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… la maternité [mothering] comme une série d’actes quotidiens et la maternité [motherhood] comme une idée de ce que ces actes devraient être ont chacune une longue histoire politique. Il est difficile de comprendre l’État – quel qu’il soit, passé ou présent – sans prendre en compte sérieusement ses tentatives pour forger certaines conceptions de la maternité [motherhood] qui poussent les femmes à faire, en tant que mères, certaines choses jugées utiles pour lui. Mais, parce que c’est un rôle si exigeant dans la pratique et un ensemble si puissant de notions dans l’esprit des gens, la maternité sous toutes ses formes [mothering and motherhood] a également été le site occasionnel des efforts des femmes pour résister à l’État…[1].

Enloe, 2000 : 260

Comme on le rappelle dans l’introduction de ce numéro spécial, la différence entre le Québec et le reste du Canada dans leur rapport à la guerre est un sujet souvent débattu. Pour Jean-Sébastien Rioux, « une conception courante soutient que les Canadiens français et les Canadiens anglais ont des vues divergentes sur les questions de sécurité et de défense, les premiers étant plus pacifistes, isolationnistes et antimilitaristes que leurs homologues canadiens-anglais » (2005 : 3). Contre cette conception d’un Québec pacifiste, isolationniste ou antimilitariste, Stéphane Roussel et Jean-Christophe Boucher font valoir que les Québécois peuvent être perçus comme étant « plus attachés au “modèle pearsonien” [de l’internationalisme libéral] classique dans la politique étrangère canadienne [q]ue bien des Canadiens anglais » (2008 : 182). Leur recherche amène une compréhension plus nuancée des circonstances dans lesquelles les Québécois appuient le recours à des moyens militaires lors de conflits internationaux. Pour eux, bien que les Québécois « soutiennent ouvertement des opérations militaires pour rétablir l’état de droit ou pour aider les populations en danger, ils restent réticents à utiliser la force comme moyen de résoudre les conflits ou d’autres problèmes sociaux et politiques » (2008 : 168). En d’autres termes, il y a des circonstances dans lesquelles les Québécois appuient les opérations militaires, de sorte que, même « si les Québécois hésitent encore à recourir à la force, ils ont perdu leur isolationnisme et leurs réflexes antimilitaristes » (2008 : 168).

Il demeure toutefois que l’intervention du Canada en Afghanistan (ainsi que l’ensemble de ce qui est désigné comme la « guerre mondiale contre le terrorisme ») a été accueillie avec moins d’enthousiasme au Québec. La plupart des Québécois, notamment après l’envoi des troupes canadiennes dans le sud de l’Afghanistan, s’opposaient à la guerre, s’inscrivant souvent dans la continuité de la tradition pacifiste québécoise. Comme le journal The Gazette de Montréal l’a noté, lorsque des soldats de la base militaire de Valcartier, située près de la ville de Québec, ont été appelés au combat en Afghanistan, la forte opposition des Québécois à la guerre est devenue, pour certains, « la preuve d’une noble tendance pacifiste qui parcourt la province, célébrée par des chansonniers et des politiciens séparatistes » (16 juillet 2007). Il en a été de même pour The Economist, qui s’est lui aussi intéressé au pacifisme du Québec dans son évaluation de « la politique de guerre » (« The Politics of War ») au Canada. Le sous-titre de cette analyse réalisée en 2007 est évocateur : « Le ministre, le général et un Québec pacifiste » (9 août 2007)[2].

Notre article aborde la question du militarisme et de l’antimilitarisme au Québec et au Canada dans une perspective tout à fait différente. Plutôt que de s’interroger sur les différences d’attitude au regard de l’intervention du Canada en Afghanistan, il se demande dans quelle mesure les valeurs militaires sont ancrées autant dans la société québécoise que dans la société canadienne. Autrement dit, bien qu’une partie de la société québécoise défende des principes et des valeurs historiquement associés à l’antimilitarisme, nous suggérons qu’elle n’en demeure pas moins une société profondément militarisée et qu’elle ne se distingue pas particulièrement, de ce point de vue, du reste du Canada.

Les chercheurs féministes en Relations internationales se sont régulièrement penchés sur les processus qui militarisent une société. Comme il est mentionné dans l’introduction de ce numéro spécial, Cynthia Enloe a été une pionnière dans cette réflexion (2000). Tandis que la militarisation peut être comprise et mesurée comme un ensemble de réalités matérielles (le pourcentage de la population active d’un pays qui travaille pour ou dans l’armée, l’importance des industries militaires dans la production économique nationale, etc.), elle est aussi (et, sans doute, de façon plus significative) « un ensemble de pratiques discursives qui, au fil du temps, intègrent des hypothèses et des valeurs militaires dans la définition même de ce qui est “normal” dans la vie de tous les jours » (Turenne-Sjolander 2011 : 220). Comme l’a bien montré Enloe, si l’on accepte que la militarisation est un ensemble de pratiques discursives et matérielles, tout peut être militarisé. Des nouilles dans une boîte de soupe de tomates Heinz façonnée pour ressembler à des satellites de la Guerre des étoiles (2000 : 2), à la présence de vêtements kaki dans les magasins pour enfants, tous les produits et toutes les actions de la vie quotidienne sont susceptibles de promouvoir les « besoins militaires et les conceptions militaristes » comme étant « à la fois utiles et normaux ». Plus particulièrement, dans la vie quotidienne d’une société militarisée, le rôle des femmes – et notamment le rôle des mères – est crucial. Comme Enloe l’a récemment observé, « il est impossible de transformer de jeunes hommes en soldats sans le soutien des femmes qui sont dans leur vie » (cité dans Shigematsu 2009 : 426-427).

