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Le lancement du système québécois de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre (SPEDE), le 1er janvier 2012, marque le début d’une nouvelle ère dans les politiques de réduction des émissions de carbone au Canada et en Amérique du Nord[1]. Ce type de politique n’est pourtant pas complètement une première. Depuis plus de 30 ans, des régimes d’échange de droits d’émission ou de quotas font partie de l’arsenal des politiques de protection de l’environnement à l’échelle nationale ou régionale, par exemple aux États-Unis ou en Europe, ainsi qu’à l’échelle internationale, par exemple aux termes du Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[2]. Malgré tout, ce type d’instrument économique de protection de l’environnement reste encore peu connu des juristes.

Le contexte actuel du déploiement du système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre au Québec

Bien qu’il ait été lancé le 1er janvier 2012, le SPEDE n’a pas été encore complètement déployé. En effet, l’année 2012 a été une année de transition qui visait à permettre aux émetteurs assujettis de se familiariser avec les différentes caractéristiques du système et d’accomplir un certain nombre de formalités administratives[3]. Son architecture a été profondément transformée en décembre 2012 et sa pleine entrée en vigueur se fera progressivement au cours de l’année 2013[4].

Ainsi, depuis le 1er janvier 2013, les exploitants d’environ 80 installations qui émettent plus de 25 kilotonnes (kt) d’équivalent CO2 sont assujettis à une obligation de couverture de leurs émissions de gaz à effet de serre[5]. L’obligation de couverture est basée sur un plafonnement décroissant des émissions jusqu’en 2020 qui doit permettre au Québec d’atteindre une cible de réduction d’émissions de gaz à effet de serre de 20 p. 100 sous leur niveau de 1990[6]. Elle est également articulée autour de trois périodes de conformité[7]. C’est à la fin de chacune des périodes de conformité que les exploitants ont l’obligation d’exécuter formellement leur obligation de couverture. Ils doivent ainsi remettre au ministre un nombre de droits d’émission correspondant à leurs émissions au cours de la période en question. Notons que certains exploitants recevront une certaine quantité de droits d’émission sous forme d’allocation gratuite[8].

Les exploitants pourront compléter l’allocation gratuite par l’achat de droits d’émission sur le marché primaire ou secondaire. Les droits d’émission peuvent être achetés sur le marché primaire auprès du ministre par l’entremise de ventes aux enchères ou bien de gré à gré[9]. Ils peuvent également être achetés sur le marché secondaire auprès d’autres participants au SPEDE et éventuellement, à terme, auprès de participants de régimes mis en place par des entités partenaires[10].

Ce qui rend le SPEDE particulier, c’est qu’il s’inscrit dans le contexte régional de la Western Climate Initiative (WCI). La WCI est un forum de provinces canadiennes et d’États fédérés américains qui agissent dans le cadre de leurs prérogatives constitutionnelles afin de mettre en place des régimes de plafonnement et d’échange de droits d’émission de carbone, harmonisés et reliés entre eux. Ce réseau de régimes repose sur un écheveau d’accords de reconnaissance mutuelle et pourrait former à terme le socle du plus important marché commun du carbone au Canada et en Amérique du Nord[11]. Pour le moment, seuls le Québec et la Californie ont déployé la réglementation nécessaire[12].

Nous allons maintenant évoquer les raisons pour lesquelles il nous semble que l’élaboration d’un modèle général d’analyse de l’organisation de l’échange de droits d’émission est un préalable indispensable à une étude de réglementation du SPEDE.

L’élaboration d’un modèle général d’analyse de l’organisation de l’échange de droits d’émission

Le SPEDE ainsi que d’autres régimes provinciaux qui pourraient former à terme l’ossature du marché du carbone de la WCI sont fondés sur l’analyse coasienne de la pollution et de ses solutions. Le recours à la propriété, sous la forme de la création de droits d’émission, a donc pour objectif premier de permettre les échanges sur le marché, de manière à faire glisser la ressource vers son usage le plus valorisé. Ce glissement est opéré grâce à l’émergence d’un « signal-prix » du carbone. La clarté et la fiabilité de ce signal-prix dans le marché commun de la WCI sont directement liées, entre autres, à la capacité des agents économiques à maximiser leurs gains à l’échange. Or, aux termes de la théorie qui sous-tend ces régimes, les coûts de transaction sont susceptibles d’amoindrir cette capacité et d’en réduire du même coup l’efficacité économique. En d’autres mots, les coûts de transaction peuvent empêcher le marché de jouer pleinement son rôle.

La question des coûts de transaction paraît donc centrale à toute analyse de l’efficacité de l’échange des droits d’émission de carbone. Elle place aussi le droit au coeur de l’analyse. La lecture coasienne de la pollution confie en effet au droit la mission de réduire ces coûts. Elle fait de lui un acteur agissant et garant de la maximisation des échanges. Notre démarche vise donc à braquer les projecteurs sur ce rôle du droit et à les pointer vers les facteurs éventuels de coûts de transaction élevés dans la réglementation.

Le but de l’article n’est toutefois pas de livrer une analyse approfondie de la réglementation du SPEDE. Il vise plutôt à prendre du recul et à poursuivre l’exploration théorique des ressorts de ce type d’instrument amorcée à l’occasion d’un article précédent. Celui-ci était globalement consacré aux rôles respectifs de la propriété et du marché dans l’atteinte des objectifs environnementaux et économiques poursuivis dans le régime québécois de plafonnement et d’échange de droits d’émission de carbone[13]. Le but de cet article est d’explorer de manière plus théorique, mais aussi plus précise, la relation que le droit entretient avec les coûts de transaction dans l’organisation de l’échange de droits d’émission.

En effet, comme nous le verrons dans la première partie de l’article, la littérature sur le sujet semble révéler certaines lacunes concernant la théorisation de l’échange de droits d’émission en rapport avec le droit. C’est la raison pour laquelle il nous semble que cette exploration théorique est un préalable nécessaire à une étude solide de la réglementation du SPEDE. De plus, elle permettra aux juristes de se familiariser avec certains concepts de la théorie économique.

L’exploration théorique de l’organisation de l’échange de droits d’émission sera menée grâce à l’élaboration d’un modèle prédictif de l’effet des incitatifs d’un régime de plafonnement et d’échange sur le comportement des agents économiques. Ce modèle idéal, fondé sur une information parfaite des agents, va être ensuite progressivement enrichi. L’opération d’enrichissement sera réalisée par la prise en compte graduelle des coûts de transaction aux différentes étapes de l’échange et de leur rapprochement avec l’expérience d’autres régimes d’échange de droits d’émission.

La modélisation prédictive devrait permettre de repérer certains facteurs de coûts de transaction élevés susceptibles de peser le plus sur l’échange de droits d’émission. C’est à première vue une tâche immense, qui doit être abordée avec un certain recul. En effet, le travail de repérage est nécessairement imparfait et n’a pas la prétention de donner une liste exhaustive de ces facteurs. C’est la raison pour laquelle nous avons opéré une sélection et choisi d’aborder en priorité les facteurs nous paraissant les plus susceptibles de générer des coûts de transaction élevés et les plus en rapport avec la formulation des règles de droit. Il nous semble cependant que, malgré ces défauts, le modèle pourra fournir une base solide sur laquelle bâtir ultérieurement, à l’occasion d’une autre recherche, l’analyse de la réglementation du SPEDE.

Pour atteindre les objectifs poursuivis dans l’article, nous faisons appel ponctuellement à plusieurs régimes d’échange de droits d’émission, de permis ou de quotas. Toutefois, la comparaison portera principalement sur le programme américain sur les pluies acides intitulé Acid Rain Program (PPA), ainsi que sur le Système communautaire d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SCEQE). Les raisons de ce choix sont les suivantes : le PPA est souvent considéré dans la littérature comme le régime ayant démontré qu’un régime de plafonnement et d’échange pouvait être déployé à large échelle avec succès[14]. Ce régime a d’ailleurs guidé la conception initiale et le déploiement du SCEQE. Enfin, le SPEDE ainsi que les autres régimes provinciaux conçus dans le cadre de la WCI sont essentiellement inspirés de l’expérience de ces deux régimes. Nous allons maintenant présenter brièvement ces deux régimes tour à tour.

Le PPA a été mis en place aux États-Unis en 1990 aux termes de modifications apportées à la loi intitulée Clean Air Act of 1970[15]. Il s’agit d’un régime du type « plafonnement et échange » géré par l’Environmental Protection Agency (EPA). Le régime est organisé en deux phases successives (la première commençait en 1995 et la seconde, en 2000) et vise aujourd’hui environ 1 000 centrales électriques (principalement au charbon) dont la production est supérieure à 25 mégawatts (MW). Aux termes du régime, les centrales assujetties reçoivent un certain nombre de quotas d’émission de SO2. Les entreprises qui exploitent ces centrales peuvent ensuite procéder à la vente ou à l’achat de quotas d’émission en vue d’atteindre leurs objectifs de réduction[16]. Si l’objectif de réduction n’est pas atteint et que les centrales ne possèdent pas un nombre suffisant de quotas pour couvrir leurs émissions, les entreprises s’exposent à des pénalités sévères[17]. De l’avis de nombreux commentateurs, ce régime a été un succès sur le plan environnemental et s’est montré économiquement efficace[18].

Le SCEQE, quant à lui, a permis la création d’un marché commun du carbone à l’échelle de l’Union européenne dès le 1er janvier 2005. Il est l’un des outils mis en place par les États membres de l’Union pour atteindre les objectifs de réduction de gaz à effet de serre négociés aux termes du Protocole de Kyoto[19]. Il vise 11 000 installations industrielles et couvre environ 40 p. 100 des émissions de carbone de l’Union européenne[20]. Le SCEQE est aujourd’hui le marché du carbone le plus important à l’échelle mondiale[21]. Il est constitué d’un réseau de 30 régimes de plafonnement et d’échange de quotas de carbone indépendants et directement administrés par les États[22]. Les règles de fonctionnement de ces régimes et les conditions de circulation des quotas dans le marché commun ont été largement (mais pas complètement) harmonisées par une série de directives européennes[23]. Il s’agit donc d’une structure largement décentralisée, qui laisse aux États une autonomie appréciable dans l’administration de leur régime. Cette autonomie est toutefois limitée par certains pouvoirs de la Commission européenne, notamment à l’égard de la surveillance du plafonnement des émissions et de l’attribution des quotas[24]. Ces limitations ont d’ailleurs été renforcées au début de la troisième phase du régime, le 1er janvier 2013. En effet, depuis cette date, la Commission européenne occupe un rôle central dans l’établissement des plafonds et l’attribution des quotas[25]. Nous évoquerons certains aspects de ces régimes dans la seconde partie de l’article. Il est à noter que, compte tenu des études actuellement disponibles, notre évocation du SCEQE portera avant tout sur la phase I (2005-2007) et la phase II (2008-2012) du régime.

Nous allons tout d’abord nous tourner vers les fondements théoriques de l’analyse des coûts de transaction afin de mettre à jour les rapports que le droit entretient avec l’efficacité économique dans ce type d’instrument économique de protection de l’environnement.

1 Les rapports du droit et de l’efficacité économique dans l’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre : le problème des coûts de transaction

Les régimes de plafonnement et d’échange de droits d’émission de carbone font appel à l’analyse économique des effets de la pollution par les émissions anthropiques de carbone sur la stabilité du climat. La solution qu’ils retiennent passe par le recours aux droits de propriété, comme cela a été proposé par Ronald Coase. Nous allons nous pencher sur certaines des hypothèses sous-jacentes à ce recours. Après avoir évoqué le recours à la rareté, à la propriété et au marché, nous nous attarderons plus particulièrement sur la mission confiée au droit et à sa fonction de réduction des coûts de transaction. Enfin, nous tenterons de formuler une définition opérationnelle des coûts de transaction pouvant être appliquée à l’analyse des règles de droit.

1.1 Une lecture coasienne de la pollution

Nous allons commencer cet exercice en exposant la manière dont le recours à la propriété place le fonctionnement du marché au coeur de l’efficacité économique.

1.1.1 Le recours à la rareté, à la propriété et au marché

L’analyse économique considère la pollution comme un exemple type d’externalité négative. Jusqu’aux travaux de Ronald Coase, elle est perçue comme un coût social qui affecte des agents économiques autres que ceux qui les ont occasionnés. Cette distinction fait ressortir les catégories suivantes : les agents économiques qui polluent et les agents économiques qui assument collectivement le coût de cette pollution[26]. Dans un article désormais célèbre intitulé « The Problem of Social Cost », Ronald Coase révolutionne la manière dont la pollution est envisagée[27]. Cette révolution repose sur la réfutation de l’existence de ces deux catégories. Ronald Coase avance plutôt l’hypothèse que la pollution est l’expression d’une nuisance réciproque entre les agents économiques qui surgit à l’occasion de leur utilisation concurrente d’une ressource rare. Cette analyse démonte les catégories traditionnelles de pollueur et de pollué qui étaient jusqu’alors largement admises[28]. La reconfiguration des catégories est accompagnée par la proposition de nouvelles solutions au problème posé par la pollution.

