Corps de l’article

Introduction

Dans le cadre de notre projet de recherche doctoral[2] qui porte spécifiquement sur l’impact des normativités organisationnelles et professionnelles sur la santé psychique des travailleuses sociales, nous avons été amené à recenser des écrits sur les causes structuro-organisationnelles de la souffrance psychique chez les professionnels, les répercussions qui découlent des conditions de travail difficiles, ainsi que les outils du faire-face qu’utilisent plus particulièrement les travailleuses sociales. Plutôt que de nous appliquer à faire état de la question par une synthèse critique de la littérature portant sur cette problématique, nous désirons attirer l’attention sur deux concepts : l’autonomie professionnelle et l’exercice du jugement professionnel. Si ces deux concepts sont enserrés tant dans les causes, les effets ou les moyens du faire-face reliés à la souffrance psychique chez les professionnels au travail, c’est qu’ils renvoient au problème qu’ont les travailleuses sociales de déterminer les objectifs visés dans les interventions et les conditions du rapport à instaurer avec celles et ceux qui font appel à eux pour atteindre un mieux-être, avec les organisations et la société.

Notre démarche se divisera en quatre parties : la première précisera quelques paramètres entourant la recension des écrits que nous avons menée; la deuxième présentera quelques modélisations explicatives capables d’éclairer la problématique étudiée; la troisième visera à préciser la notion de jugement professionnel sur le plan théorique et la rapprocher de l’autonomie professionnelle. Cet éclairage théorique nous permettra ensuite de présenter quelques exemples d’atteinte (causes structuro-organisationnelles) à l’expression de l’autonomie professionnelle susceptibles de générer la souffrance psychique au travail. Dans la quatrième partie, nous identifierons enfin quelques stratégies susceptibles d’aider les travailleuses sociales à faire face aux défis posés à l’autonomie et au jugement professionnel au travail.

Retour sur la recension des écrits

Pour accéder à un éventail d’articles sur l’impact des normativités professionnelles et organisationnelles sur la santé psychique des travailleuses sociales, nous avons utilisé les bases de données suivantes : Scholars Portal Search, Cairn.info et Érudit. Nous avons lancé des recherches avec les thèmes suivants : souffrance et insatisfaction au travail; normativité au travail; santé psychique; santé morale et travailleuses sociales, et autres. Nous avons ainsi obtenu plus de 3 000 références et nous avons isolé approximativement 300 écrits que nous avons répartis selon les quatre catégories principales que sont : 1. liens avec l’éthique; 2. les causes structurelles, organisationnelles et individuelles de la souffrance psychique au travail; 3. les répercussions psychiques qui découlent des conditions de travail difficiles; 4. les stratégies du faire-face[3] déployées par les travailleuses, les organisations et la société devant le phénomène de la souffrance au travail. Parmi ces catégories principales, et pour chacune d’entre elles, nous avons identifié des sous-catégories parmi lesquelles figurent les questions de l’autonomie professionnelle et de l’exercice du jugement professionnel. Bref, de ce lot et aux fins de cet article, nous avons isolé 71 articles susceptibles de situer la problématisation et la réflexion autour de l’autonomie professionnelle et de l’exercice du jugement professionnel chez les travailleuses sociales.

Les modèles théoriques sur le stress au travail

Si le stress au travail compte parmi les modélisations explicatives capables d’éclairer la problématique étudiée, c’est qu’il renvoie à trois éléments importants qui traversent tant les causes structuro-organisationnelles, les effets (souffrance psychique) que les façons pour des travailleuses sociales de faire face à ce qui ne va pas au travail. D’abord, le stress peut renvoyer à un état d’inadéquation entre les demandes de l’employeur et l’idée qu’une travailleuse se fait de ses possibilités d’y répondre (Leruse, et collab., 2004). Ensuite, la réaction au stress renvoie au registre du sentiment, et plus spécifiquement au sentiment de perte de contrôle et de désadaptation pouvant produire de la souffrance psychique (dépression) et physiologique (Banyasz, 1998). Enfin, l’état de stress implique une tentative d’adaptation, de réponse (stratégies du faire-face) pour rétablir l’équilibre psychique. Cette réponse s’inscrit dans le temps et, si elle échoue ou ne débouche pas dans une reconquête d’un nouvel équilibre psychique, elle peut évoluer vers une plus grande souffrance, dont le burnout (Truchot, 2004).

Les modèles causalistes

Les modèles causalistes du stress pensent spécifiquement les problèmes de santé des travailleuses en résonance avec les conditions de travail qui interpellent ces dernières. Dans cette optique, les conditions de travail difficiles expliqueraient à elles seules le stress chez les travailleuses. L’ancrage théorique qui sous-tend les modèles causalistes provient notamment de la conception de Karasek (Karasek, 1979) qui propose une explication du stress au travail combinant deux types de facteurs : les demandes psychologiques associées aux contraintes liées à l’exécution de la tâche et la latitude de décision (autonomie décisionnelle[4]). Le concept de soutien social au travail, qui « regroupe l’ensemble des interactions vécues au travail, avec les collègues et la hiérarchie » (Niezborala, 2010, p. 54), n’aurait été ajouté au modèle de Karasek qu’à la fin des années 1980. Dans cette perspective, les conditions de travail qui provoqueraient le plus de stress chez les travailleuses sociales seraient celles qui combinent à la fois des demandes psychologiques élevées, une faible latitude décisionnelle et un faible soutien social.