C’est dans ces processus subtils que se trouve le paradoxe de l’attitude de la société québécoise vis-à-vis de la guerre. En effet, l’intervention canadienne en Afghanistan a révélé qu’un haut niveau de militarisation – et, plus particulièrement, des mères de soldats – cohabite dans une relation complexe (voire en apparence contradictoire) avec l’image classique du pacifisme des Québécois et la construction identitaire d’une société antimilitariste qui en découle.

Même en temps de guerre, lorsque l’accent est mis sur le soldat (mâle) défendant vaillamment et avec abnégation les idéaux et l’intégrité d’une nation rassemblée, les mères et la maternité ne sont pas – et ne peuvent pas être rendues – invisibles. La figure de la mère « est en permanence contrôlée dans la plupart des sociétés », tandis qu’« une intense pression s’exerce » (Enloe, cité dans Shigematsu 2009 : 415) pour qu’elles se conforment à une identité spécifique. En temps de guerre, cette pression n’est pas moindre. La guerre, les « récits nationaux contre des ennemis étrangers » et l’affirmation de « l’homogénéité supposée de la nation » qui en découle dissimulent les différences internes (genrées, racialisées). Ces discours sont permis en partie par le recours à une image idéalisée de la figure de la mère, qui définit les femmes comme potentiellement des « mères de la nation », puisque ce sont elles qui donnent naissance aux enfants, puis élèvent les soldats dont la nation en guerre a besoin (Cowen 2008 : 13).

La figure de la mère est puissante – et c’est ce qui explique le contrôle qui s’exerce sur elle. La maternité est un enjeu précisément parce que « le sens des responsabilités premières à l’égard de ses propres enfants peut inspirer des actions qui vont totalement à l’encontre [des conventions sociales qui définissent les mères en temps de guerre] » (Enloe, cité dans Shigematsu 2009 : 416). Parce que les mères et la maternité sont au coeur de tout effort de guerre, étant donné ce que les mères symbolisent à la fois dans la pratique et dans l’imaginaire de la vie quotidienne, la figure de la mère est utilisée autant par les États en guerre que par les groupes sociaux qui s’opposent à la guerre.

Les mères qui adoptent des pratiques critiquant la guerre et la militarisation de la société s’exposent à des conséquences bien réelles. Lorsque les mères ne voient pas la mort de leur enfant à la guerre comme un sacrifice noble, lorsqu’elles n’acceptent pas leur sort ni celui de leur enfant, lorsqu’elles ne restent pas silencieuses, les effets perturbateurs du refus d’assumer un rôle militarisé deviennent évidents[3]. « C’est à ce moment-là que les médias, vos concitoyens, le gouvernement et peut-être votre mari sont atterrés. Que faites-vous à vous libérer de ces conventions ancrées de la maternité, conventions genrées qui servent leurs intérêts dans une aussi grande mesure ? » (Enloe, cité dans Shigematsu 2009 : 416). Pour Enloe, « [ils] vous veulent de retour dans la boîte de la maternité traditionnelle à laquelle vous appartenez et où vous pouvez servir de symbole patriotique silencieux et vous occuper de mettre le dîner sur la table » (cité dans Shigematsu 2009 : 416).

Dans cette bataille pour « les coeurs et les esprits », la maternité n’est donc pas neutre, mais représente au contraire un terrain de contestation entre ceux (souvent les États) qui tentent de militariser la figure de la mère au service des objectifs nationaux de guerre et les voix pacifistes qui résistent à cette militarisation en dénonçant l’instrumentalisation des mères et de la maternité qui en résulte[4]. Peu importe comment les identités militarisées des mères sont construites (à travers des discours politiques, les médias, les films ou des cérémonies publiques) ou par qui (gouvernements, maris, amis, cousins ou chefs de la communauté), il est presque impossible d’échapper à l’ensemble extrêmement puissant des pratiques qui militarisent les mères. La figure de la mère militarisée peut ainsi s’incarner de différentes façons.

Correspondre à l’idéal de la mère militarisée nécessite qu’une femme ait des rapports d’un certain type avec son fils-soldat, et qu’elle crée des relations avec les autres qui vont continuer à perpétuer aux yeux des autres mères de garçons la légitimité de l’armée et l’appel à la vie militaire :

  • C’est une femme qui ne pose pas trop de questions sur les activités de son fils-soldat pendant qu’il est en service et en dehors de son service.

  • C’est une femme qui, si son fils se marie, sera fière des aptitudes de sa nouvelle belle-fille à s’adapter à la vie d’épouse de militaire et l’encouragera à ne pas se plaindre.

  • C’est une femme qui va offrir du réconfort et des soins à son fils qui quitte l’armée blessé ou malade.

  • C’est une femme qui apprend à faire confiance à l’armée ; quand les militaires l’informent de la mort de son fils, elle va trouver leur explication crédible (Enloe 2000 : 254).

Comme Cynthia Enloe nous le rappelle, « c’est la confluence de dynamiques familiales militarisées, d’une culture populaire militarisée et d’un État militarisé qui rend les mythes de la maternité militarisée si puissants » (2000 : 254) – autant au Canada et au Québec qu’ailleurs.