La solution jusqu’alors traditionnellement préconisée par les économistes, à la suite des travaux d’Arthur Pigou, passe par l’intervention directe de la puissance publique afin de forcer l’agent économique à l’origine de la pollution à internaliser les externalités négatives dont il est responsable[29]. La puissance publique intervient alors pour forcer le pollueur à assumer l’ensemble des coûts sociaux dont il est responsable, puisque la « main invisible » du marché est incapable de fournir une solution adéquate au problème posé par la pollution[30]. Cette intervention est réalisée, par exemple, en recourant à des mesures fiscales, comme l’imposition d’une taxe sur chaque tonne de carbone émise, une redevance sur chaque mètre cube d’eau consommé ou bien par l’approche réglementaire fondée sur des normes[31].

Ronald Coase propose une solution radicalement différente. Celle-ci passe par le recours aux droits de propriété et au marché. Il montre en effet que, si les droits de propriété sur une ressource sont bien définis, les agents économiques peuvent négocier entre eux de manière à les redistribuer de manière économiquement efficace. En d’autres mots, l’arbitrage de l’accès à la ressource rare sera réalisé par les agents eux-mêmes par le truchement de la négociation des droits de propriété. Cette négociation entre les agents permet théoriquement à la ressource de glisser vers son usage le plus valorisé et résout du même coup, grâce au recours au marché, le problème posé par les coûts sociaux engendrés par la pollution[32]. Le SPEDE est fondé sur cette analyse[33]. Celle-ci est habituellement développée de la manière suivante.

L’objectif de ces régimes est de protéger un bien commun : la stabilité du système climatique. Cette protection est assurée en limitant la quantité de gaz à effet de serre rejetée dans l’atmosphère. Or, l’atmosphère n’est pas à proprement parler une ressource rare ou physiquement susceptible d’appropriation. Dans ces circonstances, comment organiser la rareté, la propriété et la négociation entre les agents économiques ? Pour pouvoir attribuer la propriété sur une ressource rare aux agents économiques et leur permettre ensuite de négocier entre eux, un régime de plafonnement et d’échange doit faire appel à une simulation complexe et délicate, intégralement orchestrée par la réglementation, fondée sur la restriction de l’accès à l’atmosphère et axée sur l’efficacité économique. Afin de faire ressortir dans cette simulation la place prépondérante de l’échange dans la cristallisation de l’efficacité économique, nous allons présenter un modèle simplifié des incitatifs à l’oeuvre.

1.1.2 La place prépondérante de l’échange dans la cristallisation de l’efficacité

Le modèle présenté ici est volontairement rudimentaire et vise à faire ressortir les traits saillants des dynamiques d’incitation dans un régime de plafonnement et d’échange. Il est donc nécessairement imparfait, en particulier parce qu’il ne prend pas en compte l’effet incitatif d’autres types de réglementation environnementale fondés sur les normes et qui sont habituellement appliqués en conjonction avec les instruments économiques. Comme le souligne Régis Lanneau, « [m]odéliser, c’est réduire et simplifier sans sombrer dans le simplisme[34] », et c’est là notre principal défi. Il rappelle également que, habituellement, le modélisateur de l’effet d’une règle juridique s’intéresse tout d’abord à « l’effet de cette seule règle avant d’introduire d’autres éléments[35] ».

C’est donc ce que nous ferons avant d’introduire d’autres éléments, dont les coûts de transaction dans la seconde partie de l’article. Ce modèle passera par plusieurs étapes d’enrichissement. Le modèle que nous décrivons ci-dessous est celui d’un monde sans coûts de transaction. Il repose sur le postulat que les agents économiques ont un comportement rationnel, une préférence stable pour la maximisation de leur profit et qu’ils possèdent une information parfaite qui leur permet d’optimiser leur comportement[36]. C’est donc, on s’en doute, un modèle plutôt éloigné de la réalité.

Considérons maintenant un monde dans lequel il existe deux agents économiques. Nous allons tout d’abord examiner la situation précédant l’introduction d’un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission. Dans cette situation de départ, les agents économiques possèdent le droit d’émettre une quantité illimitée de carbone dans l’atmosphère. Autrement dit, la distribution de la propriété fait en sorte qu’ils possèdent un droit leur permettant d’accéder librement à l’atmosphère[37]. Les coûts de production des biens auxquels ces agents font face ne sont alors pas liés directement à la quantité d’émissions de carbone que ces biens représentent. Autrement dit, la réglementation ne comporte pas d’incitatif à réduire la quantité d’émissions de carbone nécessaire à la production des biens. Les choix d’un agent entourant leur fabrication sont effectués dans le sens de la maximisation de son profit et sans tenir compte des émissions ou de leurs conséquences sur le bien-être de l’autre agent.

L’assujettissement des agents économiques à un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission transforme la structure incitative de la réglementation. Cette transformation repose sur l’assujettissement de l’accès à l’atmosphère, à l’obligation de détenir des droits d’émission échangeables sur le marché. Elle traduit le pouvoir de la puissance publique de restreindre le libre accès à l’atmosphère sur son territoire, et ce, par la limitation progressive du droit d’émettre du carbone. Notons au passage que cette limitation prend la forme d’un plafond qui décroît avec le temps. La structure incitative de la réglementation se trouve du coup modifiée par une redistribution de la propriété et l’introduction de la rareté et du marché[38].

Outre son caractère d’outil de gestion de la rareté, la propriété sur les droits d’émission remplit une fonction informative et incitative[39]. Elle informe l’agent propriétaire sur la valeur que l’autre agent assujetti au plafond accorde à l’usage des droits d’émission. Elle incite également l’agent propriétaire de droits d’émission à tenter de maximiser l’avantage qu’il pourra en retirer, par exemple en les utilisant ou en les vendant. Cet effet incitatif est puissant et favorise l’innovation technologique et l’émergence de nouvelles technologies de réduction des émissions[40]. Comme il s’agit à cette étape d’un modèle ne prenant pas en compte les coûts de transaction, les modalités de l’attribution initiale de la propriété sur les droits d’émission n’ont pas d’importance et ceux-ci glisseront sans friction vers l’agent économique qui les valorise le plus. Dans notre modèle, nous considérons que l’attribution initiale des droits d’émission est gratuite et répartie également entre les agents sans égard à l’historique de leurs émissions.

L’observation de l’effet incitatif de la réglementation passe également par la prise en compte de sa dimension temporelle[41]. Dans notre modèle, cette dimension représente une période de conformité d’une durée d’un an (une période habituelle dans les régimes de plafonnement et d’échange). Elle correspond à l’intervalle de temps entre le moment de l’attribution initiale des droits d’émission aux agents économique (t1) et le moment de leur répartition finale, cristallisée lors de la remise des droits d’émission à l’autorité administrative (t2). Ce qui se produit entre t1 et t2 est déterminant, car c’est au cours de cette période que s’exprime pleinement l’efficacité économique de la réglementation. En effet, entre ces deux moments, les droits d’émission glissent vers leur usage le plus valorisé, et c’est ce glissement qui permet l’atteinte de l’objectif de réduction au meilleur coût. Voilà d’ailleurs la fonction première de l’échange. Celui-ci n’a pas pour objectif la réduction des émissions, mais plutôt une réallocation efficace des droits d’émission entre les agents économiques. Les agents dont les coûts de réduction des émissions sont les plus bas feront le choix de dépasser leur objectif de réduction et de vendre leurs droits excédentaires aux agents dont les coûts de réduction des émissions sont plus élevés. Comme l’explique Daniel Cole, la coordination assurée par le marché fera en sorte que « [the] firms with the lowest costs of control should end up taking on the biggest emissions reduction burden, thereby minimizing the overall compliance/abatement costs of attaining the government’s pollution control goal[42] ».

Concrètement, la coordination est assurée par la négociation et l’établissement d’une relation contractuelle entre les agents économiques. Il est donc important de garder à l’esprit que cette relation contractuelle, de sa naissance à sa conclusion, est centrale au fonctionnement du modèle au point qu’elle conditionne son succès ou son échec. Comme nous le verrons dans la section suivante, c’est cette relation que les règles de droit devraient favoriser afin de protéger l’efficacité économique d’un régime de plafonnement et d’échange.

En résumé, aux termes de ce modèle simplifié, un agent économique peut adopter quatre stratégies. Il peut réduire ses émissions de carbone pour que celles-ci correspondent au nombre de droits d’émission qui lui ont été attribués gratuitement. Il peut également décider de les réduire davantage (par exemple en innovant) pour vendre le surplus de droits d’émission à l’autre agent économique. Il peut aussi décider de ne pas réduire ses émissions et d’acheter des droits d’émission à l’autre agent. Enfin, il peut choisir de ne pas coopérer. Si un agent refuse de coopérer, il émettra une quantité de carbone supérieure au nombre de droits d’émission qui lui ont été attribués gratuitement et ne respectera pas son obligation de couverture. Le choix d’une stratégie dépendra des coûts de réduction des émissions pour chaque agent, du prix des droits d’émission que l’autre agent serait prêt à payer ainsi que du montant des pénalités à acquitter en cas de violation de l’obligation de couverture.

Comme ils possèdent une information parfaite, les agents économiques peuvent choisir aisément d’adopter une stratégie plutôt qu’une autre, de manière à maximiser leur profit. Ainsi, au moment t2, l’ensemble des échanges de droits d’émission réalisés dans le cadre de la relation contractuelle permettra de réaliser tous les gains de Pareto[43]. Cependant, la non-coopération pourrait menacer cet optimum. C’est la raison pour laquelle la réglementation prévoit des sanctions sous la forme d’amendes pour décourager ce type de comportement. Le resquillage est alors un choix plus coûteux que la coopération pour l’agent économique[44].

Ce modèle très simple ainsi que la comparaison avec la situation qui prévalait avant l’introduction d’un régime de plafonnement et d’échange montrent que les objectifs sous-jacents poursuivis par la nouvelle réglementation visent la bonne gestion des droits d’émission, la stimulation de l’innovation technologique et, de manière plus générale, un abaissement des coûts de réduction des émissions ; en somme, une plus grande efficacité économique. Ces constatations vont dans le sens des résultats observés à l’occasion de l’analyse économique d’autres institutions juridiques, par exemple en matière de droit des contrats ou de responsabilité civile[45].

À cette étape-ci, l’utilité limitée du modèle est apparente du fait de son éloignement avec la réalité. L’information n’est jamais parfaite ni équitablement répartie. Il n’est pas toujours aisé pour les agents économiques de choisir une stratégie et de décider d’entrer ou non dans une relation contractuelle. Ceux-ci exercent leurs activités dans un monde de frictions et d’information limitée et asymétrique. Pour saisir l’importance des enjeux entourant l’efficacité de l’échange de droits d’émission, il est indispensable de suivre jusqu’au bout l’analyse proposée par Ronald Coase et d’aborder le problème des coûts de transaction ainsi que leur relation d’interdépendance avec le droit.

1.2 L’interdépendance du droit et des coûts de transaction

Décrit de cette manière, un régime de plafonnement et d’échange est un exemple de ce que Ronald Coase qualifie de blackboard economics, c’est-à-dire la manifestation d’un monde artificiel dans lequel toutes les variables et toutes les informations nécessaires à l’étude d’une politique économique sont connues et contrôlées par le professeur devant son tableau noir[46]. Dans ce monde théorique, le recours à la propriété et au marché conduit toujours à une répartition finale des droits d’émission allant dans le sens de leur valorisation maximale. L’atteinte de l’objectif de réduction est systématiquement assurée au coût le plus bas. Cependant, ce monde dont les frontières sont celles du tableau noir fait abstraction des coûts inhérents au déploiement et au fonctionnement d’un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission. Ces coûts ont pourtant une incidence importante sur l’efficacité économique d’un tel régime[47].

L’affirmation de l’efficacité économique de l’attribution et de la négociation des droits de propriété est d’ailleurs fortement nuancée par Ronald Coase lui-même. Dans son article sur les coûts sociaux, il souligne le caractère irréaliste d’un raisonnement qui ne prendrait pas en compte les coûts de transaction[48]. Plus de 40 ans après la publication de son article, il rappelle le caractère central de la notion : « Without the concept of transaction costs, […] it is my contention that it is impossible to understand the working of the economic system, to analyze many of its problems in a useful way, or to have a basis for determining policy[49]. »

Du coup, dans une perspective de maximisation de l’efficacité économique, le choix d’une politique de réduction des émissions repose sur une démarche essentiellement comparative. La démonstration de Ronald Coase n’est pas prescriptive d’un recours systématique à la propriété et au marché, mais porte sur l’existence d’un coût à l’utilisation du marché comme instrument de coordination de l’usage d’une ressource rare. Elle doit aussi être comprise à la lumière de ses travaux antérieurs sur la nature de la firme[50]. Dans ces travaux, il énonce l’hypothèse que les coûts de transaction jouent un rôle catalytique dans l’émergence de la firme[51] et que l’État peut d’ailleurs être analysé comme une « super firme[52] ».

