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De 1996 à ce jour, la République Démocratique du Congo, ex- Zaïre, connaît une succession de guerres ou de conflits armés croisés en dépit d’« accords »[1]. Aux yeux de l’observateur commun, il s’agit de « guerres civiles » fondées respectivement sur la mise à mort du régime mobutiste : guerre de « libération » menée par l’AFDL en 1996-97; à partir d’août 1998, rébellions des « anciens alliés » et durcies par l’action effervescente progressive d’une variété de mouvements de « contre-libération », en l’occurrence, principalement, le RCD (Rassemblement Congolais pour la Démocratie), le MLC (Mouvement de Libération Congolaise) et leurs factions disparates respectives et le CNDP (Congrès National pour la Défense du Peuple)[2]. Ces rébellions et mouvements cachent mal une vague impériale alimentée par de multiples puissances étrangères et du capitalisme mondial et arborée principalement par la coalition de trois pays voisins, « anciens alliés » prétendument en mal de nécessité de sécuriser leurs frontières (le Rwanda, l’Ouganda et, dans une moindre mesure, le Burundi).

Depuis lors, opèrent une multitude de Forces : Forces gouvernementales, « Forces invitées », alliées du gouvernement Kabila (Angola, Zimbabwe et Namibie), pléthore de Forces de « résistance » nationaliste Maï-Maï/Mayi-Mayi, Forces de « (contre) Libération (soutenues par des pays voisins) Forces de l’ONU (MONUC/MONUSCO).

Ces guerres auront causé, entre autres maux principaux, le déplacement et la mort de plusieurs millions de Congolais[3], la destruction du tissu économique et de l’environnement, le pillage des ressources naturelles du pays, surtout à l’Est, l’instabilité politique, la misère multiforme et diverses atrocités dont des massacres et des viols massifs – la RDC est désormais tristement reconnue comme « la capitale mondiale du viol ».

À propos de la littérature congolaise des six premières années de la guerre, Lye Mudaba Yoka[4] constate un apparent mutisme global et une désinvolture des écrivains et des artistes : « silence, on tue ! ». Une des raisons du silence pourrait être, d’après lui, « une manière de résister passivement au service littéraire (comme on dit service militaire), ou alors à l’auto-censure ». Il subsiste, pourtant, du « désert » une littérature « apagogique » engagée, littérature foncièrement sombre, qui peint et dénonce la misère, la dictature, la violence et la déréliction, anti-thèse d’une « littérature prospective, visionnaire ». À l’heure du kabilisme, Yoka remarque également l’existence d’une « littérature de griots » animée notamment par deux ministres-écrivains-poètes « chantres du kabilisme » : « Henri Mova et Didier Mumengi se font chantres de la résistance patriotique contre l’agression en composant des recueils poétiques et des philippiques d’une envolée particulièrement claironnante ». L’on ne pourrait, objectivement, postuler un mutisme absolu au regard d’écrits divers que cette étude explore.

L’occupation rwandaise du Kivu a nourri, surtout de la part d’originaires de cette province, une « littérature de résistance » qui, dans un premier moment, s’est articulée à travers les listes naissantes de la Diaspora congolaise des années 1996 à 1999 (Zaire-List/Congo-List, Congokin, Africa-T et Congovista)[5]. À la même période, ont été publiés les deux premiers textes « littéraires » de résistance anti-rwandaise.

Cette analyse reposera sur un triple échantillon d’écrits poétiques élaborés en langues nationale (en l’occurrence le kiswahili) et française, de production dramatique et de « prose ». Le lecteur excusera un apparent déséquilibre ou une apparente distribution inégale caractérisant les trois genres « classiques », tant il appert que la dernière catégorie, un amalgame de « fiction » (romans, nouvelles), de récits autobiographiques et autres, de chroniques, etc., est de loin le genre le plus cultivé dans l’écriture congolaise traditionnelle. Pour enrichir l’étude, sur les trois genres « majeurs » mentionnés seront greffés deux genres relativement « mineurs », à savoir la bande dessinée et la musique.

Poésie

Il s’agit, d’abord, d’un recueil de 11 poèmes en kiswahili, Simameni Wakongomani (Kinshasa, Édition Compodor, 1999). L’oeuvre du Kivutien Kasele Laïsi Watuta dont le titre signifie « Debout Congolais » est emblématiquement dédiée aux « frères victimes des massacres de Kasika, de Makobola et d’ailleurs ». L’auteur consacre deux poèmes particuliers (« Kasika ! Makobola ! » et « Kafiri si mtu » aux rébellions AFDL et RCD. Le gros du premier long poème (19 pages sur 45) diabolise le Kafiri, s’appesantit sur sa nature sanguinaire et criminelle: nature cruelle d’égorgeur (mcinjaji), étrangleur (mnyongaji), tueur-à-gage (muuaji), d’âme dure, « rouillée » (roho nguvu / kutu), de loup (nyama-mwitu); nature indigne et dangereuse de turbulent (mguruguru), de voyou (mrugaruga), de têtu (mtundu), d’« eau bouillante » (maji vugu), de traître (haini), d’ingrat (hana shukuru), d’homme qui aime nuire (mpenda kuzuru). Le nom de Kafiri désigne à l'évidence, et surtout par référence à la culture d’incirconcision, le peuple rwandais voisin, toutes ethnies confondues (Tutsis et Hutus).

Kongo yetu, l’autre recueil de poèmes trilingue[6] (Fernet-Voltaire, Les Éditions d’Arouet, 2000), est dû à un autre Kivutien, Charles Djungu-Simba. La plaquette s’attaque, entre autres, aux massacres et pillages des « impérialistes de Kigali » (Beberu wa Kigali) et aux tueries ainsi qu'à la profanation des dépouilles de « mes soeurs » (p. 8-9). Elle renchérit plus loin sur le dernier thème en évoquant les massacres de Kasika et de Kisangani et divers crimes perpétrés par les « corbeaux de Kampala » (viombo-ombo vya Kampala) et les « crapauds de Kigali » (vyura vya Kigali) qui ont gratifié la générosité et l'hospitalité congolaises en urinant dans la source nourricière. Telle est la «révolution des Kafiri » (makombora ya makafiri) venus en « amis » (p. 24-26).

