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Quelques jours après l’adoption par l’Assemblée nationale du projet de loi 78, qui devient la loi 12, visant à ramener la paix, l’ordre et la sécurité publique dans les campus et dans les rues du Québec, une étudiante anglophone de l’Université McGill écrit An open letter to the Mainstream English Media, accusant les grands médias anglais de ne rendre compte que de certains aspects du Printemps érable– surtout les débordements de violence – en exagérant leur ampleur, sans mentionner les aspects plus fondamentaux, selon elle, comme le caractère festif et bon enfant des manifestations, l’expression forte de la solidarité sociale, et le sens communautaire, local, de cette solidarité[1].

Cet article ne remet pas en question le jugement d’Anna sur les médias anglais, mais vise plutôt à préciser la lecture des événements qui ont secoué la société québécoise au printemps 2012 dans la presse anglo-canadienne à grand tirage, et à circonscrire la trame narrative plus large qui l’englobe. Si l’insistance des journaux anglais sur la violence des contestataires se verra confirmée, ceux-ci prennent aussi position sur la question de la hausse des droits de scolarité, sur les actions du gouvernement libéral de Jean Charest et sur les positions des étudiants grévistes, notamment. Mais nous verrons surtout que se prononcer sur le Printemps québécois conduit presque naturellement ces quotidiens à réfléchir sur ce qui singularise la province du Québec dans l’ensemble canadien, à juger le « modèle québécois » et à commenter la place qui devrait être faite au Québec selon eux. Notre étude met ainsi en relief les idées et les valeurs récurrentes dans les discours journalistiques anglo-canadiens qui se rapportent aux événements du Printemps québécois, en portant une attention particulière aux catégories de sens mobilisées et aux images déployées dans la construction sociale du particularisme québécois et au sens global conféré au Printemps québécois. Nous ne cherchons pas à départager les idées (prétendument) vraies des idées (prétendument) fausses car ce n’est pas le lien entre l’idéologique et l’empirique qui nous intéresse. Notre but est plutôt de dresser le portrait des catégories de pensée (idées, valeurs) à partir desquelles les événements du Printemps québécois prennent sens, et de dégager les liens qui les intègrent dans un ensemble cohérent.

Notre corpus est formé d’articles issus de chroniques régulières et d’éditoriaux parus dans le Toronto Star, dans le Globe and Mail et dans le National Post entre le 1er mars et le 5 septembre 2012, c’est-à-dire quinze jours après le déclenchement de la grève étudiante jusqu’au lendemain des élections générales québécoises. Nous avons choisi de nous en tenir aux chroniques et aux éditoriaux parce qu’ils portent plus clairement, plus ostensiblement, que les autres types d’articles la « couleur » d’un journal. L’éditorial, en effet, engage moralement toute la direction, alors que les chroniques, exprimant les positions personnelles de leur auteur, s’éloignent de l’information « brute », qui aspire à la neutralité (Herman et Jufer, 2001). Les uns et les autres portent en conséquence des jugements argumentés et, en les analysant, nous chercherons à rendre explicites les associations autant que les distinctions fondamentales dont ces propos font état. Notre analyse de contenu dégage la structuration d’ensemble des idées et valeurs exposées, et leur pondération dans l’univers de sens ainsi dégagé (Sabourin, 2009). Elle identifie en outre les liens implicites entre images et idées, entre formes et valeurs, qui appartiennent au non-dit du communément partagé (Bateson, 1977 ; Dumont, 1977). Enfin, notre analyse colle aux propos exprimés, qu’on a traduits le plus fidèlement possible, pour éviter la surinterprétation et contrôler l’induction généralisante (Paillé et Mucchielli, 2003). L’aspect descriptif y a donc une part importante.

Les trois quotidiens retenus appartiennent à la presse à grand tirage, mais ils présentent des différences dans leur orientation idéologique respective. Le Toronto Star est d’orientation progressiste, suivant les principes libéraux de son fondateur, Joseph E. Atkinson, grand défenseur du système canadien de sécurité sociale et du progrès social en général[2]. Il se consacre surtout, mais pas exclusivement, aux nouvelles de la grande région métropolitaine de Toronto. Le Globe and Mail, longtemps le seul quotidien canadien à se dire « national », et à être distribué à l’échelle du pays, se situe au centre droit de l’échiquier politique, et se consacre aux nouvelles nationales et internationales[3]. Il publie aussi un cahier quotidien sur l’actualité économique et financière, Report on Business, qui fait autorité dans le milieu. Quant au National Post, il campe résolument à la droite du spectre politique. Fondé en 1998 par Conrad Black[4] autour du Financial Post qui existait depuis 1907, ce journal conservateur, qui se dit aussi « libertarien », accorde une grande attention à l’actualité économique et financière.

Les trois quotidiens sont assez critiques vis-à-vis des événements qui agitent le Québec au printemps 2012. Tous expriment d’abord leur étonnement, voire leur incompréhension, devant la réaction des étudiants. Non seulement les droits de scolarité au Québec sont-ils de loin les plus bas de l’Amérique du Nord, mais la hausse envisagée par le gouvernement libéral de Jean Charest, modeste et plus que raisonnable à leurs yeux, maintiendrait quand même les droits de scolarité à un niveau parmi les plus bas au Canada. À quelques exceptions près, chroniqueurs et éditorialistes n’en finissent donc pas d’exprimer leur ahurissement devant la grève étudiante. À mesure qu’une situation de crise s’installe, plusieurs mentionnent les compromis – louables pour certains, superflus pour d’autres – que le gouvernement Charest propose, sans succès, pour adoucir la hausse, ce qui met en exergue l’intransigeance des étudiants. Dans les trois quotidiens, la dénonciation de la violence des manifestants est récurrente, généralisée et systématique. Cependant, le National Post étant celui des trois quotidiens qui insiste le plus lourdement sur cet aspect, c’est en discutant les positions de ce journal que nous proposerons une interprétation pour comprendre cette insistance. Les trois journaux établissent des liens entre les événements qui secouent le Québec et ce qui différencie cette province dans l’ensemble canadien – quelle que soit la manière dont ce particularisme est défini, car il varie d’un chroniqueur à l’autre – d’une part, et entre ces événements et l’agitation sociale dans certains pays européens, d’autre part. Nous préciserons de quoi sont faits ces liens et proposerons une interprétation de ce qu’ils impliquent.

Sur ce fond commun général, le Toronto Star se démarque par trois de ses chroniqueurs, qui se montrent très favorables à la cause étudiante, alors que les critiques du Globe and Mail et du NationalPost sont proches l’une de l’autre, tout en présentant chacune des accents particuliers. Dans la description analytique qui suit, nous abordons séparément les trois quotidiens en accentuant la singularité de leur discours respectif et sans trop insister sur leurs positions communes, mais toute redondance n’a pu être évitée. Pour chacun des quotidiens, nous traitons d’abord des éditoriaux, avant de nous tourner vers les chroniques.