Ainsi, le marché n’est pas le seul instrument de coordination de l’usage d’une ressource rare. La coordination peut être également réalisée aux termes d’arrangements institutionnels plus centralisés[53]. Comme le soulignent Stéphane Saussier et Anne Yvrande-Billon, « [l]’efficacité d’arrangements institutionnels alternatifs tels que la réglementation et le marché s’évalue en comparant les bénéfices nets de chacun des arrangements[54] » ; différents arrangements institutionnels produiront des niveaux d’efficacité variables en fonction de l’importance des coûts de transaction propres à un contexte donné[55].

L’importance de la formulation des règles de droit dans le déploiement de ces arrangements est manifeste[56]. Elle figure d’ailleurs au coeur même de l’analyse puisque celle-ci assigne un rôle crucial au droit[57]. Celui-ci se voit confier deux missions. La première est de favoriser la réalisation des échanges en réduisant les coûts de transaction. Si cette réduction n’est pas possible et que des coûts de transaction élevés empêchent les échanges d’être réalisés, le droit se voit confier une seconde mission. Aux termes de cette seconde mission, il doit allouer directement la propriété aux agents économiques qui la valorisent le plus. Autrement dit, il doit effectuer cette allocation en imitant la solution à laquelle le marché serait arrivé si les échanges s’étaient produits[58]. L’accomplissement de ces missions a donc un lien direct avec l’importance des coûts de transaction.

L’interrelation du droit et des coûts de transaction entraîne deux conséquences sur la formulation de la réglementation d’un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission. La première est que la mission du droit est de favoriser en premier lieu la réduction des coûts de transaction susceptibles de peser sur le mécanisme d’échange de droits d’émission. La seconde conséquence est que l’existence de coûts de transaction élevés dans ce type de régime met au premier plan la question de l’attribution initiale des droits d’émission.

Notre étude porte plus particulièrement sur la première mission du droit. Cela ne signifie pas pour autant que le problème de l’attribution des droits d’émission est de moindre importance. Au contraire, les exemples du PPA et du SCEQE montrent qu’il s’agit d’un enjeu capital dans la conception d’un régime de plafonnement et d’échange. Toutefois, son examen dépasse la question des coûts de transaction à l’échange de droits d’émission et fait largement appel aux leçons de l’école des choix collectifs[59]. L’évocation de ces leçons nous amènerait d’ailleurs à sortir en partie du cadre d’analyse que nous proposons dans cet article. C’est la raison pour laquelle nous n’aborderons pas directement la question de l’attribution initiale des droits d’émission.

En somme, l’analyse des coûts sociaux proposée par Ronald Coase, et qui a été utilisée pour concevoir le SPEDE et les autres régimes provinciaux auxquels il pourrait être lié, accorde une importance centrale à la notion de coûts de transaction et à leur relation avec une formulation adéquate des règles de droit. L’étude des coûts de transaction susceptibles de peser sur l’efficacité économique de l’échange des droits d’émission s’impose donc comme un choix logique à toute personne qui s’intéresse à l’emploi de ce type d’instrument économique de protection de l’environnement[60].

Toutefois, l’étude passe, au préalable, par l’éclaircissement de la notion de coûts de transaction et par la formulation d’une définition pour notre modèle.

1.3 La formulation d’une définition opérationnelle des coûts de transaction

La notion de coûts de transaction, pourtant essentielle dans l’analyse économique de l’efficacité des règles de droit, ne possède pas de définition claire et stable[61]. Il n’existe donc pas une définition des coûts de transaction largement acceptée, qui soit directement applicable dans le cadre d’une étude des régimes d’échange de droits d’émission. Le recours à cette notion dans le cadre de la réflexion menée dans cet article garde-t-il alors sa pertinence ? Il nous semble que oui, compte tenu de sa centralité dans la pensée de Ronald Coase et dans l’analyse de l’efficacité économique de la réglementation[62]. D’ailleurs, pour Steven Medema, la multiplicité des définitions n’empêche pas la notion de coûts de transaction de posséder un « enormous empirical content, the probing of which could greatly expand our understanding of the function of markets and the bargaining process[63] ».

Cependant, son caractère souple et opaque rend inévitable l’adoption d’une définition ad hoc pour notre modèle. À première vue, le défi semble de taille. Toutefois, le fait qu’il n’y ait pas d’unicité dans la définition des coûts de transaction ne veut pas dire que tout est à construire. Au contraire, il existe un volumineux corpus de recherche, susceptible de servir de guide dans cette entreprise. Nous allons tout d’abord évoquer les discussions qui entourent la nature des coûts de transaction. Nous verrons ensuite les réponses apportées dans des études récentes, consacrées à l’efficacité économique des politiques environnementales, au problème posé par l’opérationnalisation de cette notion. Enfin, nous présenterons dans un troisième temps une définition rajustée aux fins de la modélisation des frictions à l’échange des droits d’émission.

1.3.1 L’absence d’une définition consensuelle

Pour Douglas Allen, il importe de mentionner, en partant, la distinction entre deux conceptions très différentes des coûts de transaction. La première conception est issue de l’approche néoclassique et la seconde est issue de l’approche qu’il désigne comme celle des « property rights[64] ». Ces deux conceptions formeraient les extrêmes d’un continuum, sur lequel se situent la plupart des propositions de définitions des coûts de transaction, leur place sur le continuum étant alors, toujours selon cet auteur, fonction de la question examinée[65].

Oliver Williamson propose une démarche légèrement différente et place la transaction au coeur de l’analyse de l’efficacité économique des arrangements institutionnels[66]. Il trace tout d’abord une ligne de temps qui sépare les coûts de transaction qui surviennent avant la transaction (les coûts ex ante) et ceux survenant après la transaction (les coûts ex post). Les coûts ex ante sont notamment les coûts de négociation, de préparation d’un contrat et de mise en place des garanties contractuelles. Les coûts ex post comprennent les coûts de gestion de la relation contractuelle, comme la surveillance de l’exécution du contrat ou la mise en oeuvre des garanties[67]. Il définit également la transaction, non pas uniquement comme un échange entre deux firmes, mais comme un transfert dans le cadre d’une interface technologiquement séparable, qu’il soit réalisé ou non à l’intérieur d’une même firme[68]. De plus, cet auteur émet l’hypothèse que ce sont certaines caractéristiques d’une transaction qui vont cristalliser la présence des coûts de transaction. Ces caractéristiques sont la spécificité des actifs mobilisés pour la réalisation de la transaction, l’incertitude quant au contexte futur d’exécution et la fréquence de réalisation d’une transaction[69]. Nous reviendrons sur certains de ces éléments dans la seconde partie de l’article.

Dans la conception issue de l’approche néoclassique, les coûts de transaction sont certes perçus comme des frictions à l’échange, mais dans une perspective étroite de coûts à acquitter pour la réalisation de l’échange des droits de propriété, par exemple les coûts de transport[70]. Comme l’explique Samuel Ferey, ces coûts n’ont « alors aucun lien ni avec la propriété, ni avec les contrats, ni avec le cadre institutionnel ou les modalités de coordination[71] ». Cette conception offre un intérêt moindre pour notre modèle compte tenu de sa capacité limitée à appréhender le jeu des règles de droit.

En revanche, l’approche des property rights s’inscrit directement dans la suite des travaux de Ronald Coase. Elle est avant tout axée sur les coûts liés à l’établissement, à la mise en oeuvre des droits de propriété et à leur valorisation maximale par l’échange ainsi que sur les comparaisons entre différents arrangements institutionnels[72]. Elle permet à Élodie Bertrand d’avancer que la notion de coûts de transaction possède avant tout un caractère « heuristique » et programmatique[73]. La notion se rapproche alors d’une méthode de questionnement souple de l’efficacité économique des arrangements institutionnels et remet le problème de la nature des coûts de transaction entre les mains du chercheur.

L’envers de cette souplesse est le foisonnement des définitions adoptées au fil des recherches et, par conséquent, une certaine opacité lorsque vient le temps d’établir la nature des coûts de transaction[74]. L’opacité de leur nature a suscité de vives critiques, certains auteurs allant même jusqu’à affirmer que la notion de coûts de transaction se rapproche d’un « fourre-tout » conceptuel pouvant être mis à toutes les sauces et suffisamment vague pour échapper à un véritable examen critique[75].

Ronald Coase lui-même ne s’est pas prononcé sur la nature précise des coûts de transaction. Il les a simplement présentés comme « [the] costs of using the price mechanism[76] ». À une autre occasion, il les a décrits de manière ouverte à travers les exemples suivants : « In order to carry out a market transaction it is necessary to discover who it is that one wishes to deal with, to inform people that one wishes to deal and on what terms, to conduct negotiations leading up to a bargain, to draw up the contract, to undertake the inspection needed to make sure that the terms of the contract are being observed, and so on[77]. »

Cette manière d’approcher les coûts de transaction a donc logiquement orienté la recherche sur leur nature, vers un questionnement lié à la propriété, dans le contexte plus large du jeu de différents arrangements institutionnels.

Cette influence est apparente chez les auteurs de l’approche des property rights. Compte tenu de leur nombre, il serait difficile de les nommer tous, c’est pourquoi nous n’en nommerons ici que quelques-uns dont les travaux nous paraissent représentatifs. Ainsi, pour Harold Demsetz, les coûts de transaction sont des coûts liés à l’échange des titres de propriété[78]. Pour Yoram Barzel, ces coûts comprennent, « the costs associated with the transfer, capture, and protection of rights[79] ». C’est également le cas pour Thrainn Eggertsson, qui considère que ces coûts représentent « the costs that arise when individuals exchange ownership rights to economic assets and enforce their exclusive rights[80] ». Ces définitions sous-entendent que les coûts de transaction naissent de l’incertitude liée à une définition imparfaite des droits de propriété. Se pose toutefois la question de leur opérationnalisation. Celle-ci peut être envisagée à la lumière de l’analyse des problèmes d’information incomplète.

En effet, bon nombre d’auteurs estiment que la théorie des jeux a fait la démonstration de « l’optimalité du résultat des marchandages coasiens par l’hypothèse d’information complète[81] » et que « l’information complète est l’hypothèse suffisante permettant la validité de la thèse d’efficience du “théorème de Coase”[82] ». Les rapports étroits entre une information incomplète et les coûts de transaction ont été notamment mis en lumière par Carl Dahlman en 1979. Celui-ci estime que les coûts de transaction possèdent une caractéristique commune, celle d’engendrer des pertes du fait de problèmes d’information. Il en tire d’ailleurs la conclusion que, « [t]herefore, it is really necessary to talk only about one type of transaction cost : resource losses incurred due to imperfect information[83] ».

Certes, comme l’avance Samuel Ferey, « si l’information était parfaite (c’est-à-dire si elle pouvait être acquise sans coût), aucune des difficultés dans le déroulement de la transaction ne pourrait apparaître : trouver le contractant, tout comme savoir comment la transaction se déroulera, ne nécessiterait aucune ressource[84] ». Il nuance toutefois son propos en soulignant que, si elle permet effectivement de donner une unité à la notion de coûts de transaction, cette position reste fragile[85].

Si les coûts de transaction partagent effectivement la caractéristique de naître de l’imperfection de l’information, ils ne peuvent toutefois pas être systématiquement qualifiés de coûts d’information[86]. Par exemple, l’incertitude peut déborder largement des problèmes d’information, en empêchant les agents d’évaluer correctement les risques dans les contrats et de prendre une position optimale[87]. Le rapprochement des coûts de transaction et des coûts d’information conserve cependant son utilité s’il est réalisé en rapport avec l’étude des droits de propriété[88]. Il fournit une piste d’opérationnalisation qui, malgré ses imperfections, est susceptible d’être féconde en résultats.

Selon Douglas Allen, « transaction costs are the costs of establishing and maintaining property rights[89] ». Steven Medema estime que du point de vue pratique, dans cette définition, les coûts de transaction les plus importants sont les coûts d’information[90]. Par exemple, une information coûteuse, comme une information asymétrique, imparfaite ou incomplète, est une source importante de coûts de transaction[91]. Ce point de vue est partagé par Neil Komesar. Celui-ci considère que les coûts d’information « are the primary form of transaction costs[92] ». Yoram Barzel, même s’il établit une distinction entre les coûts de transaction et les coûts d’information, souligne aussi le fait que les coûts d’information se trouvent au coeur des problèmes de transaction[93].

C’est la raison pour laquelle nous retenons aux fins de notre modèle une définition plutôt étroite des coûts de transaction qui s’inscrit tout de même dans l’approche des droits de propriété. Même si la solution est imparfaite, la définition est resserrée pour faciliter son opérationnalisation dans le contexte de l’échange des droits d’émission. Ce resserrement découle d’un ajustement de l’étude des coûts de transaction aux problèmes d’information. À cette étape de notre réflexion, nous définissons donc les coûts de transaction comme les coûts d’information liés à l’établissement, à la protection et au transfert des droits d’émission.

