis quelques traces dans ses agendas et quelques lettres.

En France, nous avons également consulté le centre des Archives de l’Université Catholique de l’Ouest, en espérant découvrir quelques documents se rapportant à Mgr Henri Lusseau qui collabora avec le groupe au moins pendant une intersession. Là encore, le fonds se révéla extrêmement pauvre : s’il y a des documents permettant de reconstruire le parcours du prélat, il ne s’y trouve rien qui ait trait à sa participation aux activités du CIP[22]. Nous avons essayé de trouver ses archives personnelles, mais sans succès[23]. Le résultat fut tout à fait similaire dans le fonds se rapportant à Mgr Pierre de la Chanonie dans les Archives diocésaines de Clermont-Ferrand : il n’y a rien par rapport au CIP. En définitive, le seul fonds français véritablement intéressant est celui de l’abbé Victor-Alain Berto, peritus de Mgr Lefebvre, qui se trouve chez les Dominicaines du Saint-Esprit (Nantes). Il contient une correspondance très riche ainsi qu’un grand nombre de documents qui permettent de reconstruire l’histoire du Coetus Internationalis Patrum.

En Suisse, le fonds conciliaire de Mgr Marcel Lefebvre au Séminaire d’Écône est également extrêmement riche. Il renferme des documents précieux sur le pré-concile et sur le Concile lui-même, de la correspondance, des documents originaux du groupe, des listes partielles de membres, etc.

Au Vatican, il faut mentionner le « Fonds Concile Vatican II » de l’Archivio Segreto Vaticano qui conserve un grand nombre de cartons utiles pour reconstruire l’histoire du CIP. En Italie, le centre Vatican II de l’Université pontificale du Latran conserve quelques fonds conciliaires, dont celui de Mgr Piolanti, qui contient une correspondance très utile pour établir des liens préconciliaires entre des personnages qui se retrouveront au sein du CIP. À Bologne, la Fondazione per le scienze religiose Giovanni XXIII conserve une copie des fonds Carli, Siri et de Proença Sigaud. Pour ce dernier, le professeur Rodrigo Coppe Caldeira nous a offert une copie numérique du fonds « Geraldo de Proença Sigaud » qui se trouve aux Archives de l’Archidiocèse de Diamantina.

Au Canada, les archives conciliaires de Mgr Georges Cabana, au Service des Archives de l’Archidiocèse de Sherbrooke, contiennent quelques documents du CIP, utiles notamment pour préciser la place de cet évêque au sein du groupe.

En Belgique, le Centre for the Study of the Second Vatican Council (Katholieke Universiteit Leuven) ne comporte aucun fonds spécifique sur le CIP ou sur l’un de ses membres, mais les documents conciliaires de Gérard Philips et de J.M. Heuschen contiennent quelques documents utiles.

Nous avons également essayé d’avoir accès à d’autres sources, mais sans succès. Ce fut le cas, par exemple au Brésil, pour les archives de Mgr de Castro Mayer. Nous avons écrit à la société qu’il a fondée, l’Union Saint-Jean-Marie-Vianney[24], mais on ne nous a jamais répondu. Nous n’avons pas eu davantage de succès à la Sociedade Brasileira de Defesa da Tradição, Família e Propriedade (T.F.P.), dont nous avions lu que les membres distribuaient les documents du CIP[25] : on nous a renvoyé à un livre de Roberto de Mattei, qui ne dit pas grand-chose du rôle de la T.F.P. au Concile ni de son implication au sein du CIP[26]. Nous avons également essayé d’avoir accès aux archives des Clarétains, pour consulter le fonds du père Torrès Llorente — secrétaire du cardinal Larraona qui aida le CIP à Rome — mais sans succès. Même chose chez les Augustins pour les archives du père Rubio : le fonds des Archives générales de l’Ordre ne contient que des documents officiels. Les démarches faites pour trouver ses documents personnels n’ont rien donné.

Outre ces archives, quelques sources imprimées disponibles sont utiles pour écrire l’histoire du CIP. En plus des Acta et Documenta Concilio Oecumenico Vaticano II apparando, des Acta synodalia Sacrosancti Concilii Oecumenici Vaticani II, ainsi que de l’Annuario pontificio, il faut considérer quelques chroniques et journaux conciliaires. Parmi ceux-ci, l’ouvrage le plus important pour étudier le groupe dirigé par Mgr Lefebvre est sans conteste celui de Ralph M. Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre[27], car l’auteur relaya la pensée du CIP via son agence de presse et était bien informé des documents et de l’action du groupe. Sont utiles également le journal conciliaire d’Yves Congar, les chroniques de Giovanni Caprile, d’Henri Fesquet, de René Laurentin, de Robert Rouquette et d’Antoine Wenger.