Le Toronto Star : le Québec, une province à part des autres

À première vue, l’équipe éditoriale du Toronto Star apprécie la sensibilité de gauche des Québécois, réputés pour leur tolérance à l’égard des syndicats et de l’activisme étudiant, et reconnaît une valeur à certains slogans des contestataires, tels celui réclamant la justice sociale et l’égalité des chances pour tous. Mais elle déplore que la contestation se dégrade jusqu’à l’anarchie et que la nouvelle génération d’activistes politiques[5] défende le modèle québécois, instauré durant la Révolution tranquille, qui inclut une éducation supérieure largement subventionnée, des garderies peu dispendieuses et de l’électricité à bon marché. Car derrière leur posture revendicatrice, ces jeunes protègent en fait le statu quo mis en place en grande partie grâce aux huit milliards de dollars que la province reçoit annuellement d’Ottawa en paiements de péréquation. L’équipe souligne surtout que le combat des étudiants grévistes n’améliorera pas la médiocre performance des universités québécoises, qui font face à un énorme déficit, ont de maigres effectifs et peinent à concurrencer les universités canadiennes et internationales dans les classements internationaux. Elle juge que le gouvernement libéral cherchait seulement à améliorer le modèle chéri par les Québécois, non à le démolir, et que les leaders étudiants auraient mieux fait de le reconnaître et d’adhérer aux compromis proposés par le gouvernement Charest (Toronto Star, 2012a).

Un second éditorial, reproduction d’un éditorial paru dans The Gazette de Montréal, voit dans la province du Québec la juridiction la plus taxée du Canada, et celle où la dette per capita est la plus élevée. Cela rend la situation québécoise tout à fait similaire à celle des pays européens où des mesures d’austérité ont dû être adoptées. Mais, là-bas comme ici, ces mesures devront inclure un élément d’équité intergénérationnelle : l’austérité doit s’appliquer à toutes les couches d’âge de la population pour être crédible (Toronto Star, 2012b).

Ces deux éditoriaux nous apprennent que le modèle québécois représente un statu quo vieux de cinquante ans, et en partie financé par Ottawa, ce qui semble lui retirer tout attrait. En outre, le journal ne semble finalement pas trouver que la cause étudiante elle-même corresponde à une forme de justice sociale. Il laisse au contraire entendre que la justice sociale exigerait une plus grande participation financière des étudiants à leur propre formation. On reconnaît là l’idée, resservie constamment par Jean Charest, que les jeunes doivent « faire leur juste part », comme les autres groupes d’âge. Enfin, l’assimilation de la contestation à l’anarchie – qui selon notre analyse a partie liée avec l’insistance sur la violence des manifestations – et la critique des universités québécoises seront abondamment reprises dans le Globe and Mail et surtout dans le National Post.

Les positions des chroniqueurs du Toronto Star sont les plus variées de tout notre corpus, les deux autres journaux présentant chacun une plus grande homogénéité de pensée. Chantal Hébert n’encense ni ne ridiculise le mouvement étudiant, mais souligne ses contradictions : comparé au Printemps arabe, il s’emploie à forcer la main d’un gouvernement démocratiquement élu ; s’inspirant du mouvement Occupy, il défend les privilèges des classes moyennes supérieures (Hébert, 2012b et 2012d). Hébert critique durement le gouvernement Charest pour sa mauvaise gestion de la crise, si mauvaise qu’il faut, selon elle, remonter à la crise d’Oka[6] de 1990 pour trouver un exemple comparable d’un dérapage aussi complet (Hébert, 2012c). La crise étudiante révèle que la rue, comme moyen de provoquer des changements, a toujours été considérée plus légitime au Québec qu’ailleurs au Canada, et pas seulement au sein de la jeune génération (Hébert, 2012d). Enfin, Hébert croit que cette crise témoigne d’un réalignement global du champ politique québécois où l’opposition souverainisme/fédéralisme s’estompe derrière l’opposition plus classique entre la gauche et la droite. Cette dernière s’exportant plus facilement, les graines du mécontentement québécois pourraient trouver un sol fertile ailleurs au Canada (Hébert, 2012a, 2012e et 2012f). Hébert analyse donc la crise étudiante en se demandant ce qu’elle révèle des changements qui traversent le champ politique québécois.

Trois de ses collègues sont franchement enthousiasmés par ce qui se passe au Québec. Pour Linda McQuaig, Heather Mallick et Rick Salutin, les étudiants québécois considèrent avec raison l’éducation supérieure comme un bien public, essentiel à la démocratie (McQuaid, 2012) ; et, à chaque nouveau diplôme décerné, le Canada devient plus civilisé (Mallick, 2012). McQuaig et Salutin montrent que les étudiants grévistes sont tournés vers l’extérieur, branchés sur les milieux contestataires à travers le monde et qu’ils réduisent en lambeaux les discours publics prônant l’austérité économique (McQuaig, 2012 ; Salutin, 2012). La sympathie pour la cause étudiante culmine sous la plume de Rick Salutin, qui affirme que les étudiants grévistes sauvent l’honneur du Canada aux yeux du monde. Ils ont montré que la gratuité scolaire n’est pas chimérique, mais seulement devenue impensable pour la majorité des Canadiens. Les étudiants grévistes sont nos Indignados, clame-t-il, et nous avons une lourde dette envers eux (Salutin, 2012). Comme il apparaîtra dans la suite de l’analyse, la position de ces chroniqueurs tranche radicalement avec le reste de notre corpus où le mouvement étudiant est plus une farce, voire une honte, qu’un exemple à suivre.

La dernière chroniqueuse du Star est au contraire nettement hostile à ce qui se passe au Québec. Rosie DiManno accentue tellement la différence québécoise qu’elle qualifie le Québec de pays étranger : ce qui est toléré là-bas ne le serait jamais ailleurs au Canada. La colère grotesque à propos d’une hausse des droits de scolarité, qui ferait quand même du Québec l’endroit où l’éducation post-secondaire est la moins coûteuse en Amérique du Nord, est incompréhensible pour la plupart d’entre nous, se plaint-elle. Mais cette province – une planète ayant sa propre orbite – a si bien établi les privilèges sociaux dans ses politiques publiques et son ethos distincts qu’on les dirait incrustés dans les os de ses citoyens[7] (DiManno, 2012).

Contrairement à Hébert qui s’interroge sur les changements que révèlerait la crise sociale du Printemps québécois, DiManno trouve plutôt dans ces événements une permanence de traits caractéristiques de la société québécoise[8]. La construction discursive de la différence québécoise est ici extrême : l’image d’un pays étranger n’étant apparemment pas suffisamment forte pour DiManno, il lui faut évoquer en plus une planète indépendante dans le système solaire. Enfin, à l’en croire, l’attachement des Québécois à leurs « privilèges sociaux » ferait presque partie de leur ADN. Est-ce une manière détournée d’avancer que cet attachement n’est pas rationnel ? DiManno n’en dit pas plus, mais nous allons retrouver ce genre d’images, et examinerons alors leur effet de sens possible. En attendant, une parenthèse s’impose. Nous avons pris la liberté de traduire le terme entitlements par « privilèges sociaux », bien que paradoxalement, la traduction littérale serait plutôt « avoir droit à – quelque chose ». Cette liberté nous a semblé justifiée parce que, comme il apparaîtra plus clairement avec les deux autres quotidiens, le terme est systématiquement employé pour désigner un avantage, sinon totalement indu, du moins peu légitime et certainement déraisonnable, voire un privilège, que réclament certains groupes sociaux, ou auquel ils refusent de renoncer. Le chroniqueur Rick Salutin nous donne d’ailleurs en quelque sorte raison quand il parle d’une guerre des mots, remerciant les grévistes d’ébranler le discours public en revendiquant haut et fort un droit quand les médias et les politiciens ne parlent plus désormais que d’entitlements, avec une connotation nettement péjorative (Salutin, 2012).

