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Vice, travers, tare, atavisme sont traqués et combattus, durant la seconde moitié du xixe siècle, par de nombreux médecins et criminologues qui analysent les hommes et les femmes à partir de grilles anthropomorphiques. Pensons, pour ne nommer que ceux-là, aux travaux de Cesare Lombroso et notamment à ses ouvrages L’homme criminel et La femme criminelle et la prostituée, mais aussi aux études du phrénologue Adolphe Desbarolles ou, plus tardivement, du docteur Edgar Bérillon[1]. Désormais, plus rien ne semble échapper à l’oeil du savant : il mesure et pèse l’homme dans son entier, et en parties ; il classe les individus par sexe et par catégories sociales, il détecte les anomalies. Ce positivisme doit beaucoup à Georges Cabanis qui, en étudiant dans son Traité du physique et du moral de l’homme (1798-1799) les rapports entre la physiologie et la vie psychique et sociale, démontre l’influence de l’une sur l’autre. L’impact de l’ouvrage de Cabanis sera considérable sur les médecins de la première moitié du xixe siècle qui, à partir de cette lecture, se doivent de repenser, tout en les élargissant, leurs espaces opératoires. De plus en plus, le profil du bon médecin condense les pratiques du docteur, du psychologue et du sociologue[2]. Dans la foulée de cet intérêt pour les relations entre le physique et le moral, l’Essai sur la physiognomonie et l’Art de connaître les hommes par la physionomie de Lavater, dont les traductions françaises paraissent de 1781 à 1804 pour le premier ouvrage et de 1806 à 1809 pour le second, connaîtront un succès équivalent. À partir de 1838, la troisième réédition de La physiologie du mariage ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal de Balzac chez Charpentier qui inaugure la collection en couplant ce texte avec la Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante[3] de Brillat-Savarin lance la mode en littérature des Physiologies[4]. Celles-ci n’hésitent pas à parodier les physiologies scientifiques[5] en jouant avec la méthode classificatrice de la zoologie contre la vision organique de la physiologie médicale et sociale du temps. Le naturalisme mettra fin pour un temps à ce vent parodique en revenant à des considérations franchement plus physiologiques[6] et supposément scientifiques.

Durant la guerre franco-prussienne de 1870, un usage politique et idéologique fut fait de certaines théories physiologistes, notamment, on s’en doute, celles qui définissaient l’ennemi. Les différents discours contre ce dernier qui feront rage jusqu’à la Première Guerre mondiale s’échafaudent à partir d’élaborations scientifiques douteuses, qui relèvent également d’un imaginaire historique et d’une rhétorique qui s’appuie sur une forme de sacralisation de la guerre. En septembre 1870, Auguste Blanqui n’ira-t-il d’ailleurs pas jusqu’à appeler à la « Haine sainte » dans son journal La Patrie en danger ? Un journaliste du Petit Journal en date du 30 août 1870 aspire quant à lui à une guerre des rues et la bénit : « Nous voulons [cette guerre], nous les enfants de Paris, nous la demandons, et, d’avance, nous la bénissons, […], car c’est là que ce flot de barbares viendra s’abattre, haletant, et c’est contre elle qu’il se brisera, impuissant et las[7]. »