De son côté, le modèle du déséquilibre efforts/récompenses développé par Siegrist et collab. précise que les conditions de travail problématiques sont celles qui associent des efforts élevés à de faibles récompenses. Siegrist et collab. (Siegrist, Siegrist et Weber, 1986; Siegrist, 1996) expliquent ainsi, toujours dans l’axe causaliste, qu’un déséquilibre marqué entre les efforts déployés au travail versus la rétribution par l’employeur « produit un état de tensions dont le burnout est l’expression » (Ponnelle, 2008, p. 4). Ce que les modèles causalistes permettent de dire, c’est que le stress peut être élevé chez les travailleuses sociales qui sont confrontées à des conditions de travail marquées par l’intensification des demandes, un sentiment de non-contrôle des activités professionnelles et un manque de reconnaissance face au travail accompli. En somme, si ces modèles théoriques permettent de mieux comprendre comment les conditions de travail difficiles peuvent produire la souffrance psychique chez les travailleuses sociales, ils permettent surtout sur le plan de l’analyse le repérage d’une relation de cause à effet itérative : relation entre la charge de travail, le degré d’autonomie, le degré de reconnaissance et d’appui social et le niveau de stress professionnel.

Un travail qui a du sens

Ce modèle se réfère aux recherches empiriques sur les facteurs reliés au sens du travail et principalement conduites par Estelle Morin (IRSST, 2008). Ses travaux permettent de dégager les caractéristiques d’un travail qui a du sens, c’est-à-dire : 1. qui est utile pour la société ou pour les autres, qui est fait « d’une façon responsable, non seulement dans son exécution, mais aussi dans les produits et les conséquences qu’il engendre » (IRSST, 2008, p. 42); 2. qui « s’accomplit dans un contexte qui respecte les valeurs humaines, dans un milieu qui respecte la justice, l’équité et la dignité humaine » (IRSST, 2008, p. 43); 3. qui « doit procurer du plaisir à la personne qui l’effectue » (IRSST, 2008, p. 43); 4. qui doit « permettre à l’individu […] de faire preuve de créativité dans la résolution des problèmes et d’avoir voix au chapitre quant aux décisions qui le concernent » (IRSST, 2008, p. 43); 5. qui doit « être fait dans un milieu qui stimule le développement de relations professionnelles positives » (IRSST, 2008, p. 43); 6. qui « doit aussi permettre à l’individu qui le fait d’exercer ses compétences et son jugement » (IRSST, 2008, p. 43). En plus d’évoquer l’importance de la qualité des rapports entre les acteurs des organisations, on le constate, ces caractéristiques d’un travail sensé supposent des conditions qui permettent aux individus d’exercer leurs compétences, d’être créatifs, de participer aux décisions qui les concernent, bref, d’exercer leur jugement face aux problèmes qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur fonction. On peut ainsi lier les résultats des travaux de Morin aux travaux de Karasek et à ceux de Siegrist et collab. décrits plus haut. En somme, ce modèle est utile, car en faisant état des conséquences positives liées au fait d’être capable de donner un sens à son travail, il permet de mesurer l’importance du sens que peut donner une professionnelle à son travail.

Les conflits de valeurs

Girard reste en ce domaine une référence incontournable, car souvent citée dans les travaux portant sur les conflits de valeurs au travail. Pour elle, parce qu’elles portent sur ce qui est de l’ordre du souhaitable et du préférable, les valeurs peuvent guider l’action, voire justifier les décisions (Girard, 2009). Si les valeurs sont considérées comme de puissantes sources de motivation qui reflètent les convictions fondamentales de ceux qui exercent une profession, la notion de conflits de valeur introduit l’idée que le désir d’intervenir des professionnels peut entrer en tension avec d’autres valeurs, dont les valeurs organisationnelles. Or, c’est justement sur le plan des pratiques idéales à déployer que s’observeraient les conflits de valeurs.

En effet, dans une situation d’intervention, c’est lorsqu’une professionnelle est tiraillée entre diverses valeurs qui préconisent des actes contradictoires que peut surgir le conflit de valeurs. Girard va plus loin et précise les dangers liés au fait de ne pas pouvoir actualiser dans son travail les valeurs qui animent l’idéal professionnel. Ainsi, si le conflit de valeurs, lié à une perception d’incohérence, dure ou n’est pas exprimé par la professionnelle, il peut devenir source d’anxiété, de frustration, de colère et de culpabilité, puis se traduire par des maux physiques, voire par l’épuisement professionnel. Bref, cette modélisation informe que « les valeurs ont une incidence complexe et forte sur les mécanismes à l’origine du burnout » (Meylan, Boillat et Morel, 2009, p. 41). On peut donc mieux comprendre l’importance que représentent les conflits de valeurs résultant chez la travailleuse sociale de la divergence entre des intérêts et des idéaux, entre les valeurs qui lui tiennent à coeur et les contraintes de l’organisation (Glarner, 2008, p. 78).

