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Martine Béland mène ici de manière rigoureuse une enquête philosophique et historique sur la « période bâloise » du jeune Friedrich Wilhelm Nietzsche, c’est-à-dire sur les années où il est nommé à la chaire de philologie à l’Université de Bâle, en Suisse (1869-1876). L’ouvrage offre une analyse du projet nietzschéen de la Kulturkritik, en mettant au jour son impulsion première, ses visées ainsi que sa signification philosophique fondamentale. Sur un mode narratif qui rend bien toute la complexité du rapport du jeune Nietzsche à son époque, l’auteure parvient à restituer les différents fronts sur lesquels ce dernier mène son combat. L’ouvrage expose de manière systématique la symptomatologie et le diagnostic nietzschéens sur la maladie dont souffre la civilisation allemande, ainsi que la manière dont le jeune philosophe déploie, sur les plans philologique, musical et pédagogique, les articulations d’une conception nouvelle de la culture et de l’éducation (termes que l’on peut réunir ici sous la notion de Bildung). L’étude couvre donc une période très précise du parcours nietzschéen, mais porte sur un vaste éventail de domaines – philosophie, philologie, politique, esthétique, musique – dont l’auteure éclaire la signification et les rapports réciproques avec une rigueur remarquable. À partir d’une analyse des trois niveaux d’intelligibilité de la pensée du jeune professeur de Bâle – descriptif, normatif, réflexif – se superpose en filigrane la question fondamentale du rôle du philosophe et du statut de la vie philosophique.

L’ouvrage comporte, me semble-t-il, deux propositions de fond qui sont soutenues de manière conjointes et dont les enjeux sont indissociables : 1) sur Nietzsche à proprement parler et plus précisément sur l’unité du parcours nietzschéen et 2) sur la manière dont on doit lire les auteurs du passé. Ces deux premières propositions illustrent à leur tour une troisième thèse, située au coeur de l’ouvrage et dont l’importance, pour la pratique même de l’exégèse philosophique, me semble essentielle : l’inséparabilité de la question de l’intention d’un auteur et de l’interrogation sur la méthode interprétative à employer afin de restituer la signification fondamentale de cette intention.

L’ouvrage est de part en part traversé par un fil conducteur, celui d’une tension indépassable entre deux conceptions antagonistes du rôle du philosophe : comme porteur du projet de la Kulturkritik et donc comme penseur engagé face à sa propre civilisation, d’une part, et comme penseur unzeitgemäß, c’est-à-dire « hors du temps », inactuel, en retrait des préoccupations « mondaines », d’autre part (le titre de l’épilogue, « de l’agora au jardin », rend d’ailleurs avec justesse la nature de cette tension). Le constat de Nietzsche est pour le moins pessimiste : la réflexion sur la Beruf mène à un déchirement inévitable. Ainsi s’explique la « crise », retracée dans ses lettres et ses écrits, que traverse le professeur de Bâle et qui serait avant tout la « manifestation de la tension entre métier et vocation » (p. 17). Le fait fondamental à souligner, et qui constitue l’originalité de la thèse de Béland, est que la rupture de Nietzsche avec le projet de la Kulturkritik et son retrait de la vie universitaire ne relèvent pas de l’anecdotique ou du fait historique contextuel, mais revêtent un caractère proprement philosophique (p. 346). En ce sens, les premiers écrits du jeune Nietzsche, sa formation intellectuelle, les espoirs qu’il nourrit pour une nouvelle vision de la Bildung et pour le projet wagnérien, de même que sa rupture décisive avec le milieu universitaire et le début de sa vie de philosophe itinérant vers le milieu des années 1870, sont autant d’éléments qui illustrent la cohérence du projet intellectuel nietzschéen et permettent d’éclairer les suites de sa démarche.

Contre certaines interprétations qui font du jeune Nietzsche un disciple de Wilhelm Richard Wagner au jugement indécis et fluctuant, Béland soutient la thèse d’un projet philosophique d’ensemble, d’une cohérence interne des différents objectifs poursuivis. En guise d’exemple, on peut souligner les développements de l’auteure sur la continuité du parcours philosophique de Nietzsche dans son rapport à la vérité, notion qui demeure, des écrits de la période bâloise à ceux de la maturité, nocive pour le grand nombre (p. 386). Dans un autre ordre d’idées, on peut aussi relever la persistance, dans la pensée nietzschéenne, des perspectives fondamentales de la recherche philosophique, soit la valorisation d’un eros de la connaissance (et non une « volonté égoïste de connaître ») et la poursuite d’une réflexion sur le sens de l’existence humaine (p. 79).

La forme de l’ouvrage est tout aussi révélatrice de la force de l’argumentation que le contenu : Béland met en scène un contextualisme d’un genre particulier, à la fois historique et philosophique, qui a le mérite de redorer le blason d’une pratique parfois trop oubliée dans l’exégèse philosophique, celle de donner une texture historique aux enjeux et débats philosophiques. Il ne s’agit pas pour autant de considérer l’ouvrage comme étude historique ; le style et les effets des procédés d’écriture renvoient à une forme de narration philosophique qui, loin de sacrifier à l’exactitude historique, en amplifient la portée et la richesse.

