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En 1976, dans son fameux cours au Collège de France publié sous le titre Il faut défendre la société, Michel Foucault suggérait que, durant la période qui va m’occuper, soit le passage des Lumières au positivisme, les métaphores de la lutte des races furent souvent transposées dans celles de la lutte des classes, servant ainsi les discours du pouvoir contre les déviants et les marginaux[1]. La formule est d’autant plus féconde que de tels discours étaient confortés par toutes sortes de représentations stigmatisant les barbares, les sauvages ou les dégénérés, notamment au moyen d’images qui insistaient sur des indices physiques censés rendre compte de tel ou tel écart par rapport à telle ou telle norme. Elles participaient ainsi, à leur manière, d’une inquiétude croissante suscitée par les brouillages sociaux que la Révolution était censée avoir déterminés : il fallait réordonner les types humains, re-préciser les appartenances et les statuts, redéfinir les rangs, les hiérarchies et les distances.

Le mieux, le pire et l’identique

S’intéresser à de telles représentations, c’est se situer d’emblée au coeur d’une question fondamentale dans l’histoire des théories esthétiques, celle de l’imitation. Une question complexe, qu’il n’est pas envisageable de traiter ici dans l’espace qui nous est imparti. Nous disposons cependant d’une clé d’accès pouvant nous faciliter les choses, celle que fournit Aristote dans un passage auquel il est souvent fait référence, de manière plus ou moins explicite, chez de nombreux auteurs dont les préoccupations recoupent celles que je vais aborder. Dans le deuxième chapitre de la Poétique, en quelques lignes, le philosophe athénien évoque les trois grands styles qui caractérisent d’après lui les trois peintres majeurs de l’Antiquité : Polygnote, Dionysos et Pauson. À l’en croire, Polygnote représentait ses modèles en mieux, Dionysos à l’identique et Pauson en pire[2], soit trois manières d’imiter la nature qui ont trouvé leur équivalence aussi bien dans la théorie et la pratique artistique que dans les critères corporels fixant les normes de conformité, ou, au contraire, les indices de déviance de telle catégorie d’individu par rapport à telle autre.

La première formule, l’imitation du modèle « en mieux », correspond à l’imitation « idéalisante » : là, il s’agit d’imiter la nature, mais en corrigeant ses défauts. À la charnière du xviiie et du xixe siècle, on admettait que cette idéalisation n’était envisageable qu’en s’inspirant des modèles qui avaient alors une valeur absolue, les modèles classiques fournis par la statuaire gréco-romaine. Certes, le fait de savoir si cette beauté existait ou non dans la nature était un point discuté, mais il est certain que pour les auteurs qui s’occupaient de ces questions, le type physique le plus proche de cette beauté idéale était l’homme viril occidental dans la force de l’âge, celui que l’on rencontre par exemple dans les manuels d’anatomie et les traités de proportions. Partant, il paraît logique que l’imitation « en pire » ait pu renvoyer à la caricature, qui connut alors un véritable âge d’or. Celle-ci ne fonctionne-t-elle pas comme un contre-modèle de la beauté idéale, autrement dit comme une sorte de reflet inversé ou de « revers de la médaille » qui passe par l’exagération des défauts physiques[3] ? La fin du xviiie siècle a d’ailleurs vu la parution des premiers ouvrages où l’on pouvait apprendre, au moyen d’une méthode assez simple, à réaliser soi-même des caricatures. Dans le genre, l’exemple le plus fameux est fourni par Francis Grose, qui propose une série de variations et d’écarts à partir de normes physionomiques censées garantir les proportions caractéristiques d’un visage idéal (fig. 1).

Fig. 1

Francis Grose, Principes de caricatures, suivis d’un essai sur la peinture comique, Paris, A.-A. Renouard, 1802, pl. I.

© Strasbourg, Institut d’Histoire de l’Art/UdS

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Sans doute s’est-il souvenu des recherches très sérieuses qu’avait menées le peintre et maître de dessin Alexander Cozens dix ans plus tôt, lorsque, en modifiant très légèrement les lignes d’un visage de profil à partir d’un canon de beauté bien établi, il avait cherché à identifier des types physiques particuliers[4]. Grose précise pour sa part qu’il suffit de s’éloigner assez de son modèle normatif pour voir apparaître un visage caricatural prêt à l’emploi. Mieux, il oppose le modèle esthétique, qui a alors valeur de norme, au contre-modèle qu’il obtient :

Les sculpteurs de l’ancienne Grèce paroissent avoir soigneusement observé les formes et les proportions qui constituent la beauté chez les Européens, et s’y être scrupuleusement assujettis dans l’exécution de leurs statues ; ces mesures se trouvent exposées avec exactitude dans tous les bons livres élémentaires du dessin. Une légère altération de ces proportions, formée par la saillie de quelque trait du visage, constitue ce qu’on appelle caractère. Elle sert à distinguer ceux dans lesquels on la remarque, et à fixer l’idée d’identité. Mais si cette altération est outrée, elle devient charge ou caricature[5].

Avant de développer ces questions, il faut évoquer le troisième type d’imitation distingué par Aristote, l’imitation à l’identique, qui trouve également un écho dans les débats esthétiques du temps, en particulier à partir du moment où celle-ci semblait pouvoir être réalisée à la perfection non plus par des moyens artistiques, mais par des moyens mécaniques. Le tournant du xviiie siècle a en effet été marqué par toutes sortes de tentatives d’imiter le modèle selon des procédés souvent considérés comme des avant-courriers de l’appareil photographique. Pourtant, une fois la photographie mise au point, on a eu tendance, au moins dans les discours la concernant, à oublier le poids de sa technicité pour y voir le mode d’enregistrement le plus fidèle et le plus conforme au modèle naturel[6]. Mais nous reviendrons sur ce point.

Les caricatures de la nature

Tels qu’ils sont définis par Aristote, les principes de l’imitation permettent de mieux saisir comment certains critères physiques ont été utilisés pour discriminer des catégories entières de l’espèce humaine, que ce soit en termes de race ou en termes de classe. Compte tenu des deux modes extrêmes de l’imitation proposés par le philosophe, l’idéalisation d’un côté, la caricature de l’autre, il n’est pas surprenant que l’homme occidental ait eu tendance à se placer du côté de la beauté idéale des statues antiques et qu’il ait relégué ceux qu’il considérait comme ses inférieurs du côté de la caricature. Or, ce qui, dans la nature, depuis fort longtemps, semblait le plus s’apparenter à une caricature de l’homme et paraissait en fournir une imitation vivante en pire, c’était évidemment le singe. C’est d’ailleurs au cours du dernier tiers du xviiie siècle que le verbe « singer » est devenu synonyme de « mauvaise imitation ». C’est aussi à la même époque que sont apparues des estampes satiriques moquant les pratiques académiques et l’imitation servile en figurant des singes imitant d’autres singes, eux-mêmes prenant la pose des statues gréco-romaines alors les plus réputées : singes singeant l’Apollon du Belvédère, l’Hercule Farnèse, la Vénus Borghèse, etc.

C’est aussi en fonction de ce type d’oppositions dialectiques entre modèles et contre-modèles que les hommes catalogués comme représentatifs des « races » inférieures ont pu être assimilés à des caricatures vivantes. Selon cette logique, ils incarnaient des sortes d’imitations à rebours, ou défaillantes, par rapport aux normes corporelles établies. Si l’on pense en premier lieu aux discours produits par les théoriciens racistes depuis le xixe siècle, il faut observer que l’on en trouve quelques prémisses en plein xviiie siècle chez les esprits les plus éclairés. Ainsi, quand le naturaliste français Georges Buffon décrit les Kalmouks, une variété de Tartares, comme les représentants les plus laids de tous les hommes, il les assimile ni plus ni moins à des êtres caricaturaux[7]. Un rapprochement qui n’a rien d’anodin quand on sait que pour certains continuateurs de Buffon, comme Pierre-André Latreille, le singe était « une caricature grossière de la figure de l’homme[8] ». Si, par la suite, d’autres types humains, comme les Hottentots, ont eu le triste privilège de succéder aux Kalmouks, cela ne change rien à l’affaire. Ce qui importe, c’est que, dans les discours comme dans les images, l’homme blanc ait décidé de se placer du côté de la beauté de la statuaire antique tout en reléguant les peuples non occidentaux du côté de l’animalité, notamment par le biais d’images édifiantes, tant dans le champ de l’illustration scientifique que dans celui de la caricature raciste. Parmi ces images, celles figurant dans la traduction du traité de l’anatomiste hollandais Pieter Camper ont eu un impact d’autant plus décisif que, par leur échelonnement horizontal, elles semblaient impliquer une évolution qui pouvait entraîner la « race » blanche aussi bien du côté de sa perfection que du côté de sa dégradation (fig. 2).

Avec de telles lectures se combinait l’obsession croissante de la dégénérescence, selon une théorie qui voulait que les formes humaines dégénérées dérivent de l’homme blanc, considéré comme le spécimen le plus beau et le plus parfait, d’où sa proximité avec les dieux de l’Olympe. Mais la question est de savoir où situer la ligne de suture entre la lutte des races et la lutte des classes, tant pour les représentations mentales que pour les images concrètes qui les véhiculent, les reflètent ou les complètent.

Fig. 2

Pieter Camper, « Réflexions physiques sur les variétés qu’on remarque dans le profil des singes, des orangs-outangs, des Nègres et des autres peuples, ainsi que des figures antiques », dans Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes et des différents âges, La Haye, Jansen, 1791, tables III.

© BIU santé Paris

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Une physiognomonie sociale

La période qui voit le passage des Lumières au positivisme n’est pas seulement celle de l’essor de la caricature, de la peur de la dégénérescence et de l’émergence d’une anthropologie raciste, elle est aussi marquée par une remarquable poussée urbaine, avec des foules citadines de plus en plus denses et peuplées de nombreux déracinés, des données qui ont pu favoriser un sentiment de défiance et de peur de l’Autre[9]. Pour prendre un exemple précis, les historiens ont calculé qu’entre 1801 et 1851, Paris s’est transformé en une société urbaine très complexe dont la population a plus que doublé, en raison notamment d’une immigration en provenance de la province, mais aussi de l’étranger[10]. Reflétant l’inquiétude qui accompagnait cette transformation dans les structures sociales de la capitale, la surveillance de la police s’est alors considérablement accrue, avec pour visée de contrôler les déplacements des délinquants et des criminels. Pour exercer un tel contrôle, on était persuadé que l’on disposait désormais de nouvelles techniques de repérage adaptées à la situation ; ces techniques qui, précisément, permettaient aux anthropologues de hiérarchiser les races et aux médecins aliénistes de classer leurs patients. Ne pouvait-on, en se fondant sur ces techniques de décodage et d’interprétation des signes physiques, établir des règles permettant l’identification des types sociaux ?

Cette utopie de la transparence du corps social se nourrissait en partie de l’héritage d’un courant de pensée de la fin du xviiie siècle, celui des Idéologues, dont le but avait été d’établir une science de l’homme capable de mettre en place une société harmonieuse permettant d’en finir avec les injustices de l’Ancien Régime aussi bien qu’avec les troubles de la Révolution. Pour le médecin Pierre Cabanis, grand spécialiste des rapports entre le physique et le moral, la nouvelle science de l’homme devait tenir compte du fait que le corps social fonctionnait un peu comme le corps humain : vouloir guérir les maux de la société ne pouvait se faire sans guérir les maux des individus qui la composaient et inversement. Or, comme on l’a évoqué, ces réflexions plutôt théoriques trouvaient des applications tout à fait concrètes dans les nouvelles méthodes d’observation scientifiques, qui invitaient à interpréter le caractère des hommes à travers l’examen de leur aspect physique ; des nouvelles grilles de lecture du corps, qui ne s’appliquaient pas seulement aux races, mais aussi aux malades mentaux et aux criminels.

Après la Révolution, lorsqu’on tenta de régler les problèmes de la déviance, de la folie et de la criminalité, la politique ne cessa d’interférer avec la médecine et l’anthropologie, tout en continuant de véhiculer, notamment à travers le recours aux images didactiques, certains préjugés ou certaines préconceptions esthétiques. On songera par exemple à la vogue étonnante que rencontra la phrénologie, en particulier en France. Rappelons succinctement que les adeptes de cette technique inspirée des travaux du médecin allemand Franz Joseph Gall prétendaient reconnaître les instincts, les penchants et les talents des individus en examinant la configuration de leur crâne. Gall considérait en effet que les bosses et les creux détectables à l’oeil nu ou par simple palpation correspondaient à des zones fonctionnelles du cerveau plus ou moins développées selon les dispositions morales et intellectuelles de chacun[11]. De cet engouement témoignent aussi bien les écrits théoriques que les images et les objets scientifiques qui s’y rapportent : traités illustrés, crânes humains rehaussés de localisations cérébrales, têtes phrénologiques en ivoire, en porcelaine ou en plâtre, mais aussi images satiriques et caricatures (fig. 3).