La détresse morale et les termes utilisés pour dire les enjeux moraux au travail

Toujours en lien avec les modélisations précédentes, la souffrance psychique, sous l’appellation de la « détresse morale » ou de termes connexes (entre autres, « stress moral », « trouble de la conscience », « désarroi éthique »), renvoie aux enjeux moraux auxquels sont confrontés les travailleuses sociales. Il en ressort que, lorsque ces professionnelles sont sommées d’agir en fonction de directives administratives sans lien avec des normes morales jugées respectables, elles peuvent souffrir moralement. En effet, juger qu’en fonction de commandes prescriptives de l’organisation-employeur on peut se conduire de mauvaise manière, de façon a-déontologique envers la clientèle, est susceptible d’engendrer une souffrance et d’avoir de graves répercussions sur le bien-être des professionnelles (Curchod, 2009; Vézina, 2008; Béland, 2009; Lützén, et collab., 2003; Dahlqvist, et collab., 2007; Gustafsson, Norberg et Strandberg, 2008; Meylan, Boillat et Morel, 2009; Nathaniel, 2006; Dahlqvist, Söderberg et Norberg, 2009; Kopala et Burkhart, 20058; Pendry, 2007).

Le problème que soulève la détresse morale reste ainsi rattaché de près aux normativités professionnelles et organisationnelles en tension, aux rapports humains impliqués dans la relation d’aide dans le secteur de la santé et des services sociaux. Ainsi, si les directives administratives qu’on impose aux professionnelles renvoient à un registre prescriptif sur le plan normatif, ce même registre prescriptif, par les « devoir agir » imposés via des règles formelles — et informelles —, aboutit à des actions, à des attitudes et à des comportements qui témoignent de valeurs privilégiées par les organisations. Dès lors, autant les organisations-employeurs que les organisations de régulation professionnelles via les règles déontologiques balisent un univers de normativités qui sert à forger les qualités d’exercice idéales à attendre d’une professionnelle salariée. La travailleuse sociale est donc amenée à composer quotidiennement avec des attentes et des exigences en tension qui en définitive renvoient au « domaine du souhaitable, de l’idéal, dans une relation professionnelle » (Legault, 1999, p. 41).

En somme, et comme pour les autres modélisations exposées plus haut, se mouvoir dans cette incapacité morale « de faire ce que cependant nous devrions, ou d’avoir pourtant fait ce que moralement nous récusons » (Duhamel, 2003, p. 124), renvoie à une souffrance qui est capable d’affecter la pensée (le jugement), le corps et les rap- ports résultant des services professionnels dispensés aux clientèles.

Ce que les modèles théoriques permettent de cibler : une tension (choc des épistémés) entre la dimension des dispositifs organisationnels et la dimension des pratiques professionnelles

Cette tension qu’on peut dégager des modèles présentés plus haut cacherait un choc des épistémés capable d’ébranler les fondements normatifs des travailleuses sociales, mais surtout leur motivation à faire leur travail. Une analyse des textes recensés nous a permis de circonscrire quelques caractéristiques de ce qui est au coeur du choc des épistémés en question :

  • Une tension parfois inconciliable entre ce qui leur est demandé de faire (« devoir agir ») et ce qu’ils voudraient faire (« vouloir faire »);

  • Un décalage entre la qualité attendue par ceux qui la commandent (gestionnaires) et celle recherchée par ceux qui la produisent (les professionnels) (Sahler, et collab., 2007);

  • Un écart « entre les objectifs fixés et les moyens attribués; le décalage massif entre les prescriptions et l’activité concrète; l’écart entre les récompenses espérées et les rétributions effectives » (de Gaulejac, 2008, p. 437);

  • Un conflit de valeurs entre l’organisation qui impose un mode de fonctionnement de plus en plus contraignant aux salariés et les préférences de ces derniers (Melchior, 2007);

  • Une trop grande distance entre les pratiques et les représentations des pratiques (Dubet, 2006).

Ce que le choc des épistémés fait ressortir, c’est ce conflit sur le plan des référentiels servant à préciser la façon dont les professionnelles doivent s’approprier les objectifs de leurs interventions et les conditions du rapport qu’elles ont à instaurer avec les clientèles, avec les organisations et avec la société. En définitive, ce conflit dévoile une tension normative entre deux façons de définir, d’assurer et de garantir la prestation de services efficaces et conformes à l’éthique en travail social.

Le jugement professionnel, qu’est-ce à dire?

Cette tension normative interpelle directement l’autonomie et l’exercice du jugement professionnel chez les travailleuses sociales. Or, pour mieux comprendre à quoi renvoie le jugement professionnel, attardons-nous à quelques définitions utiles :

Exemples de définitions du jugement professionnel

  • « Le jugement professionnel est un processus qui mène à une prise de décision, laquelle prend en compte différentes considérations issues de son expertise (expérience et formation) professionnelle. Ce processus exige rigueur, cohérence et transparence. En ce sens, il suppose la collecte d’information à l’aide de différents moyens, la justification du choix des moyens en lien avec les visées ou intentions et le partage des résultats de la démarche dans une perspective de régulation. » (Lafortune et Allal, 2007, p. 4)

  • « Le jugement professionnel englobe l’exercice de la pensée critique, de l’analyse et de l’évaluation des répercussions, le recensement des tendances, la création de liens entre les différents enjeux fondamentaux, et la prise en charge des résultats. » (Ministère des Services gouvernementaux de l’Ontario, 2010, p. 42)

  • « […] le jugement professionnel est “un processus humain influencé par des aspects logiques, psychologiques, sociaux, juridiques, et même politiques” (p. 21), ce qui confirme bien l’aspect complexe du jugement, puisqu’inscrit dans plusieurs schèmes de référence (p. 153). » (Lacombe, 2010, p. 44-45)

Une lecture attentive de ces définitions permet de saisir que le jugement professionnel, rattaché au raisonnement en tant qu’opération mentale, renvoie à un processus où il y a activité décisionnelle individuelle ou collective élaborée en vue de résoudre un ou des problèmes complexes au travail. Parce qu’il se situe principalement sur le plan des idées et des représentations et qu’on peut l’observer tant dans les processus de pensée, les décisions ou les choix d’action à déployer, il peut servir à légitimer les connaissances (théoriques, méthodologiques et pratiques) en fonction desquelles des professionnelles peuvent raisonner, concevoir et justifier leurs activités professionnelles auprès d’autrui.

