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Quod erat demonstrandum pourrait être la formule résumant l’ouvrage publié en 2011 que nous propose Lisa M. Fairfax, professeure à la Faculté de droit de The George Washington University. L’auteure s’attèle à présenter dans des termes juridiques – et ce n’était pas le moindre de ses défis – un serpent de mer qui parcourt l’océan Atlantique depuis quasiment une décennie : la « démocratie actionnariale ». Si cet ouvrage a été publié il y a deux ans, force est de constater que ce thème n’a pas perdu de sa pertinence, bien au contraire. Au Canada, les prises de position[1] et les consultations[2] se multiplient, sans compter les récentes modifications intervenues dans les règles de la Bourse de Toronto concernant l’élection des administrateurs. Depuis le 31 décembre 2012, les sociétés inscrites à la Bourse de Toronto doivent prévoir une élection au poste d’administrateur de manière individuelle et diffuser les résultats des votes reçus par chaque candidat. L’affaire canadienne Magna est également venue rappeler toute l’importance de bien comprendre les conséquences liées au détachement entre poids financier et poids politique d’un actionnaire[3]. Le colloque international auquel nous avons participé à Paris en octobre 2011 démontre que le droit de vote des actionnaires est actuellement au centre des réflexions internationales[4].

Une contribution significative

Accompagnant le phénomène de mondialisation des échanges et d’émergence de sociétés par actions à la taille considérable constituant de véritables oligopoles, la gouvernance de l’entreprise (corporate governance) a pris une ampleur considérable dans les réflexions des juristes de droit des sociétés, mais également dans celles de spécialistes de bien d’autres disciplines[5]. Est-il besoin de rappeler que le cadre d’analyse des règles actuelles de gouvernance d’entreprise (l’approche dite « contractarienne » faisant une large place à la théorie de l’agence) repose pour l’essentiel sur des travaux d’auteurs issus, plus la plupart, des disciplines économique et financière (par exemple, Michael C. Jensen, William H. Meckling, Harold Demsetz, Armen A. Alchian[6]) ? Simple mouvement de mode pour certains, cette réflexion sur le jeu de pouvoir apparaît pourtant salutaire à un moment de l’histoire humaine où le pouvoir des entreprises n’a peut-être jamais été aussi grand au point que les externalités liées à leurs activités mettent en péril l’environnement dans lequel elles ont lieu[7]… voire mettent en péril l’avenir même de l’espèce humaine. Par son ouvrage, Lisa M. Fairfax vient apporter une contribution substantielle aux discussions entourant la gouvernance d’entreprise, discussions exacerbées par la crise économico-financière des années 2007-2008 et par l’appel des États, des organisations internationales et régionales ainsi que des forums politiques à un comportement responsable des entreprises en ce début de xxie siècle.

Le vote des actionnaires sous les feux de la rampe

Lisa M. Fairfax ose un exercice ambitieux : dresser un état des lieux du pouvoir des actionnaires dans le processus décisionnel et présenter le cadre dans lequel ces derniers l’exercent (autrement dit, l’activisme actionnarial). Toutefois, l’auteure se concentre sur la problématique du seul droit de vote dans ses évolutions contemporaines : le mécanisme de proposition d’actionnaires, les enjeux attachés à la course aux procurations (proxy contest), le détournement de philosophie sous-jacente au droit de vote qu’est la pratique du vote vide (empty voting), les discussions entourant le vote consultatif sur la rémunération de la direction (say on pay) et l’importance du vote de la majorité (majority vote). Toutefois, il serait injuste de limiter ce livre à ces seuls aspects tant l’auteure traite du rôle de l’assemblée générale et de la nécessité de communiquer bien au-delà de ce moment solennel (p. 115 et suiv.). De même, la place des agences en conseil de vote (proxy advisors) est abordée (p. 60 et suiv.). Lisa M. Fairfax fait preuve également d’une ouverture à la comparaison – si rare traditionnellement sous la plume des spécialistes américains de droit des sociétés qu’elle mérite d’être soulignée ici – démontrant la pertinence de son étude (p. 141 et suiv.). Traité jusqu’à présent de manière parcellaire, le droit de vote des actionnaires prend une telle importance qu’il était temps de faire une synthèse globalisante des chemins qu’il emprunte aujourd’hui : c’est un exercice plus que complexe, auquel s’est livrée pleinement Lisa M. Fairfax.