Une autre plume kivutienne hantée, à partir de l’extérieur, par le cauchemar des affres de la guerre (particulièrement celle de l’Est) est le Jésuite Toussaint Kafarhire Murhula. Son premier recueil, Bukavu. La chanson du soleil en exil (Ottawa, Éditions Malaïka, 2004), retentissant au ton d’un requiem, pleure le drame d’une ville et d’une région natales aux allures de paradis terrestre transformé en enfer apocalyptique : « Bukavu, mon père »/ »ma mère »/ »mon frère »/ »ma soeur » (p. 49); « Bukavu ‘Patria oppressa’ » (p. 33) « devenu pour tes enfants/comme une tombe gourmande » (p. 34); « Bukavu délesté/de tout air de fête » (p. 39); « Bukavu en deuil infini » (p. 40); Bukavu, front de combat où disparaissent héroïquement les deux martyrs « frères jumeaux », « prophète(s) de la liberté » et patriotes hérauts de la paix et de la justice Munzihirwa et Kataliko (p. 62, 64-66); Bukavu, ville lacustre et mégapole de l’ancien « Kivu Holding », microcosme de la terreur, des massacres, des crimes immondes perpétrés ailleurs dans la région et au pays (notamment à « Kisangani, Bukavu, Goma, Kasika, Makobola, Bunia, Uvira, Mwenga, Walikale » (p. 77); crimes, entre autres atrocités, qui ont pour couleurs des « fosses communes / vallées aux ossements desséchés » (p. 46), « des femmes enceintes / enterrées vivantes » (p. 59), crimes assortis à un cycle infernal de falsification, d’intimidation, d’apathie ou d’amnésie (« mémoires obstruées / mémoires asséchées / mémoires stériles et vides » (p. 27).

L’image lugubre d’un « soleil en exil » comme qui dirait « obscurci » est réfléchie dans le titre de la deuxième plaquette du poète ecclésiastique : un appel de conscience ferme de la part d’un patriote; plus précisément, une Lettre à une génération damnée (Bertoua, Cameroun, Éditions Ndzé, 2009). L’artiste met une fois de plus au pilori la « gent charognarde » (p. 14) et la « horde pillarde » (p. 17) qui dévastent sa région et son pays. Il dénonce les « guerres sans merci que se livrent les décibels putrides » (p. 15) et condamne avec une égale souffrance et indignation « ces hommes en uniforme non autrement identifiés / ces ovnis de la mort et du malheur qui pillent mon humanité, violent ma pudeur et tuent mon peuple » (p. 46), tous les frères belligérants assoiffés de sang et de prédation, coupables de crimes divers et de trahison (« … mon frère / il est Ougandais, Rwandais ou Congolais » (p. 32). Le recueil évoque encore, entre autres sites de massacres, « Makobola, Kasika, Kisangani, Kalonge, Walungu, Bukavu » (p. 32) et Kanyola[7]. La plaquette de Kafarhire accumule des images macabres : « … sang coagulé / des amas des chairs déchiquetées / des stères de corps oubliés dans la précipitation » (p. 16),

un flot des visages ravagés de douleur et de honte

ces femmes violées qui ne savent plus dire leur nom

les cris étouffés des mères qui cachent leur regard

les râles des filles violées promises en mariage.

p. 51

Les tableaux sinistres des guerres de l’Est participent de l’agonie globale du pays : « parodie d’un État Indépendant du Congo » (p. 14) – ici, l’auteur voile mal son sarcasme à l’endroit de l’entreprise coloniale, particulièrement léopoldienne; pays dont l’avenir fut pris en otage à partir d’un 30 juin (1960)[8]; pays fatalement condamné à l’état d’« un Congo couché dans ses excréments » (p. 21), souffrant d’un mal multiple (« le Congo meurt d’amnésie / il meurt d’hystérie / il meurt du ridicule / il meurt de tout ce qui ailleurs ne tue pas » (p. 31); pays étouffé par « une démocratie dégingandée » (p. 21), ensanglanté, pillé et abandonné à sa triste condition - le poète pleure « mon pays exsangue en mal de greffe / que la communauté internationale vampirise » (p. 53).

Au lendemain de l’assassinat du Président Laurent-Désiré Kabila, se déploie une poésie hagiographique dont les lauriers du martyr n’ont de pendant ou contrepoids que les crimes rwandais, burundais et ougandais perpétrés au Congo au nom de la « libération ».

La plaquette de Mutonkole Lunda-wa-Ngoyi, Matins enflammés (Lubumbashi, Éditions Mundula, 2004), abonde en propos de ce genre :

Les femmes sont mortes massacrées

Les enfants sont broyés dans des mortiers

Les hommes étranglés et mutilés

p. 2

Dans le ciel des villages incendiés

Ils ont rôti la viande rouge des pygmées

Et violé les belles demoiselles de l’univers

p. 12

Le recueil du ministre-poète Henri Mova Sakanyi, Oraison pour Mzee (Kinshasa, Éditions Safari, 2002) émaille de kasala en l’honneur du martyr tour à tour gratifié des titres de « Raïs », « Pharaon », « Lion », « Oeil-de-Simba », « Sphinx », « Phoenix », « Aigle royal », « Héros national », « Hérault (sic) de la cause congolaise », « Mythe fondateur » du peuple, « socle glorieux de la Nation », « Timonier », « Éclaireur », etc. Il incrimine, par contre, « génocidaires », « incendiaires maniaques », « mammouths de la conspiration internationale », etc. dont il est aisé de saisir le lien avec les guerres du Congo. Les termes de « fosses communes » et d’« anthropophagie » contenus dans la strophe suivante dissimulent mal l’allusion aux charniers hutu et congolais imputés au Rwanda et au cannibalisme (vrai/faux) perpétré à l’endroit des Pygmées par les troupes du MLC. 