Afin de poursuivre ce travail de réflexion sur l’opérationnalisation de la notion de coûts de transaction dans les régimes d’échange de droits d’émission, nous allons examiner, dans la prochaine section, la manière dont la notion a été opérationnalisée dans l’analyse des politiques environnementales.

1.3.2 La formulation d’une définition opérationnelle pour les politiques environnementales

L’étude de l’efficacité économique des politiques environnementales n’a pas échappé au problème de l’opacité de la nature des coûts de transaction que nous avons évoqué dans la section précédente. Les chercheurs qui ont conduit ces études ont façonné la notion de manière large ou étroite selon leur objet de recherche, ainsi que selon le degré d’influence de la littérature de la nouvelle économie institutionnelle sur leur cadre d’analyse[94]. La définition des coûts de transaction a été parfois élargie pour viser de manière large l’ensemble des coûts liés à l’établissement, à la protection et au transfert de la propriété[95]. La définition proposée par Eirik Furubotn paraît un bon exemple. Il envisage les coûts de transaction comme :

the costs of resources utilized for the creation, maintenance, use, change, and so on of institutions and organizations […] When considered in relation to existing property and contract rights, transaction costs consist of the costs of defining and measuring resources or claims, plus the costs of utilizing and enforcing the rights specified. Applied to the transfer of existing property rights and the establishment or transfer of contract rights between individuals (or legal entities), transaction costs include the costs of information, negotiation, and enforcement[96].

Toutefois, même si ce choix ne fait pas l’unanimité et peut être valablement critiqué, le champ des coûts de transaction a été ramené aux coûts d’information par plusieurs auteurs[97]. Par exemple, Gary Libecap estime que les coûts de transaction sont « essentially information costs that include the search, negotiation and enforcement costs in both private efforts to define and enforce property rights to resources and in government efforts to devise and implement ownership policies[98] ».

Dans les études menées sur les régimes de plafonnement et d’échange, la formulation des catégories de coûts de transaction n’est pas constante. La raison tient, d’une part, aux particularités des régimes étudiés, mais aussi au manque de précision des auteurs dans leur traitement des catégories de coûts. Comme le souligne Edwin Woerdman, « studies do not focus (implicitly) on different types of transaction costs (e.g. search costs versus approval costs) or they do not (sufficiently) define the type of transaction costs they analyze, which thus make them difficult to compare in a systematic fashion[99] ». Ce constat soulève une question méthodologique importante, et c’est la raison pour laquelle il nous paraît essentiel de décrire le cheminement qui a conduit au choix d’une catégorie de coûts de transaction pour notre modèle.

Pour ce faire, nous allons dans un premier temps évoquer la grille d’analyse proposée par Laura McCann[100]. Cette auteure avance que, pour capturer l’ensemble des coûts de transaction découlant de l’action de la puissance publique, on ne peut se contenter d’examiner la seule réalisation des transactions sur le marché. Selon elle, l’évaluation complète d’une politique environnementale prend en compte également les coûts de transaction présents dans le cadre de la mise en place du marché et de la transformation de l’environnement institutionnel[101].

Cela amène Laura McCann à définir les coûts de transaction d’une politique environnementale comme « the resources used to define, establish, maintain and transfer property rights », tout en élargissant l’interprétation de sa définition afin d’inclure, de manière large, les coûts assumés par la puissance publique[102]. Relevons, au passage, que l’élargissement est réalisé à l’occasion de l’opérationnalisation de la définition. Celle-ci est articulée autour des trois axes suivants : les catégories des coûts de transaction, l’identification des agents économiques qui les assument et, enfin, l’écoulement du temps[103].

Les catégories de coûts de transaction sont les suivantes :

(1) research, information gathering, and analysis associated with defining the problem ; (2) enactment of enabling legislation, including lobbying and public participation costs […] ; (3) design and implementation of the policy, which may include costs of regulatory delay ; (4) support and administration of the ongoing program ; (5) contracting costs, which may include additional information costs, bargaining costs, and decision costs, which are relevant when a market has been set up for a pollutant, or natural resource ; (6) monitoring/detection […] ; and (7) prosecution/inducement/conflict resolution costs incurred if lack of compliance is found[104].

Laura McCann pointe aussi l’importance d’identifier les agents économiques qui assument les coûts de transaction appartenant à ces différentes catégories. En effet, son analyse montre que l’essentiel des coûts de transaction est supporté par la puissance publique et que les agents économiques assujettis à ces politiques font face à des coûts de transaction élevés essentiellement dans les catégories (2), « enactment of enabling legislation », et (5), « contracting costs[105] ».

Enfin, Laura McCann montre que le moment de l’analyse et en particulier la mesure des coûts de transaction sont étroitement liés à la catégorie de coûts que l’on souhaite examiner. Autrement dit, certaines catégories de coûts ne peuvent être véritablement analysées et mesurées qu’à des « moments » particuliers de la vie d’une politique environnementale. Ces « moments » correspondent aux cinq étapes successives du cycle de vie d’une politique environnementale et sont respectivement identifiés comme « Baseline », « Development », « Early Implementation », « Full Implementation » et « Established Programm[106] ».

Par exemple, « Baseline » correspond à la première étape de développement d’une politique environnementale. Les coûts de transaction qui sont liés à cette étape appartiennent à la catégorie (1), « research, information gathering, and analysis associated with defining the problem », mentionnée ci-dessus. À cette étape du cycle de vie de la politique, seuls ces coûts peuvent être complètement mesurés. En revanche, les coûts de transaction appartenant à la catégorie (5), « contracting costs », qui visent l’échange des droits de propriété sur le marché ne peuvent être véritablement mesurés qu’à la quatrième (« Full Implementation ») et à la cinquième étape (« Established Program)[107] ».

Jurate Jaraite s’est inspiré de cette grille d’analyse dans son étude ex post sur les coûts de transaction auxquels les entreprises irlandaises ont fait face durant la première phase du SCEQE. Il définit les coûts de transaction comme « the sum of administrative and trading costs[108] ». Les catégories retenues sont respectivement « (1) early implementation costs, […] ; (2) monitoring, reporting, and verification costs […] ; and (3) trading costs[109] ».

Dans un article récent sur l’analyse économique des politiques publiques, Neil Komesar critique ce genre d’approche[110]. Il estime que l’analyse de l’efficacité économique d’une politique publique est un exercice essentiellement comparatif qui devrait prendre en compte l’ensemble des alternatives institutionnelles. Cette position est fondée sur l’intuition que « [t]he same conditions — usually wrapped around the increasing costs of information — that cause one institution to deteriorate also cause the institutional alternatives to do so[111] ». L’intuition est séduisante, mais pose d’importants problèmes de mise en oeuvre. De plus, comme nous allons le voir dans la section suivante, elle s’éloigne de notre travail de modélisation des incitatifs et de mise à jour des frictions concernant l’échange de droits d’émission.

1.3.3 L’ajustement de la définition à l’analyse des règles de droit applicables à l’échange de droits d’émission

Si la proposition formulée par Laura McCann et Jurate Jaraite nous semble appropriée pour une mesure ex post des coûts de transaction dans un régime d’échange de droits d’émission, en particulier dans la perspective d’une comparaison globale avec d’autres politiques environnementales, elle dépasse en revanche le champ d’investigation de cet article. Elle le dépasse parce que notre étude porte avant tout sur l’élaboration d’un modèle théorique destiné à être appliqué ultérieurement à la réglementation du SPEDE ou à d’autres régimes de plafonnement et d’échange et qu’elle ne procède donc pas directement à cette analyse. Ainsi, la finalité de cet article est plus étroite et n’est pas la mesure du coût global du déploiement du SPEDE.

À cette étape, il est important de souligner que les études sur l’analyse des coûts de transaction d’une politique environnementale que nous avons évoquées dans la section précédente adoptent une vue d’ensemble. La politique est considérée comme globalement, de sa conception à sa pleine exécution. Le droit est alors considéré comme une variable faisant partie de l’environnement institutionnel, mais reste extérieur à l’analyse[112]. Ce type d’observation porte également sur une multitude d’acteurs, dont l’État et les différentes parties prenantes, et vise à évaluer l’efficacité économique de la politique de manière globale et dans une perspective de comparaison avec d’autres modes de réglementation. La démarche est alors axée sur la réponse aux questions suivantes : une politique environnementale donnée est-elle économiquement efficace ? Son objectif pourrait-il être atteint à moindre coût par le recours à un autre type de politique environnementale ?

Ce sont là des questions très pertinentes. Cependant, notre position diffère en partie de celle menée dans ces études. Tout d’abord, parce que le droit n’est pas considéré comme une variable extérieure, mais qu’il est l’objet principal de l’analyse. En effet, nous cherchons à analyser l’impact des coûts de transaction sur les incitatifs contenus dans les règles de droit. Cette démarche paraît plus restreinte puisqu’elle est attachée avant tout à l’observation de l’effet incitatif de la règle de droit sur le comportement des agents économiques qui y sont assujettis. La règle y est en quelque sorte appréhendée par l’entremise de leur regard, un regard d’agents rationnels qui ont une préférence constante pour la maximisation de la valeur de leurs droits de propriété.

L’observation des coûts de transaction se trouve alors transformée. Le coup d’oeil qui est jeté sur l’incidence des coûts de transaction sur l’effet incitatif de la règle de droit place la structure de la règle au coeur de l’analyse. L’analyse devient ipso facto une opération de triangulation délicate qui croise les incitatifs, les coûts de transaction et l’objectif d’efficacité économique de la règle. La comparaison n’est alors pas réalisée avec d’autres modes de réglementation, mais plutôt avec un éventuel réarrangement de la règle de droit, plus apte à réduire les coûts de transaction et à assurer la cohérence des règles avec leur objectif économique. Cette démarche différente est donc plutôt axée sur la réponse à la question suivante : l’alignement des incitatifs ainsi que les frictions pesant sur l’échange des droits d’émission sont-ils en concordance avec l’objectif d’efficacité économique de ce type de régime ?

Pour répondre à cette question, nous proposons de rajuster la définition des coûts de transaction, évoquée à la section 1.3.1, à l’analyse des règles de droit. La définition des coûts de transaction aux fins de notre étude se lit donc comme suit : les coûts de transaction sont les coûts d’information liés à l’établissement, à la protection et au transfert des droits d’émission et qui ont une incidence négative sur la structure incitative de la réglementation d’un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission.

L’opérationnalisation de cette définition est réalisée sur le modèle proposé par Laura McCann, en le rajustant de façon à tenir compte des objectifs de notre étude. Ce rajustement porte sur les trois axes, soit les catégories de coûts de transaction, l’identification des agents qui les assument et l’écoulement du temps. Nous allons successivement passer en revue ces trois axes, en commençant par l’écoulement du temps.

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, le moment de l’analyse des coûts de transaction est important. Laura McCann avance que leur analyse et, en particulier, leur mesure ne peuvent véritablement être réalisées que lorsque la politique environnementale a été intégralement déployée ou qu’elle est complètement établie. Ces moments correspondent aux étapes (4), « support and administration of the ongoing program », et (5), « contracting costs », du cycle de vie d’une politique[113]. Par exemple, le SPEDE se situe entre l’étape (2), « Development », et l’étape (3), « Early Implementation[114] ».

Cette situation semble, à première vue, poser problème. Le problème serait insoluble si cet article avait pour objectif de mesurer empiriquement les coûts de transaction effectivement supportés par les agents économiques assujettis à ce régime. La mesure serait alors réalisée ex post, cependant, tel n’est pas l’objectif de l’article. Tournons-nous maintenant vers le second axe, soit l’identification des agents qui assument les coûts de transaction.

L’article vise à modéliser les incitatifs des régimes de plafonnement et d’échange de droits d’émission et leur incidence sur le comportement des agents économiques qui y sont assujettis. Ce sont, en effet, les coûts susceptibles d’être assumés par ces agents qui nous intéressent. Les coûts de transaction assumés par la puissance publique, bien qu’importants, sont, par conséquent, laissés de côté. Cette exclusion est d’ailleurs conforme à la position défendue par Robert N. Stavins[115] et Edwin Woerdman[116] dans leur discussion des coûts de transaction dans les régimes de plafonnement et d’échange. Ces auteurs estiment d’une part, qu’il est important de distinguer entre les coûts de transaction assumés par la puissance publique et ceux assumés par les agents économiques et d’autre part, que seuls ces derniers devraient être pris en compte dans l’analyse de la réglementation[117]. Cette distinction est également soulignée par Kerry Krutilla dans une revue récente de la littérature sur les coûts de transaction et les politiques environnementales[118]. L’exclusion des coûts de transaction assumés par la puissance publique entraîne aussi une réduction du nombre de catégories de coûts de transaction qui seront examinées.