Constat, réflexion et défis entourant l’exercice du jugement professionnel chez les travailleuses sociales

Grâce aux informations qui précèdent, on peut supposer que le jugement professionnel implique chez la travailleuse sociale deux moments précis : 1. la confrontation avec plusieurs sources d’information impliquées dans une situation-problème (ex : sources biologiques, psychologiques, sociales, environnementales); 2. l’élaboration « d’une manière de combiner ces informations », de les syntoniser, et cela, en vue de produire une réponse qui au demeurant ne peut « se réduire à la simple application d’un algorithme » (Lafortune et Allal, 2007, p. 4) ou faire abstraction des buts, des motifs, des présupposés, des finalités et des savoir-faire théoriques, méthodologiques et pratiques chez la professionnelle-en-situation.

En réalité, il apparaît difficile d’envisager l’exercice du jugement professionnel sans intégrer l’idée d’un traitement d’informations qui s’opère en référence à des repères différents et potentiellement en tension les uns avec les autres (Lafortune et Allal, 2007, p. 4). On comprend alors mieux pourquoi Lafortune et Allal expliquent que si le jugement professionnel est considéré comme complexe, c’est qu’il est traversé par des divergences entre les sources d’informations récoltées et par des décalages pouvant émerger entre différents repères. Pensons, pour ce faire, aux exigences organisationnelles, professionnelles, personnelles et sociales auxquelles doit référer la travailleuse sociale dans l’exercice de son jugement professionnel.

L’exercice du jugement professionnel et l’autonomie professionnelle, un tout à concevoir et à défendre au travail.

Avant de nous lancer dans une étude des liens entre l’exercice du jugement professionnel et l’autonomie professionnelle, il apparaît utile de donner une définition à cette dernière. Nous optons pour celle proposée par Goullet de Rugy (2000, p. 28-29) :

L’individu autonome sur le plan professionnel est celui qui génère son comportement et les règles qui y correspondent (et donc ses propres stratégies d’action) en réponse aux sollicitations, informations et contraintes du milieu professionnel. Elle s’élabore dans un processus continu et dynamique d’interactions entre l’individu et son milieu professionnel, entre lui et les autres. Elle est variable selon les ressources et les capacités d’apprentissage de l’individu, selon celles de l’environnement et selon les conditions particulières qu’offre cet environnement.

Si une professionnelle autonome est celle qui génère son comportement et les règles qui y correspondent, bref, si l’autonomie professionnelle engage cette capacité de la professionnelle à exercer son jugement en toute liberté dans l’exécution de ses mandats (Castonguay, 2012), on peut mieux saisir pourquoi la question du jugement professionnel revêt un caractère si important au travail et chez les travailleuses sociales. Il est, rappelle Legault (1999), une caractéristique fondamentale qui aide à comprendre l’autonomie de la professionnelle et sa responsabilité à l’égard du client. Dès lors, il peut s’avérer difficile pour une travailleuse sociale d’actualiser une relation de service de qualité dans un contexte de travail qui impose des façons de faire en faisant fi de l’exercice du jugement professionnel. Cela dit, d’aucuns croient que c’est justement ce qui arrive au sein des établissements du réseau de la santé et des services sociaux, notamment depuis le début des années 1980 (Goullet de Rugy, 2000; Franssen, 1999; Le Brun, 2001; Ravon, 2008; Baines, et collab., 2009).

Étant donné que l’autonomie professionnelle est mise à mal par les dispositifs institutionnels où évoluent les travailleuses sociales, des organisations professionnelles commencent à réagir. C’est notamment le cas de l’Ordre des psychologues du Québec avec son nouveau code de déontologie qui consacre à l’article 66 le principe de l’autonomie professionnelle de la façon suivante :

Dans l’exercice de sa profession, le psychologue voit à préserver son autonomie professionnelle et reconnaît qu’il n’est pas tenu d’accomplir une tâche contraire à sa conscience professionnelle ou aux principes régissant l’exercice de sa profession, notamment en informant l’Ordre des pressions qu’il subit et qui sont de nature à nuire à l’exercice de sa profession.

Castonguay, 2008

Bien que les deux soient liées, on ne doit pas confondre autonomie et indépendance, la deuxième renvoyant davantage à la notion d’évitement des conflits d’intérêts au travail (Castonguay, 2012). Il y a conflit d’intérêts si, précisément, le jugement du professionnel est influencé par des considérations ne relevant ni de l’intérêt du client ni de l’intérêt général (Bareil, 2006).