De fait, la « science des crânes » séduisait nombre de médecins, d’aliénistes et de réformateurs sociaux qui y voyaient une méthode d’analyse rigoureuse fondée sur l’observation et débouchant sur l’amélioration des individus et de la société. Dans cette perspective, les observations phrénologiques se faisaient souvent sur des individus atypiques et irréguliers, comme les génies, les malades mentaux ou les criminels.

Fig. 3

Topographie de la tête, lithographie, dans Théodore Poupin, Caractères phrénologiques et physiognomoniques des contemporains les plus célèbres, selon les systèmes de Gall, Spurzheim, Lavater, etc., Paris, G. Baillière, 1837, pl. III.

© collection de l’auteur

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Ordre et déviance

La période a donc été marquée par l’expérimentation et l’utilisation de nouvelles grilles de lecture du corps, avec de nouvelles méthodes de signalement et d’identification individuelle fondées sur l’observation, la décomposition et la description des singularités de chaque visage[12]. Logiquement, ces techniques étaient aussi appliquées à des catégories d’individus considérés comme déviants par rapport au type idéal incarné par l’homme occidental. On en trouvait des applications aussi bien dans le champ de l’anthropologie physique que de la médecine criminelle et de la psychiatrie, autant de domaines où, là encore, les stigmates de la dégénérescence apparentaient ceux qui en étaient marqués à des sortes de caricatures tour à tour inquiétantes, pathétiques ou grotesques. C’est ce qu’atteste une illustration du traité du grand psychiatre Philippe Pinel, où, à partir d’une série de mensurations pratiquées sur le crâne de ses patients (fig. 4), il établit que la véritable antithèse de l’Apollon antique se trouve dans le crâne de l’idiot le plus complet :

Les anciens artistes doués du tact le plus délicat et d’une finesse rare d’observation n’ont pu manquer de porter leurs vues sur les vraies proportions qui concourent à la beauté de la tête, et c’est sans doute ce qui a fait diviser celle de l’Apollon en quatre parties, par des plans horizontaux à égale distance […]. Une de ces parties commence à la naissance des cheveux au front et s’étend au sommet, et la forme de la tête de l’aliéné […], non plus que celle des hommes bien conformés, ne s’éloigne guère de ce rapport fixe, puisque la hauteur totale de sa tête est de 23 centimètres, et que celle de la face est de 17 centimètres ; en retranchant l’une de l’autre on trouve 6 centimètres de différence qui, comparés à la hauteur totale, donnent un rapport très-rapproché de celui de 1 : 4 qu’on trouve dans la tête de l’Apollon. Au contraire, la hauteur de la tête de l’aliéné idiot, est de 18 centimètres, et la hauteur de la face est de 15 centimètres ; la soustraction donne pour différence 3 centimètres, ce qui n’est que le ⅙e de la hauteur, et ce qui montre combien la voûte du crâne est déprimée et par conséquent sa capacité diminuée.

Cette diminution est encore bien plus marquée sous un autre point de vue ; on remarque en effet que dans les têtes bien conformées, une section horizontale faite au crâne et dirigée par le tiers supérieur des tempes donne une ellipse irrégulière et telle que la double ordonnée qui passe par le tiers antérieur est toujours bien moindre que celle du tiers postérieur ; la tête de l’aliéné […] se rapproche, sous ce point de vue, des têtes bien conformées, car la double ordonnée postérieure est plus longue de deux centimètres que l’antérieure ; au contraire, ces deux lignes sont sensiblement égales dans la tête de l’aliéné-idiot, comme je m’en suis assuré avec un compas courbe, en sorte que la section du crâne dont j’ai parlé donneroit une sorte d’ellipse très-approchée de la régulière ; on voit par-là combien les lobes postérieurs du cerveau doivent être diminués de volume par cette conformation singulière, sans qu’on puisse cependant prononcer que ce défaut de capacité est la cause unique et exclusive du peu de développement des facultés morales[13].