Guy de Maupassant a tout juste vingt ans quand la guerre franco-prussienne éclate ; appelé comme soldat, il sera « affecté à la 2e division à Rouen et attaché au bureau de l’Intendance divisionnaire[8] ». À lire les différents récits qui traitent de cette époque tragique, il semble que l’écrivain retient surtout que la guerre mène les hommes, dominants et dominés, à la barbarie. Celle qui est décrite dans les nouvelles Boule de suif, Saint-Antoine, La Mère Sauvage et Le Père Milon ne ressemble en rien à celle, sanglante, décrite par Émile Zola dans La débâcle où l’horreur du combat mue les hommes en « bêtes humaines » pour reprendre une expression chère au père du naturalisme, même si la cruauté du geste vengeur de la Mère Sauvage, qui va brûler vif les quatre jeunes soldats allemands qui dorment dans sa grange, ou encore la violence froide du Père Milon qui assassine seize soldats prussiens pour laver la mort de son père et de son fils, ne cèdent en rien à la sauvagerie des batailles de Sedan. Néanmoins, la barbarie, notamment dans Boule de suif et Saint-Antoine, est plus sournoise, car elle trouve sa justification non seulement dans le droit à la riposte et à la légitime défense qu’instaurent les temps de guerre, mais aussi et surtout dans une morale bien-pensante pétrie d’idées reçues, qui masque bien faiblement une pleutrerie et une mesquinerie dont seraient dotés tout autant les Français que les Prussiens — et dans les textes qui nous occupent, surtout les Français. Bien que de manière générale, ces tristes qualités apparaissent dans l’économie romanesque de Maupassant comme les moteurs puissants de la condition humaine, elles sont dans Boule de suif et Saint-Antoine particulièrement exacerbées. Cette parenté d’âmes entre occupés et occupants peut paraître tout à fait étrange, voire incongrue, dans des nouvelles qui ont pour objectif de traduire l’occupation allemande, mais comme l’explique Maupassant écrivant à Flaubert à propos de Boule de suif qui parut dans le collectif Les soirées de Médan :

Nous [sous entendu, Zola, Hennique, Céard et lui-même] n’avons eu, en faisant ce livre, aucune intention anti-patriotique, ni aucune intention quelconque ; nous avons voulu seulement tâcher de donner à nos récits une note juste sur la guerre, de les dépouiller du chauvinisme à la Déroulède, de l’enthousiasme faux jugé jusqu’ici nécessaire dans toute narration où se trouvent une culotte rouge et un fusil. Les généraux […] sont simplement des êtres médiocres comme les autres, mais portant en plus des képis galonnés […]. Cette bonne foi de notre part dans l’appréciation des faits militaires donne au volume entier une drôle de gueule […]. Ce ne sera pas anti-patriotique mais simplement vrai[9].

Au-delà de l’injonction naturaliste de faire « simplement vrai », il n’en reste pas moins que Boule de suif et Saint-Antoine, qui représentent respectivement une bourgeoisie et une paysannerie françaises pleutres et soumises, sont deux nouvelles n’épousant pas le patriotisme français des années 1880, qui ne décroît pas depuis la guerre. Et pour cause, les Français gardent les yeux rivés vers l’Alsace et la Lorraine tout en rêvant d’une revanche contre l’Allemagne, l’amputation de la France entretenant une haine vive contre ce pays.

Notons que le peuple allemand était déjà bien avant l’invasion prussienne, comme le remarque l’historien Guy Bechtel, « la race la plus injuriée, la plus maltraitée d’Europe[10] ». Il suffit pour s’en convaincre de lire un extrait de l’ouvrage d’Adolphe Desbarolles paru en 1866, Le caractère allemand expliqué par la physiologie, dans lequel, à l’aide des théories de Lavater et celles de Gall, le phrénologue assure que les « pommettes très-saillantes qui forment un des traits distinctifs de la race allemande, [est le signe d]’un type d’égoïsme et de méchanceté, [un autre] signe infaillible, c’est la largeur de la mâchoire. [Par ailleurs,] [leurs] tempes creuses annoncent la susceptibilité, la rancune. [Et] [leurs] oreilles plates révèlent la mélancolie, le soupçon, la défiance[11]. » Toutes ces constatations lui permettent de résumer le type allemand en ces termes : il a

les cheveux blonds, les yeux bleus et noyés, vagues et faibles, abrités derrière des lunettes, les joues molles et blêmes, les dents mauvaises, le menton fuyant, les épaules épaisses, le ventre gros, la poitrine étroite et le teint plombé. [Aussi les Allemands ont-ils une proportion à] la vie végétative, le dédain de la propreté, l’amour du repos, l’horreur des tracas domestiques, la passion du bien-être matériel, sans trop de délicatesse dans le choix, pourvu qu’ils s’en approchent sans peine[12].

