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Introduction

Les règles budgétaires sont-elles un instrument essentiel à la réussite des politiques d’assainissement des finances publiques? Cette question, qui nous renvoie au débat classique en macroéconomie entre règles et discrétion, occupe une place centrale dans les débats de politiques publiques sur la résorption éventuelle des déficits hérités de la Grande Récession. Ces débats sont particulièrement actifs en Europe, où la Commission européenne a récemment fait une série de propositions en la matière. En Allemagne, une réforme constitutionnelle inclut depuis juin 2009 une règle budgétaire alors que la France envisage une mesure similaire. Des débats font également rage aux États-Unis, notamment en ce qui a trait au plafond d’endettement du gouvernement fédéral voire à l’adoption d’une règle antidéficit. Plus récemment, le Fonds monétaire international a lancé un programme de recherche visant à surveiller les répercussions du déficit public et de la dette publique sur les finances publiques des gouvernements locaux[1].

En matière de règles budgétaires, l’expérience canadienne est contrastée. Au niveau fédéral le Canada a réussi un retournement de situation budgétaire spectaculaire dans la deuxième moitié de la décennie 1990 sans recourir à des règles budgétaires explicites. La plupart des provinces ont adopté de telles règles avec un succès inégal. Si l’expérience canadienne ne peut s’analyser sans une prise en compte explicite du contexte fédéral propre au Canada, il demeure que la réussite de l’approche du gouvernement fédéral dans les années 1990 et 2000, qui a depuis fait école, représente un important contre-exemple de la nécessité des règles budgétaires pour un épisode d’assainissement budgétaire réussi.

Dans les années 1990, les provinces canadiennes ont, en adoptant une série de règles budgétaires de nature différente, rejoint les États américains qui se sont pour la plupart soumis à de telles règles depuis l’adoption de leurs constitutions respectives. L’adoption tardive d’institutions budgétaires présentait peut-être, en matière de gestion des finances publiques, la différence la plus importante entre les États et les provinces avant 1990. L’adoption des règles provinciales (et même d’une règle fédérale qui fut en vigueur brièvement avant l’arrivée au ministère des Finances de Paul Martin[2]) s’est produite alors que se généralisait le recours aux règles budgétaires. C’est notamment l’époque où l’Union européenne préparait l’adoption du Pacte de stabilité et de croissance et où le gouvernement fédéral américain expérimentait avec différentes versions de sa loi antidéficit.

La crise financière de 2008 et la récession mondiale qui a suivi ont toutefois mis à rude épreuve les cadres législatifs provinciaux. Par exemple, au Québec, les dispositions centrales de la Loi sur l’équilibre budgétaire ont dû être suspendues pour deux ans avant d’être amendées. En outre, lorsqu’il est devenu évident que les cibles de ratio dette/PIB prévues dans la Loi sur la réduction de la dette ne seraient pas atteintes, celle-ci a également dû être amendée. La suspension des règles budgétaires lors de la dernière récession a soulevé relativement peu d’opposition compte tenu de l’ampleur de la récession mondiale. Or, cet épisode récent, une première dans l’expérience en matière de règles budgétaires au Québec, soulève une série de questions légitimes. Les versions amendées des lois sur l’équilibre budgétaire pourraient-elles rester en vigueur advenant une répétition de la crise de 2008-2009? Quel aura été le coût, en termes de crédibilité des règles, de la facilité avec laquelle elles ont pu être suspendues et modifiées par les gouvernements? Plus généralement, les règles provinciales sont-elles susceptibles d’avoir, par rapport aux autres options disponibles (dont l’absence de règle), l’impact positif souhaité sur le caractère « soutenable » des finances publiques provinciales à long terme?

Cet article constitue une première étape vers des réponses à ces questions. Il effectue d’abord un tour d’horizon des fondements théoriques des règles budgétaires. À la lumière de l’expérience canadienne en matière de règles budgétaires, il dresse ensuite une nomenclature des règles budgétaires en vigueur au Canada constituant en quelque sorte le menu des options de politiques publiques disponibles. Enfin, il brosse un état des lieux de la littérature empirique sur les conséquences des règles budgétaires.

Le présent article est complémentaire à quelques autres survols récents de la littérature, qui couvrent chacun une partie des thèmes que nous abordons ici, mais pas tous. Eslava (2011) s’intéresse tout particulièrement à l’économie politique des règles en insistant sur le point de vue du décideur public. Manasse (2007) propose quant à lui un cadre théorique unificateur sans pour autant aborder les causes de la mise en place de règles budgétaires. Dans le contexte canadien, le bureau du directeur parlementaire du budget (Tapp, 2010) se concentre sur l’adoption par les gouvernements canadiens (fédéral, provinciaux et territoriaux) de quatre types de règles budgétaires depuis 1990 : dépenses, revenus, solde budgétaire et dette publique. Nous adoptons une nomenclature plus fine des règles budgétaires (calquée sur la littérature récente sur les États américains) et proposons une discussion plus approfondie des littératures théoriques et empiriques pertinentes.

1. Fondements théoriques des règles budgétaires

1.1 Enjeux du débat

Fondamentalement, les règles budgétaires peuvent être comprises comme des techniques de préengagement en matière de politique économique, visant à remédier à l’incohérence temporelle dont souffrent les décideurs publics (Kydland et Prescott, 1977). En effet, le jeu de la vie démocratique et des alternances potentielles conduit les décideurs à favoriser les décisions dont le rendement à court terme est élevé, même (voire surtout) si les conséquences de telles décisions peuvent avoir des coûts élevés à long terme. En outre, les décideurs peuvent avoir des biais partisans, en plus d’être soumis à des incitations favorisant l’opportunisme politique de court terme, et peuvent donc prendre des décisions favorisant leurs soutiens politiques, ce qui renforce le biais dépensier (Eslava, 2011).

Comme les décideurs prennent des décisions pour l’ensemble de la population qu’ils représentent sans en subir directement les coûts, les règles budgétaires apparaissent comme un moyen de contraindre leur pouvoir discrétionnaire[3]. Les parlements et gouvernements adoptant des règles budgétaires ne font donc que répliquer la solution d’Ulysse pour éviter de succomber aux sirènes (Elster, 1979).

Ce problème d’incohérence temporelle, et donc le débat entre règles et discrétion, peut être localisé dans l’ensemble des politiques économiques (et pas seulement en politique monétaire, où il a été abondamment étudié[4]). On le retrouve donc en matière de politique budgétaire.

Pour autant, en matière budgétaire, le consensus est loin de régner autant qu’en politique monétaire quant aux solutions à adopter pour régler ou, au minimum, réduire la portée du problème. En effet, si le terme de « règle de politique économique » évoque, pour l’économiste, une politique optimale, donc solution d’un problème d’optimisation particulier, mené dans un cadre formel bien défini, une telle acception n’est pas établie dans la sphère politique, et particulièrement lorsqu’il s’agit des décisions en matière budgétaire (Debrun et al., 2009).