Fig. 4

Formes de crânes d’aliénés, burin, dans Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, Richard, Caille et Ravier, 1801, pl. II.

© BIU santé, Paris

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Ce long passage nous permet d’insister : le fait que le contrôle de la conformité ou de l’écart a été opéré en fonction d’un modèle esthétique n’est pas sans poser question, d’autant que les figures de l’altérité dépendaient toujours, à cette date, de l’habileté ou de la maladresse des illustrateurs. C’est ainsi que le psychiatre Jean-Étienne Dominique Esquirol, élève de Pinel, a peu à peu mis au point sa nomenclature des maladies mentales tout en s’adjoignant la collaboration d’artistes qui lui ont procuré des images dessinées et gravées montrant des cas d’aliénation caractérisés. Parmi ces artistes, on mentionne souvent le portraitiste Georges François Marie Gabriel, auteur d’une étonnante galerie d’effigies de révolutionnaires dont plusieurs sont conservées à Paris, au musée Carnavalet. Dans l’ouvrage d’Esquirol publié en 1838, on découvre une vingtaine de planches gravées d’après des dessins de Gabriel : elles traduisent bien cette conviction qu’il existe des signifiants inscrits dans l’enveloppe corporelle, dont l’examen permet d’identifier le type de distorsion et de dissidence affectant tel ou tel type d’aliéné (fig. 5).

Fig. 5

Georges François Gabriel, Idiot, lithographié par Ambroise Tardieu, dans Jean-Étienne Dominique Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, J.-B. Baillière, 1838, pl. XVII.

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On se souvient aussi qu’un peu plus tôt, le peintre Théodore Géricault avait conçu ses célèbres portraits de malades mentaux, dix tableaux dont cinq seulement sont parvenus jusqu’à nous et dont la fonction exacte a fait l’objet de nombreux débats[14]. Quoi qu’il en soit, cette série traduit bien la fascination de l’époque pour l’altérité, notamment pour la folie, donnée à voir à travers des typologies censées correspondre à la nouvelle nomenclature que l’on essaie alors de mettre en place : monomanie, lypémanie, idiotie, crétinisme, hystérie, etc. L’interprétation des écarts physiques comme signes de déficience mentale, physiologique ou sociale fascine ainsi certains artistes et continuera de les passionner même après que la photographie leur aura succédé en ce qui concerne l’élaboration des représentations cliniques de la différence et de l’écart.

Plus globalement, cette rapide incursion dans les représentations des aliénés au début du xixe siècle permet de mieux comprendre comment l’altérité ou la singularité sociale ont pu être appréhendées à travers des critères physiognomoniques reliant l’apparence physique à des catégories morales ou mentales, selon une logique inductive qui conduisait les anthropologues à discriminer des groupes ethniques — Pinel, par exemple, se référait directement aux travaux de Camper sur l’angle facial. Or, là encore, si l’on élargit un peu le point de vue, on constate que ces procédés se retrouvent aussi bien du côté des images sérieuses, qu’il s’agisse d’illustrations scientifiques ou de portraits de malades mentaux, que d’images plus légères, que ce soit dans la caricature ou dans l’estampe satirique. Autant de représentations qui, dès les premières années du xixe siècle, exploitent une typologie fondée sur un langage corporel inédit, ou en tout cas distinct du système iconologique ayant prévalu jusqu’alors : un langage dans lequel la silhouette et l’accoutrement en général, mais surtout la physionomie et la morphologie jouent le rôle de révélateur.

La condition sauvage

On comprend, à travers de tels exemples, que la caricature pouvait avoir en commun avec certaines images scientifiques d’inciter les spectateurs à opérer un décodage physiognomonique des personnages qu’elle figurait. Dans un cas comme dans l’autre, lorsque les dessinateurs insistaient sur des traits physiques et morphologiques, c’était bien pour suggérer qu’à tel ou tel faciès, à telle ou telle mimique et à telle ou telle attitude, correspondaient certains individus plutôt que d’autres. De concert avec les images sérieuses exploitées par les anthropologues, les psychiatres ou les criminologues, les caricatures et les estampes satiriques invitaient à un déchiffrement de l’apparence générale, notablement du visage et du crâne ; elles procédaient du même engouement à déchiffrer les caractères, à associer le comportement à l’apparence, et, plus encore, à se référer à des formules établies pour décrire les types sociaux.