Nos pourfendeurs, en fossoyeurs patentés, festoient

Au grand dam de notre peuple

Ils célèbrent la bamboula autour des fosses communes

L’anthropophagie s’agrémente de force alcool

p. 85

En des termes explicites, Mova dénonce la trahison des « anciens alliés » (p. 130), « seigneurs de la guerre » (p. 133) par excellence, « pyromanes » (p. 129), « pilleurs par vocation » (p. 130), « envahisseurs » (qui) « n’infligent qu’humiliations, mort, sang / et désolations » (p. 161). Il se lamente sur l’invasion dévastatrice du pays :

Nos terres aujourd’hui occupées

Sont souillées et blasphémées

Les pieds de ces étrangers

Venus en conquérants

Frappent notre sol

Comme des massues

p. 161-162

Dans un long poème, « Goma mon amour », le plus étiré du volume (p. 178-186), Mova déplore le double désastre de la ville lacustre engloutie par l’éruption volcanique et l’occupation du pays voisin :

Aux atrocités des longilignes

Se substituent les inondations et les secousses sismiques

Après les viols

Après les vols

Après les massacres

L’hécatombe vient du ciel et de la terre.

p. 181-182

À son tour, l’artiste militant prend soin de ne pas désigner nommément le « monstre », mais à partir du trait physiologique de « longiligne », tout lecteur sait qu’il s’agit du Rwandais, plus précisément du Tutsi[9]. Il salue, en revanche, la dignité stoïque des concitoyens de Goma privés d’endroit de refuge face à ces « désastres interrompus et systématiques », attitude qui contraste avec la nature inhospitalière et ingrate des Rwandais (« Gisenyi, c’est nulle part pour eux / Ils préfèrent retourner brûler vifs / Avec leurs terres endolories » (p. 185).

Dans un poème isolé primé au niveau international, « Ci-gît, pygmée », Lye Yoka élève « une voix des sans-voix pygmées »[10]. « Damné de la terre » africaine, marginalisé, au niveau continental, par l’histoire et oublié de tout temps par l’État congolais, le Pygmée se retrouve, « en bête traquée », au premier rang des victimes des guerres congolaises. Toutefois, de sa plaie cicatrisée à l’aune de son martyre séculaire et temporel, murmure une âme stoïque de pardon transcendantal :

Mon nom pygmée est cache-misère

Mon pays est jungle

Ma vie est ivresse

Zombi vagabond et fou

Je revendique tous les paradis perdus.

Hier, femme à moi déchiquetée, violée

Ils ont fait ma femme leur femme.

Aujourd’hui, enfants à moi cannibalisés

Leurs coeurs arrachés jetés aux chauves-souris.

Outre-tombe, ma mémoire est en bouillie

Mais mon coeur ne souffre plus

Et pardonne …

Il serait opportun de noter, s’agissant du genre poétique, la parution récente d’une anthologie éditée par l’écrivain-journaliste-universitaire Charles Djungu-Simba K., Voix du Congo (Bruxelles, Le Cri Édition, 2011)[11]. La diversité de ce « florilège » de 32 entrées sommaires (une ou deux pages en moyenne) se manifeste à plusieurs niveaux : la distribution des auteurs « sans frontières » varie entre ceux du pays et ceux de la diaspora; entre les Congolais « de naissance » et ceux expatriés « de coeur »; entre ceux majoritaires qui utilisent le français et ceux minoritaires qui utilisent l’anglais (un contributeur) ou chacune des quatre langues « nationales » (lingala, kikongo, ciluba et kiswahili); bien plus, trois voix féminines se mêlent à la majorité des voix masculines; les auteurs appartiennent à des catégories diversifiées en termes de génération, de formation, de profession et de profil littéraire; enfin, un guitariste-compositeur (Lutumba, alias Simaro Masiya, réputé comme le « poète de la musique congolaise ») participe avec sa chanson populaire « Mabele » à ce concert unique de poésie.

Tous les poèmes chantent, comme le note Djungu-Simba (p. 8), « le Congo dans tous ses états, accommodé à toutes les sauces : du gâteau léopoldien à l’empire du silence, du chaudron de l’indépendance cha-cha-cha au bal des dictatures et pillages, de l’équipée interminable de guerres de prédation aux incantations de pseudo-libérations ». Toutefois, d’un bout à l’autre, résonnent des voix qui à la fois s’assimilent les unes aux autres et se métamorphosent. Et le préfacier Lye M. Yoka de souligner le fait qu’« en fait d’inspirations justement, tous les poèmes gravitent finalement autour d’un pivot : le Congo. De façon presqu’identique, les chants commencent par des couplets d’allure élégiaque, douce-amère et nostalgique pour s’épanouir en soleils d’espérance » (p. 11-12). En d’autres termes, malgré la thématique redondante de la pauvreté, de la misère, de l’enfer des guerres, de la corruption et de la démission de la classe dirigeante, voire de l’angoisse de la diaspora congolaise confrontée au dilemme d’un long voyage au retour incertain, le volume exprime deux sentiments discrets : d’une part, l’attachement profond au pays, que la voix du poète surgisse de la terre natale ou de l’extérieur; d’autre part, le rêve constant de ce qu’un Pius Ngandu Nkashama appellerait « citadelle d’espoir » ou avènement d’une « terre nouvelle »[12]. D’où cette idée corollaire de Yoka à propos de ce volume :

Survenant en même temps que le cinquantième anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo, cette anthologie se présente comme un chant de ralliement, d’hallali, choeur de poètes sans frontières, solidaires d’une même vision : la renaissance urgente du Congo dit « démocratique.

p. 15-16

Théâtre

Dans le domaine dramatique[13], une oeuvre a retenu mon attention, à savoir la pièce de Fabien-Honoré Kabeya Mukamba, Anifa ou même en enfer (Lubumbashi, Éditions Cathel, 2001). Son leitmotiv est visiblement l’occupation rwandaise dissimulée derrière le RCD. C'est sans doute Paul Kagame ou tout dirigeant, officier ou conquistadore rwandais ou « rwandophone » qui parle dans la voix exaltante, enivrée, du « Commandant » (« monologuant »):

La guerre! La guerre c'est beau! Rien sur cette terre ne me procure tant de bonheur que la guerre. Pendant la guerre tout est gratuit. C'est le moment des orgies et des libertés. (…) Je suis le roi, non, je suis un dieu. À ma volonté personne ne résiste. Je déplace les bornes des frontières. Je transplante des populations entières. J’enterre vivantes des femmes enceintes. Je m'approprie des mines d'or et de diamants. Je monte les fils contre leur père et les filles contre leur mère. Je fais trembler les riches. Je fais danser les infirmes. J'organise, j'organise même des combats entre aveugles. (…).

p. 35

Et l’héroïne Anifa de lui opposer dans une autre scène, professant ainsi le sentiment de révolte commun des Congolais: « Conquérant? Vous n'êtes que des vulgaires envahisseurs, des assoiffés de sang! Des êtres cupides attirés par les immenses richesses de notre pays. Sachez que vos jours sont comptés » (p. 38).