Le Globe and Mail : la grève, une farce d’enfants gâtés

Dans le Globe and Mail aussi le mouvement étudiant est associé, d’une part, au particularisme québécois et, d’autre part, à la contestation en Europe contre les mesures d’austérité que certains pays sont contraints d’adopter. Mais le Globe, dans ses éditoriaux et dans ses chroniques régulières, insiste sur d’autres aspects du conflit et sur d’autres éléments du contexte dans lequel ce dernier évolue. Pas moins de cinq éditoriaux commentent le conflit entre les étudiants québécois et le gouvernement libéral de Jean Charest.

Ils nous apprennent que le combat étudiant est une cause perdue (The Globe and Mail, 2012a), qu’il ne s’apparente en rien ni au Printemps de Prague de 1968, ni au Printemps arabe de 2011 (The Globe and Mail, 2012b), que les manifestants fracassent des vitrines, incendient des voitures et intimident les étudiants qui souhaitent poursuivre leurs cours. Ils dénoncent les leaders étudiants qui, s’ils avaient été responsables, auraient rappelé leurs membres à l’ordre, à la discipline et à l’obéissance (The Globe and Mail, 2012c). Ils soutiennent entièrement le gouvernement libéral de Jean Charest, considérant qu’il cherche simplement à élever la qualité de l’enseignement universitaire par une hausse raisonnable (The Globe and Mail, 2012a) et que Line Beauchamp, alors ministre de l’Éducation, a bien raison d’exclure des pourparlers les porte-parole de la Coalition large de l’Association pour la Solidarité Syndicale étudiante (CLASSE) puisqu’ils refusent de condamner le vandalisme (The Globe and Mail, 2012b). Un autre éditorial précise que le but visé par ce gouvernement est d’engager le Québec sur une voie plus réaliste et plus productive qu’il ne l’a été jusqu’ici. La difficulté qu’il rencontre tient à ce que le gel des droits de scolarité est vu au Québec comme un droit imprescriptible[9], mais le message global de Jean Charest est tout de même passé, selon le journal : les privilèges sociaux ne peuvent durer éternellement, ils ne sont pas sacrés. Le véritable enjeu dans toute cette agitation, estime le Globe, est le droit qu’ont les Québécois à une éducation de qualité, compétitive avec ce qui est offert ailleurs au Canada (The Globe and Mail, 2012c).

Accueillant avec soulagement le projet de loi 78, l’équipe éditoriale considère que les pouvoirs de cette loi ont été grandement exagérés, et surtout qu’il est urgent de l’appliquer. Les agitateurs et les grévistes n’ayant encore rien perdu, ni leur année universitaire, ni leur argent, ni leurs amis, les pourparlers sont voués à l’échec tant qu’ils n’auront pas senti la morsure de cette loi (The Globe and Mail, 2012d). Enfin, le dernier éditorial enjoint les grévistes québécois à prendre du recul, en comparant leur situation privilégiée à celle des étudiants chiliens. Ces derniers ont bien raison de manifester pour une plus grande démocratisation des études supérieures : une année universitaire leur coûte plus cher qu’au Québec, alors que le revenu moyen des ménages y est presque dix fois moindre. La réalité est donc celle-ci : au Chili, les étudiants demandent un meilleur accès à l’éducation supérieure alors qu’au Québec, une minorité d’étudiants refuse d’augmenter légèrement sa contribution à sa propre éducation, bien que l’accessibilité aux études supérieures ne soit pas menacée (The Globe and Mail, 2012e).

Il n’y a dans ces éditoriaux aucune sympathie pour le mouvement étudiant, qu’on réduit presque à un groupe de casseurs, de vandales, dont les leaders sont irresponsables et dont les inspirations, ou les cris de ralliement autour de la justice sociale, sont exagérés, peu conformes à la réalité. Car les étudiants québécois sont des privilégiés, qui refusent la moindre diminution de leurs avantages. Dans ces conditions, la seule façon de mettre un terme au conflit est de mettre fermement ces jeunes au pas. Les universités québécoises sont dites de moins bonne qualité que les autres universités canadiennes, et on laisse entendre que la société québécoise est globalement engagée sur une voie peu réaliste et peu productive. Enfin, en critiquant le fait que les droits de scolarité peu élevés sont (faussement) considérés comme un droit imprescriptible, le Globe laisse entendre que des politiques réalistes et productives pourraient, et même devraient, remettre en question tous les avantages sociaux, et pas seulement les droits de scolarité jugés trop modérés. Tournons-nous maintenant vers les chroniqueurs, qui présentent tous une certaine communauté de pensée avec leur équipe éditoriale.

Lysiane Gagnon ne conteste pas seulement le recours au terme « grève » – lui préférant celui de boycott pour désigner le conflit –, elle remet aussi en cause le nombre total de grévistes et les procédures d’assemblée étudiante, n’accordant par là que peu de crédit démocratique au mouvement étudiant : les assemblées mobilisent peu de participants et les votes se font presque toujours à main levée (Gagnon, 2012a). Elle associe les grévistes à la violence, au vandalisme et aux attaques fumigènes dans le métro montréalais (Gagnon, 2012b). Se désespérant du personnage d’Anarchopanda[10], Gagnon se demande comment blâmer les étudiants quand on voit leurs professeurs s’engager dans des comportements aussi irrationnels (Gagnon, 2012c). Enfin, il est franchement surréaliste, selon elle, de qualifier de néolibérales les politiques du gouvernement Charest, lesquelles sont au contraire résolument social-démocrates. Gagnon prend aussi la défense du premier ministre injustement injurié dans les médias sociaux (Gagnon, 2012d).

Gary Mason, quant à lui, a ressenti de l’antipathie pour les étudiants grévistes dès qu’il a compris que la contestation débordait largement la question des droits de scolarité. Le soulèvement du Québec est pour lui une farce conduite par une poignée d’enfants gâtés, et centrés sur eux-mêmes, que le gouvernement du Québec ferait bien d’ignorer jusqu’à ce qu’ils aient grandi (Mason, 2012).

Pour sa part, Margaret Wente use d’ironie. Elle pense d’abord que les étudiants québécois ont raison d’être en colère, vu qu’on les berne. Les professeurs leur font croire que leur cause est juste et que la justice sociale peut être atteinte en mâtant les corporations avides de profits. Au gouvernement et dans les établissements d’enseignement, on fait comme si l’éducation post-secondaire allait permettre aux jeunes de prospérer dans le monde de demain. Or, ces contestataires étudient la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, les arts et autres domaines d’étude des minorités[11], où les diplômes ont de moins en moins de valeur. Tôt ou tard, ils découvriront que le monde n’est pas tel qu’on leur a décrit, et ce sera un terrible choc (Wente, 2012a).