Nous nous concentrons ici sur la figure de la mère endeuillée (qui accepte ce deuil ou qui est résignée) et sur la politique associée à cette représentation de la maternité militarisée. À cette fin, cet article présente la militarisation des mères de deux façons : dans un premier temps, il examine la figure traditionnelle ou conventionnelle de la mère en deuil à travers une exploration des cérémonies du jour du Souvenir. Cet examen permet de mettre en évidence comment la maternité est militarisée en définissant la « bonne » façon pour une mère de porter le deuil d’un enfant mort à la guerre. S’il s’agit dans cette première partie de montrer que la figure de la mère est militarisée au Canada, la deuxième partie revient plus particulièrement sur la militarisation des mères au Québec. En effet, dans un deuxième temps, cet article se penche sur les efforts visant à déstabiliser cette construction et à y résister, à travers les débats entourant une vidéo antimilitariste produite et diffusée par la Fédération des femmes du Québec (ffq). Cette vidéo propose une image de mère endeuillée différente. Il s’agit d’une mère qui refuse que son enfant parte à la guerre, qui critique l’État et l’armée pour la mort de l’un de ses enfants, qui voit dans l’armée une institution qui va inculquer des valeurs guerrières à son enfant et qui, même, s’interroge sur les raisons qui l’ont amenée à avoir des enfants.

La puissance de ces représentations de la figure de la mère endeuillée – que ce soit à l’appui de la militarisation ou en résistance à celle-ci – permet de s’interroger sur l’étendue de la militarisation de la société au Canada et au Québec. Plus précisément, les réactions face aux représentations non conventionnelles de la figure de la mère invitent à problématiser la conception répandue d’une société québécoise pacifiste et antimilitariste.

I – Le deuil d’une mère : militariser les mères grâce aux cérémonies du jour du Souvenir

Étant donné leur rôle potentiel de soutien à l’effort de guerre, les mères de soldats – et, plus généralement, les femmes – ont une place particulière dans les sociétés militarisées. Elles reçoivent une reconnaissance spéciale de la part des États, reconnaissance qui fait elle-même partie des efforts de l’État pour légitimer et soutenir ses activités militaires.

Par exemple, en 1917, le gouvernement canadien est aux prises avec une grave crise politique interne provoquée par sa décision d’instaurer la conscription, mise en place pour répondre aux besoins de la guerre en Europe. Il donne alors le droit de vote aux mères, aux soeurs et aux épouses de soldats (et non pas à toutes les femmes), convaincu que cette extension limitée du droit de vote serait un soutien à ses efforts de guerre et réduirait la forte opposition, particulièrement au Québec, provoquée par la conscription. Il pensait que les mères ne voteraient pas d’une façon qui serait contraire au devoir de leurs enfants, les épouses au devoir de leur mari, et les soeurs au devoir de leurs frères. Seules les infirmières militaires avaient eu le droit de voter avant les mères de soldats (Enloe 2000 : 247-248) : ce rôle en tant que membres des forces armées reflète les mêmes calculs politiques. Pour le gouvernement canadien, qui au même moment refuse le droit de vote à de nombreux immigrants récents (sauf s’ils ont un membre de leur famille dans l’armée), cette extension du vote à certaines femmes canadiennes est basée sur une définition spécifique du comportement « adéquat » d’une mère, d’une femme ou d’une soeur militarisée. Il tient pour acquis que ces femmes vont infailliblement soutenir « leur homme » parti à la guerre, appuyant ainsi la politique militariste de l’État.

Autre illustration du fait que les femmes militarisées sont reconnues par l’État dans un but précis, les mères et les épouses de soldats reçoivent une attention particulière. À partir de 1919, l’État canadien envoie une décoration, la « Croix d’argent » ou Croix du souvenir, à la mère et à la veuve de chaque soldat canadien mort au combat. La croix, où sont gravés le nom et le matricule du fils ou du mari mort au combat, peut être portée par sa récipiendaire à tout moment. Cette décoration se porte « sur le côté gauche de la poitrine et est épinglée au-dessus de toute autre médaille ». La croix est « un cadeau du Canada [donné en] souvenir du sacrifice fait par les veuves et les mères et de la perte qu’elles subissent avec la mort de leur mari ou fils – marins, soldats et aviateurs canadiens, morts pour leur pays pendant la guerre » (Anciens Combattants Canada 2013; texte traduit par les auteurs).

Tandis que des changements dans la législation[5] qui règle l’attribution de la Croix d’argent signifient que celle-ci ne sera plus donnée automatiquement aux veuves ou aux mères[6], les mères conservent, et ce, depuis longtemps, un rôle spécial dans l’attribution de ces hommages et dans les cérémonies commémoratives. Ainsi, en 1936, à l’abbaye de Westminster, Charlotte Susan Wood[7] dépose, au nom de toutes les mères canadiennes, une couronne sur la tombe du Soldat inconnu. Elle sera ainsi la première « mère nationale décorée de la Croix d’argent » (Projet Lecture et Souvenir 2009). En s’inspirant de cet exemple, la Légion royale canadienne[8] commence, à partir de 1950, à désigner une mère pour placer une couronne – au nom de toutes les mères et familles en deuil – au pied du Monument commémoratif de guerre du Canada lors des cérémonies du jour du Souvenir qui ont lieu chaque année le 11 novembre. Si la cérémonie nationale attire le plus d’attention partout au pays, il faut ajouter que des cérémonies en hommage aux soldats canadiens ont lieu dans tout le Canada tout au long de l’année[9]. Il est également important de noter que la place de la mère nationale décorée de la Croix d’argent est centrale lors des cérémonies nationales du jour du Souvenir : elle est la deuxième à déposer une couronne, immédiatement après le représentant de la Couronne et avant celui du gouvernement du Canada (Jenzer 2011). L’importance symbolique de la mère en deuil pourrait difficilement être plus claire.