On peut comprendre cette différence en prenant en compte les incitations auxquelles sont soumis les décideurs publics. D’une part, les règles optimales telles qu’elles peuvent être définies par les économistes ne prévoient pas de « clause échappatoire », en cas d’occurrence d’un évènement ne pouvant être anticipé. Face à un tel évènement, l’opinion publique ne peut que s’attendre à une réponse politique, et le décideur ne pourrait de façon réaliste s’en tenir à la règle. D’autre part, les règles optimales sont souvent issues de modèles à agent représentatif faisant abstraction des conséquences redistributives des politiques, ou ne pouvant représenter les enjeux redistributifs que de façon stylisée. Il est par conséquent inévitable qu’un décideur public, ne serait-ce que parce qu’il est élu sur une base partisane, conserve un degré de discrétion dans la manipulation des instruments de politique économique.

Dès lors que la discrétion ne peut être complètement éliminée, certains auteurs (par exemple, Debrun et al., 2009) considèrent, par analogie avec les évolutions ayant eu lieu dans le champ monétaire (retracées par Crowe et Meade, 2007, par exemple), que le réel problème ne vient pas de la discrétion elle-même, mais des incitations des décideurs, et qu’il faut donc leur fournir un cadre institutionnel encadrant le jeu de ces incitations. Adopter un tel cadre contraignant est cependant d’autant plus difficile pour la politique budgétaire que sa détermination interagit avec le cycle électoral. Il importe donc d’intégrer dans l’analyse la possibilité d’alternances politiques, avec les conséquences qu’elles entraînent.

1.2 Les cycles politiques et le besoin de mécanismes contraignants

Sur ce point, la littérature en économie politique propose deux modèles concurrents basés sur l’existence de cycles politico-économiques (Drazen, 2000; Franzese, 2002; Mueller, 2003) : le cycle opportuniste et le cycle partisan. Au sein de chaque cycle existe un postulat concernant, d’une part, le comportement des électeurs et, d’autre part, celui des élus.

Dans le cycle opportuniste, la théorie des choix publics fait l’hypothèse que le comportement des élus est une réponse au comportement des électeurs. Or, le résultat des votes dépend essentiellement de la situation économique d’un pays au moment des élections. Il s’agit donc d’un vote rétrospectif. Plus précisément, les électeurs ont tendance à sanctionner le candidat sortant lorsque les performances de l’économie sont jugées défavorables. En revanche, le candidat sortant sera reconduit si la conjoncture économique est jugée satisfaisante par les votants. Comme le comportement des élus dépend de la réaction des électeurs à la situation économique, ils vont donc tenter de manipuler les instruments de la politique économique de façon à accroître la probabilité de leur victoire aux prochaines élections.

Les premiers travaux, de nature macroéconomique, sur le cycle opportuniste ont été initiés par Nordhaus (1975). Des prolongements ont été apportés, notamment par Rogoff et Silbert (1988) et Rogoff (1990), introduisant des anticipations rationnelles des électeurs dans le modèle. En outre, il y a asymétrie d’information dans la mesure où les électeurs ne connaissent pas parfaitement le type (« bon » ou « mauvais » décideur) de l’élu candidat à la réélection. Dans ce cadre, les électeurs formulent donc des anticipations rationnelles sur les compétences du candidat sortant en se fondant sur certains éléments de la politique budgétaire qui a été menée, et notamment sur le couple dépenses publiques/fiscalité. Les incitations du gouvernement sortant consistent donc à envoyer des signaux opportunistes aux électeurs, par exemple en augmentant les dépenses publiques ou en diminuant la pression fiscale à la veille des élections.

D’un point de vue empirique, l’existence d’un comportement opportuniste des élus se traduit par une modification des instruments de la politique économique avant les élections. L’emploi, l’inflation, le pouvoir d’achat ou encore le revenu disponible sont des grandeurs économiques susceptibles d’être manipulées par les élus à l’approche des échéances électorales, par le biais les recettes ou les dépenses publiques. La discrétion des décideurs induit donc une volatilité supplémentaire des variables économiques, volatilité qui est potentiellement coûteuse, ne serait-ce que parce qu’elle peut distordre le calcul économique des agents.

Contrairement au comportement opportuniste de l’élu, le comportement partisan suppose que les gouvernements cherchent à être élus dans le but d’appliquer un programme politique fortement influencé par leurs préférences idéologiques. Les décisions politiques mises en oeuvre après les élections sont donc différentes selon l’origine partisane de l’élu.

Ainsi, dans le modèle fondateur développé par Hibbs (1977), les gouvernements de droite, une fois élus, sont supposés mettre en oeuvre en priorité une politique plus conservatrice que les gouvernements de gauche. Les développements théoriques qui ont suivi ont également introduit les anticipations rationnelles dans le modèle de départ, les électeurs anticipant sur la conjoncture économique (Alesina, 1987, 1988; Hibbs, 2006). Les différences avec les modèles précédents se situent notamment au niveau des effets réels des politiques menées, qui apparaissent plus forts au début du mandat du gouvernement élu (ou réélu). Ici encore, les changements de politiques induisent une volatilité coûteuse.

Les conséquences de ces deux types de modèles, opportuniste et partisan, sont donc que la discrétion des décideurs, dans une démocratie, crée un surcroît de volatilité dans l’économie. En outre, cette discrétion, en modifiant la trajectoire des finances publiques, peut rendre la situation budgétaire insoutenable. En effet, rien n’indique qu’un décideur ait en tête cette contrainte de soutenabilité à long terme lorsqu’il prend ses décisions de court terme[5].

Il est évidemment possible de prétendre que la rationalité des électeurs devrait les conduire à sanctionner un gouvernement prenant des mesures insoutenables à terme, et que cette contrainte électorale discipline les décideurs, mais les circonstances de chocs ou d’alternance sont notamment celles dans lesquelles les incertitudes peuvent perturber les anticipations des électeurs, auquel cas l’effet disciplinant est amoindri[6].

1.3 Taxation optimale et règles budgétaires

L’usage de la discrétion dans la mise en oeuvre de la politique budgétaire rend en apparence la probabilité que cette politique soit en permanence optimale très faible, pour ne pas dire nulle. Cette apparence est renforcée par les leçons d’un autre pan de la théorie économique.

La littérature pertinente est celle relative à la taxation optimale, c’est-à-dire visant notamment à réduire au maximum les distorsions qu’elle induit (voir Salanié, 2002, ou Mankiw et al., 2009). Ce questionnement est évidemment rendu plus complexe lorsque des chocs sont pris en compte dans l’analyse, car ceux-ci peuvent a priori fonder des politiques budgétaires réactives, notamment en période de crise. Les conséquences de tels chocs peuvent être étudiées par rapport à la possibilité de lisser leurs impacts, soit dans le temps, soit selon l’état de la nature dans lequel l’économie se situe (selon la nomenclature établie par Alesina et Tabellini, 1992).

Pour ce qui est du lissage dans le temps, Barro (1979) et Kydland et Prescott (1980) seraient les premiers à avoir étudié la question, par le biais d’un modèle canonique à la Ramsey, dans lequel ils montrent que les taux de taxation optimaux sont globalement constants dans le temps. Dès lors, tout choc temporaire sur l’économie va s’accompagner d’une émission de dette nouvelle[7]. Une telle prescription est conforme à l’expérience historique (en cas de guerre par exemple, il y a en général consensus pour accepter de nouvelles émissions de dette publique), et l’on peut penser que la dernière crise correspond à une telle situation. Dans ce cas, la discrétion des décideurs permettrait de maintenir à leur niveau optimal les taux de taxation, à condition de prendre des mesures n’aggravant pas de façon permanente la dérive des comptes publics.

Par rapport aux états de la nature, l’article fondamental est ici celui de Lucas et Stokey (1983), dans lequel la dette est contingente aux chocs frappant les dépenses publiques (et non plus l’économie elle-même donc). Des chocs permanents peuvent alors, dans un tel cadre, être compensés par des restructurations de la dette, sans qu’il y ait pour autant besoin de modifier les taux de taxation. Les élaborations successives apportées à ce modèle (incorporation du capital et des impôts sur le capital, de l’inflation, etc.) ont montré que la politique optimale devient indéterminée, car l’ensemble des instruments disponibles pour s’ajuster augmente sans qu’il devienne possible de définir une hiérarchie stricte, en matière de bien-être des agents économiques, de l’impact des modifications de taux. La discrétion des décideurs politiques est ici bien plus préjudiciable, car rien n’indique qu’ils parviendront à utiliser les instruments induisant les plus faibles distorsions, et que la variabilité induite ne sera pas excessive, par rapport au taux optimal.

D’autres types de modèles, intégrant à la fois considérations redistributives et jeu politique, parviennent à des conclusions cohérentes. Ainsi, Battaglini et Coate (2008) montrent que les règles budgétaires sont d’autant plus souhaitables que la base fiscale est large par rapport à la dépense. Ce résultat, qui peut sembler contre-intuitif, ne fait que refléter, une fois encore, les incitations des décideurs, qui seront d’autant plus tentés d’abuser de la dépense que les taux d’imposition pourront être aisément augmentés. La discrétion est donc coûteuse, et des règles peuvent être d’autant plus justifiées que l’accumulation de dette est coûteuse à terme, non seulement en termes de charges d’intérêt, mais également en termes de croissance (Reinhart et Rogoff, 2010).

En résumé, cette première section a rappelé que l’utilisation des instruments budgétaires à des fins politiques peut être déstabilisatrice et donc potentiellement coûteuse, et qu’elle peut rendre non soutenables les finances publiques. La littérature passée en revue reste toutefois assez vague quant à la forme concrète que peuvent prendre les contraintes à imposer pour éviter de telles situations. La section suivante étudie précisément cette question dans un contexte canadien.

2. Les règles budgétaires au Canada : panorama et nomenclatures

Selon Kopits and Symansky (1998) une règle budgétaire se définit comme une contrainte permanente sur la politique budgétaire à travers une cible numérique simple portant sur des agrégats budgétaires. La dimension temporelle et numérique est fondamentale car l’objectif de telles règles repose en large partie sur une exigence de finances publiques soutenables.

Au Canada, sept provinces et deux territoires sont soumis à une forme ou une autre de règle budgétaire inscrite dans la législation. En revanche, les finances publiques fédérales[8] ainsi que celles de trois provinces de l’Atlantique (la Nouvelle-Écosse, Terre-Neuve-et-Labrador et l’Île-du-Prince-Édouard) et d’un territoire (le Nunavut) ne sont pas régies par des règles. Avant de proposer deux nomenclatures distinctes de ces règles, dont l’une représente une contribution originale dans le contexte canadien, nous passons en revue l’expérience de chaque province et territoire en matière de règles budgétaires.

2.1 Les règles budgétaires au Canada

Nous effectuons un panorama historique mettant en parallèle l’évolution des finances publiques et les règles adoptées depuis le début des années 1990, le cas échéant, par les provinces et les territoires[9]. En outre, les graphiques de l’annexe 2 présentent un résumé, pour chaque province ou territoire, de l’évolution du solde budgétaire au regard des épisodes de mise en oeuvre de règles. Nous avons illustré la position d’un déficit nul avec le solde réel en millions de dollars (données des comptes publics issus des Tableaux de référence financiers de Finance Canada).

C’est dans l’ouest du pays que les premières règles budgétaires provinciales ont été adoptées. La Colombie-Britannique (CB) est la première province à s’être dotée d’une loi sur l’équilibre budgétaire, la Taxpayer Protection Act en 1991. Entrée en vigueur en période de récession, cette loi, bien qu’abrogée dès l’année suivante, a été suivie d’une longue période d’amélioration des finances publiques de la province. Alors que la province affichait un surplus budgétaire, elle a adopté une nouvelle loi sur l’équilibre budgétaire en 2000 (qui a fait l’objet de modifications l’année suivante). Toujours en vigueur en 2012, la Balanced Budget and Ministerial Accountability Act prévoit que le gouvernement doit déposer chaque année un budget équilibré.

L’Alberta (AB) a emboîté le pas de sa voisine occidentale dès 1992 avec l’adoption de la Spending Control Act, remplacée l’année suivante par la Deficit Elimination Act qui forçait le gouvernement à équilibrer son budget à compter de 1996-1997. L’adoption de ces deux lois a précédé une longue période d’amélioration des finances publiques de la province, qui présentera des surplus budgétaires annuels pendant plus d’une décennie. En 1995, deux autres lois s’ajouteront à l’arsenal de la province productrice de pétrole afin d’interdire tout déficit aux comptes publics, de planifier le remboursement de la dette de la province et de soumettre à un référendum l’éventuelle implantation d’une taxe de vente provinciale. La loi actuelle, la Fiscal Responsibility Act, est entrée en vigueur en 2000 et a subi quelques modifications en 2009. Elle reprend une interdiction des déficits particulièrement restrictive en plus de prévoir une réserve pour éventualités et un fonds de prévoyance, l’Alberta Sustainability Fund. Les finances publiques de la province ont néanmoins connu un retour à des déficits modérés suite à la crise financière de 2008.

L’expérience de la Saskatchewan (SK) a différé de celle de ses deux voisines de l’ouest en ce sens que la province a attendu d’être de retour à l’équilibre budgétaire après la récession du début des années 1990 pour adopter sa première loi sur l’équilibre budgétaire, entrée en vigueur en 1995. L’équilibre a été maintenu depuis, la province accumulant même d’importants surplus à la fin des années 2000. Depuis 2008, la Saskatchewan est régie par la Growth and Financial Security Act qui, en plus de prévoir des budgets équilibrés, régit un fonds de prévoyance (Growth and Financial Security Fund) et un fonds destiné au remboursement de la dette (Debt Retirement Fund).