De 1870 à 1914, la détestation s’amplifie. Blanqui, toujours dans La Patrie en danger, explique la soif d’expansion territoriale des Allemands en s’appuyant sur un trait physiologique particulier, selon lui : « le Seigneur a marqué la race germanique du sceau de la prédestination[.] Elle a un mètre de tripes de plus que la [race française][13]. » L’Allemand, à le suivre, serait donc un affamé perpétuel. À la même époque, l’historien Ernest Lavisse qualifie quant à lui les Allemands de « Gargantuas », car ce sont des « êtres voraces, tout voisins de l’animalité[14] », dont la malpropreté est rebutante et l’odeur nauséabonde[15]. D’autres, comme l’essayiste Paul de Saint-Victor dans son ouvrage Barbares et bandits, n’auront de cesse d’insister sur la cruauté et la bestialité native[16] de ce peuple en alléguant des causes historiques nombreuses, allant jusqu’à convoquer comme exemple les invasions barbares du ive siècle. Mais celui qui ira le plus loin dans cet acharnement à démontrer la sauvagerie et l’infériorité des Allemands est sans nul doute le docteur Edgar Bérillon. Dans La psychologie de la race allemande d’après ses caractères spécifiques[17], il développe, à la suite du phrénologue Adolphe Desbarolles dont il s’inspire fortement, ses théories sur les différences morphologiques entre les Allemands et les Français, différences qu’il imagine comme étant zoomorphiques. Le médecin désignera l’homme allemand, qui présente selon lui un crâne petit, de longues oreilles et un nez tenant du museau, en termes d’« animal allemand[18] » ; aussi donne-t-il rationnellement corps à des injures anciennes. Rien de véritablement nouveau dans ce processus de naturalisation, sachant que depuis les années 1870, les anthropologues exhibent des individus de races dites « exotiques » au Jardin zoologique d’acclimatation à Paris[19]. Bérillon s’efforcera ainsi de conférer à tous les stéréotypes et lieux communs qui ont férocement cours depuis 1870 ce qu’il appelle une « objectivité anatomique allemande[20] ». De ces clichés, les plus répandus sont que l’Allemand mange comme un cochon et qu’il présente des manières de barbare, sans compter qu’il dégage une odeur intolérable, remarquable entre toutes[21]. Cette « animalisation hostile » des Allemands s’établit donc, selon Juliette Courmont, à l’intérieur d’un « cadre sophistiqué, qui associe plusieurs éléments : “caractères de race” (de nature biologique en quelque sorte), alimentation spécifique (le surcroît d’une alimentation à base de porc qui finit pas transformer l’Allemand en porc lui-même), malignité intrinsèque du caractère et absence de contrôle des affects […][22] ». Le discours haineux contre le peuple allemand passe donc d’une aversion historique à un discours scientifique s’échafaudant à partir de différences biologiques et physiologiques, ce qui marque une différence dès lors définitive entre lui et le peuple français, qui, selon les journaux de l’époque, serait un « symbole de la civilisation[23] ». Au corps harmonieux et équilibré du Français répondrait celui, « laid, disproportionné, [donnant l’impression] du mal dégrossi, du mal fini, du mal léché[24] » de l’Allemand. Ce procédé est ancien, ainsi que le rappelle Jean-Pierre Vernant : « [t]out groupe humain se pense et se veut lui-même un tout organisé, un ordre : il s’affirme comme monde de la culture ; il est le “civilisé” ; par là même il se définit par rapport à ce qui est autre que lui : le chaos, l’informe, le sauvage, le barbare[25] ». Suivant cette remarque, il est possible de dire que la rationalisation des caractéristiques « naturelles » du peuple allemand sert aussi un processus de réassurance, pour le peuple français, de sa propre maîtrise et de son pouvoir, fortement affaibli par la défaite et la perte de l’Alsace et la Lorraine. En installant les différences qui caractérisent le peuple allemand dans un ordre biologique, en les inscrivant dans une hiérarchie raciale et morale des peuples, les discours scientifiques entraînent la projection de nombreux fantasmes et dessinent ce que Michael Jeismann nomme une « “ethnisation” du concept d’ennemi[26] » ; durant les années 1870, le terme « “barbare” ne qualifiait plus certaines qualités ou intentions, il s’appliquait sans réserve à un peuple[27] ». Que l’on soit en période de guerre ou non, un Allemand est donc un ennemi du seul fait qu’il est Allemand.