II. Évaluation de l’organisation, de l’activité et de la stratégie du CIP

Il est difficile de connaître avec précision la date de naissance du Coetus Internationalis Patrum. Les archives sont très lacunaires sur ses premières heures, mais elles permettent néanmoins de prouver qu’un premier « piccolo comitato » s’est formé autour de Mgr Marcel Lefebvre dès les premiers jours du Concile[28] et qu’il s’est constitué de façon progressive au cours de la première session, se renforçant au fil des jours, alors qu’il devenait de plus en plus évident que la trajectoire donnée au Concile par les commissions préparatoires était en train de disparaître, au profit d’une orientation héritée des différents mouvements qui avaient traversé l’Église depuis le début du xxe siècle. Pendant la première session, il y eut donc un premier « Groupe d’Étude », ancêtre du Coetus Internationalis Patrum, mais ce ne fut pas un groupe organisé, structuré, avec une stratégie clairement définie. Il s’agissait d’un regroupement anonyme de Pères conciliaires « d’orientation traditionnelle[29] », réunis spontanément pour lutter contre la direction que prenait le Concile. Il n’était donc question que d’un groupe de personnes déroutées par la tournure des événements, sans stratégie en raison de l’évolution imprévue et imprévisible du Concile, et mis sur la défensive, sans être en mesure d’articuler une défense cohérente.

Les choses évoluèrent pendant la première intersession et la deuxième session. C’est durant cette période que le groupe fut créé et qu’il se dota d’une structure et d’une stratégie, sans toutefois prendre aucun nom. Selon les archives, la décision de former un groupe organisé fut prise pendant la première intersession par Mgr Geraldo de Proença Sigaud et Mgr Lefebvre, lequel s’assura du concours des bénédictins de Solesmes[30] — avec lesquels il travailla sur les schémas qui avaient été envoyés aux Pères conciliaires pendant l’intersession — et d’un peritus privatus, l’abbé Victor-Alain Berto[31]. Ce dernier devint rapidement le théologien du groupe au sein duquel il joua un rôle de premier plan.

Les sources permettent de dater la naissance officieuse du CIP — et non officielle, car il ne prit aucun nom et n’agit pas officiellement en tant que groupe — le mercredi 2 octobre 1963, c’est-à-dire trois jours après l’ouverture de la deuxième session[32]. Ce jour-là, une première assemblée réunissait une quinzaine de Pères conciliaires qui confièrent unanimement la présidence de leur association à Mgr Lefebvre. Le groupe se dota immédiatement et spontanément d’une structure à deux niveaux : un comité directeur qui planifiait et organisait son action, et des assemblées générales[33]. Ces dernières réunissaient, tous les mardis soirs, les membres et sympathisants du Coetus autour d’un conférencier qui les entretenait d’un thème débattu au Concile.

Le groupe se constitua graduellement au cours de cette session. Il se construisit d’abord sur les amitiés et contacts préconciliaires des uns et des autres, mais également sur le repérage qui se fit au moyen des interventions publiques. C’est par ce biais que Mgr Carli s’associa au CIP[34] en emportant, semble-t-il, des sympathisants dans son sillage[35]. Voici un témoignage de l’abbé Berto sur la naissance du Coetus :

Il n’est pas né d’un dessein arrêté dans l’esprit d’un seul ; il n’est pas né d’un projet concerté entre plusieurs ; il n’est pas né d’un pacte conjuré. Il est né d’une « harmonie préétablie », à leur propre insu, entre des Pères qui ne se connaissaient pas avant le Concile, mais qui s’y sont reconnus comme s’ils s’étaient connus de toujours. Ils n’ont eu qu’à s’apercevoir que leurs vues doctrinales et pastorales étaient semblables, semblables leurs voeux pour l’orientation et l’issue du Concile, semblables leurs appréciations sur les événements et les hommes à mesure que le Concile se poursuivait. De là naquirent des relations plus étroites, des rencontres plus fréquentes. Puis, — mais on était déjà à la deuxième session — tantôt par l’un, tantôt par l’autre des Pères, tantôt par un théologien, se firent des conférences ouvertes à quiconque, du cardinal à « l’expert privé », avait titre à participer aux affaires du Concile, qu’il fût ou non favorable aux vues du Coetus. […] Aussi spontanément que le Coetus des Pères, se constitua le coetus mineur de leurs théologiens : amitié d’abord, puis, et très vite, collaboration fraternelle et quotidienne selon les intentions du Coetus majeur[36].

Comme le montre cette citation, le CIP comportait des théologiens dont il ne faudrait pas négliger le rôle. Les deux plus importants d’entre eux furent l’abbé Victor-Alain Berto et dom Georges Frénaud[37], mais d’autres s’adjoignirent au groupe de façon au moins sporadique, comme les pères Labourdette et Gagnebet[38]. Le travail des théologiens consistait essentiellement à étudier les schémas, à composer des notes et des mémoires pour les évêques et à les distribuer dans Rome, ainsi qu’à aider les Pères conciliaires dans l’élaboration de leurs interventions orales ou écrites[39].

Au début de la session, le groupe n’avait, pour ainsi dire, aucun moyen matériel. Cependant, à partir du début du mois de novembre[40], il améliora son fonctionnement par l’acquisition d’une machine à ronéotyper qui lui permit de toucher un plus grand nombre de Pères conciliaires. Matériellement plutôt démuni au cours de cette deuxième session, le Coetus Internationalis Patrum avait cependant d’assez bons contacts qui pouvaient lui laisser escompter une action au sommet et lui permettre de contourner les voies habituelles : le comité directeur pouvait espérer recevoir le soutien du cardinal Ottaviani ; par les cardinaux Siri, et surtout Ruffini, il avait accès au Conseil de présidence ; par le cardinal Siri et par Mgr Carli, il avait ses entrées dans la Conférence épiscopale italienne ; Mgr Carli était un ancien du Latran, et il était à la tête du petit diocèse de Segni, celui dont était originaire Mgr Felici[41].

Dès le début de la session, les dirigeants du CIP n’hésitèrent d’ailleurs pas à utiliser tous les moyens et contacts possibles pour parvenir à leurs fins. Ainsi, dès les premiers jours, ils s’adressèrent directement au pape, probablement via le cardinal Ruffini ou le cardinal Siri, pour dénoncer le fonctionnement du Concile qui nuisait à son action et à la possible victoire des idées de la minorité. Ils proposèrent donc une façon de procéder radicalement différente, mais leur demande n’eut aucune suite[42].

Durant la deuxième session, le Coetus Internationalis Patrum est donc officieusement né. Il faut cependant souligner qu’il n’agit pas encore publiquement en tant que groupe. La pétition demandant la condamnation du communisme qu’il remit au cardinal Cicognani en décembre 1963, par exemple, était accompagnée d’une lettre signée par NN.SS. de Proença Sigaud et de Castro Mayer, dans laquelle il n’était nulle part fait mention du groupe auquel ils appartenaient[43]. Il en était de même des études critiques sur les schémas De Revelatione, De Ecclesia et De Episcopis ac de dioecesium regimine que le groupuscule avait envoyées au Secrétariat général du Concile durant l’intersession[44]. S’il ne prit aucun nom et resta discret, le CIP était tout de même relativement structuré et organisé, comme le prouve l’existence du comité directeur et des assemblées générales, ainsi que la tactique adoptée par les membres du comité directeur pour contrer les points qu’ils jugeaient ambigus, à savoir coordonner les interventions des membres du groupe et les faire sous-signer par d’autres.

À partir de la deuxième intersession, le Coetus entra dans une nouvelle phase de son histoire. Après la clôture de la deuxième session, conforté par le discours de Paul VI et par l’audience qu’il avait eue avec lui, Mgr Lefebvre avait décidé de continuer à aller de l’avant et mobilisa ses troupes[45]. C’est ainsi que, pendant l’intersession, le groupe tint quatre réunions à Solesmes, lesquelles donnèrent lieu à la rédaction de divers documents, dont deux suppliques au pape[46]. Celles-ci, ainsi qu’une pétition demandant la consécration du monde au Coeur Immaculé de Marie[47] qui fut remise par Mgr de Proença Sigaud directement à Paul VI, montrent que le groupe escomptait une action au sommet et qu’il espérait que le Pontife romain se servirait de son autorité pour infléchir le cours des débats dans leur sens.

Par ailleurs, c’est pendant cette deuxième intersession que le groupe naquit officiellement. Les archives contiennent une lettre circulaire, datée du 5 août et signée par NN.SS. Lefebvre, de Proença Sigaud, Cabana, Silva Santiago, Lacchio et Cordeiro, annonçant un regroupement de Pères conciliaires attachés à la « tradition de l’Église ». Ils justifiaient ce rassemblement par les ajouts faits récemment au règlement du Concile, permettant aux Pères dont la pensée était semblable de se regrouper pour que l’un d’entre eux prenne la parole au nom de tous[48]. Cette lettre peut être considérée comme le premier acte de naissance officiel du CIP, même si aucun nom n’était encore donné au groupe ; il n’apparut qu’au début de la session.

Un autre élément vient confirmer que le CIP était entré dans une nouvelle dynamique à partir de 1964 : Mgr Lefebvre et l’abbé Berto sont arrivés à Rome quelques jours avant l’ouverture de la troisième session pour organiser le travail[49]. Ils avaient voyagé en voiture, de façon à pouvoir disposer sur place d’un moyen de transport plus efficace que ne l’étaient les bus et les taxis[50]. Arrivés à Rome, le supérieur général des spiritains et l’abbé Berto travaillèrent à fédérer les « romains » et à tout préparer pour que l’action du groupe soit plus efficace que lors des sessions précédentes[51]. Contrairement aux deux premières sessions, le Coetus commençait donc la troisième en étant organisé : Mgr Lefebvre et son peritus avaient pris les contacts nécessaires pour mobiliser les traditionalistes, ils avaient une voiture, un local, et la première réunion de travail était prévue pour le mardi suivant l’ouverture officielle de la session.

Tout comme ce fut le cas durant la deuxième session, le CIP continua à tenir ses réunions-conférences du mardi soir[52]. Outre celles-ci, qui n’eurent pas beaucoup de succès, le groupe avait mis sur pied un secrétariat tout près de la place Saint-Pierre[53]. Les Pères conciliaires pouvaient venir y chercher les documents produits par les membres du groupe. Il est difficile d’évaluer l’impact de ce secrétariat mais, selon ce qu’il est possible de déduire des archives, il dut être plutôt minime. Cependant, la stratégie privilégiée par le groupe pour cette session fut la production et la distribution de modi[54]. Ils étaient préparés chez le cardinal Larraona qui avait mis son matériel de polycopie et ses deux secrétaires à la disposition du groupe[55]. Le travail — du moins celui des théologiens — était donc différent de celui de l’année précédente.

Si le Coetus Internationalis Patrum gardait la structure et l’organisation adoptées durant la deuxième session, la tactique et les conditions de travail n’étaient pas les mêmes. Les dirigeants du CIP s’étaient adaptés à la conjoncture particulière de cette session et produisirent un flot presque ininterrompu de modi, espérant ainsi modifier in extremis les passages des schémas qu’ils jugeaient ambigus ou contraires à la tradition de l’Église. Le groupe, qui avait davantage de ressources, et qui avait le soutien explicite de plusieurs cardinaux, n’était plus seulement sur la défensive. Sa tactique était plus offensive et sa stratégie bien arrêtée. Elle pourrait se résumer en la formule suivante, souvent employée par Victor-Alain Berto à partir de la date du 17 septembre : « fédérer les romains[56] ».