Le Manitoba (MN) a aussi attendu le retour à l’équilibre budgétaire, en 1995 comme en Saskatchewan, pour se doter d’une loi sur l’équilibre budgétaire. À l’exception de 2003 et de la période suivant la crise financière de 2008, le Manitoba a enregistré une longue série de surplus budgétaires depuis 1995, tout particulièrement dans la deuxième moitié des années 2000. La crise financière a amené le Manitoba, comme d’autres provinces, à atténuer la portée de sa loi sur l’équilibre budgétaire, qui prévoit maintenant un budget équilibré en moyenne sur une période de quatre ans. La législation manitobaine reprend également certains éléments que l’on retrouve dans les autres provinces de l’Ouest, comme la tenue d’un référendum en cas d’augmentation d’impôts ou de taxes et un Compte de remboursement de la dette[10].

Dans les provinces centrales, le retour à l’équilibre budgétaire après la récession du début de la décennie 1990 a été plus tardif que dans l’Ouest. Il a également fallu attendre la deuxième moitié de cette décennie pour voir apparaître dans ces provinces des lois sur l’équilibre budgétaire. En Ontario (ON), la Loi de 1999 sur l’équilibre budgétaire précède tout juste le retour à l’équilibre budgétaire. Elle sera toutefois abrogée en 2004 alors que la province retombe en déficit. L’adoption de la Loi de 2004 sur la transparence et la responsabilité financières, relativement peu contraignante, coïncide avec une amélioration de la position financière de la province que la récession qui a suivi la crise financière de 2008 viendra freiner brusquement alors que le secteur automobile ontarien est durement frappé.

L’expérience du Québec (QC) est relativement semblable à celle de l’Ontario, bien que le Québec adopte sa Loi sur l’élimination du déficit et l’équilibre budgétaire trois ans avant sa voisine. Le Québec atteindra finalement l’équilibre budgétaire un an plus tôt que prévu par sa loi. Mise à jour, la loi québécoise devient en 2001 la Loi sur l’équilibre budgétaire. En plus de prévoir un fonds de prévoyance, la Réserve de stabilisation, la loi québécoise stipule que des « dépassements » sont possibles dans la mesure où ils sont compensés au cours des années suivantes. Malgré cette flexibilité, les contrecoups de la crise financière forceront, en 2009, le gouvernement québécois à suspendre l’obligation de déficit zéro jusqu’au retour à l’équilibre budgétaire prévu en 2013-2014. Une seconde loi, la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations, régit depuis 2007 un fonds dédié à la réduction de la dette et prévoit des cibles pour le ratio dette-PIB (également modifiées dans la foulée de la dernière récession).

Dans les provinces de l’Atlantique, seul le Nouveau-Brunswick (NB) a présentement une loi sur l’équilibre budgétaire en vigueur. Cette province a alterné entre périodes de déficit et de surplus depuis l’adoption de sa première loi sur l’équilibre budgétaire en 1993. Comme au Manitoba, la loi néo-brunswickoise prévoit l’atteinte de l’équilibre en moyenne sur des périodes de trois ou quatre ans (selon les périodes visées). Datant de 2006, l’actuelle Loi sur la responsabilité financière et le budget équilibré régit également l’évolution du ratio dette-PIB de la province. Notons qu’à l’instar de certaines autres provinces, le Nouveau-Brunswick s’est doté en 2003 d’une loi (la Loi sur la protection des contribuables) prévoyant la tenue d’un référendum en cas d’introduction d’une nouvelle taxe.

Bien qu’elle ne soit plus soumise à une règle d’équilibre budgétaire depuis 2009, la Nouvelle-Écosse (NE) s’est dotée d’une loi sur le contrôle des dépenses dès 1993. L’adoption de cette loi a été suivie par une période de réduction des déficits, qui sont toutefois demeurés importants durant toute la décennie 1990. Ce n’est qu’après l’adoption d’une obligation de budget équilibré dans la Financial Measures Act de 2000 que la province a atteint l’équilibre. La récession de la fin des années 2000 aura toutefois raison à la fois de l’équilibre budgétaire et des dispositions de la Financial Measures Act de 2000 se rapportant au budget équilibré.

Aucune loi sur l’équilibre budgétaire n’a pu être répertoriée à l’Île-du-Prince-Édouard (IPE) et à Terre-Neuve-et-Labrador (TNL). Dans ces deux provinces, la période étudiée a été dominée par les déficits.

Enfin, dans les territoires, le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest ont tous deux adopté des lois sur l’équilibre budgétaire en 1996. Modifiée en 2003, la loi du Yukon (YK) est particulièrement restrictive, ne permettant que les déficits annuels n’occasionnant pas d’accroissement du déficit accumulé. Quant aux Territoires du Nord-Ouest (TNO), leur Loi sur la résorption du déficit (modifiée en 1997) est moins contraignante mais présente un engagement de principe « au concept d’un budget équilibré ». Enfin, bien qu’à sa création en 1999 la Loi sur la résorption du déficit ait continué à s’appliquer en théorie au nouveau territoire du Nunavut (NV), elle est aujourd’hui considérée comme caduque par le gouvernement territorial.

Il ressort de ce panorama des évolutions budgétaires assez hétérogènes avec comme point commun une amélioration des finances publiques entre la fin des années 1990 et le début de la Grande Récession. À partir de 2008, toutes les provinces voient leur solde budgétaire se dégrader. Nous proposons maintenant deux nomenclatures des règles canadiennes : une première selon l’objet de la règle et une seconde selon la rigueur de la règle, qui constitue le coeur de la contribution originale du présent article.

2.2 Une première nomenclature selon l’objet de la règle

La méthode traditionnelle de classification des règles budgétaires repose sur l’objet de ces règles. Nous dresserons donc une première classification des règles canadiennes en fonction de quatre « objets » des règles légiférées : (i) l’équilibre budgétaire; (ii) la dette publique; (iii) les dépenses; et (iv) les recettes. Chaque type de règle est au préalable discuté ci-dessous.

Règle d’équilibre budgétaire  Définie en termes d’équilibre global, d’équilibre structurel ou d’équilibre à moyen terme ou cyclique, cette règle vise généralement à garantir que le ratio dette/PIB converge vers une nouvelle cible. Le niveau d’équilibre budgétaire exprimé en déficit primaire est moins susceptible d’assurer la soutenabilité budgétaire car l’augmentation des intérêts de la dette ne nécessite pas d’ajustement même s’ils affectent directement l’équilibre budgétaire et le niveau de la dette. La règle d’or, autre instrument de finances publiques consistant à fixer une contrainte sur les seules dépenses de fonctionnement, impose un équilibre budgétaire strict tout en laissant aux États la possibilité d’investir publiquement.

Règle d’endettement – Souvent exprimée en pourcentage du PIB, la règle d’endettement établit une limite explicite d’accumulation de dette. L’avantage d’une telle règle consiste à définir une cible d’endettement précise vers laquelle les États doivent converger. Toutefois, cette règle n’offre pas de cadre de référence ou de stratégie budgétaire solide pour les pays disposant d’un ratio dette/PIB inférieur au seuil fixé par la règle. Par exemple, les pays de la zone euro sont soumis dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance au respect d’un seuil maximum de 60 % de leur dette en termes de PIB. Or, si quelques pays sont en-dessous de cette norme, rien n’interdit à ces pays d’avoir recours à l’instrument budgétaire de manière laxiste et donc d’affecter la zone euro. Évidemment, la situation est plus préjudiciable dans le cas contraire (pays ne convergeant pas vers le seuil fixé alors que le taux d’endettement est déjà supérieur au seuil).

Règle de dépenses  D’application simple, les règles portant sur la nature des dépenses publiques fixent des limites sur le niveau des dépenses primaires, ou de fonctionnement en termes absolus, en taux annuel de croissance, ou en pourcentage du PIB. De telles règles n’agissent pas directement sur l’objectif de soutenabilité de la dette car elles n’impliquent pas nécessairement une contrainte sur le niveau des recettes. Mais une fois combinées avec d’autres règles (règle d’équilibre budgétaire, règle d’endettement), elles peuvent constituer un outil de gestion budgétaire suffisamment efficace pour déclencher un mouvement de consolidation fiscale.

Règle de recettes – Bien qu’elles soient la contrepartie des règles de dépenses, elles ne poursuivent pas exactement le même objectif. En établissant des seuils plancher ou plafond sur les recettes, ces règles visent avant tout à soutenir ou améliorer la perception de recettes fiscales et empêcher un fardeau fiscal trop élevé. À la différence des précédentes règles, celles-ci n’agissent pas directement sur le contrôle de la dette publique étant donné qu’elles ne fixent pas de contraintes particulières sur le niveau de dépenses.

De manière plus générale et avant de discuter plus en profondeur le processus de mise en oeuvre de ces règles, il est important de garder à l’esprit les objectifs, parfois complémentaires, parfois substituables, des règles budgétaires sur la soutenabilité macrobudgétaire des États ou juridictions locales. Le bilan de littérature sur le sujet (FMI, 2009) permet de distinguer trois objectifs majeurs de l’adoption de règles budgétaires : (1) la soutenabilité de la dette, (2) la stabilisation (macro)économique et (3) la taille de l’État. En s’inspirant de la typologie des règles définie par le département des affaires budgétaires du FMI, le tableau suivant présente de manière sommaire les effets attendus de chacune des règles sur les trois objectifs de politique économique.

Tableau 1

Effets attendus des règles budgétaires

Effets attendus des règles budgétaires

Note : (+) signifie un effet positif, (-) un effet négatif, et (0) un effet neutre.

Source : Auteurs, d’après FMI (2009)

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Le premier enseignement à retirer de cette classification du FMI concerne l’absence d’effets très positifs d’une règle simultanément sur les trois objectifs. Par ailleurs, les règles ayant trait à l’équilibre budgétaire ciblent en priorité la soutenabilité de la dette sans exercer d’effets immédiats sur la stabilisation économique et la taille de l’État, à l’exception de règles d’équilibre définies avec un objectif pluriannuel. La compatibilité entre l’utilisation des stabilisateurs automatiques et les règles d’équilibre budgétaire est atteinte lorsque les États disposent de règles d’équilibre budgétaire et d’équilibre structurel (règle d’or par exemple). En revanche, ces stabilisateurs automatiques réduisent la possibilité d’avoir recours à des ajustements discrétionnaires lorsqu’il existe des règles pluriannuelles.

Le tableau 2 classe les règles budgétaires en vigueur au Canada en 2010. Cette classification est celle produite par Tapp (2010).

La règle de l’équilibre budgétaire est le dispositif institutionnel le plus répandu au Canada, présent en 2010 dans 62 % des provinces et territoires selon l’interprétation de Tapp (2010). Présentes dans une juridiction de moins, les règles portant sur la dette sont les deuxièmes plus fréquentes, suivies par les règles limitant les recettes (38 %). Aucune province ou territoire ne présente en 2010 de règle limitant les dépenses. Quatre provinces combinent trois types de règles (équilibre, dette et recettes) : Alberta, Ontario, Manitoba et Nouveau-Brunswick. La combinaison de règles d’équilibre et de dette concerne deux provinces, la Saskatchewan et le Québec. Le Yukon est la troisième juridiction à combiner deux règles, une règle de dette et une règle de recettes. Enfin, la Colombie-Britannique et les Territoires du Nord-Ouest n’ont recours qu’à un seul type de règle.

Il faut noter que cette première classification sur l’objet de la règle ne décrit ni le processus institutionnel de mise en oeuvre des règles budgétaires ni leur degré de sévérité. Par exemple, il est difficile de vérifier la capacité des provinces à mettre en oeuvre rapidement ou de manière incrémentale des règles selon le degré de friction institutionnelle propre à chaque province. Particulièrement dans le contexte actuel, il est également important de savoir dans quelle mesure les conséquences budgétaires de la Grande Récession vont pouvoir être inversées. Or, ces caractéristiques procédurales essentielles n’ont jamais été analysées systématiquement dans le cas canadien. Nous proposons donc dans la suite de cette section une nouvelle nomenclature des règles canadiennes basées sur l’expérience américaine.

Tableau 2

Nomenclature des règles budgétaires canadiennes selon l’objet de la règle

Nomenclature des règles budgétaires canadiennes selon l’objet de la règle
Source : Tapp (2010)

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2.3 Une seconde nomenclature selon la rigueur de la règle

Dans un article fondateur sur le processus de mise en oeuvre des règles budgétaires à l’échelle des États américains, Hou et Smith (2006) proposent une typologie plus qualitative sur le caractère rigoureux (stringency index) de chacune des règles en vigueur. Leur argument principal consiste à distinguer les phases politiques des phases techniques de la conception à la mise en oeuvre des règles budgétaires. Ainsi, les auteurs parviennent à recenser neuf critères indispensables à la lecture des règles budgétaires, les trois premiers concernant la préparation budgétaire par l’exécutif, les trois suivants se rapportant plutôt au processus législatif et les trois derniers décrivant l’exécution du processus budgétaire :

  • Critère n°1 – Le gouverneur doit soumettre un budget équilibré;

  • Critère n°2 – Les recettes propres doivent être égales aux dépenses;

  • Critère n°3 – Les revenus, y compris issus de l’emprunt, doivent être égaux aux dépenses;

  • Critère n°4 – Le Congrès doit adopter un budget équilibré;

  • Critère n°5 – Une limite sur le montant ou le pourcentage de dette émissible doit être prise en compte à des fins de réduction du déficit;

  • Critère n°6 – Le gouverneur doit signer un budget équilibré;

  • Critère n°7 – Présence de contrôle en cas de dépenses non prévues dans le budget initial;

  • Critère n°8 – Présence de contrôle sur l’exécution en cours d’année budgétaire;

  • Critère n°9 – Aucun déficit reportable d’une année sur l’autre.