Prose

Dans la littérature de guerre congolaise en prose, j’ai retenu, comme corpus, deux oeuvres de Lye Yoka, deux recueils de nouvelles, deux récits d’auteurs ex-kadogos (enfants-soldats) et cinq autres écrits d’auteurs divers.

Le premier ouvrage de Yoka, Kinshasa : carnets de guerre (Chroniques des années de feu et de sang) (Kinshasa, Éditions Universitaires Africaines, 2005), est centré sur les guerres de « contre-libération » menées à partir d’août 1998 sur plusieurs fronts pour renverser Kabila. Ces « chroniques » s’étendent jusqu’au 31 décembre 2003 et intègrent plusieurs faits qui ont marqué la vie politique et sociale nationale et kinoise. Il met en relief l’animosité congolaise, la haine anti-tutsie qui s’ensuit, les représailles du « collier » (la victime, arrosée d’essence, se consume en portant un pneu autour du cou), la vindicte populaire qui frappe plus d’un innocent. Tout ennemi, toute gueule non sympathique est rwandaise, tutsie.

À l’origine un feuilleton en 12 épisodes radiophoniques, l’autre volume de Yoka, La guerre et la paix de Moni-Mambu « Kadogo » (Kinshasa, Médiaspaul, 2006), participe indirectement de l’épopée kadogo, mais le message principal proposé par l’auteur est celui de paix. Le héros Moni-Mambu est, d’après le mot de son créateur, « déterminé à se reconstruire et à reconstruire ». Yoka crie partout la révolte et la conscience nationale patriotiques, mais dans ce dernier récit, charriant un idéal de paix, de pardon et de repentir, il distille un humanisme touchant. Loin de son âme l’idée de couler ou soigner cette révolte dans un cri de haine, de vengeance ou même d’auto-destruction. Loin l’idée de prêcher la morale biblique de la loi du talion. Une fois démobilisé, le protagoniste, un ancien enfant-soldat, s’engage dans une quête à rebours de Kinshasa à son Kivu natal, « voyage qu’il veut à la fois rédempteur et purificateur » et qu’«il accomplit avec lucidité ». « René » - au sens latin de « renatus » ou anglais de « born again » - par la force spirituelle d’un repentir, Moni-Mambu se réconcilie avec lui-même, avec Dieu, avec la société et avec une de ses anciennes victimes de viol, Dada Nyota, ancienne malade mentale boyomaise qu’il épouse à la fin de l’histoire et désormais source de sa paix intérieure, de son bonheur et de sa prospérité sublimes. 

Dans le même sens de la dichotomie paix-guerre, le récit de Julien Kilanga Musinde, Jardin secret (Paris, Acoria Éditions, 2010) [14] confronte deux personnages aux visions bipolaires sur la libération et le renouveau du pays (la République des Tropiques) : le Commandant Mukalamusi, seigneur de la guerre et partisan de la violence, chef des rebelles s’introduit, en compagnie de la belle Safi, dans le « jardin secret » de Mwanda, universitaire de haute stature nationale et internationale, intellectuel serein commis, dans ses réflexions et son action, aux idéaux de paix et de dialogue.

En fait de prose, le silence de la guerre de la part des écrivains congolais a été également rompu par deux recueils de nouvelles qui présentent, à une distance de quatre ans et de plus de deux mille kilomètres, plusieurs traits communs : il s’agit de textes auréolés à l’issue d’un concours littéraire précédé d’un « atelier »; la plupart des auteurs sont des jeunes (autour de la trentaine-quarantaine) qui esquissent leurs premiers pas littéraires; le thème majeur s’avère « la guerre »[15] et les transformations de la vie nationale, urbaine et rurale au lendemain du mobutisme.

Dans le recueil édité par Lye Yoka, La tourmente. Nouvelles (Kinshasa, Calmec, 2005), une des images typiques des monstruosités de la guerre est un personnage de la nouvelle de Kazadi Ngeleka (p. 121-130), la « femme-loque », une diplômée d’université folle qui débite des ordures pour défier les dépositaires du nouvel ordre politique, militaire et religieux à Kinshasa. Elle a été traumatisée à l’extrême par des crimes perpétrés contre sa famille et elle-même à Kisangani, lors de la « libération » de la ville par les rebelles. Elle oppose notamment à l’Abbé vicieux (comme l’ensemble du clergé « par-ci par-là plein des gosses »), microcosme de la « société-ordure » : « Je suis ordurière. Femme-loque. Ordure. Ordure de la société d’ordures ! La nôtre. La vôtre. La société-ordure » (p. 123).

Pascal Nsenga (« Adieu, mon village », p. 157-169) fait également allusion aux pratiques rebelles et maï-maï sauvages de trancher la tête et le sexe de l’ennemi et de les porter comme trophées.

La terre cokwe de la nouvelle d’Olivier Sangi (p. 131-140), censée abriter l’union et l’intronisation du protagoniste et de « Mwana Tshisola » / « Mwana Phwo », « la fille de mon oncle », devient le site tragique de cruautés innommables opérées par l’Armée qui dévaste la région. Le récit se termine par un tableau de massacres, de viols, d’enterrement de femmes vivantes, etc., pratiques communes des mouvements de « (contre) libération ».

L’épopée kadogo, évoquée ici et là, apparaît sous des couleurs disparates. Si la gent d’enfants-soldats jouit de l’accueil triomphal global de l’Alliance dans la capitale du cuivre et réalise des exploits dans le récit de Jeanne Nkomba (« Sauvé par la guerre », p. 141-150), elle est décriée dans l’écrit de Carlo Ngombe (« Le bouc émissaire », p. 111-130) pour sa manie de gâchette facile, cynique et sadique, son sens d’irrespect de la vie humaine justifié par la « routine africaine » sanguinaire. Sous la plume de Pascal Nsenga, les enfants-soldats sont plutôt l’objet de commisération, coincés qu’ils sont dans l’étau d’une double tragédie : tueurs et témoins de cruautés sauvages, ils constituent une « bombe à retardement », alors que leur place est à l’école (p. 165).