La troisième intersession et la quatrième session furent tout à fait similaires à la deuxième intersession et à la troisième session au niveau des stratégies d’action et de l’organisation. Les archives sont plus rares que pour les sessions précédentes pour éclairer cet aspect, mais durant la dernière intersession le CIP tint des réunions, cette fois à Solesmes[57] et à Rome[58], et il envoya des études sur les schémas au Secrétariat général du Concile. Pendant la session elle-même, il distribua aux Pères conciliaires des modi, des consignes de votes et des lettres circulaires ; il adressa des lettres au pape, au Secrétariat général, ou aux modérateurs ; il lança une pétition. Il n’est actuellement pas possible d’affirmer avec certitude que les réunions-conférences du mardi soir continuèrent, car les archives disponibles n’en conservent aucune trace, mais une lettre de l’abbé Berto laisse croire qu’il était prévu qu’elles aient lieu[59]. Il semble donc qu’il n’y ait pas eu, au niveau de l’organisation matérielle et de la stratégie adoptée par le Coetus Internationalis Patrum au cours de la quatrième session, la moindre différence majeure par rapport à la session précédente. En revanche, le groupe avait perdu l’un de ses principaux acteurs, l’abbé Victor-Alain Berto, qui fut victime d’une thrombose rétinienne peu de temps après la clôture de la troisième session ; il ne put donc oeuvrer avec le groupe à Rome[60]. Pendant l’intersession, le CIP avait également été désavoué par le Secrétaire d’État[61], mais les membres du groupe décidèrent de n’en point tenir compte et continuèrent à s’opposer aux idées qu’ils jugeaient inacceptables dans les schémas conciliaires, avec les mêmes moyens qu’auparavant. Tout au plus évitèrent-ils d’utiliser — pour un temps — le nom qu’ils s’étaient donnés au cours de la troisième session[62].

La tactique se transforma donc au fil des sessions et le groupe s’adapta à l’évolution des travaux dans l’aula. Ainsi, à partir de la troisième session, lorsque les Pères conciliaires furent appelés à voter sur de nombreux schémas, le CIP prépara et distribua de très nombreux modi. Pendant les intersessions, le moyen privilégié par le Coetus était la production d’études sur les schémas et des interventions auprès du pape. Ces deux moyens n’étaient pas dédaignés lors des sessions, mais s’y ajoutaient les interventions dans l’aula, parfois coordonnées, la distribution de modi, les conférences du mardi soir, et le secrétariat situé tout près de la Place Saint-Pierre pour diffuser sa pensée auprès des Pères conciliaires. À tout cela, il faut ajouter les pétitions, dont trois furent majeures : celle qui demandait la consécration du monde au Coeur Immaculé de Marie, et les deux qui réclamaient la condamnation explicite du communisme. Ces différentes stratégies montrent que les dirigeants du CIP avaient bien compris le souci conciliaire de rechercher le consensus. Ainsi, ce que le groupe, en minorité, a surtout cherché à faire, c’est d’empêcher l’unanimité morale. L’abbé Berto ne voulait pas signifier autre chose lorsqu’il parlait de « fédérer les romains ». Cependant, les archives ne permettent pas de voir la moindre stratégie d’alliance ni la moindre association du Coetus avec un autre groupe. Le CIP, selon le témoignage de l’abbé Berto, n’avait d’ailleurs aucune stratégie pour maintenir ses propres sympathisants :

[Le] « Coetus » n’a jamais été ce qu’en français on appelle un groupe ; point d’inscription, point de stabilité, point de statuts, ni, et bien moins encore, d’engagement ou obligation d’aucune espèce. Pas plus de « chef » pour commander qu’il n’y avait de « troupes » à commander. Toute liberté de venir ou de ne pas venir, de revenir ou de ne pas revenir, d’accepter ou de ne pas accepter les amendements proposés par les théologiens du « Coetus » ; point de compte à rendre des votes auxquels chacun s’était résolu en son âme et conscience. Sous leur Tête, les membres d’un Concile oecuménique sont pairs entre eux ; ainsi étaient pairs les membres du « Coetus », à ceci près que le « Coetus » n’avait pas besoin d’une « tête », puisqu’il n’a jamais été un « corps »[63].

III. L’impact du CIP sur les schémas du Concile

Les membres et sympathisants du CIP se prononcèrent sur chacun des seize textes conciliaires promulgués[64]. S’ils avaient des critiques à faire sur chacun d’eux, elles ne furent pas toutes de la même teneur. Certains schémas n’avaient pas une importance doctrinale majeure, et le Coetus ne fit à leur sujet que des jugements et des reproches de détails. Ce fut le cas pour les schémas sur les moyens de communications sociales (Inter Mirifica), sur l’apostolat des laïcs (Apostolicam Actuositatem), sur les Églises orientales catholiques (Orientalium Ecclesiarum), et sur l’éducation catholique (Gravissimum Educationis).