Dans un second article, Wente établit un lien direct entre le modèle québécois – qui promet que l’État prendra littéralement soin de vous du berceau à la tombe –, la protestation étudiante et, dans sa conclusion, la protestation en Grèce. Le modèle québécois, dit-elle, a atteint ses limites il y a un certain temps déjà, mais il survit grâce à une aide du reste du Canada, sous la forme des paiements de péréquation – plus de 7 milliards de dollars en 2012. Une bonne portion de cet argent provient des florissantes ressources énergétiques albertaines… que des milliers de Québécois méprisent. Ailleurs au Canada, les gens ne peuvent tout simplement pas comprendre que les étudiants québécois se fâchent autant pour une si petite hausse, qui maintiendrait quand même leurs droits de scolarité au niveau le plus bas en Amérique du Nord. La réponse à ce mystère réside dans la mentalité des privilèges sociaux. Et si on a là un exemple de la société distincte, poursuit-elle, on n’en veut tout simplement pas. Nous, les Canadiens hors Québec, sympathisons plutôt avec les Allemands, qui ne supportent plus les Grecs en raison de leur totale inconscience. Les étudiants contestataires du Québec sont les Grecs du Canada. Et nous en avons plus qu’assez (Wente, 2012b).

Gagnon, Mason et Wente ne prennent pas les étudiants au sérieux, ne voyant en eux que des enfants, qui plus est capricieux, qui n’hésitent pas à recourir à la violence, dont les pratiques sont peu démocratiques et qui ne saisissent même pas la différence entre néo-libéralisme et social-démocratie. Mais les étudiants ne sont pas les seuls à être blâmés, car leurs professeurs ont eux-mêmes des comportements irrationnels, quand ils ne dupent pas carrément les jeunes. Chez Wente, la réprobation inclut tous ceux dans les milieux gouvernementaux et institutions d’enseignement qui ont mis en place des facultés des arts et des sciences sociales, et qui de ce fait leur reconnaissent une utilité qu’elles n’auraient pas, ou si peu. Enfin, en identifiant les étudiants grévistes aux Grecs et les autres Canadiens aux Allemands, cette chroniqueuse laisse clairement entendre que le Québec n’a pas les moyens de ses programmes sociaux généreux et dépend du reste du Canada (notamment de l’Alberta) pour les maintenir en existence. Sous sa plume, le modèle québécois, loin de témoigner de la générosité ou de la fibre progressiste des Québécois, révèle plutôt une forme de parasitisme, dont les autres Canadiens font les frais.

Le dernier chroniqueur du Globe and Mail, Jeffrey Simpson, publie trois articles sur la grève étudiante, dans lesquels il dit et répète plusieurs faits dits « objectifs » qui caractérisent la province du Québec par rapport aux autres provinces canadiennes : qu’elle est la plus taxée et que sa dette percapita est la plus élevée. À ce contexte fiscal délicat s’ajoute un sous-financement universitaire qui affecte grandement la qualité des universités québécoises : à l’exception de McGill, et dans une moindre mesure de l’Université de Montréal, les universités québécoises sont à peine mentionnées dans les études de classement international. Dans de telles circonstances aggravantes, ce serait un non-sens formidable de ne pas hausser les droits de scolarité. D’ailleurs, avance Simpson, les étudiants n’expliquent pas au nom de quoi ils devraient être dispensés de faire leur part, de contribuer financièrement à leur propre formation (Simpson, 2012b). Les grévistes se bercent d’une illusion facile à déconstruire, et déconstruite, celle qui veut qu’une baisse des droits de scolarité augmente l’accès à l’éducation post-secondaire et qu’à l’inverse une hausse des premiers réduise l’accessibilité aux études supérieures (Simpson, 2012a). Pour Simpson, Jean Charest a manqué de courage en cédant aux pressions des manifestants et en cherchant à se concilier les étudiants : il lui reproche d’avoir laissé dégénérer la situation en un mouvement large réunissant des organismes syndicaux, des groupes d’extrême gauche, des politiciens péquistes (passés et actuels), des députés du Nouveau Parti Démocratique, des professeurs d’université et à peu près tout ce que compte le Québec en groupes d’action sociale, créant ainsi un enfer politique au 100e jour du conflit (Simpson, 2012b).

Des études ayant montré qu’un diplôme universitaire (quel que soit le domaine d’étude) accorde un net avantage, en terme de revenu, à son détenteur par opposition à celui qui n’en a pas, la grève étudiante et l’agitation sociale au Québec apparaissent, à quiconque réfléchit rationnellement, comme l’événement le plus incompréhensible de l’année, nous dit Simpson dans sa dernière chronique sur ce sujet. Rien de ce qui ressemble à ce tumulte n’est apparu en Ontario, ni ailleurs au Canada, tout simplement parce que, même avec des droits de scolarité plus élevés, il y est reconnu que suivre des cours universitaires constitue un excellent investissement (Simpson, 2012c).

Les propos de Simpson, comme ceux de ses collègues, prolongent et explicitent ceux de l’équipe éditoriale : les étudiants grévistes sont des enfants gâtés que l’État doit mâter, ils se bercent d’illusions et surtout ne réfléchissent pas. Simpson sous-entend qu’ailleurs au Canada la pensée rationnelle a plus d’emprise qu’au Québec, même chez les jeunes, et c’est pourquoi la grève étudiante ne s’est pas exportée dans les provinces anglaises. Il reprend la mauvaise appréciation des universités québécoises déjà évoquée par les éditoriaux du Globe. Contrairement à eux, cependant, Simpson exprime des critiques à l’endroit du gouvernement Charest et de sa gestion lamentable de la crise.

Le cumul global de ces appréciations, éditoriaux et chroniques confondus, nous amène à conclure que sous l’oeil scrutateur du Globe and Mail, la société québécoise, ses élites universitaires, ses groupes sociaux et sa gouvernance politique n’apparaissent ni réalistes, ni pénétrés de rationalité. Du Toronto Star au Globe and Mail, la critique s’est élargie pour inclure dans son cercle d’autres catégories de la population que les seuls étudiants grévistes, comme les professeurs d’institutions supérieures, mais aussi, implicitement, tous les groupes sociaux qui ont manifesté leur soutien à la cause étudiante, puisque celle-ci n’est pas jugée légitime. Le Globe aborde plus souvent que le Star la question des avantages, ou privilèges sociaux, auxquels les Québécois semblent tenir plus que les autres Canadiens. Est aussi évoquée, dans ce journal, l’idée que le Québec parasite le reste du Canada, dont les richesses pétrolières, entre autres, financent indirectement les programmes sociaux progressistes. Une idée plus courante encore dans les pages du National Post.