Ces précisions entourant le principe de l’autonomie professionnelle dans le code de déontologie des psychologues du Québec peuvent être mises en lien avec les propos de Morency et Simard (2005) qui figurent parmi les rares auteurs qui osent dire qu’en matière de contrat de travail, l’employeur d’une professionnelle doit : 1. saisir qu’en plus de demeurer libre de toute influence et d’avoir la latitude d’exercer son jugement dans l’exécution de ses mandats, une travailleuse sociale devra toujours se comporter d’après les prescriptions de son code de déontologie (p.152); 2. faire en sorte que cette salariée puisse être en mesure de respecter son code de déontologie (p.153). Malgré cela, et pour toutes sortes de raisons, explique Zaddem, des professionnelles peuvent agir à l’encontre de leurs valeurs professionnelles et pire, les organisations peuvent « les y amener, car elles encouragent parfois la violation des standards éthiques en développant des contre-normes » (Zaddem, 2010, p. 57). Or, nous savons grâce aux modélisations précédentes que le fait d’agir à l’encontre des valeurs ou normes professionnelles peut avoir pour conséquence de produire des conflits de valeurs, du stress, de la détresse morale, voire, le burnout (Gustafsson, Norberg et Strandberg, 2008; Truchot, 2004; Daloz, 2007; Lhuilier, 2009; Haber, 2007; Clot, 2008; De Gaulejac, 2005; Taïbi, 2012; Hsu, et collab., 2010; Ben-Zur et Michael 2007; Gallina, 2010; Schwartz, 2007; Perrot, 2005; Girard, 2009).

Retenons des explications qui précèdent sur l’autonomie et sa préservation au travail cette prescription morale qui incombe aux travailleuses sociales, sommées de s’engager à la préserver. Cela rappelle l’esprit de la définition de l’autonomie professionnelle chez Goullet de Rugy (2000, p. 28) qui indiquait précisément qu’une professionnelle autonome est celle qui est capable de générer son « comportement et les règles qui y correspondent (et donc ses propres stratégies d’action) en réponse aux sollicitations, informations et contraintes du milieu professionnel ». Dans cette optique, et bien que l’autonomie professionnelle soit liée à des relations de dépendance aux contraintes de travail, elle réfère à une capacitation chez ces professionnelles de prendre des initiatives et des décisions, mais qui ne sont pas en rupture avec les contextes de travail.

Quelques exemples d’atteinte à l’expression et au développement de l’autonomie professionnelle dans le secteur de la santé et des services sociaux

À ce titre, on rapporte souvent dans les écrits sur la souffrane psychique et morale au travail que les modifications du climat organisationnel par la nouvelle gestion publique (NGP), et plus spécifiquement par les compressions financières dans le secteur de la santé et des services sociaux, ont pérennisé ce discours de performance qui transforme la façon de réaliser le travail. De nouveaux contextes de travail conduiraient à une perte de contrôle sur les activités professionnelles à réaliser auprès des clientèles. On dit de ces activités professionnelles qu’elles deviennent plus enserrées dans les normativités de la logique managériale via la gestion par résultat, la planification stratégique, l’évaluation, la réduction des déficits, la réduction des effectifs, bref, la budgétarisation par programme (Dupuis et Farinas, 2010; de Gaulejac, 2010).

Les atteintes à l’autonomie professionnelle vécues dans les milieux d’intervention sont ainsi corrélées à la culture de performance propre à la NGP, et notamment à cette tendance des employeurs à « vouloir déterminer, à la place des professionnels, les objectifs de l’intervention professionnelle et même les moyens pour les atteindre » et à vouloir exercer un contrôle sur « le temps imparti aux soins et services » (Le Brun, 2001, p. 6). Or, il n’est pas rare chez les chercheurs en sciences humaines et sociales et chez des groupes professionnels d’aborder la question du contrôle (ou de la domination) de plus en plus prégnant des États et du marché sur les activités professionnelles, sur le choix des activités et leurs modalités de mise en oeuvre (Berquin, 2009; Malenfant et Bellemare, 2010; Gangloff, 2007).

Au-delà de ces atteintes à l’autonomie professionnelle qui seraient de plus en plus décriées, c’est souvent le sentiment de déqualification des services qui minerait les professionnelles à l’égard du travail. Ravon (2008) indique ainsi que, même s’il y a un certain découragement surmontable chez les travailleuses sociales, la prégnance de ce découragement reste notable face à la mise en échec continuelle de leur mission qu’on sait rattachée à des normes, à des valeurs, à des responsabilités, à des principes, à des compétences, à des savoirs théoriques, méthodologiques et pratiques qui sont au coeur de l’exercice du jugement professionnel. Dès lors, comment les travailleuses sociales peuvent-elles faire face à cette menace liée à l’exercice du jugement professionnel au travail?

Appel à la résistance critique à la réappropriation de l’espace normatif au travail

S’il y a un axe argumentatif qui ressort en force des textes recensés au sujet de la souffrance au travail, c’est celui qui fait appel à l’esprit du principe méthodologique de l’éthique qui réside « dans la critique, au sens de questionnement, et dans la recherche permanente du sens de nos actions et décisions » (ANESM, 2010, p. 15). Très souvent, dans les descriptifs de ce qui ne va pas au travail, il y a cet appel direct ou indirect des professionnelles à la critique, à la réflexion face à ce qu’elles sont, à ce qu’elles font, à ce qu’on leur demande de faire, à ce qu’elles veulent faire et à ce qu’ils devraient faire au travail.