Notre propos voudrait montrer que dans les nouvelles Boule de suif et Saint-Antoine, Maupassant révèle l’instrumentalisation qui est faite de ces discours modélisants. Souvent avec ironie, l’écrivain démontre que l’imaginaire social se fonde moins sur un savoir objectif et empirique que sur la conviction subjective d’une différence anthropologique et morale entre les individus, qui puise son énergie dans l’angoisse, la peur et une volonté de puissance d’un individu sur un autre. Dans les textes qui nous occupent, la « mise en ennemi » s’ajuste bel et bien, au-delà du fait historique, sur une intrication de données naturelles (biologiques, physiologiques) et culturelles (moeurs, habitudes) qui caractérisent l’ennemi comme l’« Autre à tuer ». L’ironie se cache dans l’utilisation que va faire Maupassant du modèle anthropologique : en mettant en scène des identités hybrides où se mêlent qualités et défauts des dominés et des dominants, le romancier va en effet quitter l’échiquier ethnique et dépasser la question des identités nationales pour s’attaquer non pas aux Allemands ou aux Français en particulier, mais à la nature humaine en général et à sa propension à la barbarie.

Pour résumer, rappelons que Boule de suif (1880) raconte l’histoire de quelques citoyens normands décidés à se rendre au Havre et retenus contre leur gré dans une auberge lors d’une halte par un officier allemand qui leur interdit de partir aussi longtemps que Boule de suif, prostituée de son état, refuse de se donner à lui. Alors qu’au début, la petite société normande constituée d’aristocrates, de bourgeois et de religieuses est outrée par le désir du Prussien — ainsi « le comte déclar[e] avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares[28] » —, très vite, la colère se retourne contre la jeune courtisane qui apparaît comme la responsable de leur malheur. Ils tenteront de la convaincre de se sacrifier pour la bonne cause, n’hésitant pas à citer de manière approximative quoique colorée l’exemple de femmes qui ont marqué l’histoire par leur dévouement et leur sacrifice, comme Judith se rendant dans le camp d’Holopherne, pour ne citer que celle-là. Cependant, bien que Boule de suif ait mis de côté sa « résistance indignée » et qu’elle ait cédé, pour libérer ses compatriotes, aux avances sexuelles de l’officier (il s’agit donc ni plus ni moins d’un viol), la glorification promise n’arrivera pas et la jeune femme se verra, par l’ensemble des protagonistes, rejetée et ignorée comme, peut-on lire, « une chose malpropre et inutile ». À leurs yeux, la jeune femme est deux fois coupable : d’une part, d’être prostituée et d’autre part, de s’être « salie[29] » au contact de l’ennemi.

La nouvelle Saint-Antoine (1883) met en scène un paysan prénommé Antoine qui, pour mieux prouver son opposition à l’occupation prussienne, considère, avec tout le village d’ailleurs, le jeune soldat prussien qui loge chez lui comme un cochon, et s’autorise ce faisant à le gaver, transformant par le fait même le militaire en « bête à tuer ». La cohabitation entre Antoine et le Prussien se termine le jour où, à la suite du refus du jeune Prussien de manger davantage, s’engage une lutte entre les deux hommes au terme de laquelle le paysan assassine le soldat. Par peur des représailles, Antoine cache son crime, mais alors que jusque-là il faisait figure de résistant, sa crainte de la mort le transforme en ennemi de la nation puisqu’il laissera un innocent, « un vieux gendarme en retraite[30] », se faire fusiller à sa place.