Dans la section précédente, nous avons vu que Laura McCann propose sept catégories de coûts de transaction. Parmi ces catégories, seules deux sont considérées comme générant des coûts de transaction élevés pour les agents économiques assujettis à une politique environnementale. Il s’agit des catégories (2), « enactment of enabling legislation, including lobbying and public participation costs[119] », et (5), « contracting costs, which may include additional information costs, bargaining costs, and decision costs, which are relevant when a market has been set up for a pollutant, or natural resource[120] ». La catégorie (2) est essentiellement composée des coûts encourus par les agents économiques pendant la phase de gestation de la nouvelle réglementation environnementale à l’occasion de leurs efforts de lobbying. Cette catégorie nous semble moins pertinente aux fins de notre étude, car ils sont moins directement liés à l’échange de droits d’émission. C’est donc aux coûts appartenant à la catégorie (5), « contracting costs », que nous allons essentiellement nous intéresser.

Notons que cette catégorie correspond à la catégorie (3), « trading costs », proposée par Jurate Jaraite dans son étude sur le SCEQE. Nous avons choisi de ne pas retenir les catégories (1), « early implementation costs », et (2), « monitoring, reporting, and verification costs », également avancées par cet auteur. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne soient pas pertinentes ou que les coûts qui appartiennent à ces catégories soient systématiquement exclus de notre analyse. Les catégories ne sont en effet pas étanches, et certains des coûts appartenant à ces catégories sont réintégrés dans notre analyse, dans la mesure de leur effet sur la maximisation des échanges. C’est le cas, par exemple, comme nous le verrons ci-dessous, des coûts générés par l’infrastructure institutionnelle.

La taxonomie des coûts de transaction que nous retenons aux fins de notre modélisation est donc finalement assez classique et correspond aux étapes successives de la réalisation de l’échange de droits d’émission. Ce qui peut être perçu, à première vue, comme un long détour, nous paraît cependant nécessaire afin d’asseoir le périmètre de validité de notre modèle et de justifier le resserrement des catégories de coûts de transaction. Ces étapes sont la recherche d’un cocontractant, la négociation des modalités de l’échange et, enfin l’exécution de l’échange. Nous allons maintenant appliquer cette taxonomie, ainsi que la définition rajustée des coûts de transaction, au modèle de régime que nous avons ébauché dans la première partie de cet article.

2 L’application de la définition rajustée des coûts de transaction à l’échange de droits d’émission

Nous avons défini les coûts de transaction comme les coûts d’information liés à l’établissement, à la protection et au transfert des droits d’émission et qui ont une incidence négative sur la structure incitative de la réglementation d’un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission. Dans cette partie de l’article, nous appliquons cette définition, ainsi que la taxonomie des coûts de transaction, au modèle de régime d’échange de droits d’émission. L’exercice est enrichi par l’intégration progressive des leçons tirées de l’expérience d’autres régimes d’échange de droits d’émission. Il nous permettra de dégager les aspects de la réglementation les plus susceptibles de conduire à des coûts de transaction élevés. L’exercice suit le développement logique de l’échange et commence par l’examen des coûts liés à la recherche d’un cocontractant.

2.1 Les coûts liés à la recherche d’un cocontractant

Dans notre modèle, l’information parfaite dont les agents économiques disposent leur permet d’identifier sans difficulté un cocontractant avec lequel réaliser un échange profitable. En réalité, la situation est tout autre puisque l’information n’est pas parfaite. Il est parfois difficile pour les agents d’identifier un cocontractant de confiance avec lequel un contrat peut être négocié et exécuté. La question de l’identification d’un cocontractant, mais aussi de l’évaluation de son honnêteté, de sa fiabilité et de sa compétence est donc primordiale[121]. La réglementation peut rendre une telle information coûteuse à acquérir et contribuer ainsi à une augmentation des coûts de transaction ou, au contraire, améliorer sa disponibilité auprès des agents[122].

Cette question s’est, par exemple, présentée aux États-Unis dans le cas du Regional Clean Air Incentives Market (« Reclaim »). Ce régime a pour objectif de réduire les émissions de certains polluants atmosphériques dans la grande région de Los Angeles. Les études menées à l’égard du Reclaim montrent que les agents économiques assujettis au régime oeuvrent dans des marchés différents et n’interagissent pas habituellement ensemble. Cette situation ainsi que la structure du régime et les caractéristiques des permis rendent difficile la tâche d’identification mutuelle des agents vendeurs et des agents acheteurs[123]. Les coûts d’information liés à l’identification d’un cocontractant ont dissuadé un nombre élevé d’agents de réaliser des transactions. Néanmoins, cet effet s’est fait plutôt ressentir au début du programme et a décliné par la suite[124]. Suzi Kerr et David Maré ont fait des constatations semblables dans leur étude du Programme américain de réduction du plomb dans l’essence. Ils notent que plus des deux tiers des achats et des ventes de permis ont été réalisés par les exploitants entre leurs différentes installations plutôt qu’avec un autre exploitant à cause du coût de recherche d’un contractant et de la petite taille du marché[125].

Pour pallier ce problème, la puissance publique peut intervenir de manière directe, par exemple, en instaurant une plateforme d’échange centralisée. Elle peut aussi renvoyer au secteur privé la tâche de collecter l’information sur les agents économiques à la recherche de cocontractants, en autorisant des tiers à assurer la fourniture de cette information. C’est le cas de l’intégration d’intermédiaires comme des courtiers ou le recours à des plateformes de négociation standardisées.

Par exemple, aux termes du SCEQE, toute personne peut détenir des quotas[126]. Il existe donc deux grandes catégories de participants : les agents assujettis à l’obligation de détenir des droits d’émission et les agents qui ne sont pas assujettis à cette obligation. Tous sont motivés par la maximisation de l’utilité des droits d’émission. Celle-ci se traduit de manière diverse selon les participants. Les agents assujettis à une obligation de couverture sont principalement motivés par l’atteinte de leur cible de réduction des émissions au meilleur coût. Ils considèrent les droits d’émission comme des instruments de conformité et des actifs. À la différence de ceux-ci, les opérateurs du marché financier considèrent les droits d’émission comme une catégorie d’actifs et leurs opérations sont de nature spéculative. Certains participants sont des Organisations non gouvernementales (ONG) qui achètent des droits d’émission afin de les retirer du marché pour renforcer la rareté et donc soutenir leur prix. Enfin, d’autres participants achètent des droits d’émission sur une base volontaire afin d’assurer leur carboneutralité pour des raisons d’image ou de responsabilité sociale[127].

Les plateformes de négociation standardisées (par exemple, les bourses d’échange) permettent dans un marché liquide de trouver rapidement et à moindre coût des cocontractants prêts à échanger des quotas. Dans le marché du SCEQE, le volume des opérations réalisées par l’entremise des plateformes de négociation standardisées est en progression constante. Il est passé de moins de 33 p. 100 en 2007 à plus de 60 p. 100 au début de 2010[128]. Il existe aujourd’hui en Europe sept plateformes de négociation standardisées consacrées aux opérations sur les droits d’émission[129]. Cependant, le recours à un intermédiaire ou à une plateforme de négociation n’est pas gratuit et peut contribuer à l’augmentation des coûts liés à l’échange.

En conclusion, la capacité des agents à trouver un cocontractant a un lien avec la capacité d’un régime de plafonnement et d’échange à faciliter la maximisation des échanges. La manière dont les régimes vont favoriser l’abaissement des coûts d’information concernant l’identification d’un cocontractant aura une incidence sur leur efficacité économique. En cela, la possibilité de recourir à des intermédiaires ou à une plateforme de négociation ainsi que les modalités de ce recours seront des points à observer dans la réglementation d’un régime de plafonnement et d’échange.

Une fois un cocontractant identifié, l’efficacité économique de ces régimes dépendra également des coûts que les agents devront engager afin de négocier les modalités de l’échange des droits d’émission.

2.2 Les coûts liés à la négociation des modalités de l’échange

Dans notre modèle, la négociation des modalités d’un contrat de vente de droits d’émission entre les agents est une chose aisée puisqu’ils possèdent une information parfaite. Encore une fois, la situation est tout autre lorsque l’information n’est pas parfaite. Les éléments du contrat qui concernent notamment la définition des droits d’émission et des droits qui y sont rattachés, le moment de leur transfert dans le registre ad hoc, leur paiement, les pénalités en cas d’inexécution des obligations, le choix de la loi applicable et d’un mécanisme de règlement des conflits sont alors plus compliqués à négocier.

Dans un régime naissant, la plupart de ces contrats sont réalisés sur mesure, ce qui augmente les coûts de négociation. Cependant, avec le temps, d’autres pratiques plus standardisées se développent. C’est ce qui est en train de se produire sur le marché secondaire du SCEQE. Bien qu’une partie importante des transactions soit réalisée aux termes d’accords négociés sur mesure, un nombre croissant de transactions est maintenant effectué de gré à gré par l’entremise d’accords-cadres ou sur les plateformes de négociation standardisées. Dans les échanges de gré à gré, les trois accords les plus utilisés ont été préparés respectivement par l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA), l’European Federation of Energy Traders (EFET) et l’International Emissions Trading Association (IETA)[130]. Ces accords visent principalement des agents qui souhaitent établir une relation bilatérale à long terme impliquant des opérations répétées sur les droits d’émission. Ceux préparés par l’ISDA et l’EFET sont dérivés d’accords-cadres déjà existants pour le marché au comptant d’autres types de marchandise. En revanche, l’accord proposé par l’IETA a été conçu spécifiquement pour les droits d’émission[131]. Ces accords sont accompagnés d’opinions juridiques concernant leur validité et leur exécution sur les territoires des différents États membres de l’Union européenne[132]. Ces accords, dont la plupart des stipulations sont déjà fixées, permettent de réduire les coûts de négociation. L’objectif n’est pas ici de décrire en détail leur contenu, mais plutôt de souligner l’importance de la standardisation dans la réduction des coûts de négociation des modalités des échanges[133].

La standardisation des modalités de négociation est aussi réalisée en recourant aux plateformes de négociation. Ces plateformes offrent des contrats dont les modalités sont fixes et ont été préalablement autorisées par une autorité de réglementation. C’est le cas notamment des instruments dérivés qui sont offerts sur certaines de ces plateformes. Par exemple, la plateforme ICE Futures Europe, exploitée par la société Intercontinental Exchange (ICE), offre plusieurs types de contrats à terme sur quotas[134]. Les volumes d’échange sur cette plateforme représentent aujourd’hui près de 90 p. 100 des échanges réalisés sur des plateformes de négociation[135].

En résumé, l’expérience du SCEQE montre que le marché a rapidement glissé depuis sa création vers la standardisation des modalités de l’échange, que les opérations aient lieu de gré à gré ou sur une plateforme de négociation, au comptant ou à terme. Il y a donc de bonnes raisons de penser que le marché mis en place aux termes de régimes comparables connaisse une évolution semblable. Cependant, la facilité avec laquelle ce glissement se produira tient à de nombreux facteurs comme la liquidité ou l’encadrement réglementaire du marché. Toutefois, parmi ces facteurs, la définition des droits d’émission et des droits qui y sont rattachés ainsi que le casse-tête posé par la reconnaissance des crédits compensatoires jouent un rôle déterminant.

2.2.1 L’incertitude de la qualification juridique des droits d’émission

L’introduction des droits d’émission dans la réglementation crée une nouvelle catégorie d’actifs spécifiques. Comme l’a montré Oliver Williamson, cette spécificité engendre des coûts pour les agents économiques qui vont devoir investir temps et argent afin de comprendre la nature de ce nouvel objet et les droits qui s’y rattachent[136]. Cette collecte d’information va leur permettre d’établir ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire avec les droits d’émission. Ils pourront ainsi choisir, au sein d’un éventail d’actions possibles, la stratégie la plus susceptible de les aider à maximiser leur profit[137]. Ejan Mackaay souligne d’ailleurs l’importance de cette information pour que les parties puissent réaliser une transaction en toute confiance[138].

Quelles sont les conséquences de l’imperfection de cette information ? Furubotn et Richter remarquent que la valeur de l’objet de l’échange dépend du faisceau de droits de propriété échangés. Toute modification de ce faisceau de droits transforme la valeur de l’objet de la transaction ainsi que le comportement du vendeur et de l’acheteur potentiel[139]. L’information que les agents économiques possèdent à l’égard de ce faisceau de droits est en grande partie liée à la nature de l’objet de l’échange[140]. D’ailleurs, selon Coggan, « [f]or a right owner, the benefits of exchange are eroded if there are high costs to define the good to be exchanged[141] ». C’est là une source de coûts de transaction. En effet, la qualification juridique de l’objet échangé détermine largement les droits qui y sont rattachés. L’incertitude à l’égard des attributs de la propriété sur les droits d’émission ou entourant leur nature risque donc d’avoir une incidence défavorable sur leur valeur et sur le comportement des agents.

Si la réglementation comporte une incertitude à l’égard de la nature des droits d’émission et des droits qui s’y rattachent, les agents économiques devront directement pallier ce manque d’information. Ils auront à assumer eux-mêmes les coûts de la recherche de l’information ou à demander au juge de trancher, le cas échéant. Il est vrai que, pour chacun des agents, ces coûts diminuent avec la fréquence des transactions. Toutefois, une telle situation favorise l’émergence d’une information asymétrique[142]. Or, lors de la négociation, l’information asymétrique concernant les droits d’émission ou leur propriété facilite les comportements opportunistes[143]. L’existence de cette possibilité fait augmenter les coûts de l’échange puisque chaque agent tentera de se prémunir contre le comportement opportuniste de son cocontractant (par exemple, en préparant un contrat plus élaboré ou bien en assurant une surveillance accrue de son exécution).