D’autres schémas avaient des conséquences doctrinales plus importantes, mais les membres du Coetus ne se prononcèrent tout de même pas beaucoup sur eux, peut-être par manque de temps, car il fallait choisir ses combats. Ce fut le cas des schémas sur le ministère et la vie des prêtres (Presbyterorum Ordinis), sur le renouvellement de la vie religieuse (Perfectae Caritatis), sur la formation des prêtres (Optatam Totius), et sur l’activité missionnaire de l’Église (Ad Gentes). Le fait qu’ils ne se mobilisèrent pas contre ces textes ne signifie pas qu’ils en étaient satisfaits — des témoignages montrent qu’ils auraient souhaité les voir rédigés dans un autre esprit et certains d’entre eux furent l’objet d’interventions assez virulentes —, mais qu’ils n’avaient pas de griefs doctrinaux d’une importance majeure contre eux.

Pour d’autres schémas, l’opposition des membres et sympathisants du CIP fut virulente. Parmi eux, il faut considérer, avec une importance variable, les schémas sur la liturgie (Sacrosanctum Concilium), sur l’oecuménisme (Unitatis Redintegratio), sur la charge pastorale des évêques (Christus Dominus), sur l’Église (Lumen Gentium), sur la Révélation (Dei Verbum), sur la liberté religieuse (Dignitatis Humanae), sur les religions non chrétiennes (Nostra Aetate), et sur les rapports de l’Église avec le monde (Gaudium et Spes). Pour tous ces schémas, dont trois dépendaient du Secrétariat pour l’Unité des chrétiens, l’opposition fut plus ou moins véhémente, mais les membres du CIP condamnèrent la plupart d’entre eux en bloc, parce qu’ils réprouvaient l’orientation théologique dans laquelle ils avaient été rédigés, et parce qu’ils estimaient que l’enseignement qui y était véhiculé s’opposait à la doctrine traditionnelle de l’Église.

Nous allons donc tâcher de mesurer l’impact du Coetus sur les schémas contre lesquels il combattit le plus, en spécifiant auparavant que nous n’allons pas entrer dans les détails — c’est impossible ici —, mais nous contenter de mettre en évidence les grands points contre lesquels les membres et sympathisants du CIP s’élevèrent, de façon à voir si le groupe a réussi ou non à faire modifier certains de ces textes, et dans quelle mesure.

Concernant le schéma sur la liturgie, qui ne fut débattu qu’à la première session, les futurs membres et sympathisants du CIP, qui craignaient que les modifications liturgiques n’altèrent l’unité de la foi, s’opposèrent tout particulièrement à l’introduction des langues vernaculaires — à la fois dans la liturgie et dans l’office divin —, à la concession de compétences liturgiques aux conférences épiscopales, à la communion sous les deux espèces, à la concélébration (sauf dom Prou), et aux changements touchant les sacrements, tout particulièrement l’extrême-onction. Rien de tout cela ne fut agréé par la Commission liturgique, et le schéma promulgué alla dans un autre sens que celui qu’aurait souhaité le Coetus : l’usage des langues vernaculaires fut étendu, les compétences des conférences épiscopales élargies, la communion sous les deux espèces et la concélébration acceptées, et l’extrême-onction transformée en sacrement des malades. Toutefois, même si les grandes revendications du groupe ne furent pas agréées, on ne pourrait qualifier d’inexistant l’impact des membres et sympathisants du CIP sur ce schéma, car le cardinal Larraona, soutien important du groupe à partir de la deuxième session et président de la commission liturgique, a ralenti considérablement l’adoption de ce schéma. La résistance, ici, s’est surtout faite dans le travail de la Commission, à laquelle appartenait également dom Prou.

Pour ce qui est du schéma sur l’oecuménisme, les membres du Coetus firent valoir que l’Église catholique romaine, sous l’autorité du Souverain Pontife, était l’unique voie ordinaire de salut et que, par conséquent, l’oecuménisme ne pouvait se concevoir autrement que comme le retour des chrétiens séparés dans son giron. Ils reprochaient donc principalement au schéma de favoriser un faux irénisme, d’atténuer les distinctions entre les Églises, de concéder de trop grands moyens de salut en dehors de l’Église catholique, de délayer la primauté pontificale en ne présentant pas le pape comme l’unique source d’unité, et enfin, de reconnaître que le Saint-Esprit pouvait agir aussi dans les communautés non catholiques en tant que telles. Les principes défendus par les membres du CIP dans ce débat étaient surtout l’unité et l’unicité de l’Église, fondée sur Pierre, la nécessité absolue de l’Église catholique pour le salut et l’obligation d’exposer la foi catholique clairement et intégralement, sans faux irénisme. Pour le Coetus, il était donc absolument inadmissible et inconcevable que l’Église puisse s’insérer et trouver sa place dans le mouvement oecuménique né au début du xxe siècle. Cependant, le schéma ne fut pas modifié dans le sens demandé par le groupe, et les modi qu’il déposa à son endroit ne furent pas bien accueillis par la Commission. Nous pouvons donc affirmer que le CIP n’a pas réussi à changer la perspective théologique et l’esprit dans lequel le schéma avait été composé. Néanmoins, nous ne pouvons pas affirmer que le groupe n’eut aucun impact sur le schéma. Sans l’adversité pugnace du Coetus, Paul VI aurait-il soumis des amendements de dernière minute dans le but de favoriser la plus grande unanimité possible ? Peut-être pas.