Bien que conscient de la férocité, de la grossièreté et de la barbarie que les journaux, revues et discours savants accordent au peuple allemand, Maupassant n’exalte pas, dans sa description de la guerre, l’épanchement du sang. Aucune violence ostentatoire, mais aucune déréalisation de celle-ci non plus. Dans Boule de suif, tous les poncifs mentionnés plus haut sur les Allemands sont exprimés par la voix de plusieurs personnages. Boule de suif, sûrement la plus patriotique de tous, parle des Prussiens en termes de « gros porcs » (BS, 96), de « crapules » (BS, 107), de « saligauds » (BS, 107) et de « charognes » (BS, 107), mais c’est certainement la femme de l’aubergiste, madame Follenvie, qui se fait le chantre d’un racisme ethnique : ces « gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. Oh non ! Ils ordurent partout […] » (BS, 101). La question de l’odeur particulière des Allemands et de leur barbarie est, quant à elle, sous-entendue dans la narration : « Il y avait […] quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez les tribus barbares et dangereuses » (BS, 86). Dans Saint-Antoine, la première description du soldat installe d’emblée une parenté physiologique entre le Prussien et le cochon : « C’était un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant » (SA, 772). On voit que la description s’appuie clairement sur les valences sémiques de l’animal (chair grasse, poil blond)[31]. On pourrait croire que Maupassant conforte l’opinion générale, il n’en est rien. Si la cochonnisation du soldat dans Saint-Antoine et si l’amalgame entre cet animal et les troupes prussiennes dans Boule de suif ne semblent pas faire débat, il n’en reste pas moins que les Français dépeints par Maupassant ne sont pas en reste d’homologie. Antoine possède également avec le cochon quelques similitudes physiologiques : c’est un « puissant mangeur », « gros de poitrine et de ventre, perché sur des […] jambes trop maigres », « fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes » (SA, 772). Cependant, Boule de suif est très certainement celle qui se rapproche physiologiquement le plus de l’animal :

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir.

BS, 91

En ce qui concerne Antoine, le procédé métonymique évoque en sourdine que le paysan est habité par l’esprit du mal (esprit qui prit dans la tradition, entre autres formes, celle du cochon). Ces détails textuels ont pour conséquence de diaboliser le paysan en le construisant en mauvais sujet et de désacraliser le saint dont il porte le nom comme un étendard. Quant à Boule de suif, la comparaison extrêmement lisible entre la femme et le cochon, son aspect de cochonnaille qui la rend « appétissante », la transforment littéralement en « bête à manger ». Son surnom, rappelle Jean-Marie Privat qui a analysé la carnavalisation de ce texte, la prédestine de ce point de vue au sacrifice, puisque « Boule de suif » désigne une personnification de Carnaval qui est, comme on le sait, brûlé, noyé ou enterré à la fin de mardi gras. Mais il faut noter également que la jeune femme est la seule dans le récit à défendre avec ferveur Napoléon III qui était constamment caricaturé sous les traits d’un cochon durant les dernières années de l’Empire. Maupassant unit ainsi ironiquement, grâce à la métaphore porcine, la jeune prostituée et l’Empereur. Ce détail donne dès lors plusieurs significations au viol de Boule de suif. Ce viol, c’est un homme qui possède contre son gré une femme, c’est l’ennemi qui domine l’assiégé, mais c’est aussi symboliquement des Français qui partagent la France avec leur voisin allemand, France qui sera, comme le cochon, découpée en morceaux. En effet, « porter au cochon », c’est-à-dire le partager après la tuée, instaure dans les campagnes d’Europe et notamment en France, en Allemagne et en Italie, de puissantes relations vicinales. Un véritable espace de sociabilité s’organise ainsi autour de l’animal. D’ailleurs, on dit de ceux qui participent à cette économie de voisinage basée sur l’élevage et sur le partage équitable de la bête qu’ils sont « en relation de cochon[32] ».