Dans son étude des mères et de la politique du deuil, Suzanne Evans souligne les « caractéristiques essentielles » des mères décorées de la Croix d’argent : « leur acceptation de la nécessité d’offrir leurs enfants en sacrifice » (2007 : 7).

Cette acceptation est l’élément profondément contraignant et puissant de ce récit, car si la mère, entre toutes les personnes, peut approuver le don de la vie de son enfant à une cause, alors il faut non seulement que cette cause soit d’une valeur suprême, mais il serait également honteux pour quiconque de donner moins. Cette acceptation atteint son apogée dans la façon de porter le deuil – car cette mère doit accepter la mort de son fils en silence lorsqu’elle arrive – que ce soit pendant la guerre afin de ne pas démoraliser les autres, ou bien après la guerre afin de ne pas rompre la paix ou nuire à l’amnistie que l’État promeut à ce moment-là.

Evans 2007 : 7-8

En effet, la figure de la mère décorée de la Croix d’argent devient un symbole d’unité nationale en temps de guerre. Ce n’est plus une mère qui pleure la mort de son enfant, mais toutes les mères incarnées dans une seule qui pleurent ensemble tous les enfants morts au combat pour la défense de la nation. Elle joue ainsi un rôle important, puisque par ses actions dignes et calmes lors du jour du Souvenir elle devient l’incarnation de la nation en deuil qui se rappelle tous ceux qui sont morts pour la protéger.

Parce que la mère endeuillée est digne – parce qu’elle ne parle pas –, sa présence et son rôle doivent être interprétés en fonction du contexte historique particulier dans lequel elle se trouve. Certes, certains actes commémoratifs lors des cérémonies du jour du Souvenir peuvent parfois promouvoir une forme d’antimilitarisme – lorsqu’ils servent par exemple à dénoncer les horreurs de la guerre. Il n’en demeure toutefois pas moins vrai que la plupart du temps ils sont un « atout idéologique pour le militarisme » (Enloe 2000 : 193). Les mères décorées de la Croix d’argent, en incarnant le « sacrifice suprême » de la perte de leur enfant, tout en rappelant la perte d’un soldat, deviennent un puissant symbole militariste autour duquel un consensus se crée et se renforce. Comme l’explique Enloe, en « encourageant toutes les femmes du pays à s’identifier à chaque veuve militaire ou mère éplorée, un gouvernement peut essayer de transformer les soldats du gouvernement en “nos gars” méritant le soutien de toutes les femmes » (Enloe 2000 : 193). Autrement dit, même si une mère décorée de la Croix d’argent voulait contester la guerre, les normes d’une société militarisée rendent difficile, voire impossible, cette contestation.

En effet, la douleur des mères (et des veuves) décorées de la Croix d’argent exclut la possibilité d’un débat politique sur la guerre elle-même. Le fait d’accepter la mort de leur enfant à la guerre vient limiter, voire empêcher, la contestation des raisons justifiant le déclenchement de la guerre, ou celles qui sont données pour la poursuivre. L’amour de la mère pour la nation, illustré de façon si éloquente lors du dépôt d’une couronne au pied d’un symbole de la nation le jour du Souvenir pour rappeler son enfant, soldat décédé, vient rivaliser avec l’amour qu’elle a pour son enfant. Evans a décrit :

[L]a mère décorée de la Croix d’argent qui dépose une couronne au Monument commémoratif de guerre nous rappelle toutes les mères de la Croix d’argent. Drapée dans les idéaux de paix, elle nous invite à nous rappeler l’engagement du Canada dans les guerres et les missions comme étant honorables et nécessaires. Comme les mères de la Grèce antique dont le deuil était contrôlé, la mère décorée de la Croix d’argent semble nous rappeler notre passé de façon sélective. Pour le bien de la paix [...] son image, qui soutient silencieusement l’État, nous encourage à oublier le côté de la guerre qui pousse à la vengeance.

2007 : 155

Si la mère décorée de la Croix d’argent est honorable dans son deuil silencieux, si la mort de son enfant soldat doit être honorée, alors la mission de l’État en temps de guerre est également honorable. Les soldats morts pour lesquels nous pleurons ne peuvent pas être autre chose que des héros. Leur mort ne peut pas avoir été vaine ; si la mère décorée de la Croix d’argent et, à travers elle, toutes les mères acceptent la mort de leurs enfants, il va sans dire que la cause pour laquelle la guerre est menée est honorable. En acceptant silencieusement (et publiquement) la mort de leurs enfants, les mères de soldats démontrent avec force que le sacrifice qu’elles font en vaut la peine. Dans ce contexte, poser des questions sur la guerre et sur les raisons de la mener est vu comme une trahison des morts et de ceux qui pleurent et honorent leur sacrifice.

Rompre ce consensus silencieux est précisément ce que fait la ffq, en avançant une « interprétation » différente de la « bonne » réaction d’une mère confrontée à la guerre et à la perte de son enfant soldat. En contradiction avec les paramètres définis par les mères militarisées, la vidéo de la ffq a donné la parole à une mère combative et en colère, qui reproche à l’État de tuer ses enfants. Dans son opposition à la guerre, cette mère brise un consensus demeuré jusqu’alors tacite. Dans une société militarisée, le prix à payer pour avoir rompu ce consensus est élevé et la controverse suscitée par la vidéo révèle le degré de militarisation de la figure de la mère au Québec comme dans le reste du Canada.