Le National Post : le « Printemps québécois » ou le règne de la populace[12]

La crise sociale au Québec génère onze éditoriaux[13] dans le National Post. Deux d’entre eux proposent une réflexion générale sur l’éducation supérieure assez différente des positions du Globe and Mail. Selon le premier éditorial, si tous les observateurs s’accordent pour dire qu’un diplôme universitaire est un prérequis pour bien se placer sur le marché du travail, ils s’entendent aussi pour affirmer que tout en servant plus de clients aujourd’hui que lorsqu’elle était élitiste, l’université répond moins bien à ce qui est attendu d’elle. Qu’une éducation universitaire soit nécessaire est au fond une simple croyance, non un fait avéré, selon l’éditorialiste, mais elle est si ancrée dans les esprits que « dé-démocratiser » l’université, ou lui attacher un prix, est devenu impensable. Toutes les boîtes non ouvertes n’appartiennent cependant pas à Pandore, et il est grand temps d’ouvrir celle-ci (Kay, 2012b).

Un deuxième éditorial prend l’exemple du Royaume-Uni où, peu de temps auparavant, les droits de scolarité ont été augmentés, avec pour conséquence une chute importante dans les inscriptions (une baisse de 10 % en Angleterre, où l’augmentation des droits a été la plus grande). Cette baisse d’inscriptions indique un simple ajustement, raisonnable et désirable, du marché, selon l’éditorialiste : un plus grand nombre de jeunes ne s’inscrivent pas à l’université parce qu’ils ne voient pas l’éducation universitaire rapporter autant qu’elle coûte. Ces jeunes ne s’en porteront pas moins bien pour autant, et il y a même une bonne chance qu’ils s’en portent mieux (Soupcoff, 2012).

Dans ces deux éditoriaux, la formation universitaire n’est pas en elle-même souhaitable et l’éducation n’est pas non plus un bien commun. Au contraire, dans la mesure où les universités sont vues comme offrant des services à leurs clients, elles s’apparentent plus à des entreprises qu’à des institutions publiques. Et d’ailleurs, de ce point de vue, ce sont les demandes du marché qui justifient une formation universitaire, et chaque individu évalue rationnellement – en termes de coûts et bénéfices – l’opportunité de se doter ou non d’une éducation supérieure.

Dans les autres éditoriaux, l’insistance porte sur la violence et ses débordements lors des manifestations. On y avance que le Canada étant un pays juste et équitable, la violence ne peut jamais y être justifiée. Le National Post encourage donc le gouvernement québécois à refuser toute négociation avec les leaders étudiants tant que ceux-ci n’auront pas dénoncé, publiquement et fermement, les débordements violents et le vandalisme. Il l’invite aussi à répondre sévèrement à la violence (National Post, 2012a). Puis le ton se faisant plus impérieux, le Post somme ni plus ni moins le gouvernement de faire respecter la loi : il faut éviter à tout prix d’ouvrir la porte à d’autres débordements (National Post, 2012c). Jusque là, le journal félicitait plutôt le premier ministre Charest pour sa détermination exemplaire et sa bonne gestion de la crise (National Post, 2012b).

L’expression Printemps québécois, qui fait référence au mouvement social ayant agité le Moyen-Orient en 2011, en dit plus long sur la déconnexion à la réalité des grévistes québécois que sur la justesse de leur cause, selon l’équipe éditoriale (National Post, 2012a). Leurs leaders sont des caricatures d’eux-mêmes : ils lancent des commandements puérils et confondent le règne de la populace (mob rule) avec une nouvelle définition de la démocratie (National Post, 2012c). Le Post souligne que les étudiants grévistes sont majoritairement francophones, et profondément immergés dans la culture particulière des privilèges sociaux de l’État-providence[14]. Pour conclure que les plus choyés des étudiants canadiens font ainsi une crise de colère monumentale devant la banale éventualité d’avoir à contribuer financièrement à leur éducation. Et se réjouir de voir que la plupart des étudiants canadiens n’ont rien à voir avec ce mouvement impopulaire (unpopular), de plus en plus embarrassant (National Post, 2012d).

Au tout début de la grève, un éditorial de Bill Morrison a vu dans le tumulte étudiant le prélude d’une agitation sociale élargie et étendue à l’échelle canadienne. Pour lui, les projets conservateurs de modifications aux régimes des pensions de retraite sont pour les retraités, et ceux qui le seront bientôt, l’équivalent moral et financier des droits de scolarité pour les étudiants. Morrison s’attend donc à une montée aux barricades des aînés et à ce que s’ensuive une lutte intergénérationnelle sur l’enjeu des avantages sociaux, chaque groupe et génération défendant âprement ses acquis[15] comme des privilèges exclusifs au détriment des acquis des autres groupes. À son avis, les Canadiens sont fatigués de tous ces transferts de richesse vers des populations cibles – telles que les chômeurs des Maritimes, les communautés autochtones, les corporations sur-subventionnées, et aussi les étudiants d’université (Morrison, 2012).

Les idées énoncées dans ces éditoriaux – que les étudiants grévistes sont des enfants gâtés ou que la violence des manifestants appelle une réaction musclée du gouvernement – ne sont pas neuves, elles ont déjà été exprimées ailleurs. De même, le lien entre « société distincte », attachement aux avantages sociaux que procure l’État providence et agitation sociale a aussi été évoqué ailleurs, mais peut-être de manière moins explicite. Dans les trois journaux de notre corpus, les mesures étatiques d’austérité financière tombent sous le sens, elles vont de soi et n’ont nul besoin de justification ni de logique argumentative. Plus que le législateur éclairé, c’est la réalité elle-même qui les tire du néant, les appelle à l’existence. Nos journaux laissent en conséquence entendre que le temps des avantages sociaux, perçus désormais comme des privilèges, est chose du passé. Le Toronto Star insiste sur l’équité intergénérationnelle pour inviter les jeunes à faire leur juste part, le Globe and Mail avance que les mauvaises finances publiques n’autorisent plus des programmes sociaux progressistes tandis que le NationalPost décrète que les Canadiens en ont assez de payer pour les avantages sociaux liés à la social-démocratie. Le Printemps québécois devient ainsi pour la presse canadienne à grand tirage l’occasion d’une mise au point, voire d’un rappel, des impératifs économiques incontournables du 3e millénaire.

Tournons-nous maintenant vers les chroniqueurs réguliers pour mieux saisir la singularité du discours du National Post sur le Printemps québécois. Tasha Kheiriddin a publié le plus grand nombre d’articles[16] sur ce qui se passe au Québec, en insistant souvent sur les mêmes points. Très critique à l’égard des étudiants grévistes, elle considère qu’ils entretiennent les mêmes illusions que leurs compatriotes à Paris en 1968, confondant le règne de la populace avec l’État de droit[17] (Kheiriddin, 2012b). Une fois la loi 12 adoptée, elle déplore qu’elle ne soit pas appliquée également à tout le monde et systématiquement mais utilisée plutôt comme un outil, sélectivement, uniquement lors de débordements. Selon elle, les grévistes agissent comme si la rue leur appartenait, et personne ne les a encore contredits (Kheiriddin, 2012c). Récapitulant en juillet les actions des contestataires, elle répète que le mouvement étudiant ne représente que le triomphe du désordre de la plèbe : les contestataires ont ignoré les injonctions de la cour, terrorisé leurs collègues étudiants, posé des bombes fumigènes dans les stations de métro et bloqué des ponts et des routes. Toutes ces actions ont été faites au nom de la démocratie, mais c’est plutôt d’anarchie qu’il s’agit (Kheiriddin, 2012e).