L’animalisation radicale du jeune soldat d’une part et celle de Boule de suif d’autre part installe les deux protagonistes en position de victime propitiatoire et, alors qu’ils sont diamétralement opposés — il est l’ennemi, l’occupant ; elle est dominée et résistante —, cette animalisation les rassemble au sein d’un même paradigme qui est celui de l’« autre » : « autre » en tant qu’étranger, mais pas trop, à la société dans laquelle il évolue, soit le petit village normand en ce qui concerne le Prussien, soit la communauté bien-pensante en ce qui concerne la courtisane. René Girard a bien cerné la nature de la distance entre la victime potentielle et la communauté qui marque un individu et le désigne comme victime sacrificielle : « Il doit y avoir, entre les membres de la communauté et les victimes rituelles, une relation “métonymique”. Mais il doit y avoir aussi discontinuité. La victime ne doit être ni trop familière à la communauté ni lui être trop étrangère[33]. » Georges Bataille souligne la violence ambiguë dans laquelle est plongée la victime sacrificielle, « [d]ès qu’elle est consacrée et pendant le temps qui la sépare de la consécration de la mort, elle entre dans l’intimité des sacrifiants […] : elle est l’un des leurs […]. Et c’est là justement ce qui la perd[34]. »

Le processus d’animalisation, ici à peine fictif (le soldat est gavé comme un cochon, Boule de suif en cochonnaille est prête à la consommation), est d’une efficacité redoutable pour atteindre cette distance pondérée (ni trop proche ni trop loin), car elle permet de créer entre la victime et l’assemblée une « distance psychique[35] », pour reprendre l’expression de Jacques Sémelin, qui va rendre supportables les abus dont le sacrifié sera l’objet, étant donné que la déshumanisation qu’elle instaure éloigne les risques d’identification tout en gardant une manière de proximité : les villageois s’attachent au jeune soldat parce qu’ils peuvent le gaver comme un cochon, les co-voyageurs de Boule de suif s’unissent hypocritement autour d’elle, car son corps public est garant de leur liberté. Le cochon, comme agent de métamorphose, rend par ailleurs la violence réjouissante. En effet, jusqu’à tout récemment encore, la viande de porc constituait en Europe le plat de résistance des fêtes de l’hiver (le récit se déroule en plein hiver), c’est l’animal festif par excellence. Il n’est de fait pas anodin que tous festoient joyeusement durant le viol de Boule de suif, chacun « deven[ant] subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde empliss[ant] les coeurs » (BS, 115).

Cependant, que le corps du jeune Prussien finisse enseveli sous un tas de fumier et que Boule de suif soit qualifiée in fine de « chose malpropre et inutile » (BS, 119) confirme que le corps des deux protagonistes a subi une puissante réification, l’un comme l’autre ne sont plus qu’un reste.

Si, dans Saint-Antoine, le jeune soldat renvoie sans conteste aux représentations stéréotypées de l’Allemand « mal dégrossi » et « empoté », dans Boule de suif, Maupassant ne craint pas de les contrarier avec la description de l’officier qui est « un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset […] » (BS, 98). Cette tournure avantageuse fait de lui un homme convoité secrètement par les femmes, notamment par Mme Carré-Lamadon qui le « trouv[e] pas mal du tout », elle « qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur », « elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard, dont toutes les femmes assurément raffoleraient » (BS, 119). Cette remarque met à plat les discours anthropométriques aux forts accents essentialistes, car il semble bien, tout au moins aux yeux de Mme Carré-Lamadon pas complètement oublieuse de la situation, que « l’habit, et non pas l’origine, fasse le moine », en l’occurrence l’officier, c’est-à-dire l’homme. Ce qu’il convient de retenir, c’est que, par un contraste amusé, Maupassant court-circuite et subvertit les clichés médico-anthropologiques qui transforment « biologiquement » l’Allemand en personnage grossier, orgiaque et dégoûtant, en leur opposant un contre-modèle de raffinement esthétique. « [L]a chose malpropre » dans Boule de suif étant, on le sait, la prostituée patriote.