Ces confluences entre repérage et construction de typologies, et, surtout, ces passages entre critères de discrimination raciale et critères de discrimination sociale ont trouvé une concrétisation remarquable, à partir des années 1840, dans le succès des « Physiologies » et des variations sur la thématique des « Tableaux de Paris », illustrés par les plus fameux représentants de la satire graphique. Il faut rappeler que l’efficacité de ces publications reposait largement sur la mise au point de types sociaux associée à de petites études de moeurs[15]. Et si, dans cette affaire, la description des types petits-bourgeois et de la vie conjugale des classes moyennes occupait une très large place, le contraste était d’autant plus frappant avec les représentations que l’on proposait, dans le même temps, des plus démunis, assimilés à des groupes humains non civilisés, ou, pour reprendre la terminologie de l’époque, à des « sauvages », autrement dit à des individus s’illustrant par de rudes manières de parler ou d’agir (fig. 6).

Plus redoutables que de longs discours, certaines lithographies traduisent les mécanismes de la stigmatisation des plus humbles, ces intrus avec lesquels tout contact est perçu comme un risque pour ceux qui estiment appartenir à un rang social plus élevé. Or c’est précisément là que se situe l’articulation qui nous occupe : en effet, le parallèle établi entre les couches sociales défavorisées et les peuples sauvages révèle une confusion totale, plus ou moins intentionnelle selon les auteurs, entre classes inférieures et classes dangereuses, c’est-à-dire entre pauvreté et violence, une confusion souvent exprimée en termes racistes. On l’observe d’abord dans le fait que, sur un mode mineur par rapport aux sauvages des terres lointaines, ou par rapport aux aliénés enfermés dans les asiles, ces classes dangereuses étaient situées aux marges de la ville et que leurs déplacements semblaient constituer une menace potentielle pour les habitants du coeur de la cité. Parmi les auteurs de l’époque qui se sont préoccupés de ces questions, Eugène Buret, dans son livre publié en 1840, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, montre comment on a pu construire les représentations des classes sociales dégradées et dégénérées à travers des critères empruntés à l’anthropologie raciste. Premier trait de la ressemblance, pour le prolétaire comme pour le sauvage, la vie est à la merci des caprices du hasard, du nomadisme incessant et du vagabondage. Sauvages, les ouvriers le sont par l’incertitude de leur existence et quiconque osera pénétrer dans leurs quartiers maudits observera « des hommes et des femmes flétris par le vice et par la misère, des enfants à demi nus qui pourrissent dans la saleté et étouffent dans des réduits sans jour et sans air ». Là ce sont « des milliers d’hommes retombés, à force d’abrutissement, dans la vie sauvage » et l’on peut voir la misère sous un aspect si horrible qu’elle inspire plus de dégoût que de pitié, au point que l’on est tenté « de la regarder comme le juste châtiment d’un crime[16] ». Ainsi, cet auteur nous confirme que la condition ouvrière et le genre de vie qui lui était associé étaient décrits par analogie avec la condition sauvage, mais aussi que les divers aspects de la révolte et des conflits de classes pouvaient être exposés selon une perspective xénophobe : « Isolés de la nation, mis en dehors de la communauté sociale et politique, seuls avec leurs besoins et leurs misères, [les ouvriers] s’agitent pour sortir de cette effrayante solitude, et, comme les barbares auxquels on les a comparés, ils méditent peut-être une invasion[17]. »

Fig. 6

Charles-Joseph Traviès, Voulez-vous me permettre d’allumer mon brûle-gueule ?, lithographie, série des Scènes de moeurs, Paris, chez Aubert, 1832.

