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Entrer ou non dans le mariage ou dans l’union civile est généralement considéré au Québec comme relevant du libre choix des conjoints, dans l’opinion populaire comme par le législateur. Faut-il rappeler cependant que prendre cette liberté entre adultes consentants suppose préalablement une décision conjointe moins évidente qu’au temps des parents de la plupart des Québécois en âge de se marier ?

La tierce alternative, demeurer conjoints de fait, apparaissait être le « choix » de 37,8 % des couples québécois lors du recensement de 2011. Cette proportion place le Québec en tête des provinces canadiennes et au sommet des comparaisons internationales à ce chapitre. Or, de nos jours, en union libre comme dans le mariage, la vie conjugale n’est plus tant une destinée clairement modelée par des traditions instituées et un modèle qu’un parcours pouvant prendre les allures du drame ou de la comédie de moeurs. Si une partie des couples en union libre sont résolus à ne jamais se marier, ni même à s’unir civilement ou à signer un contrat de vie commune, il en est aussi qui, pour diverses raisons, ne se posent pas la question, estiment « ne pas être rendus là » ou reportent la célébration d’un mariage à un moment plus opportun. Il arrive aussi que des conjoint(e)s évitent d’aborder la question, n’évoluent pas au même rythme dans le discernement de ce qu’ils veulent ou encore se retrouvent dans un couple où le choix de demeurer ensemble impose de se plier à ce que désire l’être aimé, ce dernier refusant ou pressant une formalisation de l’union. Il est enfin des situations conjugales où le libre choix n’est pas vécu comme tel au moment de la séparation, quand la découverte de son ignorance des implications légales du choix d’une forme d’union, celle de la piètre valeur des promesses du conjoint qui se montrait bienveillant ou le sentiment d’avoir été manipulé en prévision d’une éventuelle séparation de biens qui vous ruine, tout cela ne change rien à la présence ou l’absence d’un encadrement légal de l’union réglant les décisions du tribunal.

Pareils moments de vérité en union libre peuvent s’avérer d’autant plus graves au Québec qu’il s’agit de la seule province du pays où les séparations des conjoints de fait se règlent « librement », c’est-à-dire sans encadrement légal, au nom du respect du libre choix des individus de se soumettre ou non aux effets du mariage. En janvier 2013, devant la cause médiatisée d’Éric contre Lola, la décision de la Cour suprême du Canada relative à l’exclusion des conjoints de fait québécois des obligations concernant les pensions alimentaires et le partage du patrimoine familial renvoyait au législateur québécois la question de la justice de cette liberté périlleuse : cinq juges contre quatre y ont vu une forme de discrimination envers les conjoints de fait, mais la juge en chef Beverley McLachlin a fait pencher la balance en faveur d’un statu quo estimé raisonnable dans une société libre et démocratique. C’est avant le jugement de cette affaire qu’Hélène Belleau publiait l’essai recensé.

Son ouvrage oscille entre deux intentions, qu’il faut distinguer pour éviter un jugement fondé sur une seule des deux. La quatrième de couverture annonce que cet essai vise à « éclairer, d’un point de vue sociologique, l’augmentation des unions conjugales en marge du droit en présentant le point de vue des couples » (nous soulignons), tandis que le titre renvoie à un plaidoyer contre la fiction juridique voulant que les couples qui demeurent conjoints de fait choisissent de s’exclure des obligations des conjoints mariés. L’amour et l’État rendent la plupart des conjoints aveugles aux implications légales de leur choix, affirme au contraire Belleau, en s’appuyant notamment sur une interprétation des vues de 60 conjoints résidant au Québec interrogés en 2007 – dont seulement 13 mariés religieusement et 17 mariés civilement, plus âgés et ayant plus souvent des enfants que les conjoints de fait de l’échantillon, échantillon dont le critère d’inclusion était d’avoir un enfant ou d’avoir vécu au moins trois années de vie commune. L’éclairage qu’elle propose de l’augmentation des unions libres est aussi à rapprocher du débat autour de la cause d’Éric contre Lola, suggérant que l’on devrait remédier à une situation favorisant quantité de conjoints aveugles et libres, sujets à pâtir de l’absence d’un encadrement juridique les protégeant, eux et leurs enfants.

Le propos de l’essai et ses pièces à conviction sont d’un intérêt certain pour le chercheur en sciences sociales, qui est aussi interpellé sur un autre registre critique que celui de la rigueur scientifique. Certaines des expressions fortes du plaidoyer peuvent contribuer à le persuader que la situation actuelle est injuste, ou encore irriter ceux qui tiennent à la reconnaissance de la responsabilité des conjoints, vexer ceux que l’on présente péjorativement du fait de certains de leurs discours et comportements comme étant aveugles et enfin agacer par moment qui préfère une démarcation claire des propositions savantes et de celles qui appellent l’adhésion à une cause politique. Il faut insister sur le fait que, derrière l’éclat des formules qui font impression, le lecteur attentif trouvera une vision sociologique justifiant un compte rendu dans cette revue.

Sont aveugles ceux qui croient au mythe du mariage automatique. Le mythe du mariage automatique dont parle Belleau n’est pas une nouveauté, ni une réalité spécifique au Québec. Des écrits de juristes depuis 1989, un rapport du Conseil du statut de la femme publié en 1992, des ministres et des juges se sont inquiétés de l’erreur courante de croire que l’État québécois assimile dans toutes ses lois les conjoints de fait aux couples mariés après quelques années de vie commune ou à la suite de la naissance d’un enfant. Considérant la multiplication depuis vingt ans des dépliants d’information, des guides de vulgarisation et des sites Internet portant sur le droit et les obligations des conjoints mariés et de fait, Belleau pose l’hypothèse d’un certain aveuglement « volontaire » de la part des conjoints, qui leur apparaît bien commode dans le contexte d’une relation amoureuse où la négociation d’une entente détaillée de vie commune, qu’ils croient superflue, demande l’anticipation concrète de conflits éventuels (p. 75). L’observation du même genre de confusion fréquente en Angleterre et en Suède justifie la recherche d’une explication au-delà de la particularité de la situation juridique québécoise.

Quand l’amour rend aveugle. Belleau précise dès l’introduction qu’elle traite de l’amour « non pas sous l’angle des sentiments, mais comme un code de communication qui relève du système symbolique de la parenté », dont les normes « fonctionnent en tension avec les aspirations individuelles et les valeurs d’autonomie, d’égalité et de libre choix de nos contemporains » (p. 5). Sa conception de ce code s’inspire de la thèse de l’anthropologue David Schneider qui distingue, dans les représentations occidentales des liens de parenté, l’ordre de la nature (liens de sang) et l’ordre de la loi, au confluent desquels l’amour est considéré comme ce qui lie et distingue ces deux ordres, en fondant une solidarité diffuse et durable entre les conjoints s’exprimant dans une relation charnelle doublée d’un code de conduite. « Nous croyons », écrit Belleau en réponse à la thèse de Luhmann sur l’évolution historique du code de l’amour qui cultiverait l’individualité, et en regard de la « rhétorique amoureuse » et de ce que les recherches empiriques présentent comme les comportements et les attentes conjugales actuelles, « que l’idéal contemporain de la relation conjugale s’appuie non seulement sur l’autonomie de chacun des conjoints, mais aussi sur leur interdépendance affective : les conjoints sont censés trouver dans la relation les conditions nécessaires à leur épanouissement personnel » (p. 64). Et c’est en occultant l’interdépendance matérielle des conjoints, qui ne se confond pas avec leur interdépendance affective dans cet idéal, que l’amour rendrait aveugle. Concrètement, l’impératif d’incarner l’amour comme symbole d’une unité du couple fondée sur la confiance réciproque, sur l’altruisme et sur l’investissement continu dans une relation à la fois élective et involontaire et que les conjoints devraient considérer durable (malgré la possibilité et la fréquence des ruptures) rend peu apte à clarifier les conditions de l’union en termes juridiques et économiques. Le mythe du mariage automatique pourrait au contraire alimenter cette disposition à la croyance.

L’État est aussi en partie responsable de cet aveuglement parce qu’il persiste dans ses pratiques de législateur polyglotte. Pour Belleau, Québec est un législateur polyglotte parce qu’il assimile les conjoints de fait ou unis civilement aux conditions des couples mariés en droit fiscal, et tend à le faire en droit social, alors que le Code civil, qui détermine les droits et obligations mutuels des conjoints entre eux, ne le fait pas. Est-ce un problème ? Belleau en fait le point névralgique du mythe du mariage automatique dans un tableau historique où l’État emboîterait le pas à l’Église catholique dans un mouvement de privatisation du mariage et où un accroissement de l’attention accordée à sa dimension symbolique se ferait au détriment de la visibilité des aspects civils et légaux des unions. Pour l’essentiel : le mariage est devenu une relation personnelle pour l’Église, puis l’État a autorisé sa célébration en privé ; il n’y a plus de changement de nom des femmes et de tradition du patronyme rendant visibles les familles vivant dans le mariage, précisément quand l’usage des termes chum/blonde s’étend aux gens mariés (signe d’une reconnaissance sociale positive des unions hors mariage) et enfin les couples québécois fréquentent moins le notaire pour des contrats de séparation de biens depuis le passage au régime de la société d’acquêts, et encore moins depuis la loi instituant le patrimoine familial. Belleau voit dans la rencontre du couple avec un notaire un rare contact avec un représentant de l’état civil, contact pourtant potentiellement instructif pour ceux qui connaissent mal le droit, mais elle souligne en même temps que des visites plus courantes chez les notaires n’ont pas empêché par le passé une méconnaissance du régime de la société d’acquêts et des implications des contrats de séparation de biens. Le choix de l’expression union civile proche de celle d’union de fait et celui de patrimoine familial pour une institution qui ne devait concerner que les couples mariés et non l’ensemble des familles sont aussi identifiés comme des pièges langagiers propices aux confusions. Et Belleau d’en conclure : « Tant nos mots de tous les jours que ceux du législateur semblent ainsi nous dire qu’être mariés ou en union de fait, ça ne fait désormais plus de différence. Le mariage se présente aujourd’hui comme une question de conscience personnelle, sans plus. » (p. 135)

Aveugle ou pas aux différences légales, c’est ce qu’il convient d’affirmer dans le respect pluraliste des libertés de conscience et d’expression, et pour ne pas aller contre le principe de l’autonomie des couples dans la gestion de leurs affaires privées. C’est d’autant plus le cas quand on a soi-même vécu la cohabitation avant de décider de formaliser son union, ce qui est devenu chose courante et ce qui fut l’expérience de 29 des 30 époux interrogés par Belleau. Toutefois, une enquête sur les réactions positives ou négatives des proches à l’annonce d’un mariage, ou encore un vox populi portant sur les opinions divisées à propos du caractère judicieux du choix de l’union, permettraient par exemple l’expression de regrets de n’avoir pu prévenir certaines pertes du fait de l’absence de formalisation de l’union, ce qui conduirait probablement à une conclusion plus nuancée, prenant en considération toutes les significations de ce « choix personnel » et celles des expériences de ses effets légaux ou autres.

Cette dernière remarque doit être faite parce que la conception unitaire des normes conjugales contemporaines identifiées dans l’essai à une idéologie de l’amour exigeant l’autonomie, l’indépendance et l’égalité des conjoints, et qui s’exprimerait par le mythe du mariage automatique, sert de prémisse à la proposition qui dit, sur le ton du jugement de valeur, « que les normes légales et conjugales contemporaines s’éloignent de plus en plus les unes des autres, réduisant l’effectivité des premières au profit des secondes » (p. 137), alors même qu’a été affirmé en introduction que « le droit s’attache généralement à consacrer des normes sociales existantes » et que « sans la présence d’un certain consensus internormatif, les règles de droit peinent le plus souvent à s’imposer et risquent de demeurer sans effet » (p. 6). Faut-il alors que le législateur suive l’expression d’une idéologie aveuglante émergeant d’une majorité d’opinions mal informées ?

Une suggestion sociologique allant dans le sens d’un plaidoyer en faveur de l’institution de quelque chose qui s’approcherait d’un mariage automatique peut susciter un point de vue sociologique opposé, visant l’éveil d’un doute raisonnable : l’adhésion massive et affirmée des Québécois à des idées « modernistes » contemporaines sur le couple et la famille n’empêche pas que ces idées puissent avoir une pluralité de significations et d’extensions lorsqu’on les intègre à des représentations qui leur préexistent, à des pratiques particulières de formation et d’organisation de la vie familiale et à des efforts individuels et collectifs visant à donner cohérence à ses expériences passées et à une situation nouvelle comme à ce que l’on en comprend et à la manière dont on y fait face. Le problème politique de la protection légale des conjoints de fait et de leurs enfants dans le respect de leur liberté de choix – ce que l’on revendique de part et d’autre – demeure entier. On peut cependant concevoir que, plutôt que de subir une pression en faveur d’une modification du droit ou du maintien du statu quo, l’État puisse se retrouver face à une pluralité de citoyens à informer, faire débattre, consulter, puis éventuellement éduquer à une conduite autonome dans le cadre de ses décisions, au terme d’une tentative démocratique de rejoindre leur bon sens dans le respect des droits de la personne. Ce point de vue sociologique n’est pas davantage neutre, il relève simplement d’une autre vision de la société.