On note souvent par exemple cette prescription à demeurer vigilants face aux différentes actions qui s’inscrivent dans le champ de la NGP, et surtout à la rationalité technique qui induit cette crainte pour le devenir des professionnelles : que la valeur des activités professionnelles en vienne à ne s’évaluer qu’en fonction de la maîtrise de procédures techniques et non plus en fonction de la qualité du jugement professionnel, de la qualité de la relation professionnelle. Il s’agit là d’un enjeu de taille que nous savons au centre des tensions concernant la régulation des activités professionnelles, un enjeu capable de légitimer cette invitation à la prudence, certes, mais aussi à la résistance stratégique pour y faire face. Cette résistance est d’abord réflexive; mais elle est aussi pratique, car les professionnelles sont invitées à ne jamais céder devant les défis liés aux manoeuvres normatives organisationnelles qui ne tiennent pas compte de l’exercice du jugement professionnel ou de l’autonomie professionnelle au travail.

On suppose dès lors que parce que l’heure est grave, il est important que les professionnelles restent en possession de leur acte clinique et qu’elles ne perdent de vue ni les objectifs de leurs interventions, ni les conditions du rapport qu’elles veulent instaurer avec celles et ceux qui font appel à elles pour atteindre un mieux-être, avec les organisations et la société. Mais pour rester maître de leurs activités professionnelles, il faut qu’elles en viennent à se situer comme sujets (éthique) de leur pratique, comme groupe professionnel (Fortin, 2003, p. 103-104).

Ainsi, les travailleuses sociales sont sommées de tenir bon, de persévérer, surtout dans ce contexte où on dit que les organisations du secteur de la santé et des services doivent être plus réactives, flexibles, productives et axées sur les visées de compétitivité. Et dans bien des cas, l’appel à résister dans cet univers de productivité ne signifie pas uniquement tenir bon individuellement; il implique une visée collective. Il faut tenir bon en groupe. Par exemple, et comme dans l’optique de Fortin (2003) et de Ravon (2009) qui invoquaient cette idée, lorsqu’il y a crise de la professionnalité, la travailleuse sociale ne peut devenir sujet de sa pratique qu’en présence des pairs. Chez Ravon, le devenir sujet de sa pratique est à actualiser sur le plan d’un collectif de travailleuses sociales qui, devenant sujets de leurs pratiques, sont alors capables de dire les épreuves à la professionnalité; de partager des façons de faire face aux problèmes posés par les conditions de travail; de réarticuler le savoir-faire du métier et l’éthique professionnelle.

Cette visée de prise de parole, souvent liée au dialogue en vue d’un changement, on la retrouve aussi dans des documents déontologiques qui encouragent précisément chez les professionnelles la discussion, la mobilisation et l’action. Par exemple, le document Lignes directrices pour une pratique conforme à la déontologie de l’Association canadienne des travailleurs sociaux (ACTS) précise plusieurs stratégies à actualiser pour contribuer à l’atteinte de l’excellence dans la profession.

La défense-promotion de l’idéal professionnel prescrit

Parce qu’aujourd’hui, les valeurs et finalités des travailleuses sociales les placent souvent en situation de tension face aux actions qui s’inscrivent dans le champ de la NGP, on vise dans les discours portant sur les stratégies du faire-face à ramener les professionnelles à renouer avec la défense de l’idéal professionnel prescrit dans les codes de déontologie. En effet, la saisie et la revendication des obligations déontologiques, de l’idéal professionnel prescrit, peuvent donner une certaine puissance à l’action professionnelle qui cherche à s’attaquer aux menaces posées à l’autonomie professionnelle. L’idéal professionnel, aussi nommé l’idéal de métier, se distingue de l’idéal prescrit de type organisationnel, car il est forgé à même des normes déontologiques, mais aussi des valeurs, des finalités et des compétences reconnues par la profession. Si cet idéal de métier est exigible, c’est parce qu’il constitue un rempart stratégique capable d’orienter les discussions entre collègues, mais aussi entre employées et employeurs en vue de produire des changements organisationnels. Dujarier (2006, p. 203-204) explique à cet effet :

Lorsqu’ils trouvent des collègues ayant la même posture, ils créent des lieux d’échange. Il s’agit alors pour eux de parler de leurs difficultés, des impasses, des limites de leur activité et de construire avec eux des solutions, en acceptant qu’elles ne soient que bricolées et provisoires. Ce faisant, ils construisent un idéal de métier, qui, en retour, sert de tuteur à leur action individuelle et collective. L’idéal de métier développé dans ces conditions se distingue souvent de l’idéal prescriptif.

À l’instar de Dujarier, d’autres auteurs vont lier l’idéal de métier à des compétences professionnelles reconnues. Pensons à l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ) et au Référentiel de compétences des travailleurs sociaux du Québec ou aux recommandations de l’ACTS (2006) qui font état de compétences servant à baliser les activités professionnelles.

L’intégration de normes déontologiques, mais aussi de compétences particulières viendrait consolider encore davantage l’idée selon laquelle la discipline professionnelle reste porteuse de valeurs, de principes éthiques et de préoccupations sociales (Turcotte, 2011). Turcotte pense d’ailleurs que l’accent placé sur les compétences pourrait contribuer à faire « contrepoids aux pressions normatives qui sont exercées sur les professionnels dans certains contextes organisationnels » (p. 59). Voilà donc l’idée d’une saisie de l’idéal du métier qui passe par l’acquisition-intégration des normes déontologiques et des compétences professionnelles, d’une stratégie capable de faire contrepoids aux pressions normatives qui sont à la base des défis posés à l’exercice du jugement professionnel chez les travailleuses sociales. On pense ainsi qu’avec cette stratégie du faire-face, les professionnelles pourraient être en mesure de réclamer des conditions de travail respectueuses de leurs devoirs professionnels et de leur autonomie professionnelle.