II – Le deuil d’une mère : résister à la militarisation des mères

La militarisation des mères repose en partie sur une compréhension conservatrice du rôle approprié des femmes dans la société. Au Québec, on retrouve des échos de cette logique conservatrice dans ce qui a été décrit comme la « revanche des berceaux ». Historiquement, la société québécoise a été longtemps caractérisée par sa nature conservatrice, lorsque le clergé catholique dominait et que les femmes avaient un rôle social subalterne : les filles étaient dépendantes de leur père avant leur mariage, puis cette dépendance était transférée à leur mari. Le rôle social des jeunes femmes était étroitement lié à leurs enfants : leur responsabilité première était de les éduquer dans le respect des valeurs qui dominaient la société québécoise – valeurs qui conféraient à l’Église catholique une influence considérable.

Après la conquête par les Britanniques, les nombreux enfants des femmes québécoises étaient l’un des piliers du nationalisme francophone. Aux 19e et 20e siècles, les québécoises avaient beaucoup plus d’enfants que les femmes anglophones dans d’autres régions du Canada naissant ; « [l]a province était bien connue pour ses familles de 15 enfants et plus. Sa population a plus que triplé entre 1900 et 1960 ; son poids relatif au sein de l’Amérique du Nord a également augmenté. La revanche des berceaux […] rêvée par certains nationalistes romantiques en représailles à la conquête britannique de 1759 ne semble pas si farfelue » (The Economist 2009). L’existence de familles nombreuses en appui à la survie collective – une « idéologie de la survivance » – domine ; cette idéologie propre à la société canadienne-française était basée « sur un nationalisme défensif fondé sur la suprématie de la religion catholique, la défense de la langue française et l’attachement à la terre » (Richard 2009 : 103). Jusqu’au milieu du 20e siècle, le succès de cette forme de nationalisme défensif dépendait de la fécondité exceptionnelle des femmes canadiennes-françaises (Richard 2009 : 103-104). Le débat a eu cours également pendant la Deuxième Guerre mondiale : lorsque la journaliste Odette Oligny défend dans le Petit Journal l’enrôlement des femmes dans l’armée, on lui répond que le devoir des femmes est d’être « mères de famille plutôt que soldates » (Richard 2009 : 113-114). Comme l’explique Enloe, « les stratèges qui se sont penchés sur les effectifs de l’armée voient les femmes comme des mères de garçons bien avant qu’ils ne pensent à elles comme soldats » (Enloe 2000 : 244-245).

Au cours des années 1960, un vaste mouvement de rejet de l’emprise de l’Église catholique parcourt la société québécoise : cette « révolution tranquille » change fondamentalement l’idéologie dominante au Québec. L’Église catholique perd de son pouvoir sur la société, tandis que le Québec moderne met en place les structures sociales que l’on connaît aujourd’hui. C’est dans la foulée de ces changements qu’un fort mouvement féministe apparaît au Québec : la ffq est créée en 1966 pour défendre et promouvoir les droits des femmes. Au cours des décennies suivantes, cet organisme sera à l’avant-garde des luttes pour faire progresser les droits des femmes au Québec – que ce soit en luttant contre la violence faite aux femmes, pour l’équité salariale ou contre la pauvreté et les discriminations.

Ce qui est intéressant dans le cadre de cette recherche est que l’intervention canadienne en Afghanistan est également devenue une cible de l’activisme de la ffq. À partir de 2005-2006, avec l’augmentation des missions canadiennes de combat (et des morts que ces missions entraînent), l’opposition à la participation du Canada à la guerre devient plus visible. La ffq rejoint d’autres organisations de la société civile (par exemple, Artistes pour la Paix et la coalition Guerre à la guerre) pour protester contre la guerre et l’intervention canadienne en Afghanistan. Au même moment, la ffq commence également à préparer la Marche mondiale des femmes qui doit avoir lieu du 12 au 17 octobre 2010[10]. Dans le cadre de ces préparatifs, elle met en ligne le 7 octobre 2010 une capsule vidéo pour protester contre la guerre en Afghanistan. Cette capsule, qui fait partie d’une série de petits films visant à promouvoir certaines revendications de la ffq, lui attire de nombreuses critiques et déclenche une polémique.

La capsule vidéo montre une actrice jouant une mère bouleversée dont la fille vient d’être recrutée par les militaires à la sortie de l’école. Cette mère fictive raconte à son auditoire que son fils aîné a été tué en Afghanistan, tandis que son cadet est revenu de la guerre avec des problèmes psychologiques. Alors qu’elle remplit un sac de sport vert foncé (pour sa fille) avec « un ours en peluche, un soutien-gorge, des sous-vêtements de couleurs vives et un fusil d’assaut » (Blatchford 2010), elle s’exclame : « Avoir su qu’en donnant la vie, j’allais fournir de la chair à canon, je n’aurais peut-être pas eu d’enfants » (Parent 2010). L’actrice poursuit : « Les gens ils disent : “Faites l’amour, pas la guerre”, mais, voyons donc, c’est pas ça qu’il faut dire ... Ce qu’il faut dire, c’est “faites l’amour pour la guerre”, parce qu’il faut beaucoup d’enfants pour fournir une armée » (Blatchford 2010). En présentant une mère qui n’accepte pas la perte qu’elle a subie et qui ne reste pas silencieuse dans son deuil, la ffq s’oppose directement à la construction d’une société militarisée et aux processus qui permettent la militarisation des mères. En cherchant à choquer, le but de la capsule vidéo est clair : il s’agit pour la ffq d’exiger le retrait immédiat des troupes canadiennes d’Afghanistan, ainsi que de dénoncer le recrutement des adolescents et des jeunes adultes dans les collèges d’enseignement général et professionnel (cégeps).