La guerre peinte dans ces nouvelles et d’autres a pour nom explicite, au propre, affrontement entre diverses forces; mais, au figuré et dans un sens élargi, misère[16], chômage, salaires impayés, irréguliers et dérisoires, inflation, constante vie de galère réglée désormais « même plus au taux du jour, mais au taux de l’heure »[17], d’après le juste mot de Gratien Kitambala (« Je la tuerai », p. 105-110), impuissance des parents totalement démunis qui pousse un Mambu à « disparaître », à force de désespoir et de honte de mener une vie de mendiant.

La guerre signifie aussi mille et une réalités congolaises quotidiennes durant les règnes de Mobutu et des Kabila Père et Fils. C’est la conjoncture pénible à Kindu, microcosme de la vie urbaine, du train-train des creuseurs et des trafiquants des minerais précieux (Jean-Robert Kasele, « Une heure du matin », p. 69-80). C’est le cauchemar ressassé du régime de Mobutu et du Parti-État, « gouffre sans fond » par excellence de la déréliction, « où ruisselle la source des adultères, des viols, des vols, des gabegies . . . et des sacrifices suprêmes – l’auteur évoque l’existence mystique et mystérieuse de la Prima Curia (Norbert Mpoyi, « La chambre interdite », p. 99-104). C’est le problème crucial du transport public à Kinshasa « La Belle » devenue « La Poubelle »; la lutte quotidienne dans une ville dont le nom fictionnel d’origine lingala traduit fidèlement l’identité : « Etumbaville », la ville de la guerre, du combat, de la bagarre. C’est la caricature d’un pays ( « Nzaditracie », une parodie satirique de l’«Authenticité » mobutienne?) laissé à la merci de la dictature, de l’indolence et de la destruction collectives, « pays de dictaturables plus encore que de dictateurs », pays de « petits Désirés » (du nom original du Président Joseph-Désiré Mobutu), pays de la « dictitude » (p. 47) ou dictature institutionnalisée, la caricature d’un « méga-village hâtivement surnommé ville de ces cailloux surnommés personnes humaines » (p. 63-64). C’est le problème tout aussi crucial de la santé – une catégorie de malades de l’Hôpital Général est désignée en termes de « sidéens de notre Mouroir national » (p. 29) (Pierre Mujomba, « Silence de mort », p. 21-67).

La guerre, c’est le drame non moins vital des shégés, enfants de rue illustrés par la plume de Yoka (« Prince de sable », p. 15-19)[18] et autres catégories marginalisées de « sans », de « colonnes de sans-culottes, de sans-le-sou, de sans-grade, de sans-papiers, de sans-domicile-fixe » (p. 15) auxquels s’ajoute le lumpenprolétariat de « londonniennes » (filles de joie) et de « bongolatrices » (cambistes du marché noir).

Dans ce recueil, une nouvelle m’a frappé par son refus de conformisme : « le fugitif » tutsi Bisimana de Willy-Claude Tshimbalanga (p. 151-156) est miraculeusement sauvé par le rebelle hutu Satanos à la frontière de Goma-Gisenyi. Ennemi juré du peuple tutsi, ce dernier a, du reste, de la peine à retenir ses larmes à propos du drame de son pays. On rencontre un scénario analogue dans un fascicule de Marius Nshombo, Quand un enfant s’en mêle. Mémoires d’une guerre en cours (Kinshasa, Médiaspaul, 2007). Le héros est un petit enfant civil qui palliera à la monstruosité des hostilités des groupes antagonistes (Tutsis versus Hutus et Congolais versus Rwandais) ainsi qu’à l’impuissance ou l’indolence des institutions établies, qu’il s’agisse du Gouvernement, de l’Église ou des Forces de l’ONU. Il sera, avec l’aide d’un « bon samaritain » tutsi, la source de salut d’un Hutu lynché par ses frères extrémistes.

L’autre recueil de nouvelles considéré, Les terrassiers de Bukavu. Nouvelles a été initié et édité sous la direction de Charles Djungu-Simba (2009). À part quelques allusions furtives au régime de Mobutu, tous les textes, dus exclusivement à des auteurs bukaviens, illustrent l’apocalypse afdélienne et post-afdélienne, les couleurs apparemment trompeuses du régime kabiliste (Kabila Père et Fils), les désenchantements des mouvements respectifs de « libération » et de « contre-libération ». Ils peignent de manière obsessionnelle une continuité de fantômes qui ont pour noms, de Mobutu aux Kabila, misère, servitude, hécatombe, tourmente, anarchie, corruption, viol des droits de l’homme et du citoyen, absence d’État de droit, dictature, démission de l’État et prolifération de faux prophètes ou anti-Christ. Dans le même sens, corrélativement à la guerre, le préfacier Justin Bisanswa y voit, usant d’oxymoron (« la parole du silence »), « lutte de classes, misère, conflits de classements, émergence de groupes nouveaux, montées foudroyantes, déchéances brutales et parfois mortelles » (p. 29).

Les complaintes abondent en divers attributs néfastes des « voisins » qui introduisent au Congo leur « culture de la machette », qui humilient, dès l’aube des victoires afdéliennes, le peuple congolais par des pratiques condescendantes et coloniales, impériales de fouet, de crachat dans la bouche des citoyens, de mépris viscéral à l’endroit des Congolais, considérés comme de purs bichuchu (idiots); dont l’histoire est jonchée de génocides et contre-génocides, de crimes inqualifiables de Kasika, Makobola, etc.; qui instaurent une « démocratie » sui generis, afdélienne, c’est-à-dire sanguinaire, oppressive, dévastatrice, de « terre-brûlée » et de pillage; qui sont à l’origine d’un autre fléau, à savoir « la soldatesque onusienne », la MONUC, à première vue impressionnante et prometteuse, mais en réalité plus encline à l’amour qu’à la guerre, surnommée « Monique » à la suite de son impuissance, de ses abus – y compris la pédophilie, le trafic des drogues et des matières précieuses, la luxure – et de son caractère catalyseur lugubre, cynique, sombre (« No Nkunda, no job !»).