En effet, comme l’explique Dujarier (2006, p. 127), si aucun « lieu ne permet d’instaurer un dialogue à propos de la pertinence et de la fiabilité des outils de contrôle, ou sur les critères de mesure de l’activité », bref, si ces critères s’imposent souvent sans discussion au sein des organisations, la saisie de l’idéal professionnel offrirait cette force d’opposition normative permettant l’instauration du dialogue sur les conditions de travail idéales sur le plan déontologique.

Aux yeux de Dujarier et de Turcotte, pour penser les stratégies du faire-face sur le plan organisationnel, ce débat autour des idéaux prescrits entre employeur et employées devient donc nécessaire. L’actualisation des débats entre employeurs et employés sur les normativités des pratiques et, par là, sur la fiabilité des outils de contrôle de l’activité, aurait pour conséquence ultime de permettre que la régulation organisationnelle des pratiques professionnelles ne soit pas a-déontologique. Bref, chez Dujarier et Turcotte, mais aussi chez Davezies, Lhuilier, Dejours, Bouquet, Clot, et De Gaulejac, et dans certaines organisations professionnelles comme l’ACTS, on retient qu’il est impératif que les travailleuses sociales puissent reconquérir une capacité d’analyse des événements qu’elles vivent et une capacité de débattre sur des conditions de travail décentes, car l’important pour la santé mentale au travail reste, selon elles, le maintien d’un pouvoir d’ouvrir sur de nouveaux développements, de nouvelles possibilités.

L’importance du pouvoir d’agir des travailleuses sociales gestionnaires 

Attardons-nous pour cette séquence sur les Lignes directrices pour une pratique conforme à la déontologie de l’ACTS. Ce texte est intéressant parce qu’il précise des angles de responsabilités pour les gestionnaires formées en travail social et qui évoluent au sein des établissements du réseau de la santé et des services sociaux au Canada. En effet, en visant les responsabilités des travailleuses sociales gestionnaires, on est alors en mesure d’identifier d’autres angles susceptibles d’alimenter des stratégies du faire-face sur le plan des rapports de communication employées-employeur.

Les principes déontiques des travailleuses sociales gestionnaires qui occupent des postes administratifs sont explicites et invitent à une attitude plus proactive que passive. Par exemple, sur le plan du rapport avec l’organisation, on exige d’elles qu’elles puissent fournir de l’information aux administrateurs quant aux responsabilités déontologiques des travailleuses sociales, et qu’elles agissent pour que ceux-ci fassent disparaître du travail tous les obstacles pouvant nuire à la pratique déontologique.

L’ACTS indique également, quant au climat organisationnel, que les gestionnaires travailleuses sociales doivent favoriser le travail d’équipe, maintenir des niveaux de personnel suffisant, encourager la communication et la prestation responsable de services en travail social. On leur demande aussi de s’efforcer de faciliter l’accès à la supervision en travail social, à la formation continue, à un enseignement professionnel qui réponde aux besoins de perfectionnement des employés. On leur demande de veiller à ce que les employés vivant des expériences difficiles au travail puissent dire leur souffrance, bref, à ce qu’elles reçoivent un soutien professionnel approprié.

En définitive, on peut grâce aux axes déontiques se retrouvant dans différents documents des organisations professionnelles saisir l’importance que représentent les fondements déontologiques servant à alimenter l’idéal professionnel prescrit et, par ricochet, les activités professionnelles des travailleuses sociales. Cet idéal prescrit qui fonde l’action des professionnelles et qui appelle une responsabilité individuelle, mais aussi collective, reste lié de près aux clientèles précaires qui s’adressent aux travailleuses sociales, exigeant d’elles une attention particulière sur la façon dont les organisations du secteur de la santé et des services sociaux appréhendent leurs problèmes de même que des modes d’intervention appropriés (ANESM, 2010).

Défendre la capacité d’exercer son jugement professionnel au travail

Si plusieurs auteurs rapportent que les conditions de travail dans les organisations du secteur de la santé et des services sociaux peuvent avoir une incidence sur les travailleuses sociales dans leurs activités professionnelles, nous avons relevé que c’est souvent en raison des tensions entre les deux dimensions normatives qui enserrent la pratique professionnelle : celle des dispositifs institutionnels propres à la NGP et celle des pratiques professionnelles (code de déontologie).

À cet effet, et parce que le jugement professionnel fonde sa légitimité sur les savoirs théoriques, méthodologiques et pratiques, mais aussi sur les principes éthiques et déontologiques de la profession (Mottier Lopez et Allal, 2008), on trouve souvent ce discours qui porte sur cette lutte sans merci pour que soit enfin préservé chez les travailleuses sociales le jugement professionnel qui fonde l’intégrité (morale) de la profession, la relation professionnelle et le sens d’un travail bien fait.