Le scénario est à peu près le même concernant le schéma sur la charge pastorale des évêques. Les membres du CIP estimaient que le contenu doctrinal de certaines parties était contraire à la doctrine de l’Église. Ils défendirent la primauté absolue du pape et sa totale liberté dans l’exercice de son pouvoir, l’unité du gouvernement diocésain, et surtout, ils s’élevèrent contre la notion de collégialité, et cela pour deux raisons : non seulement ils croyaient fermement qu’elle était non fondée théologiquement, juridiquement et historiquement, mais aussi qu’elle risquait d’atténuer les pouvoirs pontificaux et épiscopaux. Si le sens général du schéma ne fut pas changé, l’énergie déployée par le Coetus eut certainement un impact indirect sur le texte. Par exemple, devant la division au sujet de la constitution d’un synode d’évêques autour du pape pour le gouvernement de l’Église universelle, Paul VI retira la question du Concile et agit motu proprio (lors du 1er jour de la quatrième session), constituant ce synode — consultatif — sans attendre le jugement définitif des Pères. S’il l’a fait, c’était certainement parce que cela correspondait à sa pensée, mais probablement aussi pour ménager l’opposition, notamment celle du CIP.

Le schéma sur l’Église — non le premier, mais celui issu de la « seconde préparation » — fut l’un de ceux qui mobilisèrent le plus le Coetus Internationalis Patrum. Ses membres estimaient que le schéma était mauvais, que son esprit était exécrable, qu’il était équivoque et qu’il prônait une doctrine nouvelle. Ils s’élevèrent contre certaines expressions qu’ils jugeaient ambiguës, ils défendirent le caractère hiérarchique et monarchique de l’Église, mais le point contre lequel ils concentrèrent leurs forces fut la notion de collégialité épiscopale. Ils firent valoir que le pape était le seul chef de l’Église, et que la plénitude du pouvoir résidait dans sa seule personne. Lors de la deuxième session, ils subirent une défaite majeure avec le vote du 30 octobre, au cours duquel l’assemblée accepta le principe de la collégialité. Mais ils ne désarmèrent pas pour autant et redoublèrent d’ardeur dans la bataille au cours de la deuxième intersession et de la troisième session. Ils furent tenus en échec jusqu’au dernier moment, puisque les modi qu’ils avaient distribués sur le schéma furent écartés par la Commission. Cependant, un événement fortuit changea le cours des choses lorsque Paul VI demanda, à la dernière minute, que l’on inséra une Nota explicativa praevia pour expliciter le sens dans lequel il fallait interpréter le schéma. Le CIP n’était peut-être pas directement à l’origine de ce texte, mais il n’y était pas pour rien non plus, car le fait qu’il n’ait jamais désarmé et qu’il eut protesté vigoureusement contre le rejet de ses modi a probablement incité le pape à désirer et à suggérer cette note. Pour la majorité, ce fut une défaite. Pour le CIP, ce fut une victoire in extremis, mais un demi-succès tout de même : la nota rendait le texte tout juste acceptable, comme l’écrivit l’abbé Berto à ses religieuses : « Fait par nous, le texte aurait eu une autre lettre et surtout un autre esprit ; tel qu’il est, et avec les explications que le Saint-Père a fait donner hier, il est acceptable[65] ». Deux ans plus tard, en 1966, il écrivait à un confrère :

Tel qu’il est en lui-même, indépendamment de la « Nota explicativa praevia », le texte [de la Constitution sur l’Église] est acceptable et pouvait être voté, quoique à contre-coeur, par les Pères les plus attachés à la romanité ! […] Le Pape parlant ex cathedra, ou le Concile, ne peuvent pas définir dogmatiquement une hérésie, c’est tout. L’Esprit Saint ne s’est nullement engagé à faire que tous les conciles soient de « grands » conciles. Les théologiens du xxie siècle verront mieux que nous que Vatican II n’aura pas été un « grand » concile.

Quant à la Nota explicativa praevia, il ne faut pas se lasser de répéter que […] son objet n’est pas d’ôter de la Constitution ce qui s’y trouve, mais d’empêcher qu’on y mette ce qui ne s’y trouve pas[66].

À propos du De Ecclesia, il faut également considérer la question de la résorption du schéma sur la sainte Vierge en son sein. Le Coetus avait lutté avec acharnement contre cela, mais une très faible majorité de Pères en avait décidé autrement le 29 octobre 1963. Cette défaite fut cependant atténuée au cours de la dernière semaine de la troisième session, lorsque Paul VI, dans un acte liturgique, vénéra la Vierge Marie comme Mère de l’Église.

Le schéma sur la Révélation fut également l’un de ceux contre lesquels le CIP se battit avec acharnement. Les points sur lesquels ses membres et sympathisants insistèrent le plus, furent la question des rapports Tradition, Écriture et Magistère, l’inspiration des Écritures, et l’historicité des évangiles. Le texte ne fut cependant jamais modifié dans le sens demandé par le Coetus, malgré les interventions orales et les animadversiones scriptae de ses membres, malgré des observations critiques envoyées par le groupe durant la troisième intersession, et malgré les modi déposés à son endroit par le CIP, dont très peu furent acceptés.