Kheiriddin fait à deux reprises référence aux référendums québécois sur la souveraineté. À la fin d’une chronique, elle suggère que dans l’éventualité d’une élection générale, Jean Charest devrait se faire le champion de l’État de droit tout comme il avait pris fermement position pour un Canada uni pendant la campagne référendaire de 1995. En 2012, le débat est peut-être différent, admet-elle, mais l’enjeu est certainement aussi élevé qu’il l’était alors (Kheiriddin, 2012b). Insistant sur le fait que la hausse des droits de scolarité envisagée par le gouvernement Charest faisait déjà partie de la plate-forme libérale en 2008, elle se désole de voir que, comme pour les référendums à répétition, il semble qu’on puisse poser plus d’une fois la même question aux Québécois, bien que la réponse soit déjà connue (Kheiriddin, 2012d). Finalement, ce qui transforme selon elle la démocratie en son antithèse, le règne de la populace, c’est la trop forte prégnance de la culture des privilèges sociaux. Les étudiants grévistes réclament la même chose que les Grecs ; sur ce plan, les uns et les autres s’insurgent : « J’ai droit à mes droits », clament-ils. Or, les États-providence doivent maintenant examiner la culture engendrée par leurs politiques sociales, à défaut de quoi ils s’enliseront dans les sables mouvants, comme au Québec et en Grèce (Kheiriddin, 2012a). Et si la grève étudiante peut malgré tout avoir un développement heureux à long terme, ce sera en forçant les électeurs québécois à réaliser la précarité de leur État-providence[18] (Kheiriddin, 2012b).

Dans ces chroniques, Kheiriddin établit diverses oppositions et diverses équivalences ou associations. L’État de droit et la démocratie sont d’abord associés, au point d’être presque des synonymes et, ensemble, ils s’opposent au règne de la populace, qui renvoie lui-même à l’anarchie. Sous sa plume, les premiers marquent une valorisation de l’ordre social quand les seconds en sont la négation. Une autre opposition vient s’y greffer, moins évidente, celle entre le fédéralisme canadien et le souverainisme québécois. En rappelant le rôle de Jean Charest dans la campagne référendaire de 1995, où en tant que vice-président du comité pour le NON, il enflammait les foules par sa défense passionnée d’un Canada uni, et en évoquant les deux référendums sur la souveraineté du Québec s’étant soldés par une victoire du NON, Kheiriddin associe l’option fédéraliste à l’ordre social et à la démocratie, tandis que l’option souverainiste est liée au désordre de la rue et à la répétition, voire au rabâchage, des mêmes questions aux réponses déjà connues. Enfin, elle établit une association entre les étudiants québécois en 2012 et les étudiants parisiens en 1968 en vertu de leur commune confusion entre désordre de la plèbe et l’ordre de la loi. Toutes ces images sont chargées de valeurs polarisées qui ne laissent aucun doute sur la position défendue par la chroniqueuse.

Nous avons déjà rencontré le parallèle entre le Québec et la Grèce sous la plume de Wente du Globe and Mail, et il revient encore sous celle de Diane Francis, collègue de Kheiriddin. Chez celle-ci, les étudiants contestataires du Québec partagent avec les Grecs le refus de régler leurs dettes et sont prêts à aller très loin pour éviter de verser leur quote-part à la société[19]. Les uns et les autres ne sont que des enfants gâtés (Francis, 2012). Soulignons que chaque fois qu’un parallèle est tracé entre la situation de la Grèce et la contestation étudiante québécoise, l’auteur insinue qu’un groupe en parasite un autre (les Grecs profitent des Allemands comme les Québécois des autres Canadiens, chez Wente), qu’un groupe vit aux crochets de la société (chez Francis), ou encore plus généralement, que tout un système sociopolitique – la social-démocratie – s’effrite (chez Kheiriddin). L’effet discursif global de ces comparaisons est de mettre en exergue la profonde iniquité des revendications étudiantes, mais aussi l’obligation incontournable, pour les États, de réduire l’envergure de leurs programmes gouvernementaux.

Les événements du Printemps québécois suscitent chez Andrew Coyne aussi une réflexion sociologique et politique plus large qui réinscrit l’actualité québécoise dans des enjeux plus généraux. Ce qui oppose les étudiants grévistes au gouvernement Charest, selon lui, touche la manière dont les ressources sont réparties socialement. Une société civilisée, nous dit-il, distribue ses ressources parmi ses membres soit via le marché, où les échanges sont mutuellement bénéfiques aux parties impliquées, soit via l’État, où la distribution repose plutôt sur la notion de besoin. À côté de ces modes légitimes, d’autres manières se développent qui le sont moins : les lobbies, les connexions sociales, les pots-de-vin, d’une part, et les menaces des groupes de pression, le grabuge et la pagaille sociale, d’autre part. Car, dans tous ces cas, le but recherché est d’amener à extorquer de l’État ce qu’il ne donne pas librement. On n’a plus alors affaire à une relation fondée sur le besoin mais à un vulgaire rapport de pouvoir. Or, poursuit Coyne, ces situations peu légitimes sont particulièrement fréquentes au Québec, où les étudiants baignent dans une riche tradition de brutalité syndicale, qui n’est elle-même pas sans rapport avec la corruption profondément enracinée dans la politique de cette province. La question qui agite les Québécois, et concerne tous les Canadiens, est donc de déterminer s’ils veulent une société où les échanges se font librement, volontairement entre les uns et les autres, ou une société où chacun arrache aux autres ce qu’il veut, les plus impitoyables ou les plus déterminés accaparant la plus grande et la meilleure part des ressources (Coyne, 2012a).

Les étudiants grévistes n’ont rien à offrir, sinon violence et anarchie, selon son point de vue. Coyne approuve donc le projet de loi 78 qui n’impose selon lui aucune restriction abusive, indeed, cette loi lui semble parfaitement conforme à la norme qui prévaut dans les pays démocratiques de la planète. Mais les leaders de la grève et le mouvement syndical qui les soutient sont résolus à handicaper le gouvernement Charest, à l’empêcher de réduire la taille de l’État dans la juridiction la plus lourdement taxée et la plus lourdement endettée du continent. S’ils arrivent à leur fin, craint Coyne, un dangereux précédent sera établi : un gouvernement démocratiquement élu sera empêché par la force et l’intimidation de promulguer des lois dans l’intérêt public ; la loi elle-même sera violée, ouvertement et largement, sans conséquence pour le contrevenant ; les bénéficiaires d’un programme gouvernemental auront un droit de veto sur toute loi qui viserait à en réduire la portée (Coyne, 2012b). Le ton du chroniqueur, assez proche par ses accents dramatiques de celui de Kheiriddin, est à la mesure des enjeux alarmants qu’il voit poindre derrière la crise sociale québécoise. Nous y reviendrons au moment de discuter l’expression mobrule.