Un contenu riche et bien documenté

Plutôt que d’en faire une description linéaire, nous préférons mettre en lumière certains aspects de l’ouvrage de Lisa M. Fairfax. Il est intéressant de relever que le chapitre 2 rappelle la diversité des sources américaines du droit des sociétés, oscillant entre ordre privé et ordre public (p. 7 et suiv.). Par la suite, l’auteure insiste sur les quatre domaines qui constituent les enjeux du droit de vote des actionnaires : l’élection des administrateurs, les modifications des statuts ou des règlements intérieurs, les changements fondamentaux apportés à la société et les situations de conflit d’intérêts au moment de la conclusion de certaines transactions (p. 12 et suiv.). Cependant, l’auteure ne néglige pas dans son panorama les actes de procédure par lesquels s’expriment les actionnaires : tenue d’assemblée générale ou non[8], possibilité d’utiliser le vote électronique, obligation de voter sur certaines questions (p. 17 et suiv.). Lisa M. Fairfax propose une ouverture pertinente sur deux thèmes : le rôle des intermédiaires que sont les courtiers (brokers) dans l’exercice du vote[9] et la pratique de plus en plus courante du vote vide[10]. Le chapitre 3 démontre la force du droit de vote pour exercer un contrôle approprié sur les administrateurs, et ce, par rapport aux autres droits dont les actionnaires se voient dotés : le droit de vendre leurs titres (Wall Street rule), le droit d’exercer un recours judiciaire ou encore le droit d’accepter une offre publique (p. 29 et suiv.). Au regard des limites attachées à ces droits, le droit de vote constitue pour l’auteure « their most fundamental right » (p. 29) permettant de légitimer le pouvoir des administrateurs, de les destituer au besoin et de s’exprimer sur la manière dont les affaires sociétaires sont menées. L’auteure continue ses développements en soulevant les questions qui entourent l’emploi du terme « démocratie » (p. 36 et suiv.) et en synthétisant les arguments aussi bien pour que contre l’avènement d’une telle démocratie en droit des sociétés. L’auteure conclut le chapitre 3 sans prendre directement parti – ce que nous regrettons – en notant que, loin de débattre de la pertinence du mouvement proactionnarial, elle se donne uniquement comme objectif de mieux saisir l’accroissement du rôle des actionnaires (p. 43). Le chapitre 4 détaille les changements qui ont placé les actionnaires au centre de l’échiquier de la gouvernance des entreprises. Parmi ces changements figurent le déclin de l’actionnariat individuel couplé à l’accroissement de l’actionnariat collectif (par l’intermédiaire des investisseurs institutionnels) (p. 45) et l’activisme dont font preuve les nouveaux actionnaires (p. 48). Cet activisme est salué par l’auteure qui ne tombe toutefois pas dans l’angélisme en présentant les problèmes d’efficacité dont sont porteurs les nouveaux actionnaires et les différents facteurs (conflits d’intérêts, pression politique, exigence de rentabilité financière, etc.) qui sont susceptibles de nuire à la société et à l’actionnariat (p. 49 et suiv.).

Dans les chapitres 5, 6, 7 et 9, Lisa M. Fairfax expose plusieurs enjeux contemporains du droit de vote :

  • le mécanisme des propositions qui a pour les actionnaires une valeur particulière[11] et qui sert des objectifs variés parmi lesquels se trouve l’intensification de la communication avec la direction (p. 63 et suiv.) ;

  • le vote majoritaire qui est devenu « the dominant standard for director elections at large public companies » (p. 95) avec le soutien des législateurs fédéraux et étatiques (p. 85 et suiv.), mais pour lequel tout reste à faire dans les sociétés de petite taille ;

  • et le système de procuration de vote qui « potentially represent[s] the most powerful tool shareholders can wield to influence corporate affairs » (p. 97), instrument qui a été mis au service de précieuses batailles des actionnaires au cours des dernières années[12] (p. 102) et dont les sollicitations posent de si délicates questions et des enjeux si importants que l’autorité boursière américaine a dû réformer le système[13] (p. 104).

Le dernier chapitre (chapitre 10) est l’occasion de regarder ailleurs qu’aux États-Unis pour observer une convergence des réformes sur des thèmes aussi variés que le say on pay, le vote majoritaire, le principe « une action = une voix », l’activisme actionnarial (p. 141 et suiv.). Cette vision sur d’autres pays, dont le Canada – qui est cité en exemple à propos de la pertinence de son dispositif en matière d’accès au document de procuration (p. 158 et suiv.) −, permet à l’auteure de constater ce qui suit : « U.S. shareholders are not alone in their activism. Instead, such activism has taken root in many other countries where shareholders not only have sought to strengthen their voting power, but also have taken a more active role in overseeing corporate governance affairs » (p. 160).