La divulgation de l’information concernant les droits d’émission et les droits s’y rattachant peut aussi être assurée directement par la puissance publique dans la réglementation ou autrement. Elle agit alors comme une tierce partie qui fournit une information claire, certaine et identique à tous les agents économiques assujettis au régime. Les coûts associés à la collecte et à l’analyse de l’information par les agents eux-mêmes sont alors fortement réduits. Certes, comme le fait remarquer Coggan, cette réduction des coûts peut se traduire par une augmentation des coûts de transaction pour la puissance publique[144]. Cependant, compte tenu de son rôle central dans la création et le déploiement des droits d’émission, elle paraît à première vue être le cheapest information provider. Comme nous l’avons vu plus haut, les choix effectués dans le cadre du PPA et du SCEQE forment une base de comparaison intéressante. Nous allons maintenant brièvement examiner tour à tour la manière dont ces régimes ont abordé la question de la nature des droits d’émission et des droits qui y sont rattachés.

L’article 403 (f) de la Clean Air Act définit la nature juridique des quotas aux termes du PPA. Il énonce que « [a]n allowance under this title is a limited authorization to emit sulfur dioxide […] Such allowance does not constitute a property right[145] ». Le quota paraît donc être rangé dans la catégorie des autorisations administratives. Cependant, l’article prévoit également que les quotas « once allocated […] may be received, held, and temporarily or permanently transferred[146] ». Cette précision donne au quota des attributs de la propriété. La situation est pour le moins ambiguë et la jurisprudence sur le sujet est clairsemée[147]. Le choix du législateur fédéral a été motivé par le désir de ne pas créer un « bien » susceptible d’être protégé par les règles gouvernant l’expropriation. La puissance publique désirait en effet conserver un contrôle sur l’existence des quotas afin d’assurer une certaine flexibilité au régime. Bien que cette position soit avantageuse pour la protection de l’effectivité environnementale du régime, elle affaiblit la certitude juridique entourant la définition de la propriété. Cet affaiblissement intervient dans une situation où l’échange est le moteur de l’efficacité économique du régime. Il se traduit par de l’incertitude et une augmentation des coûts de négociation pour les agents. Afin de réduire les effets négatifs que l’incertitude issue de cette définition pouvait générer, l’EPA (l’autorité fédérale chargée de l’administration du régime) a annoncé son intention de respecter la propriété des quotas, sauf circonstances exceptionnelles[148]. Pour Russel LaMotte, les droits rattachés aux quotas forment des droits de propriété de facto[149]. Il constate également que, même réduite, l’incertitude demeure et doit être compensée par les agents économiques lors de la rédaction des contrats[150]. L’expérience a-t-elle montré que les coûts de négociation de contrats d’échange aux termes du PPA ont fait obstacle à la maximisation des gains à l’échange ?

Il est vrai que le marché a été peu actif, en particulier au cours de la première phase, et que les échanges ont eu lieu principalement entre les différentes installations des mêmes opérateurs. Cependant, la faible activité du marché pourrait être attribuée à plusieurs facteurs, comme le nombre peu élevé de participants ou la présence discrète des intermédiaires. En fait, cette expérience n’est pas complètement transposable au SPEDE et aux régimes provinciaux qui pourraient être liés dans le cadre de la WCI. Le PPA est un programme fédéral administré de manière centralisée. Le régulateur central a la possibilité d’envoyer un message clair et unique à tous les agents. Au contraire, la nature décentralisée de la WCI signifie qu’il existe autant de régulateurs que d’États fédérés ou de provinces participantes. Si la nature des droits d’émission ainsi que l’étendue des droits qui y sont attachés sont mal définies, le risque que les régulateurs les interprètent différemment est plus élevé. Des divergences d’interprétation créeraient une situation incertaine qui alourdirait les coûts d’information à la charge des agents. En cela, l’expérience du SCEQE paraît plus pertinente.

Comme nous l’avons vu plus haut, le SCEQE a été structuré à partir d’une directive de la commission européenne qui prescrit les caractéristiques des régimes nationaux. Une première version de la directive reprenait la qualification du PPA et classait les quotas dans la catégorie des autorisations administratives[151]. Cette qualification à l’échelle européenne n’a pas été retenue, au motif qu’elle était contraire au principe de subsidiarité[152]. Du coup, la directive finalement adoptée est muette quant à la nature des quotas et la qualification est renvoyée à la discrétion des États membres[153]. Ce mutisme a provoqué des inquiétudes dès 2003, comme en témoigne en France un rapport commandé par la Mission climat de la Caisse des dépôts et consignations. Ce rapport concluait que l’incertitude sur la nature juridique et comptable des droits d’émission pourrait conduire à un éclatement de la qualification juridique et comptable des quotas et avoir des conséquences défavorables sur la structuration du marché[154]. Certaines des craintes exprimées dans ce rapport se sont réalisées et la qualification des quotas n’est pas homogène à travers le système. Dans une étude livrée en 2010 sur la régulation du SCEQE, Michel Prada passe en revue les qualifications retenues par les États membres[155]. Il constate que la plupart des pays n’ont pas donné de qualification claire[156], alors que d’autres ont résolument placé les quotas dans la catégorie des autorisations administratives[157], des biens meubles[158] ou des instruments financiers[159]. Wemaere a relevé comme lui que ce flottement dans la qualification entraînait des différences importantes dans leur traitement comptable et fiscal[160].

En revanche, la directive et plusieurs autres règlements européens ont défini les droits rattachés aux quotas d’une manière semblable à celle adoptée dans le PPA[161]. Ainsi, les quotas peuvent être détenus par toute personne ayant un compte dans un registre national, ils peuvent être transférés à une autre personne ayant un compte dans le registre d’un État membre, ou à l’extérieur dans certaines conditions et, enfin, ils ne peuvent pas être révoqués pendant la période d’échange pour laquelle ils ont été émis[162]. On retrouve là des attributs de la propriété similaires à ceux du PPA.

Quelle a été l’incidence de cette situation sur les échanges de quotas à l’échelle européenne ? À première vue, l’absence de qualification claire et homogène de la nature des quotas semble avoir été compensée par la définition claire à l’échelle européenne des droits qui y sont rattachés. Les agents économiques semblent s’en être accommodés et un marché a rapidement émergé malgré les coûts d’information. Mais les apparences peuvent être trompeuses. Plusieurs analyses récentes montrent que le flottement entourant la nature juridique des quotas a conduit à une fragmentation de la réglementation et à une fragilisation dangereuse de la structure du marché, susceptibles de faire obstacle à sa stabilité et à sa maturation[163]. Ces problèmes se font sentir plus particulièrement dans le cadre de l’exécution des contrats. Nous reviendrons sur ce point dans la section consacrée à l’exécution de l’échange.

Quels enseignements tirer de l’expérience du PPA et du SCEQE ? Il est possible tout d’abord de constater que la solution qui a prévalu dans ces deux régimes entretient une confusion sur la délimitation des droits de propriété qui sont échangés. Il est important de comprendre que ce choix est contraire à la logique de l’analyse coasienne sur laquelle ces régimes sont bâtis et qu’il peut être générateur de coûts de négociation et d’exécution pour les agents. Comme le montre l’exemple du régime néo-zélandais d’échange de droits d’émission, un tel choix n’est pas inévitable. En effet, aux termes de ce régime, les emission units sont clairement qualifiées de « personnal property[164] ». Cette qualification, qui va dans le sens de l’analyse coasienne, renforce la sécurité juridique des transactions et l’efficacité de l’échange.

Il est aussi possible d’induire la conclusion suivante de ces observations. Si les régimes qui participeront à terme au marché commun de la WCI font le choix d’une absence de qualification commune et claire des droits d’émission au profit d’une simple description des droits qui y sont rattachés, ils risquent de s’exposer aux difficultés évoquées plus haut. Par exemple, un agent économique situé au Québec et souhaitant négocier avec un autre agent situé en Ontario ou en Colombie-Britannique devra s’informer sur le cadre juridique applicable aux droits d’émission dans chaque province afin d’en mesurer les enjeux juridiques. La collecte de l’information concernant la nature des droits d’émission et des droits s’y rattachant risque alors d’être fort coûteuse. Dans un tel cas, les agents seront plutôt incités à réduire le nombre de leurs transactions portant sur des droits d’émission provenant d’autres régimes, ce qui réduirait la chance de maximiser les gains à l’échange. Au contraire, la divulgation d’une information claire et homogène directement par la puissance publique dans les différentes provinces serait susceptible de réduire les coûts de l’information liés à l’objet de la transaction. Cette solution serait plus conforme au rôle complémentaire du droit envers l’intention des parties et à sa fonction de réduction de l’étendue de la matière qu’elles ont à négocier.

Nous allons maintenant nous tourner vers un autre point clé de l’analyse de la réglementation. Il s’agit du casse-tête posé par la reconnaissance des crédits compensatoires.

2.2.2 Le casse-tête des crédits compensatoires

Dans un article souvent cité, Edwin Woerdman montre que les coûts de transaction diffèrent dans un régime de permis et un régime de crédits[165]. En fait, le modèle de régime de plafonnement et d’échange que nous avons exposé dans la section 1.1.2 ne rend pas complètement compte de la dynamique d’incitation à l’oeuvre dans les régimes de plafonnement et d’échange de droits d’émission qui ont été déployés jusqu’à présent. Ceux-ci sont en effet, la plupart du temps, des régimes hybrides qui conjuguent deux types de régimes d’échange de droits d’émission, soit un régime de plafonnement et d’échange et un régime de référence et crédit[166].

Dans le régime de plafonnement et d’échange de notre modèle, l’échange des droits d’émission (les « quotas ») entre les agents économiques est un jeu à somme nulle. Autrement dit, les quotas en circulation qui ne sont pas détenus par un agent sont automatiquement détenus par l’autre agent. La vente d’un quota représente le renoncement à son usage par l’agent vendeur. L’information sur la rareté des quotas est claire et la coordination de l’usage de la ressource est élégante.

L’hybridation des régimes de plafonnement et d’échange est réalisée par l’établissement d’un lien à sens unique, avec un régime de référence et crédit. Or, la reconnaissance des droits d’émission provenant d’un régime de référence et crédit (les « crédits ») perturbe la transparence et l’équilibre du jeu. Ces perturbations proviennent notamment d’un réalignement des incitatifs, susceptible d’affaiblir la transparence et l’efficacité de la coordination. Notre modèle doit donc être enrichi par la prise en compte de ce métissage sur les coûts de transaction. Nous observerons en premier lieu le réalignement des incitatifs, avant d’en mesurer les conséquences sur les coûts de transaction.

Pour ce faire, il nous faut tout d’abord introduire un troisième agent dans notre modèle, l’agent « C ». Cet agent n’est pas assujetti à l’obligation de détenir des droits d’émission, mais il a la possibilité d’entreprendre un projet de réduction des émissions. Le succès de ce projet et la constatation de la réduction des émissions lui permettent d’obtenir la délivrance de crédits par la puissance publique. L’agent « C » peut ensuite vendre ces crédits aux deux agents économiques assujettis à l’obligation de détenir des droits d’émission. Observons maintenant le réalignement des incitatifs.

Le premier réalignement concerne l’opportunisme. Pour l’agent « C », la maximisation du profit passe par l’obtention d’un nombre maximal de crédits pour un investissement de réduction le moins coûteux possible. La conséquence est que la réalité de la réduction et le gain pour l’environnement ne sont pas alignés sur l’incitatif, pire encore, ils peuvent représenter un obstacle à la maximisation du profit[167]. Dans notre modèle, cela n’a pas beaucoup d’importance puisque l’information est parfaite. Cependant, la réalité est tout autre et, dans un monde où l’information est rare et coûteuse, la tentation pour les promoteurs de projets de réduction d’avoir un comportement opportuniste est constante. D’ailleurs, dans le contexte des crédits issus du mécanisme de développement propre du Protocole de Kyoto, David Campbell dénonce ce type d’alignement comme un « incentive incompatible design », voire une incitation à la fraude[168]. La tentation est grande, en effet, de faire preuve de négligence, même de tricher ou de jouer avec les règles afin d’obtenir des crédits et de maximiser les gains. Comme nous allons le voir, l’expérience du PPA, du régime sur la réduction du plomb dans l’essence et du mécanisme de développement propre au Protocole de Kyoto a montré que ces craintes ne sont pas dénuées de fondement.