On retrouve chez les trois derniers chroniqueurs du Post à commenter le Printemps québécois plusieurs idées déjà rencontrées : le fait que les étudiants grévistes nuisent à la société globale car ils forment un groupe d’intérêt, une minorité agissante qui impose violemment ses vues à une majorité impuissante à se défendre (Watson, 2012) ; qu’eux et leurs sympathisants sont totalement décrochés de la réalité, et en cela ils sont l’équivalent de Don Quichotte, la vérité « qu’une chose comme l’éducation gratuite n’existe pas » étant l’équivalent de leur Sancho Panza. Car le coût de toute chose est inhérent à sa valeur, explique George Jonas : si une chose, quelle qu’elle soit, a une valeur, elle ne peut être gratuite. Ce qui est gratuit est sans valeur, et ce qui a une valeur coûte forcément quelque chose. Imperméables à cette logique pourtant implacable, les contestataires sont ainsi coupés de la réalité, et ils conjuguent leur jugement atrophié à une hypertrophie de leur estime de soi (Jonas, 2012b). Dans une autre chronique, Jonas propose de rapatrier les militaires canadiens en mission en Afghanistan et de les déployer à Montréal, afin d’y parachever la construction de la nation canadienne (Jonas, 2012a), sous-entendant que la terreur règne au Québec parce que la nation canadienne n’y est pas encore bien édifiée.

Quant à Barbara Kay, elle insiste sur le fait que les manifestations sont culturellement unilatérales, signifiant par là québécoises francophones. Elle assimile ensuite le Québec à la France, à travers leurs États paternalistes[20], et affirme qu’ici comme là-bas la moindre réduction d’avantages sociaux est considérée comme une injustice. Elle en déduit, et cela la réjouit, que les manifestations montréalaises n’ont finalement rien de politique, mais tout à voir avec la culture. La guillotine, prévient-elle en terminant sa chronique, est une invention française : il y a plus qu’une petite nostalgie de la boue[21] dans l’atmosphère montréalaise ces jours-ci (Kay, 2012a). Il est difficile de saisir tout ce qu’implique l’allusion à la Terreur, mais l’association entre la Révolution française et le Printemps québécois laisse deviner la crainte chez la chroniqueuse que ne se prépare le renversement du gouvernement québécois.

Dans l’ensemble de notre corpus, le discours du NationalPost se démarque, dans ses éditoriaux comme dans ses chroniques, par sa position critique à l’égard de l’éducation supérieure et de la valeur des diplômes universitaires. Contrairement à un Jeffrey Simpson du Globe and Mail qui voit dans toute formation universitaire, quelle qu’elle soit, un avantage net sur le fait de ne pas en avoir, le Post expose plutôt une appréciation toute relative de l’éducation supérieure. Dans ses pages, il ne serait pas dramatique de revenir à un modèle élitiste de l’université, le marché (de l’emploi) devant seul dicter ses besoins en matière de formation, et la valeur d’un diplôme universitaire étant directement fonction des frais de scolarité. La conception qu’on y trouve de l’éducation post-secondaire est strictement économique – toute arrimée qu’elle soit au marché de l’emploi, avec une forte touche individualiste – puisqu’il revient à chacun de peser rationnellement les avantages et inconvénients d’un diplôme universitaire. Les commentateurs de ce journal ne concoivent apparemment aucune justification sociale ou politique à l’éducation supérieure.

Le National Post est aussi plus radical dans son appel à une réaction gouvernementale musclée pour ramener le calme dans les rues de Montréal. L’expression mob rule pour désigner les manifestations, même les plus pacifiques et disciplinées, qui agitent Montréal, bien que présente dans les deux autres quotidiens, est utilisée plus systématiquement dans le National Post. Le recours à cette expression va nous aider à comprendre l’insistance des médias anglais sur la « violence » des manifestations québécoises en exposant d’autres liens souterrains entre les idées et valeurs exprimées à propos du Printemps québécois. Sous la plume de plusieurs commentateurs, il semble en effet que le moindre désordre public soit associé à une forme d’anarchie, comme si dès que l’activité politique se déroulait ailleurs qu’au sein d’institutions spécifiquement prévues à cet effet, ou qu’elle était le fait de citoyens ordinaires s’exprimant autrement que par un vote aux élections, on quittait forcément l’État de droit pour sombrer dans le mob rule. Nulle part dans notre corpus ne trouve-t-on exprimée l’idée que les manifestations étudiantes ou celles impliquant un concert de casseroles seraient porteuses d’une action civique ou, à la limite, d’une acception non institutionnelle de la démocratie. Dans les trois journaux, ces manifestations et ces marches nocturnes suscitent, au contraire, crainte et appréhension. Tout se passe comme s’il n’y avait pas de moyen terme entre l’ordre social légitime et l’émeute : contester le premier revient automatiquement à flirter avec la seconde. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’assimilation quasi systématique des contestations à l’anarchie non seulement chez Kheiriddin, Coyne, ou Kay dans le National Post, mais aussi chez Wente ou Mason dans le Globe and Mail, chez DiManno dans le Toronto Star et dans les éditoriaux des trois quotidiens. Pour tous ces commentateurs, troubler l’ordre public et contester l’ordre social ne peuvent être des gestes anodins ou pacifiques. Plus important, ils ne sont pas considérés comme étant politiques non plus : ils sont même présentés comme le contraire d’un geste politique, le contraire d’une action démocratique.

Chantal Hébert, du Toronto Star, souligne que descendre dans la rue pour manifester son mécontentement à l’égard du gouvernement ou pour défendre des principes non respectés par un gouvernement est un réflexe beaucoup plus spontané au Québec qu’ailleurs au Canada (Hébert, 2012d). La sensibilité envers des formes de démocratie plus directe ou l’idée qu’une manifestation publique puisse constituer une forme d’activité civique seraient plus fréquentes au Québec que dans les autres provinces. Dans ces conditions, on saisit que les grands rassemblements dans les rues de Montréal au printemps 2012 aient pu impressionner éditorialistes et chroniqueurs, et leur faire craindre le pire, au point qu’ils en appellent à une réponse musclée de l’État québécois, voire qu’ils souhaitent l’intervention de l’armée canadienne.

Mais il y a plus. La possibilité que ces commentateurs s’inscrivent dans une tradition politique différente, pour laquelle la moindre turbulence sociale serait menaçante, est aussi implicitement incluse dans les associations qui sont faites entre le Québec et la France sous les plumes de Kheiriddin et de Kay, la première se référant à mai 1968, la seconde à la Révolution française. Mai 1968 à Paris évoque autant le fait d’un mouvement social ayant pris naissance dans un mécontentement étudiant – comme dans les événements du Printemps québécois 2012 – qu’une communauté de culture entre les jeunes Français et Québécois, en dépit du demi-siècle et de l’océan qui les séparent. Si les Québécois ne sont pas explicitement des Français, selon ce point de vue, ils appartiennent tout de même à une même tradition d’agitation sociale. De même, quand Barbara Kay évoque la Révolution française dans le cadre d’une opposition entre culture et politique, c’est pour souligner la communauté de culture, une culture faite apparemment de renversement, d’effervescence et de violence, entre les étudiants grévistes d’aujourd’hui et le peuple français à la fin du 18e siècle, et pour marquer l’étrangeté inquiétante des événements québécois, de son point de vue. Mais en se réjouissant qu’il n’y ait rien de politique dans ces événements, Kay laisse aussi entendre qu’ils ne sont pas rationnels, qu’il est inutile en conséquence d’essayer de les comprendre, et surtout qu’il n’est pas nécessaire d’en tenir compte. Enfin, Kay semble dire que ce qui relève de la culture n’a pas la même légitimité que ce qui tient du politique, et que le culturel est entièrement du côté québécois.