La vidéo est vertement critiquée. Céline Lizotte, mère de Jonathan Couturier, un caporal canadien de 23 ans tué en Afghanistan par un engin explosif improvisé (eei), en demande le retrait immédiat (Hamilton 2010). « Pour faire passer son message à M. Harper, elle [la ffq] n’a pas à se servir de l’image d’une mère de militaire. Elle n’a pas à nous associer à ses messages » (Lizotte, cité dans Hamilton 2010). Pour Lizotte comme pour d’autres mères, le véritable problème est l’utilisation de l’expression « chair à canon » : « Parce qu’ils sont morts au combat, [ces femmes] ont le culot de les décrire comme de la chair à canon » (Lizotte, cité dans Blatchford 2010). En signe de protestation, Lizotte crée une page Facebook, « Les militaires ne sont pas de la chair à canon », afin d’exprimer sa colère et pour que d’autres puissent se joindre à elle. Nancy Bouchard, dont le mari se trouve en Afghanistan depuis près de sept mois, fait écho à la colère de Lizotte. « Devrais-je dire à mes trois fils que ce qu’il fait n’est pas honorable ? [D]evrais-je leur dire que [j’aurais préféré] ne pas les mettre au monde s’ils suivent les traces de leur père ? Quel manque de respect dans cette publicité » (Bouchard, cité dans Hamilton 2010). Pour Francine Matteau, l’annonce est insultante pour les soldats comme son fils, le caporal-chef Nicolas Magnan, qui a été blessé en Afghanistan. « Ils ne veulent pas être vus comme de la chair à canon… C’est choquant » (Matteau, cité dans Hamilton 2010). Christine Collin, mère d’un soldat sur le point de partir au combat, est tout aussi indignée : « Enlevez cette vidéo […]. Je suis la mère d’un soldat qui part pour l’Afghanistan début décembre et mon fils n’est pas et ne sera jamais de la chair à canon ! Il est un soldat par choix et je respecte sa décision » (Collin, cité dans Blatchford, 2010). Pour Hélène Boisclair, également mère de soldats canadiens, la vidéo est « inapproprié[e] et très discutable, ce n’est pas quelque chose à laisser en ligne. [C’]est fictif et ce n’est pas ça qu’on vit, nous, les familles. Si c’étaient de vraies mères avec de vrais soldats, elles ne diraient pas ça. On est là pour les supporter » (cité dans Parent 2010). Pour ces femmes mères de soldats, la vidéo produite par la ffq est inacceptable. Le rôle des mères dans une société militarisée est de soutenir leur fille ou fils soldat, et non pas de remettre en question les raisons d’avoir un enfant si c’est pour qu’il aille à la guerre. Lizotte exige ainsi que la ffq produise une autre vidéo, à laquelle les mères de soldats ne seront pas associées (Robillard 2010a). Elle donne de nombreuses entrevues aux médias écrits et télévisés afin de dénoncer la prise de position de la ffq et de formuler ses exigences.

En réponse, la présidente de la ffq, Alexa Conradi, accorde elle aussi des interviews pour défendre la vidéo et expliquer ses objectifs. Pour Conradi, la vidéo a été conçue pour « choquer et réveiller les Québécois en les amenant à s’interroger sur la guerre, elle […] n’[avait] pas pour but d’insulter ni de déranger les familles des hommes et des femmes qui “font de réels sacrifices” au combat » (Curran 2010 : A10). La ffq voulait soulever des questions pour savoir si les Canadiens « veulent que les forces armées distribuent du matériel éducatif ou recrutent dans les écoles canadiennes » (Curran 2010 : A10). Dans une déclaration officielle, la ffq tente de clarifier encore ses objectifs : « L’objectif de la capsule est de remettre en question les orientations de la politique de défense du gouvernement […]. Nous avons dépeint la grande tristesse et la colère d’une mère après la mort d’un de ses enfants en Afghanistan, une guerre qu’elle n’approuve pas. Elle regrette également que l’armée vienne de recruter sa plus jeune fille à l’école » (CTV Montréal 2010).

Afin de sensibiliser les Québécois à ces questions et à ses critiques, la ffq a choisi de mobiliser la figure de la mère autrement que pour servir les objectifs militaires de l’État. Comme Cynthia Enloe l’a observé, dans le cas du Greenham Common Peace Camp en Grande-Bretagne et des mères de la Plaza de Mayo en Argentine, les femmes peuvent parfois utiliser « consciemment [l]e concept de mère pour contester l’usage de la maternité [mothering] par les élites de chacun de leur État à des fins militaristes » (2000 : 260). La vidéo de la ffq montre comment la figure de la mère peut être utilisée pour contester le militarisme – mais, dans une société militarisée, une telle mise en scène alternative ne se fait pas sans risque.