Ce discours, mi-chronique mi-fiction historiques, serti de « jérémiades » persistantes (lamentations fondées dans ce cas), s’avère une aubaine de prise de parole au confluent d’un désir d’affirmation d’identité, de revanche ou de vengeance, d’un « devoir de témoignage » et d’hommage et d’un besoin réel de « catharsis », de « défoulement » au sens bien psychanalytique du terme. Ainsi se justifie la prétendue xénophobie ou animosité d’auteurs kivutiens et congolais à l’encontre des Rwandais et des rwandophones. Cette hostilité (à hostilité, hostilité et demie) se lit notamment dans la péjoration des noms et métaphores et/ou l’ironie relatives à ces derniers : « Nilotiques », « Petitois », habitants d’un « petit pays » et locuteurs de « petitois », mais morphologiquement « longs » et opposés aux « Grandinais », habitants d’un « grand pays », parlant « grandinais », mais « courts ». À propos du phénomène rwandais, les auteurs de ces nouvelles fustigent l’impérialisme déraisonné du « crapaud qui rêve d’avaler une vache », tout en tournant en dérision ses imperfections linguistiques, notamment la tendance à rouler, faire vibrer la latérale « l » en « r »[19] et en dénonçant ses stratégies d’extrême violence (« culture de la machette » assortie à l’art de l’empoisonnement, le tristement célèbre karuho).

Dans ce décor apocalyptique, les auteurs veillent à honorer les héros de la résistance congolaise (incarnée dans le jeune trio de « Bagdad » (Bagira) Passy-Harry-Nando, à l’opposé de Judas/Timon) et « des figures emblématiques de l’héroïsme et du patriotisme, comme celle de Mgr Christophe Munzihirwa », les « Maï-Maï / Water-Water ou l’eau-l’eau » (Pombepombe, « mythiques guérilleros » sous la plume d’un auteur).

Il existe déjà une « littérature kadogo », écrite par ou sur d’anciens enfants-soldats dont je propose un échantillon de trois ouvrages[20].

Les récits de Lucien Badjoko, J’étais enfant-soldat (Paris, Plon, 2005) et de Josué Mufula Jive, Enfant de guerre. Souvenirs d’un ex-Kadogo (Kinshasa, Médiaspaul, 2006) exhibent bon nombre d’analogies, notamment l’âge, les racines sociales et les motivations d’enrôlement des deux acteurs-auteurs. Badjoko a onze ans et Mufula douze ans à l’heure de leur enrôlement volontaire. Ils viennent tous deux de familles relativement aisées. À part leur fascination d’innocence enfantine, leur principal mobile d’enrôlement au sein des troupes de l’AFDL est d’ordre patriotique, à savoir la libération du pays de la dictature de Mobutu et de la tyrannie de l’Armée. Témoignent, par exemple, de leur candeur, leurs aveux à propos de l’attrait de l’uniforme militaire et de l’impact des films d’action et de guerre du style Rambo. La plupart des Kadogos, notent les deux auteurs, sont aussi alléchés par les discours nationalistes, révolutionnaires et démagogiques de Mzee Kabila et des officiers de l’AFDL : au bout de la victoire se trouvent la chute de Mobutu et, pour le devenir kadogo, une perspective scintillante de bourse d’études, de formation militaire de haute qualité à l’étranger, de brillante carrière d’officiers. Toutefois, plus d’un enfant endosse l’uniforme par pur esprit d’aventure ou d’opportunisme réaliste, par quête d’argent pour parer à la misère personnelle et familiale. Devant un traitement dur, surtout dans le camp d’entraînement, devant plusieurs atrocités du front et un danger de mort, la mère, le plus souvent abandonnée secrètement ou à corps défendant, est appelée à la rescousse (Badjoko, p. 24). C’est l’innocence enfantine absolue qui s’exprime à travers certains Kadogos qui, lors de la perception de la première solde, s’offrent à côté ou à la place d’« une grande fête avec de l’alcool et des femmes », « des voitures télécommandées et des jouets » (Badjoko, p. 93)[21].

Les kadogos-auteurs témoignent, à leur tour, des massacres de représailles perpétrés par leurs alliés tutsis sur les Hutus (militaires et civils confondus) ainsi que de plusieurs exactions qu’ils ont eux-mêmes commises ou auxquelles ils ont assisté. Partout domine un nouvel esprit sanguinaire dans des âmes adolescentes – « c’est vrai. Pour nous, confesse Badjoko (p. 60-61), la vie n’était pas sacrée ». Et le narrateur d’avouer à propos de sa première expérience de tuerie étendue de l’ennemi à ses propres compagnons d’armes désespérément blessés, malades ou fatigués: « La mort était partout. Tuer pour ne pas mourir d’abord et puis presque par plaisir ensuite. » Ailleurs, il écrit : « J’étais un tueur. Féroce » (p. 65). Après la démobilisation, il est encore hanté par l’ombre des personnes qu’il a atrocement torturées (p. 15).

Les deux récits sont jonchés de souffrances extrêmes qu’ont endurées les Kadogos dans leur longue marche (à pied !) du Kivu vers Kinshasa (quelque deux mille kilomètres) et après les nouvelles rébellions de 1998-1999. Ces souffrances ont conduit certains au suicide.

Au total, dans ces témoignages, les Kadogos n’ont connu que trois moments d’émerveillement : lors de leur enrôlement, dans les nimbes de leurs rêves attisés par les promesses fantasmagoriques de leurs dirigeants congolais; lors de la prise triomphale de la capitale, point culminant de l’héroïsme des « Kadogos-libérateurs »[22] et au cours des 14 ou 15 premiers mois de la « libération », avec une solde inhabituellement énorme et régulière de cent dollars par mois et la terreur à l’endroit de la population civile, inférieure (Badjoko, p. 82) et indisciplinée (conformément à une tradition dichotomique et séparatiste qui remonte à l’époque coloniale) et en mal de rééducation après 32 ans d’hébétude mobutienne (d’où le regain de la chicotte).

À la fin, le désenchantement et l’amertume se lisent dans leur voix devant la persécution liée aux manipulations politiciennes, le viol systématique des promesses reçues et l’abandon de la part du Gouvernement. En date du 18 décembre 2001, à peine 209 d’entre eux, dont les deux heureux auteurs, sont démobilisés (sur les quelque vingt ou trente mille de la légion d’origine). La plupart des Kadogos sont restés ou ont réintégré l’Armée; un bon nombre a gonflé les hordes des mendiants, des enfants de la rue et des handicapés ou mutilés laissés-pour-compte (Badjoko, p. 156). Ils sont hantés tour à tour par les sentiments du remords et du rejet familial et social. Très rares sont ceux, comme les deux auteurs privilégiés, qui ont retrouvé un équilibre dans la vie, renoué avec les études, la famille et la société. Badjoko (p. 155) déplore, à la fin de son ouvrage, « une guerre sans salaire (,) une paix sans prime ».