Partis à la recherche des opinions, dans les éditoriaux et les chroniques régulières de trois quotidiens anglais de la presse canadienne à grand tirage, sur le Printemps québécois, nous avons rapidement rencontré des jugements sur le « modèle québécois », et plus généralement sur la différence québécoise, son rôle et sa place dans l’ensemble canadien.

À part pour quelques commentateurs du Toronto Star, le journal le plus progressiste de notre corpus, le mouvement de grève des étudiants québécois est perçu très négativement, comme le fait d’enfants gâtés. Les opinions convergent parfaitement : ils ne comprennent pas les principes démocratiques dont ils se réclament, ni la justice sociale qu’ils invoquent, ils sont en outre prompts à intimider ceux qui ne partagent pas leurs opinions. Les étudiants grévistes essaient surtout de faire passer leur intérêt égoïste pour un idéal politique alors qu’en réalité ils profitent de la société québécoise, et canadienne, et exigent d’en bénéficier plus encore.

Tous les commentateurs font un lien entre la hausse des droits de scolarité envisagée par le gouvernement libéral de Jean Charest et la faillite du « modèle québécois ». Celui-ci renvoie aux politiques sociales généreuses mises en place par l’État québécois dès la Révolution tranquille, et incluant ensuite le gel (ou quasi-gel) des droits de scolarité par les gouvernements péquistes. Ce modèle serait maintenant arrivé au terme de sa viabilité en raison des taxes que paient les Québécois, déjà plus élevées que dans les autres provinces, et de la dette publique du Québec, la plus élevée per capita du pays. En outre, si le modèle survit en dépit de cette assiette fiscale ébréchée, c’est que le Québec pompe effrontément dans les revenus du reste du Canada, sous la forme des paiements de péréquation qu’il reçoit d’Ottawa, parasitant les Canadiens des autres provinces.

Si le « modèle québécois » est partie prenante de ce qui singularise la province dans l’ensemble canadien, l’attachement des Québécois à leurs programmes sociaux en fait évidemment partie. Celui-ci paraît excessif à plusieurs commentateurs : on le dit incrusté dans les os de ses citoyens, ou équivalent à un droit inné, ou encore à un droit si fondamental qu’il devient inhérent à la condition humaine, ce qui le rend ridicule. Dans tous les cas, les images utilisées sont négatives, faisant de cette fidélité un sentiment sans fondement légitime. Si les Québécois tiennent à l’idéal social-démocrate, selon ces quotidiens, ce n’est pas par un choix politique réfléchi – car ils ne sont pas plus progressistes que leurs concitoyens des autres provinces –, mais pour des raisons beaucoup moins louables. C’est au mieux parce qu’ils souffrent d’un manque de réalisme ou d’un déficit de rationalité, et au pire parce que ce sont les Canadiens des autres provinces qui financent indirectement, à travers les paiements de péréquation d’Ottawa, le maintien de ce modèle. Le Québec se distingue alors par sa filouterie à l’égard des autres Canadiens. En somme, la construction narrative de la différence québécoise dans ces journaux en fait un grave handicap entravant le développement (économique) du Québec et plombant aussi l’avenir du Canada. De telle sorte que la notion de « société distincte » devient presqu’une insulte sous la plume de certains chroniqueurs.

Enfin, la tendance à « culturaliser », voire à ethniciser, la crise sociale québécoise pourrait amener à conclure que la couverture médiatique anglophone du Printemps québécois exprime simplement une forme de racisme. Les deux logiques argumentatives du racisme, la différenciation et l’infériorisation de l’Autre (Wieviorka, 1991), sont en effet aisément repérables dans un très grand nombre d’articles de notre corpus. Les événements du printemps 2012 auront ainsi été l’occasion d’un nouvel épisode de Quebec-bashing. Il est vrai que, depuis le référendum québécois en 1995, ces épisodes se sont multipliés (Potvin, 2000 ; Lacombe, 2007). Plus encore, la stigmatisation du souverainisme québécois et son extension à de larges pans de la société québécoise jouent par ailleurs un rôle de repoussoir dans la construction narrative du nationalisme canadien depuis quelques années (Lacombe, 2008 ; Winter, 2011), ce qui tend à confirmer l’hypothèse fonctionnelle du Quebec-bashing, où le Québec est refoulé à la périphérie symbolique de la nation canadienne.

Ce n’est pourtant pas sur cette note que nous allons conclure, car notre analyse descriptive permet de regarder au-delà de la raclée discursive infligée au Québec pour esquisser le portrait d’ensemble que forment les présupposés communs des points de vue analysés. Une cohérence globale se dessine en effet à l’analyse de tous ces commentaires. Il en ressort que l’éducation post-secondaire est un domaine social comme les autres, qui doit être soumis au marché, ici celui de l’emploi. Elle n’est pas considérée comme un bien commun, mais comme un investissement personnel que peut choisir d’engager un individu pour améliorer son positionnement sur le marché du travail. Les étudiants sont, en conséquence, considérés comme des clients, et les établissements post-secondaires moins comme des institutions que comme des entreprises cotées dans les études de classement international. Enfin, l’éducation post-secondaire n’est pas rattachée à un idéal démocratique en vertu duquel une population plus instruite est un but souhaitable du simple fait qu’elle génère des citoyens mieux informés et plus impliqués dans les affaires publiques.

Dans ces journaux, la nécessité d’adopter des politiques d’austérité économique va de soi ; en tous cas, elle n’est ni justifiée, ni expliquée. L’ère de l’État-providence paraît si révolue que les avantages sociaux découlant des politiques progressistes sont désormais perçus comme des privilèges auxquels certains groupes s’accrochent par pur et simple égoïsme. L’expression Welfare-state (État-providence) est peu utilisée dans notre corpus, les éditorialistes et chroniqueurs lui préférant entitlement state ou nanny state, des termes péjoratifs, surtout le second, qui sous-entend que l’État intervient trop dans la vie de ses citoyens, les protégeant indûment, limitant du même coup leur liberté, et par-dessus tout, les rendant dépendants de leurs gouvernements.

À travers la critique du mouvement étudiant est ainsi attaqué le régime politique de ce qui est considéré comme la social-démocratie, régime devenu non viable en raison des coûts des programmes sociaux et du niveau considérable atteint par la dette publique. Le « réalisme » dont se réclament implicitement chroniqueurs et éditorialistes se ramène ainsi à une lecture étroitement économique, individualiste, de la vie sociale dans laquelle la dimension politique est réduite à son expression institutionnelle.