Le Coetus déploya beaucoup d’énergie pour lutter contre le schéma sur les rapports de l’Église avec le monde. Les membres du groupe, qui avaient une vision tout à fait similaire du monde contemporain — considéré comme une menace contre laquelle l’Église devait protéger les fidèles —, estimaient que le schéma était rempli d’erreurs, qu’il était ambigu et contradictoire, qu’il sentait le libéralisme, le modernisme et d’autres « ismes », en un mot, qu’il était en opposition avec la doctrine traditionnelle de l’Église. Ils s’opposèrent jusqu’au bout au schéma : pour les votes sur la première partie, ils distribuèrent des modi, mais pour la deuxième, ils incitèrent les Pères conciliaires à voter non placet à tous les scrutins. N’ayant pas réussi à faire modifier substantiellement le texte, après avoir reçu le texte révisé et l’expensio modorum, le CIP adressa aux Pères conciliaires une lettre circulaire les appelant à voter non placet. Il ne réussit cependant pas à empêcher l’unanimité morale. Néanmoins, comme pour les autres schémas, il est parvenu à faire ajouter certaines incises, à faire modifier certaines propositions, et à adoucir certaines opinions.

Le CIP aurait également aimé que le Concile condamnât explicitement le communisme, et selon ses membres, le schéma XIII était celui dans lequel cette condamnation devait être portée. Deux pétitions et bien des démarches n’aboutirent cependant qu’à l’insertion d’une note de bas de page nommant les documents pontificaux dans lesquels cette idéologie était réprouvée. Il s’agissait là encore d’un échec important pour le CIP, qui avait réclamé sa condamnation explicite et formelle.

Les membres et sympathisants du Coetus furent peu nombreux à se prononcer oralement ou par écrit sur le schéma abordant la question des religions non chrétiennes et des juifs. Leur retrait ne signifie cependant pas qu’ils en approuvaient le contenu. Lors de la dernière session, le CIP fit distribuer une circulaire contre ce texte ; il appelait à voter non placet à presque tous les votes partiels et au vote d’ensemble. Ce document montre que le groupe désavouait totalement le travail du Secrétariat pour l’Unité des chrétiens. Pour le CIP, le schéma atténuait tellement les énormes différences qui séparaient l’Église des autres religions qu’il était dangereux et risquait de retarder la conversion des païens. Mais cette ultime opposition n’eut aucun résultat. Le CIP ne réussit pas à empêcher l’unanimité morale et le texte fut promulgué avec les principes qu’il pourfendait.

Le résultat fut similaire pour le schéma sur la liberté religieuse, à la différence que les membres et sympathisants du Coetus étaient beaucoup intervenus de façon individuelle, en plus des nombreuses actions du CIP comme groupe, notamment lors de la troisième intersession et de la quatrième session. Le Coetus protesta avec vigueur contre toutes les versions de ce schéma, de la première à la sixième. Avec celle contre la collégialité des évêques, la lutte contre la liberté religieuse fut la plus importante du CIP, celle dans laquelle ses membres mirent toutes leurs forces et toute leur énergie, car, sans entrer dans les détails de leurs griefs, ils jugeaient ce schéma inacceptable, radicalement contraire à la doctrine traditionnelle de l’Église et au magistère des papes, réalisé selon les désirs et la pensée des hommes modernes, et non selon la pensée permanente de l’Église. Les membres du groupe défendaient donc le principe classique de la thèse (liberté de l’Église catholique dans les pays non catholiques) et de l’antithèse (tolérance, si les circonstances et le bien commun l’exigent, des non-chrétiens dans les pays catholiques). Cependant, malgré son opposition acharnée et toute l’énergie qu’il déploya contre le schéma jusqu’au dernier moment, que ce soit à travers les interventions orales et écrites de ses membres, les lettres et requêtes à Paul VI, aux Modérateurs, au Secrétariat général, et ses lettres circulaires appelant les Pères conciliaires à voter non placet, le Coetus Internationalis Patrum ne réussit pas à empêcher l’unanimité morale, ni à faire changer l’esprit dans lequel il avait été écrit. Néanmoins, le groupe eut tout de même une influence sur ce document, qui fut réécrit cinq fois, en raison notamment de son opposition systématique. Le Coetus, par sa contestation continuelle et incessante, a empêché que ce texte soit voté à la fin de la troisième session. Pendant l’intersession, le Secrétariat pour l’Unité des chrétiens a dû rédiger un nouveau texte qui suivait largement les indications fournies par Mgr Colombo (théologien personnel du pape) dans son allocution du 25 octobre 1964. Il s’agissait probablement d’une intervention télécommandée, qui prenait en compte les desiderata de la minorité jugés recevables. Ainsi, si le Coetus n’a pas réussi à faire rejeter le texte comme il l’aurait espéré, ou à faire changer la perspective dans laquelle il avait été écrit, il eut tout de même une influence sur la déclaration Dignitatis humanae, qui aurait été d’une autre teneur sans l’antagonisme du CIP.

Conclusion

Finalement, nous pouvons considérer que, d’une façon générale et malgré son organisation, son action multiforme et sa stratégie, le Coetus Internationalis Patrum n’a pas réussi à changer l’esprit ni la perspective théologique dans lesquels les textes qu’il pourfendait avaient été écrits. Cependant, son opposition a conduit à l’adoucissement de plusieurs affirmations, et, dans le détail, il a réussi à faire remanier certaines phrases, à changer certaines propositions ou à atténuer certaines expressions. Certains des textes du Concile sont des documents de compromis qui n’auraient pas été ce qu’ils sont si le Coetus n’avait, par son opposition incessante et tatillonne, réussi à faire modifier certains passages. Voici, à ce propos, un témoignage de Mgr Lefebvre en 1987 :

Il est certain qu’avec les 250 pères conciliaires du Coetus, nous avons essayé par tous les moyens mis à notre disposition d’empêcher les erreurs libérales de s’exprimer dans les textes du Concile ; ce qui fait que nous avons pu tout de même limiter les dégâts, changer telles affirmations inexactes ou tendancieuses, ajouter telle phrase pour rectifier une proposition tendancieuse, une expression ambiguë.

Mais je dois avouer que nous n’avons pas réussi à purifier le Concile de l’esprit libéral et moderniste qui imprégnait la plupart des schémas. Les rédacteurs, en effet, étaient précisément les experts et les Pères entachés de cet esprit. Or que voulez-vous, quand un document est, dans tout son ensemble, rédigé avec un esprit faux, il est pratiquement impossible de l’expurger de cet esprit ; il faudrait le recomposer complètement pour lui donner un esprit catholique.

Ce que nous avons pu faire, c’est, par les modi que nous avons présentés, faire ajouter des incises dans les schémas, et cela se voit très bien : il suffit de comparer le premier schéma de la liberté religieuse avec le cinquième qui fut rédigé — car ce document fut cinq fois rejeté et est revenu cinq fois sur le tapis — pour voir que l’on a réussi tout de même à atténuer le subjectivisme qui infectait les premières rédactions. De même pour Gaudium et spes, on voit très bien les paragraphes qui ont été ajoutés à notre demande, et qui sont là, je dirais, comme des pièces rapportées sur un vieil habit : cela ne colle pas ensemble ; il n’y a plus la logique de la rédaction primitive ; les adjonctions faites pour atténuer ou contrebalancer les affirmations libérales restent là comme des corps étrangers[67].

Cette déclaration de Mgr Lefebvre corrobore nos conclusions. Si le Coetus n’a pas réussi à faire changer l’orientation dans laquelle les schémas issus de la « seconde préparation » avaient été rédigés, il eut une importance et un impact non négligeable sur eux : il est parvenu à atténuer certaines affirmations et à faire apporter quelques incises, c’est-à-dire de légères accentuations qui allaient dans son sens. Mais l’influence du CIP va plus loin : il a fait retarder l’adoption de certains textes ; il a modéré l’élan des réformateurs, qui devaient toujours proposer un texte admissible par le plus grand nombre, et non pas le texte qu’ils auraient voulu écrire (il y a donc eu une autocensure) ; il a fait introduire dans les textes des propositions (et pas simplement des mots) qui allaient ouvrir à une interprétation minimaliste de l’enseignement du Concile. Ainsi, en partie à cause du Coetus, bien des textes de Vatican II sont des documents de compromis qu’il est possible encore aujourd’hui d’interpréter de plusieurs façons. L’impact du CIP fut donc bien réel. Si les textes ne sont pas de la teneur qu’ils auraient été s’ils avaient été rédigés par le Coetus Internationalis Patrum — loin de là —, ils sont néanmoins marqués par son opposition.

Nous pouvons donc en conclure que l’action du CIP fut importante et qu’il est impossible d’avoir une vision globale et complète de Vatican II sans en tenir compte. Mais il ne faudrait pas limiter l’influence et l’impact du Coetus au seul Concile. Il nous semble qu’une meilleure connaissance de ce groupe permet de considérer sous un angle nouveau les débats théologico-herméneutiques actuels sur la rupture ou non de Vatican II. Pour les membres du Coetus, le Concile fut vécu comme une rupture dans l’histoire de l’Église, rupture que certains d’entre eux n’ont pas acceptée. Pour eux, certains schémas qui leur étaient présentés étaient en opposition avec la doctrine traditionnelle de l’Église, et c’est en raison de cette rupture qu’ils les combattirent. De plus, si certains des anciens membres du Coetus critiquèrent le Concile après sa clôture, ou s’ils eurent du mal à le « recevoir », c’était parce qu’ils estimaient que le contenu de certains textes promulgués, en particulier Lumen Gentium, Gaudium et Spes, Dignitatis Humanae et Dei Verbum, était inconciliable avec ce que l’Église avait enseigné auparavant.

De même, une meilleure connaissance du CIP peut apporter une nouvelle clef de compréhension aux débats religieux de l’actualité, et plus particulièrement aux discussions ou tentatives de rapprochement entre Rome et la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X (FSSPX) car, ultimement, la fracture trouve son origine au concile Vatican II. Les interventions conciliaires de Mgr Lefebvre et son implication au sein du CIP permettent de mettre en évidence la perspective théologique dans laquelle il se situait, sa conception de l’autorité et de la tradition, ainsi que son regard sur le monde moderne. Son rejet de l’Église postconciliaire, qui se trouvait en germe à Vatican II, était doctrinal avant d’être liturgique. Par conséquent, il est difficile d’imaginer une communion entre le Saint-Siège et la FSSPX sans que l’un ou l’autre ne revienne sur ses positions : soit Rome reviendrait aux positions antérieures au Concile, soit les successeurs de Mgr Lefebvre accepteraient finalement le Concile. Le problème se situe, fondamentalement, au niveau doctrinal, ce qu’une étude sur le CIP permet de bien mettre en évidence.