L’ouvrage d’Astrid Mujinga, L’odeur du sang. Roman (Huy, Les Éditions du Pangolin, 2009) malaxe plusieurs histoires croisées, mais le noeud en demeure l’itinéraire de Ben. Élève de quatrième année secondaire, mû par le changement, cet adolescent de Mbujimayi s’enrôle aussi Kadogo pour des raisons patriotiques. Au cours de sa dernière formation militaire de « cadet » à Kanyama-Kasese, il tombe amoureux d’Amina à qui il promettra le mariage, sera resté fidèle et dont la foi dans son amour et le patriotisme aura permis la survie lors de la bataille de Pweto inondée d’«odeur de sang ». L’auteur utilise le prétexte de ce récit pour atteindre un triple objectif : évoquer des pages de l’histoire congolaise, notamment la crise sociale et économique de la Transition, l’épopée de l’AFDL, le cauchemar du RCD et des rebelles-envahisseurs d’Inga, Bukavu, Pweto, etc; dénoncer, entre autres, l’invasion ougando-rwandaise et les cruautés institutionnalisées aussi bien rwandaises que congolaises (telle la vindicte populaire du « châtiment du collier »); stigmatiser certaines traditions et pratiques congolaises surannées (comme les rites de deuil dans les grandes villes, le sexisme et l’oppression de la femme, etc.).

Le dernier roman de Pius Ngandu Nkashama, En suivant le sentier sous les palmiers. Récit (Paris, L’Harmattan, 2009) étale « une vision hallucinatoire des horreurs de la guerre ». Le protagoniste a été frappé d’amnésie à la suite des tortures et du massacre subis par sa famille, scènes on ne peut plus douloureuses qu’il a personnellement vécues. L’ouvrage est parsemé de coupures de presse relatives aux horreurs des guerres congolaises.

Écrit sur le modèle des « pamphlets politiques » de Lye Mudaba Yoka[23], le « pamphlet » (sic, postface, p. 152) de Norbert XSon Mbu-Mputu, Les grenouilles incirconcis (Newport, Media Comx, 2008) participe d’un « devoir de mémoire », voire d’un « vrai devoir d’État » de dénoncer les crimes des guerres du Congo et d’honorer la mémoire des 5 562 318 victimes (p. 20) ainsi que de rendre hommage aux « populations qui sont restées avec des cicatrices indélébiles des Guerres » (p. 152). Le catalyseur en est une mission humanitaire effectuée par l’auteur à Lisala, en septembre 2001, et un incident, à savoir la rencontre fortuite d’un ivrogne du terroir qui insultait les rebelles en termes de « grenouilles » et d’« incirconcis »[24] - d’où le titre de l’ouvrage qui viole délibérément une norme d’accord grammatical. La voix funèbre de la population martyre et de l’écrivain cloue indistinctement au pilori « rebelles », « libérateurs » et même soldats gouvernementaux, autant de « criminologues », de « cancérologues », de « crématologues », de « rebellologues », de « guerrologues » et d’« exhumologues » (p. 61), « des aventuriers et des bandits de grands chemins » (p. 51) qui se réclament tour à tour de fausses « rébellions », « insurrections », « libérations », « démocraties »; autant d’« erreurs de l’histoire » (p. 143); autant de « culs-de-sac » (p. 141). Les cruautés de la guerre et les mirages du changement sont pareils, « du temps de Lueteta » (sic, p. 23) aux guerres de « libération » de 1996-1997 et de « contre-libération » de 1998. De Mobutu à (aux) Kabila, « il n’y aurait eu qu’un changement de chauffeur, le véhicule restant le même » (p. 159). L’auteur consacre de longues pages aux atrocités de ces guerres et à la misère extrême connue de la population du fait de ces conflits croisés.

Genres « mineurs » : bande dessinée et musique

Pour enrichir ce corpus, il m’a paru opportun de considérer dans un « genre mineur » qu’est la bande dessinée, à titre d’échantillon, l’oeuvre d’un écrivain congolais de la Diaspora, Pie Tshibanda[25]. D’entrée de jeu, l’auteur place son album sous le signe de la paix, du bonheur des Congolais, du respect des droits humains, de la culture démocratique et citoyenne à la fin de la Transition et à la veille des élections (2006). Il plaide avec une ferveur ardente la cause des enfants-soldats en vue de leur démobilisation. Les héros de l’épopée sont le jeune couple Makanda-Sonia qui se mobilise, de Bruxelles, pour mener un combat sur le front congolais, éduquer et libérer les enfants-soldats. Les horreurs des guerres sont notamment illustrées, au niveau microcosmique, par le drame de la famille de Makanda à Kisangani : maison endommagée, père tué, soeur violée avant d’être tuée et frères enrôlés de force comme « enfants-soldats ». Le comble de l’ironie et du paradoxe dans ces « guerres de libération » est que les dirigeants qui utilisent de manière inhumaine les enfants pour se livrer à la terreur, aux massacres, aux viols, aux vols et aux pillages de ressources minières, agricoles et autres, mènent une vie de luxe, de pachas en Europe. L’album est accompagné d’une « lettre ouverte » de l’auteur au Président de la République (nouveau vainqueur des élections) : une leçon de patriotisme et de bonne gouvernance à la classe dirigeante.

Dans sa thèse (à revoir, nuancer ou relativiser, désormais) de mutisme du discours médiatique qui accompagne la guerre, Lye Yoka (Ibid., p. 208) affirme que cette apathie affecte indistinctement « les artistes et les écrivains congolais, singulièrement kinois ». Dans le domaine de la musique populaire, un artiste de Bukavu, Aganze Premier dont la production a le vent en poupe à la faveur de la promotion de la culture traditionnelle locale – il danse et chante en mashi[26] – fait pourtant exception, notamment dans deux de ses chansons récentes (2008-2010). Dans « Dubul’engoma » (Battez tambours – instrument, entre autres, d’alerte en cas d’invasion et d’appel au combat), il évoque en ces termes le désastre du Bushi, sa région natale :

Les guerres qui se sont produites chez nous

Celles de ceux-là qui se repaissent des cultures (acquises)

Ont laissé des veuves et des orphelins

Ont laissé la famine et la maladie

Seigneur Éternel Toute-Grâce, donnez-nous la paix [27].