À Ottawa, le député conservateur Laurie Hawn, secrétaire parlementaire du ministre de la Défense Peter MacKay, est en colère. Pour lui, « c’est de la fiction, un point c’est tout […]. Ils [nos soldats] sont tout, sauf de la chair à canon. Ils font un travail fantastique là-bas, dans des conditions très difficiles. Tous les Canadiens devraient être fiers de ce que nos militaires accomplissent » (Hawn, cité par Lilley 2010). La Fédération des contribuables canadiens réagit à la polémique en invitant la ffq à rendre l’argent public qu’elle a reçu au fil des ans (Robillard 2010b). À Québec, la ministre de la Condition féminine, Christine St-Pierre, dont le soutien à l’intervention canadienne en Afghanistan est connu, dénonce la vidéo comme étant de mauvais goût (Robillard 2010a). « Je donne un appui inconditionnel aux militaires, aux hommes et aux femmes qui donnent leur vie en Afghanistan pour la démocratie. J’ai beaucoup de respect pour eux et, pour moi, ils ne sont pas de la chair à canon » (St-Pierre, cité dans Martin 2010). Bien que son parti se soit à de nombreuses reprises prononcé contre la guerre en Afghanistan, le critique pour la défense du Bloc québécois Claude Bachand encourage la ffq à retirer sa vidéo, considérant que la Fédération vise la mauvaise cible. « Nous devons nous assurer de ne pas nous attaquer aux militaires. Il faudrait plutôt prendre pour cible le gouvernement et la mission qu’il leur demande d’accomplir » (Bachand, cité dans Lilley 2010). Les partisans de la ffq et de son message sont au mieux restés muets. Même ceux qui défendent le principe de la liberté d’expression ne peuvent pas éviter de condamner la vidéo : dans son blogue pour La Presse, le journaliste Patrick Lagacé, tout en appelant au respect de la ffq en tant que voix dissidente, attaque la vidéo comme étant « mauvaise, épouvantable. Nulle, sur le fond et dans la forme » (2010).

Rapidement après le début de la tempête médiatique, la ffq présente ses excuses et modifie la vidéo. Alexa Conradi explique une fois de plus ce geste. « Leurs enfants ne sont pas de la chair à canon. Aucun enfant n’est de la chair à canon. Notre but est de questionner le gouvernement canadien et l’armée qui utilisent nos enfants comme de la chair à canon » (cité dans CTV Montréal 2010). Malgré les demandes de Lizotte pour que la vidéo soit retirée intégralement, la ffq choisit plutôt de supprimer le bout de phrase ayant causé la plus grande offense – la référence à la chair à canon[11]. Lorsque Conradi présente ses excuses, elle admet que cette phrase « a vraiment blessé des personnes […] ce n’était pas [leur] intention » (cité dans Robillard 2010b). De même, « [les] représentants de la Marche mondiale des femmes comprennent que la phrase de la mère où elle regrette d’avoir donné naissance à ses enfants pour faire la guerre était blessante et ne reflète pas les sentiments de toutes les mères de soldats. Par conséquent, cette phrase a été retirée » (CTV Montreal 2010). Pour Céline Lizotte, cette concession n’est pas suffisante. Voir le visage de l’actrice dans la vidéo cause encore de la douleur aux familles de militaires qui la regardent. « Ça va faire mal, je ne veux pas qu’elle corrige en gardant encore la même vidéo » (cité dans Robillard 2010b). Seule l’élimination complète de la totalité de la vidéo serait suffisante pour elle, une option rejetée par la ffq.

Que différentes femmes puissent aboutir à des conclusions différentes quant à la mobilisation de la figure de la mère n’est guère surprenant. Comme Enloe l’a noté en ce qui concerne à la fois le Greenham Common Peace Camp et les mères de la Plaza de Mayo, « entre les activistes, les discussions sont allées croissantes à propos de la variété des valeurs maternelles, des risques patriarcaux à se fonder sur la maternité comme idéal politique, et des limites à baser un large mouvement de femmes sur un rôle maternel que toutes les femmes ne peuvent ou ne veulent pas assumer » (Enloe 2000 : 260). Allant au-delà de la question de l’opportunité de mobiliser la maternité à des fins politiques, la journaliste Marie-Claude Lortie doute de la légitimité même de la ffq à parler au nom des femmes. « [La ffq] n’est plus un organisme voué à la défense des intérêts de toutes les femmes. Ce n’est plus un organisme rassembleur […]. On ne peut pas prétendre parler au nom des femmes et les insulter en même temps » (2010). L’insulte, bien sûr, c’est l’utilisation de l’expression chargée politiquement de « chair à canon ».

Cette expression a déjà été utilisée par les féministes. Tel est par exemple le cas dans une chanson parodique écrite par Bertold Brecht et Hanns Eisler à la fin des années 1920 pour contester la politique nataliste de la République de Weimar. Dans leur chanson, un médecin annonce à une femme qu’elle est enceinte. La nouvelle l’afflige, car elle vit dans une grande pauvreté. Mais il lui dit de ne pas s’inquiéter. « Vous allez être une jolie petite mère, vous allez donner naissance à un beau morceau de chair à canon… » (Enloe 1983 : 75). Au 20e siècle, alors que la guerre est devenue très destructrice en vies humaines, la pression pour que les femmes contribuent à l’effort de guerre en donnant naissance à de nombreux enfants augmente. Elle est souvent justifiée en termes militaristes : une femme qui a beaucoup d’enfants, en particulier des fils, contribue à la « sécurité nationale » (Enloe 2000 : 248). Les garçons font partie de la machine de guerre de l’État, et, comme l’écrit Enloe, la militarisation de « la maternité commence souvent par la conceptualisation de l’utérus comme un bureau de recrutement » (2000 : 248). L’expression « chair à canon » souligne efficacement les tensions entourant la militarisation de la figure de la mère. Si un enfant doit servir de chair à canon, pourquoi enfanter ? Telle est la question soulevée par la capsule vidéo de la ffq[12].