Les études conduites sur les crédits compensatoires émis dans le cadre du PPA ont montré que ceux-ci étaient problématiques. Stewart Elgie relève que 60 p. 100 des crédits accordés ne représentaient pas de réelles réductions des émissions[169]. Ces crédits douteux ont été accordés par la puissance publique sur la base des différentes méthodes de calcul dont les opérateurs disposaient pour établir le niveau de référence de leurs émissions[170]. Compte tenu de ce problème, cet auteur estime qu’il est heureux que ces crédits n’aient représenté que 6 p. 100 des droits d’émission en circulation du PPA[171].

Lors de son analyse des coûts de transaction dans le régime sur la réduction du plomb dans l’essence, Suzi Kerr fait état qu’en 1986 le Government Accounting Office a estimé que 35 p. 100 des crédits contrôlés étaient invalides du fait d’erreurs involontaires ou délibérées des entreprises assujetties[172]. Enfin, Christina Voigt est arrivée à des constatations semblables à l’égard des crédits émis dans le cadre du mécanisme de développement propre au Protocole de Kyoto (les unités de réduction certifiée des émission (URCE)). Elle relève, par exemple, qu’à la fin de 2007 la réalité des réductions d’émission était douteuse dans 20 p. 100 des URCE en circulation[173].

Le deuxième réalignement des incitatifs concerne le comportement des agents « A » et « B » face à cette nouvelle situation. Dans notre modèle, le nombre de droits d’émission effectivement en circulation dépend maintenant de la quantité de crédits mis sur le marché par l’agent « C ». La quantité peut augmenter en fonction des limites établies par le régime. Une augmentation importante réduirait l’effet incitatif de la rareté des quotas sur le comportement des agents « A » et « B ». Ainsi, un nombre de crédits en circulation plus élevé entraîne une baisse effective des réductions d’émission que ces agents doivent réaliser[174]. Comme l’explique Alice Kaswan, « [a]llowing significant offset use […] would not only slow the adoption of existing emission reduction measures, but would also chill technology innovation[175] ».

Ce danger est également souligné par Markus Pohlmann à l’égard du SCEQE. Dans une section de son texte consacrée aux leçons à tirer de l’expérience du SCEQE, il estime ceci : « an unlimited import of CDM/JI credits may inflate a scheme’s overall emissions cap, reduce the price for allowances and prevent covered sectors, operators and installations from investing in domestic climate mitigation measures[176] ».

Dans le modèle enrichi, la décision d’innover des agents « A » et « B » est maintenant aussi liée au nombre de crédits vendus par l’agent « C ». Dans un monde d’information parfaite, une telle situation n’a pas de conséquence sur les coûts de transaction. Cependant, il en va tout autrement en réalité. Les agents économiques assujettis à un régime hybride ne connaissent pas le nombre de crédits qui seront mis en circulation pour une période de conformité donnée, ce qui opacifie le jeu de la rareté et augmente les coûts d’information. La réponse apportée par la puissance publique à ce problème dans le cadre du SCEQE passe par l’établissement d’une quantité maximale des crédits utilisables aux fins de conformité. Ainsi, au cours de la deuxième période d’échange du SCEQE, la quantité d’URCE et d’unités de réduction des émissions (URE) utilisable à des fins de conformité varie selon les États membres et représente globalement 13,4 p. 100 du plafond des émissions[177].

De ce bref exposé, il est possible de tirer le constat que l’hybridation d’un régime de plafonnement et d’échange transforme la structure des incitatifs en favorisant l’opportunisme, d’une part, et en opacifiant le jeu de la rareté, d’autre part. Cette transformation entraîne une augmentation des coûts d’information pour les participants au régime, au moment de choisir le comportement à adopter. Ces coûts sont différents et plus élevés que ceux encourus dans un régime de plafonnement et d’échange qui n’a pas été hybridé[178]. Ainsi, ils sont susceptibles d’avoir une incidence négative sur la maximisation des échanges, mais aussi sur l’effectivité environnementale du régime. Comme dans la section précédente, se pose la question de l’agent le mieux placé pour les réduire. À l’égard des crédits, la réponse diffère selon que l’agent économique prend part à une transaction sur le marché primaire ou sur le marché secondaire[179].

Sur le marché primaire, le promoteur du projet de réduction ou l’acheteur des crédits potentiels issus de ce projet doivent habituellement assumer les risques et les coûts afférents à la validation et au contrôle du projet afin de démontrer que les réductions des émissions réalisées sont réelles, mesurables, additionnelles, permanentes et vérifiables[180]. En effet, si la réglementation ne les oblige pas à faire cette démonstration et que la puissance publique délivre automatiquement les crédits avec le droit de revenir sur leur existence, s’il s’avère après coup que les réductions ne sont pas admissibles, les coûts que les acheteurs sur le marché secondaire devront engager pour se prémunir contre cette éventualité seront probablement très élevés. Pour réduire ces risques d’invalidité des projets, il semble clair que dans ce cas le promoteur du projet est effectivement le cheapest cost avoider.

De plus, le processus de vérification préalable à la délivrance des crédits permet à la puissance publique de jouer un rôle de « signaleur » sur le marché. En délivrant les crédits au promoteur, elle atteste que la démonstration de l’admissibilité des réductions a été réalisée. Cela permet de réduire encore les coûts d’information de l’acheteur, puisque la puissance publique « signale » que ces crédits sont acceptables aux fins de son obligation de conformité. La solution paraît donc, à première vue, efficace.

Toutefois, ce processus est générateur de coûts de transaction élevés pour le promoteur. En fait, comme le résume Stewart Elgie, « increasing the reliability that reductions are real normally means increasing the transaction costs which erodes the cost savings from the offset trade. This is the classic trade off in an offset program, between reliability and transaction costs. Increasing one means decreasing the other. This trade off is a major reason why offset programs generally have achieved little or no net benefits[181]. »

Autrement dit, pour contrebalancer le non-alignement des incitatifs, la puissance publique se trouve dans l’obligation de mettre en place de lourdes et coûteuses procédures de vérification et d’approbation. De plus, la réglementation peut augmenter ou diminuer les coûts d’information de l’acheteur sur le marché secondaire selon qu’elle prévoit ou non l’annulation des crédits en cas de fraude du promoteur. Ainsi, plus la sécurité juridique des crédits est menacée, plus les acheteurs seront amenés à engager des coûts afin de se protéger contre cette éventualité ou à réduire le prix qu’ils sont prêts à payer. Ces coûts forment alors des frictions à l’échange.

La puissance publique joue également un rôle de signaleur à l’égard de la rareté des droits d’émission. Le signal est envoyé lors de l’élaboration des règles d’un régime d’échange de droits d’émission, par la fixation d’une quantité maximale de crédits qu’un agent peut utiliser pour exécuter son obligation de couverture des émissions. Plus la quantité est élevée, plus la puissance publique envoie le signal que la rareté des quotas est affaiblie. Comme nous l’avons vu plus haut, ce type de signal permet de faire baisser le prix. Il entraîne aussi une incertitude sur l’état réel de la rareté des droits d’émission dans le régime, à un moment donné. Surtout, l’affaiblissement du signal de rareté est susceptible de modifier en profondeur le comportement vertueux recherché par le régime, en amoindrissant l’incitation à la réduction absolue des émissions et à l’innovation technologique des agents assujettis à l’obligation de détenir des droits d’émission.

En conclusion, et comme l’écrit Michael W. Wara du Program on Energy and Sustainable Development de la Stanford University, « [i]t is hard to see how any offset system can dramatically reduce […] problems of asymmetrical information, distorted incentives and transaction costs[182] ». Les rédacteurs des dispositions relatives à la reconnaissance et à l’utilisation des crédits dans un régime de plafonnement et d’échange font face à un véritable casse-tête. Ils doivent trouver un compromis entre deux objectifs importants de la réglementation, soit la réduction des coûts de transaction et la préservation de l’intégrité environnementale du régime. Or ce compromis est difficile à trouver compte tenu de l’effet du réalignement des incitatifs sur le comportement des agents.

L’enrichissement de notre modèle nous a permis d’entrevoir l’incidence des coûts d’information liés à l’identification d’un cocontractant et à la négociation des modalités de l’échange, sur le comportement des agents économiques qui participent à un régime de plafonnement et d’échange. Dans la première partie de l’article, nous avons retenu une taxonomie des coûts de transaction façonnée autour des étapes de l’échange de droits d’émission. Jusqu’à présent, nous avons successivement envisagé les étapes de recherche d’un cocontractant et de négociation des modalités de l’échange. Nous allons nous tourner maintenant vers l’examen des coûts liés à l’exécution de l’échange.

2.3 Les coûts liés à l’exécution de l’échange

L’exécution constitue la dernière étape de la réalisation de l’échange. Des coûts de transaction trop élevés à cette étape peuvent faire obstacle à leur maximisation. Dans notre modèle sans coûts de transaction, l’exécution d’un contrat d’échange entre les agents ne pose pas problème puisque l’information n’y est pas asymétrique et que l’opportunisme d’un cocontractant peut être facilement déjoué. Comme nous l’avons déjà vu plus haut à l’égard d’autres aspects de l’échange, la réalité est fort différente.

En matière d’exécution des contrats dans les régimes d’échange de droits d’émission, il est possible de dégager deux aspects de la réglementation susceptibles d’avoir une incidence importante sur les coûts de transaction. Il s’agit respectivement du rôle de l’infrastructure institutionnelle et de la cohérence du cadre juridique entourant l’exécution des contrats. Nous allons examiner ces deux aspects tour à tour.

2.3.1 Le rôle de l’infrastructure institutionnelle

Les droits d’émission n’ont pas d’existence physique. Ils sont créés par la puissance publique et sont complètement dématérialisés. Leur existence ainsi que l’identité de leur propriétaire sont attestées par leur inscription dans un registre. De la même façon, le transfert de la propriété lors de l’exécution d’un contrat de vente de droits d’émission est attesté par leur inscription dans le registre, au compte du nouveau propriétaire. Le registre est habituellement tenu par la puissance publique ou bien par un tiers, aux termes d’une délégation de pouvoir. Il suit le mouvement des droits d’émission tout au long de leur vie, du moment de leur création jusqu’au moment de leur restitution par les agents économiques, lors de l’exécution de leur obligation de conformité. On constate d’emblée le rôle central que le registre occupe dans le processus d’échange de droits d’émission. Compte tenu de l’importance de ce rôle, le registre doit offrir des garanties de fiabilité et de sécurité élevées. Moins la fiabilité et la sécurité du registre sont assurées, plus les garanties entourant la propriété des droits d’émission sont incertaines[183]. L’incertitude entourant la propriété des droits amènerait alors les agents à prendre des mesures supplémentaires afin de compenser l’asymétrie d’information et pour se prémunir contre le comportement opportuniste éventuel des autres agents. Ces mesures tendraient alors à faire augmenter les coûts de transaction. Cette question s’est posée récemment dans le cadre du SCEQE.

Aux termes du SCEQE, chaque État membre possède son propre registre national. Les opérations de création, de transfert et de restitution des quotas exécutées dans le registre national sont répercutées au niveau européen dans le registre central européen, le Community Independant Transaction Log (CITL)[184]. Le CITL a pour objectif d’assurer un contrôle automatisé des opérations sur les registres nationaux et de faciliter la surveillance des mouvements de quotas transfrontaliers. L’administrateur du CITL possède le pouvoir de bloquer toute transaction suspecte réalisée dans un registre national[185]. Ces précautions n’ont pu toutefois empêcher l’affaire du vol des quotas.

L’affaire du vol des quotas est une vaste opération d’hameçonnage coordonnée à l’échelle européenne, qui est survenue au début de l’année 2011. Les auteurs de cette fraude ont réussi à s’emparer de plusieurs millions de quotas figurant sur les registres de l’Autriche, de la Grèce, de l’Italie, de la République tchèque et de la Roumanie, et à les revendre rapidement sur le marché. L’ampleur de cette fraude a amené la Commission européenne à suspendre tous les transferts de quotas entre les registres nationaux, le temps que la sécurité puisse être rétablie. Cette suspension a entraîné un gel du marché au comptant sur quotas pendant plusieurs semaines (pendant cette période, les opérations à terme se sont poursuivies normalement). Cette affaire a jeté un doute sur la fiabilité des registres nationaux et des systèmes de surveillance mis en place par les États et l’Union européenne[186]. Elle met également en relief les failles de la réglementation à l’appui de l’infrastructure de surveillance et de sanction.

Comme le souligne Matthieu Wemaëre, la qualification pénale de l’hameçonnage ainsi que son traitement varient d’un État à l’autre. Cette qualification est en effet importante pour établir la situation d’un exploitant d’une installation qui a acheté, vendu ou restitué des quotas volés en toute bonne foi. L’auteur fait également état des problèmes qui ont touché la divulgation des numéros de série des quotas volés. Seule une partie de l’information a été divulguée avant la fin de l’enquête pénale. Par ailleurs, et selon les pays, les détenteurs de quotas volés ont été obligés de les restituer à la puissance publique avant la fin des procédures, alors même que leur bonne foi n’était pas mise en cause. Comme l’explique l’auteur, cette manière de faire « risque de dissuader les échanges, et ce, aussi longtemps que les enquêtes pénales n’auront pas trouvé d’issue[187] », puisqu’ils ne seront pas certains de pouvoir garder les quotas achetés.