Usant du motif extrêmement polysémique du cochon et juxtaposant dans un même texte ses différentes incarnations (le soldat Prussien et le paysan dans Saint-Antoine, la prostituée et l’officier allemand dans Boule de suif), tout en mettant en scène, de manière à peine masquée, des coutumes érigées autour de l’animal (son gavage et son partage après la tuée, sa place dans les banquets carnavalesques), Maupassant montre habilement — que ce soit Antoine et tout un village gavant un jeune soldat ou les bourgeois offrant en partage une femme à un officier allemand qui agit en violeur — que la manière de s’emparer d’un corps « s’affirme toujours comme un acte culturel et exprime du même coup quelque chose de l’identité de l’exécutant[36] ». Dès lors, à le suivre, il semble y avoir peu de différence entre les Allemands et les Français qui agissent tous, au bout du compte, en barbares, ce que souligne ironiquement la fin de Boule de suif qui se clôt sur un air populaire clamant l’amour sacré de la patrie, qu’accompagne, on ne s’en étonnera pas, un orgue de barbarie. Tous barbares donc, et tous ennemis de la nation : l’Allemand de facto, Antoine en laissant mourir un gendarme français à sa place et les voyageurs en sacrifiant une patriote à l’occupant. Mais ils ne sont pas seulement ennemis de la patrie, ils sont surtout pour Maupassant, de part et d’autre, des ennemis de l’humanité réussissant à être les barbares qu’ils dénonçaient pourtant.

Avec le cochon comme figure fédératrice de ces petits tableaux acides de guerre, l’écrivain établit une manière d’homogénéisation entre les individus et une confusion quant à ce qu’ils sont censés moralement représenter. Ce procédé met efficacement en perspective les poncifs visant la nature des soldats prussiens et par ricochet celle du peuple allemand. En effet, de tous les animaux, le cochon est celui qui entretient avec l’homme la plus grande proximité. À cet égard, Philippe Walter rappelle dans Mythologie du porc que « plus qu’aucun autre animal, il semble renvoyer l’homme à sa propre nature ; il interroge l’homme sur son propre comportement ou sur ses excès[37] ». À cause de l’ambivalente relation que l’homme entretient avec l’animal (faut-il rappeler que son anatomie est proche de la nôtre et que dans les fermes, le petit cochon, voué pourtant à la tuée, est considéré comme un membre de la famille ?), le cochon condense dans nos cultures de nombreuses significations symboliques. Mariant l’insulte et la fête, la figure du cochon va permettre à Maupassant d’opérer des rapprochements étonnants : le destin du cochon étant la tuée, sacrifice populaire et festif, le motif du cochon scelle les destins, à première vue opposés, du jeune soldat et de Boule de suif. Dans un autre registre, la figure du porc est, de tout le bestiaire animal ou monstrueux, la plus employée à titre d’insulte, l’animal étant rabaissé au rang de bête méchante, sale, omnivore et diabolique. La violence sur l’autre induisant pour Maupassant chez l’exécutant une dégradation qui le déshumanise et le dissout dans une forme d’animalité, les agissements odieux d’Antoine, de l’officier prussien et des citoyens normands lui permettent de confondre par des analogies diverses, physiologiques et comportementales, ces individus avec le cochon et du même coup de les rassembler. Aussi, dans les deux nouvelles, de tous les protagonistes, s’il y a un ennemi à abattre, c’est bien, pour reprendre le dicton populaire, « le cochon qui sommeille » en chacun d’eux. Plus largement, l’ennemi à abattre, ce sont les discours populaires ou pseudo-savants, dont on se réclame en temps de guerre mais aussi de paix dans chacun des camps, pour placer les cochons et les barbares de l’autre côté du Rhin.