L’utilisation d’une telle expression contribue à expliquer l’ampleur de la controverse. Les revendications immédiates de la ffq explicitement énoncées dans la vidéo – la fin du recrutement dans les écoles et le retrait d’Afghanistan – sont rapidement passées au second plan. Au contraire, la mise en scène de la douleur d’une mère proposée par la ffq est devenue la cible de la colère publique. La mère de la vidéo n’est pas une « bonne » mère, parce qu’une « bonne » mère est fière de son enfant et fière d’avoir contribué à l’effort de guerre de la nation. Une bonne mère reste digne et accepte la mort de son enfant avec grâce. Une bonne mère ne pose pas de questions. Les morts à la guerre, quant à eux, sont des héros qui méritent notre respect et notre admiration. Ils ne sont pas de la chair à canon, car ils n’ont pas été envoyés à la guerre pour mourir. Comme l’explique Enloe, « la conception militarisée des mères nécessite aussi de marginaliser ou de supprimer les notions alternatives de la maternité » (2000 : 247).

L’ampleur et la virulence des attaques qu’a subies la ffq – qui se reflètent notamment dans la rapidité avec laquelle la Fédération est excusée et a modifié sa capsule vidéo – montrent que, malgré son pacifisme et sa tradition antimilitariste, la société québécoise n’échappe pas à la militarisation. La démarche de la ffq a servi de révélateur à une militarisation des mères qui était jusque-là restée insoupçonnée (et largement consensuelle), et ces critiques viennent d’une certaine façon justifier la publication de la vidéo. La démarche de la ffq est légitime non pas malgré la colère de ses détracteurs, mais parce qu’elle a suscité cette colère. Grâce à elle, il a été possible d’ouvrir – temporairement – un débat sur le rôle des mères de soldats endeuillées dans une société militarisée et, plus généralement, sur la légitimité des guerres canadiennes.

Conclusion

La relation entre une mère et son enfant est à la fois très personnelle et fondamentalement politique. Parce que cette relation a de nombreuses conséquences sociales, la figure de la mère est, selon les mots de Enloe, « constamment surveillée dans la plupart des sociétés et subit une pression intense pour respecter certaines normes » (cité dans Shigematsu 2009 : 415). Le Canada et le Québec ne font pas exception. Particulièrement en temps de guerre, les sociétés militarisées ont des attentes spécifiques en ce qui concerne les mères. Celles-ci doivent tout particulièrement porter avec grâce et dignité, et sans poser de questions, le deuil de leur enfant soldat. Leur rôle, cependant, n’est pas fixé. Il est le résultat des débats et des constructions sociales qui résultent de ces débats. Comme dans d’autres sociétés, il n’est ainsi pas surprenant que l’on retrouve au Québec des tentatives de définir le rôle des mères d’une manière qui ne soutienne pas la militarisation.

Alors que l’on s’attendrait à ce que les partisans de l’intervention du Canada en Afghanistan souhaitent des mères qui restent silencieuses dans leur douleur et que ceux qui s’opposent à la guerre espèrent des mères véhémentes et en colère, cette dichotomie simple réduit la complexité de la militarisation. Les réactions à la vidéo de la ffq, et en particulier le fait que très peu de voix se soient portées à sa défense, suggèrent que même ceux qui s’opposent à la participation du Canada en Afghanistan se sentent mal à l’aise devant la représentation d’une mère qui rejette aussi clairement les comportements que l’on attend d’une « bonne mère » en temps de guerre. La militarisation des mères implique en effet que la société dont nous faisons partie est elle aussi militarisée, et elle nous amène à rejeter la mère en colère dépeinte dans la vidéo ffq en la considérant comme étant insultante, ou bien à rejeter les mères en deuil qui expriment de la colère, en les considérant comme incapables de penser clairement à cause de leur chagrin. L’opposition à la vidéo de la ffq montre que la militarisation peut être profondément enracinée, y compris dans une société qui se définit parfois comme pacifiste et antimilitariste.

Il reste que cette réflexion n’est qu’un point de départ et qu’elle nous permet de relancer certaines questions posées par la capsule vidéo de la ffq. Nous devons nous demander comment de telles conceptions militaristes deviennent aussi profondément ancrées dans la société. Comment en est-on arrivé à un tel consensus sur la place des mères endeuillées ? Comment la guerre est-elle devenue normalisée au point où seules certaines performances de la douleur maternelle sont acceptables ? La militarisation des mères au Québec et au Canada rend certaines questions impossibles. Pourtant, un débat sur le sens et les motivations de la guerre ne serait-il pas également une façon de faire honneur et de rendre hommage aux soldats morts ? Ne peut-on pas imaginer que, lorsque des mères contestent la légitimité de la guerre et soulèvent de sérieuses questions au sujet de la mort de leurs enfants au combat, elles donnent également à la vie perdue de ces soldats une grande valeur ? Au Québec et au Canada, dans un contexte où les guerres sont menées au nom de la liberté et de la démocratie, ne serait-il pas important d’honorer les soldats morts à la guerre non seulement en gardant le silence pendant les cérémonies du jour du Souvenir, mais également en débattant des raisons pour lesquelles des gens sont envoyés faire la guerre ?