Une étape préalable consiste à adapter certains de ces critères afin qu’ils reflètent le processus législatif canadien. Les critères 1, 4 et 6 sont donc adaptés comme suit :

  • Critère n°1 – Le gouvernement doit soumettre un budget équilibré;

  • Critère n°4 – L’assemblée législative doit adopter un budget équilibré;

  • Critère n°6 – Le représentant de la Couronne (le gouverneur général, le lieutenant-gouverneur ou le commissaire territorial) doit signer un budget équilibré.

Ces trois critères sont en fait les critères de nature politique de la classification de Hou et Smith alors que les autres critères sont de nature technique[11]. À partir de cette typologie, nous avons vérifié comment les provinces, les territoires et le gouvernement fédéral s’inséraient dans ce cadre conceptuel. Suivant la méthode de Hou et Smith, l’information relative à chaque règle est issue d’une lecture « juridique », autrement dit des indications fournies par les textes légaux de chaque province, pour être ensuite codée selon chacun des critères définis. On trouvera à l’annexe 1 une liste des documents légaux de référence. Dans certaines provinces, certaines dispositions sont présentement suspendues (c’est le cas notamment au Québec). Dans la mesure où ces suspensions concernent de courtes périodes qui sont inscrites avec précision dans les lois provinciales, nous avons tenu compte pour ces provinces des dispositions qui s’appliqueront lorsque la période de suspension aura pris fin.

Le tableau 3 ci-dessous résume cette information à partir des neuf critères de Hou et Smith. Il ressort de ce tableau une tendance relativement forte autour de la présence de deux dispositions, à savoir « Le gouvernement doit proposer un budget équilibré » (critère 1, 46 % des provinces et territoires) et « Les revenus, y compris issus de l’emprunt, doivent être égaux aux dépenses » (critère 3, 38 % des provinces et territoires). Le troisième critère le plus fréquent est le critère 7 (23 % des provinces et territoires), qui prévoit des contrôles en cas de dépenses non prévues au budget. En revanche, la signature par le représentant de la Couronne (critère 6) ne s’applique à aucune juridiction et deux autres critères (2 et 4) ne concernent qu’une seule province ou territoire.

Avec cinq critères, c’est le Yukon qui satisfait le plus grand nombre de critères. Il est d’ailleurs la seule juridiction canadienne à requérir explicitement l’adoption par son assemblée législative d’un budget équilibré. L’Alberta, avec quatre critères, est la province qui satisfait ensuite le plus grand nombre de critères. Elle est notamment la seule à satisfaire le critère 2, qui est particulièrement restrictif. Le Yukon et l’Alberta sont également les deux seules juridictions canadiennes à satisfaire un autre critère très restrictif, le critère 9. Une autre province de l’Ouest, la Colombie-Britannique, suit avec trois critères satisfaits. Cinq autres provinces, dont le Québec et l’Ontario, satisfont chacune à deux critères. Les six autres juridictions, dont le gouvernement fédéral, ne satisfont aucun des neuf critères.

Ces résultats marquent des différences notables avec l’analyse du cas américain par Hou et Smith (2006) sur la base des mêmes critères. On notera d’abord que chacun des neuf critères est plus fréquent dans les États américains que dans les provinces et territoires canadiens. Ceci dit, dans les deux pays, le critère 1 et le critère 3 sont les plus fréquents. La pratique consistant à légiférer l’obligation pour le gouvernement de proposer un budget équilibré (critère 1) est très présente dans les entités fédérées nord-américaines. En revanche, comme le reflète aussi la popularité du critère 3, les lois sur l’équilibre budgétaire nord-américaines ont tendance à prévoir divers échappatoires permettant aux gouvernements de recourir à l’emprunt pour financer les dépenses budgétaires même lorsqu’une loi prévoit que l’équilibre budgétaire doit être respecté. Le critère le moins fréquent est également le même dans les deux pays, soit le critère 6, qui exigerait que le gouverneur (aux États-Unis) ou le représentant de la Couronne (au Canada) donne son assentiment sur un budget équilibré. L’écart entre les deux pays est le plus flagrant à l’égard de deux critères : le critère 4 (la législature doit adopter un budget équilibré) et le critère 8 (présence de contrôles sur l’exécution en cours d’année).

En somme, le portrait des règles budgétaires en vigueur au Canada et aux États-Unis suggère qu’il existe une large variété d’institutions budgétaires en charge de garantir la soutenabilité des finances publiques (objet de la règle, degré de sévérité, combinaisons de règles, etc.). Si l’on adopte le point de vue d’un décideur public appelé à choisir la « meilleure » institution budgétaire possible face à une telle diversité d’options, il apparaît incontournable de disposer d’évaluations systématiques de l’efficacité des différents types de règles. La section suivante s’attache donc à faire un tour d’horizon de la littérature empirique sur l’efficacité des règles budgétaires dans des contextes géographiques différents[12].

Tableau 3

Nomenclature des règles

 (suite)

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3. Les règles budgétaires sont-elles efficaces  ?

L’absence de consensus dans la communauté académique sur l’efficacité des règles nous oblige à distinguer dans un premier temps comment est mesurée l’efficacité d’une règle et dans un deuxième temps sous quelles conditions de telles règles sont efficaces. Une première dimension du problème concerne donc la définition même de l’efficacité d’une règle. Quel critère d’efficacité doit-on retenir? Il existe plusieurs options, que l’on peut regrouper ainsi :

  1. Les objectifs de la règle tels que définis dans la loi;

  2. Les mesures de l’équilibre des finances publiques à court terme;

  3. Les mesures du caractère soutenable des finances publiques à long terme;

  4. Les mesures de la performance macroéconomique et

  5. Les mesures du bien-être des agents économiques.

Il pourrait paraître naturel et peut-être a priori plus juste (Tapp, 2010) de mesurer l’efficacité d’une règle selon le premier de ces cinq critères, soit selon les objectifs définis dans la loi. Or, se fier à ce critère biaiserait l’appréciation car il n’est pas rare de voir les gouvernements exploiter certaines échappatoires (par exemple, création de fonds spéciaux) pour s’assurer de respecter la lettre des dispositions législatives sans toutefois en respecter l’esprit. Selon une approche plus cynique des règles budgétaires baptisée « institutional irrelevance view » par Poterba (1996), les règles sont condamnées à l’inefficacité car elles sont systématiquement contournées par le recours à une comptabilité créative[13]. Pour mesurer l’efficacité des règles et vérifier cette hypothèse extrême, il importe donc d’identifier un ou des critères objectifs qui soient extérieurs aux dispositions législatives des règles.