© collection de l’auteur

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En toute objectivité

Les renvois aux critères de l’anthropologie raciale pour décrire les classes défavorisées considérées comme dangereuses se repèrent aussi dans la littérature. On pense peut-être d’abord à Balzac, qui, tout en voyant dans la masse de la population ouvrière « l’avant-garde des Barbares[18] », s’est appliqué à relier « les causes morales » aux « causes physiques » et à « faire observer une peste, pour ainsi dire sous-jacente, qui constamment agit sur les visages du portier, du boutiquier, de l’ouvrier[19] ». Mais on peut également penser, bien sûr, à la manière beaucoup plus clinique dont, à la fin du xixe siècle, Zola a relevé dans l’aspect de Jacques Lantier, le héros de la Bête humaine, un homme marqué par une hérédité où l’alcool et la pauvreté ont gravé les signes de tares irrémédiables[20]. Or si Lantier est un homme aux mâchoires trop fortes et aux cheveux trop drus qui finit par être assimilable à une bête, c’est qu’entre-temps l’anthropologie criminelle aura absorbé de telles idées jusqu’à l’absurde, comme le confirment les travaux du criminologue italien Cesare Lombroso, dont l’ouvrage majeur ne cesse de jouer sur l’interaction des descriptions et des images pour nous convaincre que le criminel est une sorte de brute ayant régressé à l’état de sauvagerie primitive (fig. 7). La teneur de ses conclusions invite à les citer largement :

Quiconque aura parcouru ce livre aura pu se convaincre que le plus grand nombre des caractères de l’homme sauvage se retrouvent chez le malfaiteur. Tels seraient, par exemple, la rareté des poils, l’étroitesse du front, le développement exagéré des sinus frontaux, la fréquence plus grande des sutures médio-frontales, de la fossette occipitale moyenne, […] la saillie de la ligne arquée du temporal, la simplicité des sutures, l’épaisseur plus grande de la boîte du crâne, le développement disproportionné des mâchoires et des pommettes, le prognathisme, l’obliquité et la capacité plus grande de l’orbite et de l’aire du trou occipital ; la prééminence de la face sur le crâne, parallèle à celle des sens sur l’intelligence, la peau plus brune, les cheveux plus épais et hérissés, les oreilles à anse ou charnues, les bras plus longs, les cheveux plus noirs, le visage glabre chez les hommes, […] une plus grande acuité visuelle, la sensibilité considérablement diminuée, […] l’absence de réaction vasculaire, la précocité qui est un des caractères essentiels du sauvage, une plus grande analogie entre les deux sexes, […] l’incorrigibilité plus grande chez la femme, la sensibilité physique peu prononcée, la complète insensibilité morale et affective, la paresse, le manque absolu de remords, l’imprévoyance, qui ressemble parfois à du courage, et le courage qui alterne parfois avec la lâcheté, une extrême vanité, la passion du sang, du jeu, des alcools, ou de ce qui peut les remplacer, les passions aussi promptes à disparaître qu’elles ont été violentes, un esprit très superstitieux, une susceptibilité exagérée du moi et enfin la conception toute relative de la divinité et de la morale[21].

Fig. 7

Croquis de crânes de criminels par le Dr Vans Clarke, directeur de prison, dans Cesare Lombroso, L’homme criminel. Criminel né, fou moral, épileptique, criminel fou, criminel d’occasion, criminel par passion. Étude anthropologique et psychiatrique, 1895, pl. II.

© Université de Strasbourg, Service commun de la documentation

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On le note dans cet extrait, il y aurait aussi beaucoup à dire sur la place des femmes et sur les différences entre les sexes telles qu’elles s’exprimaient et qu’elles étaient perçues culturellement et socialement dans ce contexte[22]. Mais parvenus à ce point extrême dans l’incongruité de la description, il faudrait surtout prendre le temps d’interroger les prolongements récents de cette perception physiognomonique de l’altérité sociale, en revenant plus particulièrement sur le rôle que la photographie a pu y jouer depuis qu’elle est devenue l’instrument indispensable de l’identification, du catalogage et de l’archivage des corps, des classes et des ethnies[23]. Aujourd’hui encore, l’exploitation de certains clichés de délinquants et d’individus présentés comme les personnifications des couches suspectes de la population verse dans la caricature, alors même que ces images passent pour « objectives », à travers un médium que l’on n’a jamais vraiment cessé de présenter comme exact et naturel. Ainsi que le suggèrent les extraits du livre d’Eugène Duret, tout se passe comme si l’élément déterminant dans le comportement de certains groupes sociaux était inscrit dans les corps et qu’il suffisait d’en rendre compte en toute objectivité. Une idée lourde de conséquences, car elle suppose que les conditions et le caractère de la délinquance sont avant tout déterminés biologiquement plutôt que socialement.