Variant autour du même thème de combat contre le joug rwandais, l’artiste shi ouvre sa chanson « Bibe ntyo » (Ainsi soit-il) avec un propos d’invocation :

Seigneur des Cieux Tout-Puissant

Donnez à votre serviteur et dirigeant de ce pays

La force et l’intelligence

D’éconduire ces ennemis

De la même manière que vous avez accordé la force à David votre serviteur

À Ruhongeka votre serviteur ainsi qu’à Ciraba fils de Nabushi. [28]

Plus mordant dans la suite, il énumère les crimes des monstres versés dans la culture de prédation et de terreur :

« Ils ont exterminé les vaches et les chèvres qui étaient chez nous

Ils ont exterminé les moutons et les poules qui étaient chez nous

Ils ont pillé tout le Bushi et même (violé) le Bwami (Cour Royale)

Ils ont mis à sac les réserves de vivres et les greniers qui étaient chez nous

Souverain Céleste, nous vous prions

Écoutez-nous dans notre détresse

Et libérez-nous d’eux

Seigneur, nous vous en supplions. »[29]

Quatre faits, entre autres, sont évidents dans la voix éplorée de l’artiste kivutien : la triple invocation de Dieu, des ancêtres et des rois du terroir, valeurs suprêmes de la culture shie; l’évocation explicite des crimes de la guerre, notamment les massacres, les pillages et la terreur; le fait apparemment paradoxal d’éviter de désigner nommément le monstre; la révolte invitant à la solidarité et à la résistance[30]. Fort emblématique est l’air de défi et d’optimisme avec lequel il scelle la chanson « Nduluma », c’est-à-dire « Rugissement » (le titre même de son dernier album aux couleurs d’une métaphore fort expressive). L’artiste voue aux mêmes gémonies les « ennemis » jurés de la région et de la nation et leurs complices ainsi que tous les concitoyens indignes et parjures : « trébucheront » dans un même gouffre infâme « ennemis … rebelles … corrompus/prédateurs voraces … malhonnêtes/comploteurs … et malfaiteurs » de tout bord[31].

Conclusion

Bien que le discours sur la guerre soit présent dans la production poétique et dramatique, la fiction (roman et nouvelle) et le récit autobiographique dans le cas des anciens Kadogos sont les genres de prédilection de la littérature congolaise contemporaine de la guerre. Au-delà de leur caractère et de leur valeur variables, dans l’ensemble, les écrits se prêtent à une lecture plurielle : comme chroniques de mémoire collective répondant à un besoin, sinon un devoir de témoignages d’expériences douloureuses de la guerre; comme action de défoulement, de catharsis au sens psychanalytique du terme; mieux, comme une « discursivité cathartique », pour utiliser le mot adéquat de Pius Ngandu (Guerres africaines, p. 15); comme « part au rendez-vous esthétique de l’horreur », selon l’expression d’Alexie Tcheuyap[32]; comme discours critique de démystification des mythes de libération et de contre-libération; comme paroles de résistance patriotique et/ou d’intériorisation de la révolte et de la honte suscitées par l’occupation ou la mainmise rwandaise et ougandaise ; comme mosaïques de réalités sociales et politiques congolaises (réalités le plus souvent amères); comme variations de la « Radio Trottoir » souffrant de la maladie d’« intox »; comme appels à des valeurs humaines et citoyennes; dans le cas spécifique de la littérature « kadogo », tour à tour, comme épopée d’un monde adolescent ou thérapie de « la mémoire soufferte des enfants », selon l’expression de Pius Ngandu Nkashama (ouvrage cité, p. 4 couverture)[33]. Ici, l’on pourrait faire un rapprochement avec certains écrits et films récents sur les enfants soldats. Je songe notamment au film[34] et à l’ouvrage d’Emmanuel Jal déjà évoqué War Child et au film Ezra. La première double oeuvre est un récit autobiographique de l’expérience de la guerre civile du Soudan. Ancien enfant-soldat, Jal se transforme en messager de la paix; du kalachnikov ou d’instruments qui sèment la mort, il utilise désormais l’écriture et la musique pour prêcher la paix, la réconciliation et l’amour dans son pays et le monde[35]. Quant à Ezra[36], film qui illustre le drame de la guerre civile sierra-léonaise, le protagoniste Ezra ne peut guérir des blessures de la guerre que par le processus d’aveu multiple, s’il s’avoue à lui-même et avoue à ses victimes ainsi qu’au public ses crimes - il a mis à feu son propre village et subi et commis plusieurs atrocités.

Sur un autre plan, il serait erroné de réduire cette littérature congolaise post-mobutienne à une dimension « apagogique », de complainte de souffrances de source intérieure et extérieure, de dénonciation d’abus, de turpitudes, de cauchemars et d’atrocités multiples. Aux lamentations éplorées, voire désespérées et à la honte du parricide et du fratricide ou de l’impuissance, de la défaite devant le « frère-ennemi » et la communauté internationale complice ou indifférente, et au-delà des vicissitudes et des tribulations quotidiennes de la pourriture et de la décadence croissantes, survivent une somme de sentiments inattendus : la joie de la vie, voire de la survie (« article quinze » ou débrouille congolaise oblige), le rire, l’humour, même noir, grinçant dans certains cas, l’amour inaltérable d’une patrie meurtrie, la foi dans la construction ou reconstruction d’un Congo libre, uni, stable, digne et prospère, état démocratique et de droit. D’où le constat de Yoka, en ce qui concerne les « voix du Congo » dans la récente anthologie de poésie de Djungu-Simba, constat qu’on peut élargir et appliquer dans une certaine mesure à l’ensemble de la littérature congolaise moderne. D’où, par conséquent, la nécessité de revisiter ou nuancer, à la lumière de la considération suivante, certaines thèses admises à propos de l’écriture congolaise : « Ici les thématiques, mêmes les plus sombres au départ, finissent par irradier l’espérance. (…) On est loin (…) de la littérature d’expression française entre 1970 et 1990 si « apagogique », si noircissante, si « afro-pessimiste » (Voix du Congo, p. 15).