3.1 Les mesures de l’équilibre des finances publiques à court terme

La littérature empirique sur l’efficacité des règles budgétaires prend sa source dans l’analyse des règles budgétaires adoptées par le gouvernement fédéral américain dans les années 1980. La loi Gramm-Rudman-Hollings (GRH), adoptée en 1985, prévoyait l’atteinte d’un budget équilibré en 1991 grâce à un plan sur cinq ans (1986-1991) avec clause de suspension en cas de récession. La loi GRH a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême pour des raisons plutôt techniques, forçant l’adoption d’un nouveau plan quinquennal (loi Gramm-Chiles-Domenici, GCD), couvrant cette fois la période 1988-1993 et reprenant l’essentiel de la loi GRH.

Les cibles de déficit prévues par les lois GRH et GCD n’ont pas été atteintes, forçant une nouvelle révision de la règle en 1990. Le Budget Enforcement Act (BEA) de 1990 prévoyait un troisième plan sur cinq ans (1990-1995) sans spécifier de cibles annuelles de déficit, contrairement à ses deux devancières. La loi BEA imposait cependant de nouvelles contraintes du côté des dépenses publiques par l’ajout de plafonds aux dépenses discrétionnaires et d’une règle « pay as you go » pour les dépenses statutaires (entitlement). Poterba (1996) concluait sur une base essentiellement anecdotique (anecdotal evidence) que, contrairement aux lois GRH et GCD, les plafonds du BEA semblaient avoir connu un certain succès en accélérant la réduction de la part des dépenses discrétionnaires dans le PIB. Auerbach (2008) a récemment qualifié toute conclusion sur un éventuel lien causal entre règles budgétaires fédérales et réduction du déficit comme « highly tentative ».

Ces évaluations des règles fédérales américaines ne peuvent donc pas, compte tenu notamment du faible nombre d’observations, fournir d’évidence convaincante sur un éventuel lien causal entre règles budgétaires et réduction du déficit public. Une question méthodologique particulièrement cruciale est celle de l’endogénéité des règles budgétaires : les règles sont-elles respectées parce qu’elles sont cohérentes avec les préférences des agents (Przeworski, 2004) ou encore leur culture (Wildavsky, 1985), ou plutôt parce qu’elles sont vraiment contraignantes? Compte tenu de ces problèmes méthodologiques majeurs, plusieurs auteurs se sont donc rapidement tournés vers les règles adoptées par les États américains. Comme presque tous les États sont soumis à des règles budgétaires, adoptées souvent lors de la rédaction de leur constitution, ceux-ci représentent un laboratoire particulièrement prometteur pour l’évaluation de l’efficacité des divers types de règles (Hou et Smith, 2006)[14].

En se basant sur une procédure d’estimation en deux étapes[15], Bohn et Inman (1996) ont montré que des règles plus strictes sont associées à de meilleures situations budgétaires dans les États. Le type de règles semble donc déterminant, en particulier leur degré de sévérité. Ce résultat est venu confirmer, grâce à une méthodologie empirique tenant compte de façon plus appropriée des problèmes d’endogénéité inhérents à l’exercice, les résultats obtenus dans le cadre des études précédentes de l’ACIR (1987), de von Hagen (1991), d’Alt et Lowry (1994), de Poterba (1994) et de Bayoumi et Eichengreen (1995). Résumant cette littérature émergente, Poterba (1995, 1996) concluait que les règles budgétaires des États américains ont un impact réel, rejetant ainsi l’« institutional irrelevance view ». Il remarquait que les règles semblent effectivement affecter les politiques en matière de déficits des États, principalement par des ajustements budgétaires s’inscrivant dans le très court terme (high-frequency effect).

Après le gouvernement fédéral américain dans les années 1980 et la communauté européenne dans les années 1990, les règles budgétaires se sont généralisées à l’échelle internationale. La rapide diffusion de ce type d’institution a permis l’émergence d’une littérature empirique exploitant des données multipays visant à évaluer l’efficacité des règles budgétaires au niveau national. L’analyse de la Commission européenne (2006) établit un lien empirique entre règles numériques et déficits dans les pays européens. Elle conclut également que les règles visant le contrôle des dépenses publiques ont un impact significatif sur le ratio dépenses/PIB. L’OCDE (2007) présente des résultats semblables : les règles budgétaires prévoyant à la fois des cibles de contrôle des dépenses et la nécessité d’atteindre l’équilibre sont associées à des consolidations budgétaires plus durables et de plus grande envergure. Les travaux récents du FMI (2009) sur les épisodes de consolidation budgétaire dans 45 pays au cours de la période 1980-2009 montrent[16] quant à eux que les épisodes survenus en présence de règles auraient été, en moyenne, plus soutenus et plus agressifs en début de période. Dans le cas des épisodes les plus importants, on note une utilisation plus répandue des règles s’appliquant aux dépenses budgétaires. Il est toutefois important de noter que les résultats multipays demeurent à ce jour relativement peu convaincants en ce qui a trait au sens de la causalité, étant particulièrement sensibles aux problèmes d’endogénéité soulevés plus haut.

3.2 Les mesures du caractère soutenable des finances publiques à long terme

Malgré les importantes difficultés méthodologiques auxquelles la littérature empirique sur l’impact des règles budgétaires est confrontée, il se dégage un fragile consensus des résultats présentés jusqu’ici à l’effet que des règles budgétaires strictes semblent être associées à des déficits moins élevés (ou à des surplus), surtout lorsque les règles prévoient un contrôle serré des dépenses publiques. Or, les règles budgétaires sont généralement adoptées dans le but d’atteindre des objectifs d’une portée plus générale que le contrôle des dépenses publiques ou du déficit budgétaire à court terme. Ces objectifs sont souvent formulés en faisant référence à un avenir plus ou moins lointain, par exemple la (dé)croissance de l’État ou l’équité intergénérationnelle (Auerbach, 2008). Par conséquent, l’adoption de critères d’efficacité des règles qui tiennent compte de la dimension temporelle apparaît souhaitable. L’objectif est donc ici de mesurer le caractère soutenable des finances publiques à long terme plutôt que le succès à court terme d’un épisode de consolidation budgétaire. Il s’agit généralement de mesurer l’impact en longue période des règles sur l’endettement public des juridictions, ou encore sur le caractère soutenable de celui-ci mesuré par des indicateurs tels les S1 et S2 de la Commission européenne (2009) ou par le verdict des marchés financiers.

Dans le contexte des discussions européennes sur l’adoption de ce qui deviendra les critères de Maastricht, von Hagen (1991) s’est le premier penché sur l’impact des règles budgétaires sur l’endettement des États américains. Sur la base de résultats mitigés, il concluait que la sévérité des règles budgétaires des États serait associée à des niveaux d’endettement public plus faibles. Les règles budgétaires mèneraient également à une substitution, dans le financement public, de mécanismes financiers régis par des règles (restricted) vers des mécanismes non régis (unrestricted). Dans la même veine et toujours dans le contexte des États américains, Chaney, Copley et Stone (2002) ont établi un lien entre la présence de règles budgétaires et un sous-financement des régimes publics de pensions ainsi que l’adoption de taux d’escompte qui obscurcissent celui-ci. Plus récemment, Auerbach (2008) s’inquiétait du fait que les règles budgétaires telles qu’on les observe aux États-Unis ne tiennent pas compte des importants passifs implicites découlant des engagements futurs des gouvernements, au premier chef dans le domaine des régimes de retraite.