Bien qu’il semble admis que le jugement professionnel soit essentiel à l’exercice de la profession, cette notion soulève l’importance de mesurer et de connaître les capacités réelles qu’ont les travailleuses sociales à respecter à la fois les règles déontologiques et les règlements administratifs, ainsi que l’obligation d’offrir des services efficaces aux clientèles. À cet effet, il ressort des textes recensés que pour revendiquer la capacité d’exercer un jugement professionnel ancré dans des savoirs théoriques, méthodologiques et pratiques, une travailleuse sociale doit saisir que la compétence professionnelle sur laquelle repose l’exercice du jugement professionnel fait appel à des capacités qui ne sont pas uniquement techniques, mais qui intègrent les dimensions éthique et déontologique dans l’appréciation des besoins et des services à offrir aux clientèles sur le terrain. Malgré cela, plusieurs chercheurs qui s’intéressent à l’évolution du professionnalisme sont d’avis qu’à l’heure actuelle, l’expertise technique semble prendre le pas sur les autres dimensions du jugement professionnel (Bégin, Rondeau, et Marchand, 2009).

L’autonomie comme processus dynamique d’interactions entre l’individu et son milieu professionnel reste donc variable en fonction des ressources et des capacités d’apprentissage des individus, mais aussi de l’employeur. À cet effet, des chercheurs tentent de circonscrire le mode de gestion organisationnel qui serait en mesure d’avoir une influence positive sur l’expression et le développement de l’autonomie professionnelle dans le secteur de la santé et des services sociaux (Dupuis et Farinas, 2010). La recherche de Goullet de Rugy est en ce sens intéressante sur le plan empirique, car elle démontre que même si les gestionnaires sont en mesure d’identifier des facteurs qui peuvent favoriser l’autonomie professionnelle, l’action est toujours tributaire de la volonté de l’institution de favoriser ou non cette autonomie professionnelle; elles sont, pour ainsi dire, prises entre l’arbre et l’écorce. Par exemple, sur 38 répondants, 12 considèrent que « l’institution ne souhaite pas, ni ne met en oeuvre ou ne favorise l’expression et le développement de l’autonomie professionnelle » (Goullet de Rugy, 2000, p. 44). Il est également pertinent de savoir que trois cadres considèrent que les membres du personnel dont elles sont responsables ne désirent pas actualiser leur autonomie professionnelle au travail.

La recherche de Goulet de Rugy permet surtout de dire que l’individu, sans l’interaction avec un environnement favorable, ne peut rien faire. Voilà donc des informations à mettre en lien avec la définition de l’autonomie professionnelle, mais aussi avec les modélisations théoriques exposées plus haut[5]. En définitive, l’autonomie professionnelle se construirait ou maintiendrait sur la base d’une identité — professionnelle — solide et dans les interactions individu/environnement de qualité.

Conclusion

Par l’éclairage qu’il propose autour des défis posés à l’autonomie professionnelle et à l’exercice du jugement professionnel, le présent article instruit sur ce qui est au coeur de la tension entre les normativités professionnelles et organisationnelles, sur l’impact que peut avoir cette tension normative sur le plan de la santé et du bien-être des travailleuses sociales, et cela, à court, à moyen ou à long terme. En réfléchissant sur cette tension normative qui oppose les exigences professionnelles aux exigences organisationnelles, on a constaté qu’il semble y avoir pour les travailleuses sociales des principes déontiques, des valeurs morales et des agirs professionnels qui ne peuvent être altérés par quelques prescriptions organisationnelles que ce soit, sous peine d’enfreindre leurs obligations déontologiques et leur idéal de métier.

Ce travail d’analyse a aussi permis de montrer que les éléments qui servent à décrire le choc des épistémés servent aussi à comprendre le stress, les conflits de valeurs, les caractéristiques d’un travail qui a du sens et la détresse morale. Ce que ces éléments mettent surtout en jeu, c’est : 1. la question du désir par les professionnelles de préserver à tout prix leur capacité de s’approprier les objectifs de leurs interventions et les conditions du rapport qu’ils veulent instaurer avec les clientèles, les organisations et la société; 2. le vécu pénible de certaines travailleuses sociales et de certains travailleurs sociaux, mais aussi leur quête-désir-résistance visant à préserver le sens d’un travail bien fait qui reste fondé sur leur capacité d’exercer leur jugement professionnel et leurs compétences auprès des individus qui requièrent leurs services.

Nous avons enfin abordé quelques pistes de réflexion sur les besoins non comblés, menacés ou revendiqués par les travailleuses sociales et de façon plus explicite, les moyens envisagés sur le plan individuel et collectif pour faire face aux déterminants de la souffrance psychique au travail. Devant les nouvelles réalités économiques, politiques, sociales et culturelles ayant le potentiel de produire des mutations de leurs rôles et mandats au sein des organisations dans lesquelles elles évoluent, les travailleuses sociales sont donc appelées à s’engager pour identifier, analyser et modifier tout ce qui dans leur environnement de travail est susceptible d’entraver leur volonté d’exercer leur jugement professionnel de façon autonome au travail.

Pour conclure, nous pensons comme chercheur que cette volonté de faire la lumière sur des enjeux normatifs qui sont au coeur de la pratique des travailleuses sociales permettra d’engager la discussion interuniversitaire, interprofessionnelle ou intersectorielle sur le sujet afin d’améliorer les conditions dans lesquelles elles évoluent au sein des établissements du secteur de la santé et des services sociaux et au sein des organismes communautaires.