Un oubli préjudiciable

En dépit de l’enthousiasme que nous avons éprouvé tout au long de la lecture de cet ouvrage, un certain nombre de critiques nous apparaît devoir être signalé. En premier lieu, et ce point relève sans doute davantage d’un sentiment que d’une froide critique, certains développements et quelques conclusions de Lisa M. Fairfax nous ont parfois paru trop descriptifs[14] et inégaux en fait de contenu. En deuxième lieu, celles et ceux qui s’attendent à terminer leur lecture en ayant une compréhension internationale de l’évolution du droit de vote seront sans doute déçus. À part le chapitre 10 d’une vingtaine de pages, le reste de l’ouvrage trouve ses assises dans le droit américain[15]. En troisième lieu, plusieurs conclusions de chapitres offrent un appui au mouvement proactionnarial, appui qui paraît parfois relever davantage du parti pris idéologique que d’une synthèse de travaux scientifiques. En quatrième et dernier lieu, et notre réserve essentielle tient dans les lignes qui vont suivre, il y a peu de critiques faites à l’égard du choix proactionnarial adopté par les États et les organisations supranationales. Aux pages 39 à 42, l’auteure reprend sans ambages (« The Case against Increased Shareholder Power ») les arguments classiques opposés à une telle logique (apathie, manque de compétences, conflits d’intérêts entre actionnaires, sacrifice des parties prenantes, problème d’efficacité lorsqu’il faut décider, absence de performance) ; toutefois, elle n’indique rien sur la remise en cause du cadre d’analyse « contractarien ». Il est vrai que l’auteure se donne uniquement l’objectif suivant : « gain a better understanding of shareholders’ increased role » (p. 43). Cependant, comprendre le pouvoir des actionnaires signifie comprendre pourquoi ceux-ci suscitent tellement d’intérêt à l’heure actuelle. En 1951, le doyen Georges Ripert avait brillamment démontré l’inutilité du pouvoir des actionnaires[16]. Pour sa part, le professeur Claude Champaud a introduit en France, au début des années 60, la distinction entre plusieurs catégories d’actionnaires[17] ; de même, le professeur François-Xavier Lucas a remis ce thème au goût du jour au milieu des années 90[18]. Pourquoi les choses ont-elles tellement changé en un peu moins d’un demi-siècle ? Point passé sous silence par l’auteure, si ce n’est la référence à l’émergence des investisseurs institutionnels aux visages si divers (p. 46 et suiv. et p. 49 et suiv.) : à notre avis, il fallait aller beaucoup plus loin[19]. Il ressort de ce qui n’est pas écrit par Lisa M. Fairfax que l’approche « contractarienne » et la théorie de l’agence demeurent au centre de son analyse. Or, c’est oublier que l’attention accordée à ce seul cadre d’analyse est réductrice et porteuse de risques[20] dont les turbulences économico-financières ont démontré qu’ils étaient loin d’être hypothétiques. N’est-ce pas également oublier que d’autres cadres d’analyse sont proposés dans la littérature des sciences sociales ou que Lynn A. Stout (et toute une autre partie des doctrines américaine[21] et européenne[22]) a récemment mis en cause la pertinence de l’approche « contractarienne » à travers des propos plus que convaincants[23], tout comme nous l’avons fait à plusieurs reprises de manière plus modeste[24]. Si une recension n’est sans doute pas le lieu approprié pour discuter de la pertinence du mouvement proactionnarial que les normes de gouvernance consacrent aujourd’hui, toujours est-il que dans son ouvrage Lisa M. Fairfax ne lève pas tous les doutes. S’il fallait s’en tenir à une interrogation actuelle : les actionnaires sont-ils susceptibles d’être les vecteurs d’un comportement plus responsable des entreprises ? Rien n’est moins sûr… Loin de se concentrer sur les seuls actionnaires, c’est sans doute vers un équilibre qu’il faut tendre, comme l’a très bien explicité le professeur Yves De Cordt[25], mais tel n’était pas l’objectif de Lisa M. Fairfax[26].

Un ouvrage néanmoins à parcourir

Redde Caesari quae sunt Caesaris et passons sur ces critiques pour parier que cet ouvrage saura séduire les lecteurs qui, même non spécialistes de droit des sociétés et de gouvernance d’entreprise, y trouveront un résumé des principales évolutions américaines dans un style vulgarisateur, accessible à tous[27] et illustré par des certaines situations concrètes dont la presse s’est fait le relais[28]. Quand on connaît la technicité dont est intrinsèquement porteuse le thème du droit de vote[29], c’est déjà un beau résultat à mettre au crédit de Lisa M. Fairfax.