En élargissant le critère d’efficacité des règles pour y introduire la composition de la dette publique, on voit donc apparaître un effet pervers des règles budgétaires. Les règles peuvent certes être « efficaces » à court terme en réduisant le déficit ou en contrôlant certaines dépenses, mais elles peuvent avoir des effets néfastes à long terme en détournant l’attention gouvernementale de certains enjeux de long terme non couverts par la règle.

3.3 Les mesures de la performance macroéconomique

Un autre effet pervers potentiel des règles budgétaires a trait aux contraintes qu’elles imposent sur la conduite d’une politique budgétaire contracyclique (Auerbach, 2008). Si la règle est très contraignante, elle force le décideur à ajuster rapidement les masses budgétaires face à un choc, d’où un risque de volatilité accrue de l’output potentiellement déstabilisant pour l’économie. Les règles budgétaires peuvent donc jouer à l’encontre des stabilisateurs automatiques (Taylor, 2000). La réactivité des gouvernements aux chocs non anticipés, la volatilité macroéconomique et la procyclicité de la politique budgétaire s’imposent donc comme des critères complémentaires aux mesures de l’état des finances publiques dans l’évaluation de l’efficacité des règles budgétaires.

En ce qui a trait à la réactivité, Poterba (1994) et Alt et Lowry (1994) ont montré, pour les États américains, que des contraintes à l’action gouvernementale sont associées à un ajustement plus lent suite à un choc non anticipé. Cet affaiblissement de la réactivité mène-t-il à une plus grande volatilité macroéconomique? Certains résultats obtenus par Levinson (1998) sont compatibles avec cette hypothèse, les grands États avec des règles peu contraignantes présentant une volatilité plus faible. Par contre, la plupart des études empiriques sur la question n’identifient pas d’effet significatif (Alesina et Bayoumi, 1996), voire un effet négatif des règles sur la volatilité. Fatas et Mihov (2006) montrent en effet que des règles strictes peuvent en fait réduire la volatilité en restreignant les dépenses discrétionnaires. Les études multipays de Gali et Perotti (2003) et de Badinger (2009) ne confirment pas non plus que les règles budgétaires augmentent la volatilité, Fatas et Mihov (2003) identifiant même une relation négative.

3.4 Les mesures du bien-être des agents économiques

Nous l’avons vu, la question de l’« efficacité » des règles budgétaires comporte de multiples dimensions. L’adoption d’une règle budgétaire présentera donc généralement à la fois des coûts et des bénéfices pour la société. L’évaluation de son efficacité suppose que l’on tienne compte des deux à la fois, en portant une attention particulière à la dimension temporelle. Si les déficits budgétaires, la soutenabilité des finances publiques ou encore la volatilité macroéconomique sont des dimensions incontournables du problème, il ne faut pas perdre de vue l’importance de raisonner en termes d’utilité, c’est-à-dire de bien-être des individus.

Si l’on se place dans le contexte d’un modèle néoclassique à la Barro (1979), les règles budgétaires réduisent nécessairement le bien-être social en atténuant la capacité du planificateur social à égaliser la consommation des agents dans le temps. À l’opposé, une perspective théorique à la public choice suggère que des règles ne peuvent qu’accroître le bien-être des citoyens en limitant la capacité des politiciens à se comporter en Léviathan. La réalité empirique se situe certainement quelque part entre ces deux extrêmes théoriques. Or, jusqu’ici, la littérature n’a pas directement posé la question de l’efficacité des règles en termes de bien-être des agents. En posant la question de l’impact des règles sur la composition des dépenses et les paramètres de l’ajustement qu’imposent les règles lors de chocs négatifs (quelles dépenses sont coupées? quels nouveaux revenus sont prélevés?), certains auteurs fournissent toutefois des éléments de réponse. Les récents travaux de Dahan et Strawczynski (2010) montrent par exemple que, dans les pays de l’OCDE, l’adoption de règles budgétaires s’est accompagnée d’une réduction de la part des transferts sociaux dans l’ensemble des dépenses publiques. Si de tels résultats se confirment dans d’autres contextes, il faudra en tenir compte dans une analyse complète de l’efficacité des règles budgétaires. Une telle analyse des conséquences des règles budgétaires en termes de bien-être reste néanmoins entièrement à faire.

Conclusion

La montée en puissance des déficits publics dans les pays développés depuis l’été 2008 a ouvert une ère nouvelle pour les décideurs publics : comment gérer cette reprise de la croissance de l’endettement public? Quelles stratégies budgétaires mettre en avant pour combiner relance économique et limitation du fardeau fiscal? Ce débat n’est pas nouveau mais l’actualité économique impose d’élaborer une analyse rigoureuse de la question. En effet, la nécessité de suspendre l’application de certaines dispositions des lois sur l’équilibre budgétaire (notamment au Québec) à la faveur de la récession de 2008-2009 représente un bon moment pour réfléchir aux avantages et inconvénients de telles règles.

Le survol de la littérature scientifique et des expériences canadiennes en matière de règles budgétaires présenté dans cet article constitue une première étape à cette réflexion. En particulier, le survol de la littérature montre bien que beaucoup reste à faire dans le domaine de l’évaluation empirique des règles budgétaires (notamment au Canada). Si la littérature sur le sujet est, malheureusement, encore assez peu convergente, elle gagnerait probablement à étudier en détail certaines situations typiques. Les suspensions de règles en situation de crise soulèvent ainsi notamment la question de la crédibilité de la règle, du retour à la règle après le choc justifiant sa suspension, de la perception par les citoyens de la pertinence des règles, etc.

Bien entendu, certaines questions n’ont pas été directement abordées dans ce survol. Notons d’abord certains aspects touchant à l’économie politique des règles budgétaires. Par exemple, les règles fournissent une base, un critère d’évaluation, pour les délibérations budgétaires. Elles établissent également une responsabilité politique partagée devant un ajustement aux chocs (souvent douloureux pour la population) entre les législateurs qui ont adopté la règle budgétaire et les politiciens en place au moment du choc. Notons aussi que l’évaluation de l’efficacité des règles budgétaires se pose en des termes différents dans un contexte fédéral. Dans un contexte de gouvernance multiniveaux, les interactions entre niveaux de gouvernement constituent une composante fondamentale de l’efficacité d’un système de règles budgétaires. Ces deux dimensions – politique et fédérale – doivent faire partie intégrante d’une réflexion sur les règles budgétaires dans le contexte canadien.