L’une des visées fondamentales de l’ouvrage est, à mon sens, de mettre au jour la conception nietzschéenne de la philosophie à partir du positionnement du philosophe par rapport aux lectures qui furent les siennes, aux rencontres qu’il a faites, aux auteurs qu’il a côtoyés. Conformément à cette visée, une importance philosophique de premier plan est accordée à des éléments biographiques, notamment sa correspondance avec son collègue et ami Edwin Rohde, son départ de l’université et son retrait de la vie universitaire. La biographie n’est pas employée ici dans le but d’accroître l’édifice d’érudition historique, mais bien afin de souligner le caractère philosophique des décisions prises par « l’écrivain et l’homme » Nietzsche. Cette proposition méthodologique suggère ainsi une lecture à double niveau : une analyse des écrits nietzschéens, d’une part, et un examen du rapport de Nietzsche à ses écrits à travers une étude de la « personnalité », c’est-à-dire de « l’homme-Nietzsche », d’autre part. Autrement dit, sur le plan méthodologique, l’auteure cherche à harmoniser les écrits et les actions, à les réunir sous un projet commun et cohérent dans le parcours intellectuel nietzschéen.

Au-delà de ce premier aspect méthodologique, Béland suggère quelque chose comme un « art de lire » les auteurs du passé. Un présupposé fondamental soutient l’étude sur Nietzsche, soit qu’il faille, pour parvenir à une interprétation authentique d’un auteur du passé, être attentif aux règles de lecture que ce dernier a lui-même énoncées dans ses écrits. Si pour Nietzsche l’oeuvre philosophique est « la confession de son auteur », il est nécessaire, pour comprendre les écrits nietzschéens, de s’intéresser à Nietzsche en tant qu’homme, à ses actions, à ses décisions. Il s’agit là d’une règle de lecture mise en pratique dans tout l’ouvrage, comme une seconde thèse défendue en filigrane et portant cette fois sur l’interprétation elle-même en philosophie. Béland reprend en cela la méthode nietzschéenne, puisqu’elle insiste, à l’instar de Nietzsche interprétant Platon, sur l’idée de l’homme derrière les écrits, puisque ce serait « à travers l’examen de l’individu agissant que l’on peut le mieux étudier sa pensée » (p. 20). Pour reprendre les mots mêmes de l’auteure, « l’étude de la première philosophie de Nietzsche participe d’une réflexion sur la méthode en philosophie » (p. 389). On pourrait aller encore plus loin en disant, avec Michel Foucault, que l’oeuvre de Nietzsche « révèle l’herméneutique » (p. 358), puisqu’elle dévoile le mode d’interprétation essentiel par le « qui », c’est-à-dire par une insistance sur la figure du philosophe, sur la personnalité (p. 358). C’est à partir de ces prémisses foucaldiennes que se déploie la thèse de fond selon laquelle l’oeuvre philosophique serait toujours en quelque sorte une « confession de son auteur », que ce statut soit ou non assumé. Il s’ensuit une impossibilité de se dérober à la tâche de comprendre l’auteur pour comprendre l’oeuvre : on doit lire les écrits de Nietzsche « à la lumière de ses actions » (p. 21).

On est en droit, pourtant, de s’interroger sur « l’art de lire » employé dans l’ouvrage : l’oeuvre est-elle toujours la « confession de son auteur », pour reprendre l’expression de Peter Soterdijk ? Si l’on rattache toujours en dernière instance les oeuvres à leur contexte de création, à l’auteur qui leur a donné naissance, ne va-t-on pas parfois à l’encontre de l’intention même de l’écrivain, qui peut être de produire une oeuvre autonome, possédant son propre système de références et son propre ensemble de significations ? Il est possible de concevoir une oeuvre pour elle-même, détachée des conditions qui l’ont fait naître, et de se faire lecteur à partir d’une préoccupation pour la vérité que l’oeuvre prétend énoncer. Ainsi, certains écrits nietzschéens, semble-t-il, pourraient être lus à la lumière d’un attachement pour la recherche d’une vérité philosophique, indépendamment de la connaissance de l’« homme-Nietzsche ».

Bref, au-delà d’une étude rigoureuse menée avec brio sur les textes et contextes nietzschéens, se déploie une réflexion générale sur le sens même de l’écriture philosophique par rapport aux autres modes discursifs, sur la posture du philosophe par rapport à sa discipline, sur le rôle de ce dernier devant son époque. Dans l’ordre pratique, cet ouvrage nous conduit à examiner les écrits de maturité de Nietzsche à la lumière d’une nouvelle interprétation de la période bâloise ; dans l’ordre méthodologique, à une réflexion sur les méthodes employées pour lire les philosophes du passé. Et finalement, dans une perspective philosophique fondamentale, il nous amène à nous interroger à nouveau sur l’actualité des problématiques nietzschéennes, sur l’état de notre culture, sur l’éducation et sur le rôle et la posture du philosophe par rapport à son temps. En contrepoint de l’étude de la figure et des écrits de Nietzsche, c’est véritablement une réflexion sur l’unité du savoir et sur l’art de lire qui est portée dans le livre Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche.