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Ce n’est pas sans raison que Le printemps des carrés rouges trouve sa place dans la littérature entourant le Printemps québécois et la lutte contre le néolibéralisme. Les auteurs proposent en effet une bonne description du mouvement des « carrés rouges » et de sa genèse, bien que l’analyse et l’interprétation sociologiques s’avèrent, elles, plutôt précipitées. Dans cet ouvrage, Frappier, Poulin et Rioux sont habités par une visée centrale : chercher à comprendre ce qui aurait nui à l’approfondissement et à la potentielle victoire de la lutte étudiante. Lorsque celle-ci en est venue à souscrire aux critiques faites au néolibéralisme, la lutte aurait dû connaître une mise en commun des initiatives de la part du mouvement étudiant, des centrales syndicales et des autres mouvements sociaux afin d’établir un front social commun, estiment-ils. Or, les centrales syndicales et les partis politiques au pouvoir ont, pour la plupart, manqué à cet appel. Pourquoi ? Aventurons-nous plus profondément dans ce petit ouvrage pour tenter d’y voir plus clair.

Les auteurs inscrivent dès le premier chapitre la lutte étudiante québécoise dans la continuité des différents mouvements qui rythment la scène sociale et politique internationale depuis une quinzaine d’années. Ces mouvements, qui ont pris de l’ampleur à la suite de la crise financière de 2007-2008, se rencontrent dans les moyens d’action utilisés, dans leur fonctionnement et dans « la compréhension des enjeux et des cibles » (p. 22). Après l’état de résignation qui semble avoir caractérisé les années 1980-1990, nous serions maintenant entrés dans une période d’actions et d’indignation remettant en question l’ordre néolibéral, comme l’indiquent les luttes altermondialistes, le Printemps arabe, le mouvement des Indignés et, plus près de nous, le mouvement étudiant québécois.

Les auteurs s’intéressent aux transformations que connaît l’éducation, transformations provoquées par le tsunami néolibéral. Pour eux, le désengagement de l’État et la tendance à la marchandisation de l’éducation se sont considérablement accentués depuis 1989, de nombreuses compressions de la part des deux paliers gouvernementaux ont miné le financement de la formation postsecondaire et l’introduction de la logique de l’utilisateur-payeur dans le budget proposé par le gouvernement libéral en 2010 ont fait de l’éducation un marché comme un autre. Autrement dit, le système d’éducation postsecondaire québécois aurait été contaminé par le virus de la marchandisation de l’éducation, avec comme élément catalyseur important le gouvernement libéral. Une fois cette maladie contractée, le Québec serait devenu victime d’un accroissement de la concentration des richesses, de la pauvreté et de l’endettement étudiant.

De plus, l’inscription de l’université dans la logique marchande modifie la conception même de l’éducation, selon les auteurs. Considérer l’éducation comme un investissement justifie en effet l’endettement étudiant, au sens où les « individus-clients » deviennent des entrepreneurs faisant fructifier leur « capital humain » grâce à des « choix rationnels » (p. 45). C’est donc l’essence même du rapport à l’éducation qui se transforme en s’adaptant au vocabulaire et à la logique du marché. La contestation de la hausse des droits de scolarité apparaît dès lors comme un nouveau point de départ dans la critique du modèle néolibéral en éducation. Le mouvement étudiant réaffirme certains principes vitaux, comme l’idée que « l’éducation est un droit » pour tous qui doit « échapper à la sphère marchande » (p. 58).

S’inscrivant dans un contexte d’insatisfaction et de mécontentement « profond et ample » de la population envers le gouvernement en place, le mouvement des « carrés rouges » s’est rapidement politisé (p. 78), la lutte étudiante devenant également sociale. Celle-ci a pris une ampleur nationale avec les manifestations des 22 mars et 22 avril 2012, qui ont rassemblé quelques centaines de milliers de personnes. Mais, comme le notent les auteurs, si la lutte étudiante est devenue sociale et nationale, en plus de succéder à la lutte internationale contre le néolibéralisme, elle a nécessairement pris le visage d’une lutte de classes, ce qui aurait dû amener une coopération avec le mouvement syndical. Or, ce front commun ne s’est pas réalisé.

Lors des mobilisations de 2005, le mouvement étudiant s’était montré critique à l’égard des syndicats, qui avaient affiché leur appui à une hausse des droits de scolarité pour répondre à la question du financement des universités et des collèges. Sept ans plus tard, la relation entre la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE) et les centrales syndicales ne s’est pas améliorée. Celles-ci n’ont, en effet, pas répondu à l’appel de cette association étudiante, la seule qui ait publiquement affiché une telle ouverture, et ont plutôt travaillé au maintien de la paix sociale, méconnaissant les efforts pour « aider le mouvement étudiant à améliorer son rapport de force » (p. 71). Cette approche les amena même à concentrer leur pression sur les leaders étudiants et non pas sur le gouvernement, faisant d’eux des alliés frileux dans la lutte. En somme, le mouvement étudiant de 2012 était seul, alors qu’il aurait dû être accompagné par d’autres mouvements sociaux, « particulièrement par le mouvement syndical » (p. 74). Si les centrales syndicales ne jouent plus le rôle de défenseurs des opprimés, comment la contestation de l’ordre établi doit-elle se structurer ? Les auteurs y reviennent en conclusion. Avant de nous y attarder, explorons le paysage politique dans lequel s’inscrit la mobilisation des « carrés rouges ».

Les partis politiques siégeant à l’Assemblée nationale ont adopté des attitudes diverses par rapport à la lutte étudiante et sociale du Printemps érable. Alors que le Parti libéral du Québec a favorisé une approche répressive (utilisant le recours aux forces de l’ordre et à une loi spéciale), tout comme la Coalition avenir Québec, et que le Parti québécois a adopté une logique électoraliste, Québec solidaire a, de son côté, participé activement à la lutte et était omniprésent aux côtés des étudiants. Les auteurs soulignent également au passage l’appui d’Option nationale et du Parti vert, qui font tous deux la promotion de la gratuité scolaire. On sent d’ailleurs ici l’influence de Frappier, président et maintenant porte-parole de Québec solidaire, et de Rioux, un fidèle militant, dans l’importance accordée à cette organisation politique dans la mobilisation du Printemps québécois. Le mouvement des « carrés rouges » avait donc très peu d’alliés politiques, les seuls partis politiques ayant milité en leur faveur étant des partis « marginaux », ce qui indique un certain désarrimage entre le peuple et la classe politique.

La lutte étudiante était donc à la fois nationale et sociale, selon Frappier, Poulin et Rioux. Elle a été nationale par la création d’un « bloc social » regroupant « des classes dominées, des mouvements féministe, populaire, écologique, et antiraciste » ; sociale par sa quête de transformation profonde de la société québécoise (p. 156). Mais comment doit-on comprendre le caractère « national » d’un mouvement qui est l’héritier et même le nouveau porte-parole, disent-ils, de la contestation internationale de l’ordre néolibéral ? Le mouvement des « carrés rouges » comporte-t-il des particularités qui le distinguent des autres mouvements ? Là-dessus, l’ouvrage reste discret. Les auteurs se contentent, en guise de conclusion, d’un chapitre qui s’apparente davantage à un traité politique, et dont le titre « Et maintenant ? » donne le ton (n’entend-on pas l’écho du Que faire ? de Lénine ?).

Si le mouvement étudiant a été un exemple de démocratie directe et participative qui s’est inscrit en opposition à la démocratie des urnes, Frappier, Poulin et Rioux estiment que les partis politiques doivent s’ouvrir à l’appel démocratique de la population. Malgré un discours qui se veut progressiste, le Parti québécois – un parti davantage autonomiste qu’indépendantiste selon les auteurs – n’est d’ailleurs pas à l’écoute de cet appel, puisque l’indépendance, en tant que combat « nécessairement démocratique et citoyen », requiert le recours à une assemblée constituante (p. 155) – ici encore, on voit la parenté avec la plate-forme de Québec solidaire. Et si des changements sociaux sont « possible[s] et nécessaire[s] », c’est par le biais d’un front commun social et politique qu’ils peuvent se dessiner, notent les auteurs (p. 154). La mobilisation étudiante a cherché à sortir la lutte des cloisonnements dans lesquels le gouvernement l’avait enfermée, la CLASSE (principalement) souhaitant réunir différents mouvements sociaux et élargir cette lutte. Mais, pour établir un tel front commun, l’alliance entre le mouvement étudiant, les centrales syndicales et divers mouvements sociaux s’avérait primordiale. Sans elle, la fragmentation des discours obligait les différents mouvements à plier devant l’ordre néolibéral.

La critique faite aux syndicats serait-elle trop sévère, s’interrogent les auteurs qui estiment que, malgré l’affaiblissement du syndicalisme et les diverses conséquences qui en découlent, il reste beaucoup d’attentes envers les syndicats, ce qui procure une importance considérable au mouvement ouvrier. Cette idée a servi de prisme dans l’analyse de leur rôle au cours du Printemps érable. La critique « vise [ainsi] à tirer des leçons dans le but de renforcer la lutte des mouvements sociaux, y compris celle du mouvement syndical » (p. 159). Après la lecture de cet ouvrage, une question demeure toutefois : comment et pourquoi les centrales syndicales, dans leur configuration actuelle, seraient-elles encore des acteurs clés dans la remise en question du système global ? Tout en notant que les syndicats ne sont pas aptes « à diriger des mouvements sociaux contestataires de l’ordre dominant » (p. 72), les auteurs continuent de défendre leur pertinence et leur importance. Et s’ils s’interrogent sur la logique démocratique « des urnes », qui ne satisfait pas une population désireuse de démocratie directe et participative, ils ne remettent pas en cause la structure des centrales syndicales. Au-delà des quelques raccourcis qui parsèment le texte – notamment dans le sixième chapitre, qui détonne dans l’ensemble avec ses répétitions inutiles –, Le printemps des carrés rouges propose un examen sérieux du rôle du mouvement étudiant et des centrales syndicales dans la remise en question de l’ordre néolibéral en place. Qu’il incite à la réflexion sur les différents acteurs du changement social, n’est-ce pas là un atout important pour tout ouvrage critique ?