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Frédéric Ramel propose une présentation des travaux d’auteurs « cosmopolites », « pluralistes », « communautariens » et autres, qui ont en commun de s’interroger sur l’avenir des États nations et de l’humanité face aux dynamiques centripètes de l’« attraction mondiale » : l’universalisation de l’État et des normes démocratiques, l’extension planétaire du capitalisme de marché et des technologies, la prolifération des organisations internationales et des organisations non gouvernementales (ong), les flux transnationaux de la mondialisation, etc.

Après avoir rappelé l’ancrage du cosmopolitisme dans la Paix perpétuelle de Kant (nature républicaine de l’État, traités de paix instaurant une confédération d’États libres, loi d’« hospitalité universelle »), F. Ramel rend compte de la manière dont Habermas s’emploie à dépasser le cadre de Kant : critique de l’État contemporain (nocivité des mythes nationalistes, incapacité de l’État à réguler la mondialisation) et appel à un « patriotisme post-national » de la part de citoyens s’identifiant à la fois à leur État et à des valeurs de citoyenneté universelle (démocratie, droits de l’homme).

L’étude se poursuit avec les travaux de David Held sur la « démocratie multiscalaire », dont l’avènement nécessiterait des réformes globales telles que la création d’une assemblée délibérante mondiale permettant à la citoyenneté de se décliner selon « un continuum civique allant du local au mondial en passant par le national ». F. Ramel évoque ensuite les auteurs qui se sont employés à « réaliser Rawls » à l’échelle mondiale. Thomas Pogge estime ainsi que, face aux inégalités qui frappent les plus démunis dans le monde, les citoyens des pays riches doivent s’impliquer dans l’éradication de la pauvreté mondiale par l’intermédiaire de programmes sociaux internationaux et de l’instauration d’une allocation sociale universelle.

La deuxième partie du livre est consacrée aux approches qui s’enracinent dans la vision de Hobbes et de Locke sur l’horizon anarchique des relations internationales. Les auteurs contemporains objectent ainsi au cosmopolitisme l’épuisement d’une référence à l’humanité trop souvent instrumentalisée par les grandes puissances (Pierre Manent), la propension des organisations internationales à créer des « droits créances » exorbitants (Hayek) ainsi que l’absence de société mondiale organisée qui permettrait de donner sens à une justice distributive planétaire (Rawls, qui rejette ainsi l’application internationale de sa théorie de la justice faite par d’autres). Une figure centrale et toujours influente de la contestation du cosmopolitisme est Carl Schmitt, particulièrement critique de l’idée d’un État universel séculier, projet démiurgique qui nie, selon lui, la conflictualité inhérente à l’espèce humaine.

La critique du cosmopolitisme est enfin assurée par les « communautariens », à partir de l’idée que celui-ci nie les liens d’affiliation qui font l’identité des individus (famille, religion, histoire, culture, nationalité), si bien qu’être citoyen du monde revient au fond à être « citoyen de nulle part » (MacIntyre). Dans une perspective plus nuancée, Michael Walzer prône un « pluralisme de haute densité » capable de favoriser tout à la fois la paix, la liberté, le pluralisme culturel et la justice distributive, grâce à un renforcement des pouvoirs des organisations internationales, des ong, des fédérations de partis et de syndicats, etc.

La troisième partie du livre explore les voies médianes entre cosmopolitisme et communautarisme. F. Ramel évoque d’abord la postérité des idées confédérales émises en leur temps par Rousseau et Montesquieu, à travers les réflexions de Stéphane Chauvier sur la « sympolitie », modèle pluraliste dans lequel les États concèdent des fonctions de régulation importantes aux organisations internationales. Amitai Etzioni, lui, valorise les communautés de valeurs dans lesquelles les individus libres engagent des « dialogues moraux transnationaux » relatifs aux grands enjeux éthiques des relations internationales (interventions humanitaires, guerre juste, protection des droits de l’homme et de l’environnement).

Les néomarxistes défendent un triple droit à la citoyenneté mondiale, à un salaire social mondial et à la réappropriation des moyens de production et de communication. De son côté, Ulrich Beck estime que les États sont désormais confrontés à des risques globaux (écologiques, financiers, terroristes) qui rendent nécessaire « l’implication citoyenne face à la société mondiale du risque ». Robert Cox, enfin, prolonge sa critique néogramscienne du multilatéralisme comme forme institutionnelle dominée par l’hégémonie des pays du capitalisme historique, en prônant l’ouverture du multilatéralisme « par le bas » aux forces sociales dominées des pays de la périphérie.

Le livre se termine sur quelques approches alternatives. Sont ainsi présentées celle de Hannah Arendt, qui plaide pour la pluralité culturelle du genre humain, et celle d’Éric Tassin, en faveur d’un cosmopolitisme de l’étranger partagé par Derrida, partisan d’une loi universelle de l’« hospitalité absolue ». Le dernier chapitre rend compte d’auteurs (Karl Jaspers, Stephen Chan, François Jullien) qui, à divers titres, sanctionnent la fin de la domination occidentale du monde pour explorer des récits d’universalité ouverts à d’autres aires de civilisation. L’avenir de l’humanité est dès lors pensé en termes d’irréductibles écarts entre les cultures, en forme de résistance à une mondialisation uniformisante.

La force de cet ouvrage clair et pédagogique est de parvenir à relier les réflexions d’auteurs contemporains comme Schmitt, Arendt, Habermas, Rawls, Held ou Etzioni à l’héritage de la philosophie classique (Kant, Locke, Hobbes, Rousseau, Montesquieu). Synthèse inédite en langue française, ce livre de philosophie des relations internationales comble donc un manque criant dans la bibliographie francophone en relations internationales.