En somme, cette affaire a augmenté l’incertitude et réduit la confiance que les agents économiques avaient à l’égard de la fiabilité et de la sécurité du système. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de cette incertitude sur leur comportement. Il est cependant possible de supposer que ceux-ci prendront des mesures visant à augmenter leurs garanties dans le cadre des opérations d’échange de quotas.

Par ailleurs, un registre de droits d’émission joue un autre rôle informationnel. Il donne à tous les agents une information identique sur le nombre de droits d’émission en circulation ou en réserve. Cette information, combinée à l’information découlant des déclarations des émissions des installations assujetties au régime, envoie au marché un signal de rareté. Ce signal permet aux agents d’ajuster leurs attentes et de prendre position sur le marché. Plus le signal est clair et transparent, plus les agents peuvent préciser leurs attentes à moindre coût. L’inverse provoque, au contraire, une opacification de la situation, propice à une information asymétrique susceptible d’amener les agents à faire preuve d’une prudence excessive, avant de prendre position. L’augmentation du coût d’information produit alors une friction sur les échanges. À titre d’illustration de cet autre rôle des registres, nous allons évoquer l’épisode du choc informationnel survenu lors de la première phase du SCEQE.

Lors de la première phase du SCEQE, le prix des quotas est passé de 8 € en janvier 2005 à plus de 20 € en mars 2006. Le prix a soudainement plongé en avril 2006 pour finalement atteindre 0,02 € en décembre 2007. Denny Ellerman a analysé en profondeur cet épisode[188]. Le diagnostic posé par cet économiste est que l’effondrement du prix des quotas a été principalement causé par un choc informationnel. Parmi les causes importantes de ce choc, il cite le retard dans la mise en place des registres nationaux des pays de l’Europe de l’Est. Il souligne que, puisque c’est sur le territoire de ces pays que se situaient les installations ayant un surplus important de quotas, l’état réel de l’offre n’était pas connu. Du coup, la demande, qui provenait principalement des pays de l’Europe de l’Ouest, a gonflé artificiellement le prix des quotas[189]. La mise en ligne progressive des registres de l’Europe de l’Est et la divulgation en avril 2006 des premières informations sur les émissions à l’échelle européenne ont fait prendre conscience aux agents qu’il existait un surplus de quotas sur le marché. Autrement dit, les attentes des agents ont été déjouées. Le marché a reçu un signal d’absence de rareté conduisant à l’effondrement des prix[190].

La survenance de cet évènement a eu des répercussions sur le comportement des agents, en particulier à l’égard de leur intérêt à participer au marché. Pour Jurate Jaraite, le faible prix des quotas à la suite du choc informationnel de 2006 a conduit les agents assujettis à une obligation de couverture de leurs émissions à s’abstenir de participer au marché[191].

Dans cette section, nous avons constaté que l’organisation de l’infrastructure institutionnelle et la tenue des registres sont un enjeu de taille pour les régimes de plafonnement et d’échange. Si les règles de tenue des registres du SPEDE et des régimes provinciaux qui participeront à terme à la WCI ne sont pas harmonisées, ou bien s’il est difficile pour la puissance publique de surveiller efficacement les opérations de transfert de propriété, par exemple à cause de l’absence d’un administrateur central, les agents devront eux-mêmes pallier le manque de transparence de l’information. Les mesures à prendre pourraient s’avérer coûteuses et augmenter de manière considérable les coûts d’exécution des contrats. Voyons maintenant le second aspect des coûts liés à l’exécution de l’échange : la fragmentation du cadre juridique.

2.3.2 La fragmentation du cadre juridique de la surveillance

Le cadre juridique qui s’applique aux contrats portant sur les droits d’émission a notamment pour objectif d’assurer un engagement maximal des parties dans l’exécution de leurs obligations[192]. Pour ce faire, il doit posséder un certain nombre de caractéristiques. L’une de ces caractéristiques, la capacité à réduire les comportements opportunistes et à compenser les capacités limitées de prévoyance des parties, a une incidence importante sur les coûts d’exécution[193]. Comme le résume Ejan Mackaay, le cadre juridique doit permettre de minimiser le « coût global des accidents de parcours dans le contrat[194] ». L’importance de la cohérence du cadre juridique dans la réduction des coûts de transaction liés à l’exécution de l’échange est illustrée par l’expérience du SCEQE.

Nous avons constaté dans la section consacrée à la négociation des modalités de l’échange que l’absence de qualification juridique claire et commune des quotas d’émission dans le SCEQE avait provoqué une fragmentation du cadre juridique applicable au contrat. En France, par exemple, la qualification de « bien » permet une application claire des règles du Code civil relatives à la cession ou à la protection des biens. Tel n’est pas le cas dans les pays où la qualification des quotas n’est pas claire ou appartient à d’autres catégories comme les autorisations administratives ou les instruments financiers. Cette fragmentation augmente la vulnérabilité des parties lors de la survenance d’un « accident de parcours » à l’occasion de l’exécution du contrat.

Cette fragilité est particulièrement importante dans le cadre de la réalisation d’opérations transfrontalières. À cause du flou entourant la nature des quotas, les règles de conflit du droit international s’avèrent particulièrement délicates à mettre en oeuvre[195]. Ces difficultés paraissent si insurmontables que, pour les membres du Financial Markets Law Committee (FMLC), le recours aux instruments de droit international privé destinés à régler les problèmes d’exécution des contrats portant sur les quotas est illusoire[196]. Les membres du FMLC soulignent que le problème est particulièrement aigu en matière de faillite, de sûretés ou de transferts frauduleux[197].

Les participants au marché du SCEQE ont réagi à cette situation en ayant de plus en plus recours à des formes de transaction qui minimisent les risques d’« accident de parcours ». Les transactions peuvent être principalement regroupées en trois catégories. Ces catégories sont respectivement les transactions réalisées sur une plateforme de négociation, de gré à gré compensées et de gré à gré non compensées[198]. Les opérations appartenant à la première et à la deuxième catégorie sont réalisées en ayant recours à une chambre de compensation. Elles représentaient, en janvier 2010, plus de 85 p. 100 des opérations du SCEQE[199].

Le recours à une chambre de compensation permet d’augmenter la transparence de la transaction et de mieux encadrer le risque de contrepartie. Autrement dit, elle diminue de manière importante la survenance d’un « accident de parcours ». C’est la raison pour laquelle François-Michel Gonnot considère qu’il s’agit là d’« un facteur de sécurisation du marché[200] ». Toutefois, la sécurité assurée par le recours à une chambre de compensation a un coût qui fait augmenter de manière non négligeable les coûts d’exécution du contrat.

Néanmoins, cette sécurité peut s’avérer insuffisante en raison de l’inadéquation de la réglementation des opérations et de la surveillance des intermédiaires. Ainsi, comme le remarque Michel Prada, « la majorité du marché dérivé entre dans le champ de la régulation financière, laissant le marché au comptant et le marché des contrats commerciaux à terme dans une situation de vide juridique[201] ». Ces opérations sont plus facilement exposées aux comportements stratégiques et opportunistes de certains participants. Cela résulte notamment des conflits d’agence entre les intermédiaires et leurs clients, du fait de l’importante asymétrie d’information dans le marché des quotas. En réaction à cette situation, la principale plateforme de négociation des quotas, l’ICE Futures Exchange, a commencé à offrir à ses clients des opérations sur quotas avec « règlement-livraison à J + 2 ». Il s’agit là d’un exemple de détournement des règles afférentes aux opérations sur instruments dérivés, en vue de les appliquer à des opérations qui ressemblent à des opérations au comptant. En l’espèce, cela permet d’appliquer le cadre réglementaire britannique visant le marché financier à des opérations qui n’y seraient normalement pas assujetties[202]. Cette situation illustre l’une des faiblesses de l’encadrement réglementaire des transactions sur le marché du SCEQE.

La fragilité du cadre réglementaire du SCEQE dans la surveillance des opérations s’est également manifestée à l’occasion des affaires de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Ces affaires se sont produites principalement en 2009, quoique leur ampleur exacte soit encore inconnue. Les auteurs de la fraude ont utilisé à leur profit la fragmentation du cadre fiscal européen applicable au traitement des quotas en regard de la TVA. Le mécanisme utilisé est du type « carrousel ». Les fraudeurs ont eu recours à ce mécanisme pour acheter au comptant de grandes quantités de quotas, auprès de vendeurs situés sur le territoire d’un autre État membre. Aucune TVA n’était perçue sur cette opération transfrontalière. Ces quotas étaient immédiatement revendus au comptant sur le marché national. La TVA était alors perçue par les fraudeurs qui s’empressaient de l’empocher et de disparaître[203]. Certains pays, dont la France, ont réagi rapidement en ramenant la TVA à un taux zéro. L’Union européenne a proposé par la suite un cadre harmonisé de perception de la TVA sur les biens et services présentant un risque de fraude. Néanmoins, selon Michel Prada, tout risque de fraude n’est pas encore écarté[204].

L’expérience du SCEQE montre que la cohérence du cadre juridique est un enjeu de taille pour la sécurité de l’exécution des échanges dans un régime de plafonnement et d’échange de droits d’émission. Plus la fragmentation du cadre juridique est importante, plus il semble que les possibilités de fraude augmentent. Au-delà de la fraude, la fragmentation du cadre juridique favorise l’émergence de rapports contractuels dont l’exécution repose sur une information asymétrique. Celle-ci engendre à son tour l’apparition de comportements opportunistes. Cette situation rend la prévention et le règlement des « accidents de parcours » qui peuvent survenir lors de l’exécution des contrats plus coûteux à effectuer.

Conclusion

Le choix d’une politique de protection de la stabilité du climat axée sur l’échange de droits d’émission suppose l’adhésion à certaines hypothèses sous-jacentes. Une de ces hypothèses est que la puissance publique doit faire en sorte « de rapprocher l’économie réelle des conditions théoriques dans lesquelles l’optimum est atteint, c’est-à-dire […] d’atténuer dans toute la mesure du possible […] l’insuffisante définition des droits de propriété et le niveau des coûts de transaction[205] ». Autrement dit, il s’agit de réduire les frictions à l’échange des droits d’émission afin que la « magie » du marchandage coasien puisse opérer.

Dans cet article, nous avons exploré l’organisation de l’échange de droits d’émission. Notre exploration est passée par l’élaboration d’un modèle d’échange théorique idéal, progressivement enrichi par l’introduction des coûts de transaction à la lumière de l’expérience de régimes d’échange de droits d’émission qui existent depuis plusieurs années. Toutefois, avant d’évoquer les résultats issus de ce modèle, il est nécessaire d’en souligner certaines limites.

Celles-ci sont de deux ordres. Premièrement, nous avons défini les coûts de transaction comme étant essentiellement des coûts d’information. Bien qu’il s’agisse d’une définition semblable à celles retenues dans d’autres études consacrées aux politiques environnementales, une telle définition fait encore l’objet de débats. Elle est donc imparfaite. Deuxièmement, nous n’avons pas comparé les coûts globaux de déploiement et de mise en oeuvre des régimes de plafonnement et d’échange avec ceux d’autres arrangements institutionnels. Notre étude ne formule donc pas un jugement sur l’efficacité économique des régimes de plafonnement et d’échange de droits d’émission de carbone comparativement à d’autres politiques de protection de la stabilité du climat comme l’approche réglementaire ou la fiscalité.

Cependant, malgré ces limites, il nous semble que le modèle que nous proposons contribue à l’avancement des connaissances. En mettant en lumière les frictions les plus importantes qui sont susceptibles de s’exercer à l’occasion des différentes étapes de l’échange des droits d’émission, il fournit un cadre d’analyse qui permet de tester la cohérence interne des règles de droit avec l’objectif sous-jacent de l’échange. Il prédit notamment que des coûts de transaction non négligeables sont susceptibles de peser sur chaque étape de l’échange de droits d’émission. Cette situation reflète la tension inhérente à ce type d’instrument économique, à la fois instrument de conformité réglementaire environnementale et instrument de marché axé sur l’efficacité.

Notre modèle montre également que plusieurs traits saillants de la réglementation peuvent engendrer des coûts de transaction élevés et qu’ils constituent, du coup, des enjeux particuliers pour le SPEDE et d’autres régimes qui pourraient faire partie, à terme, de la WCI. Ces traits nous permettent aussi de tirer quatre recommandations qui pourraient s’avérer pertinentes pour leur réglementation. Le premier de ces traits porte sur la réduction des coûts d’information concernant l’identification d’un cocontractant et paraît étroitement lié au degré d’ouverture des régimes de plafonnement et d’échange à un large éventail de participants. Il nous semble donc que nous devrions retrouver dans la réglementation du SPEDE des dispositions permettant à un large éventail de participants d’intervenir sur le marché, de la manière la plus fluide possible. Cela semble être le cas à première vue, puisque le chapitre II du Règlement concernant le système de plafonnement et d’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre prévoit l’inscription de plusieurs catégories de participants[206].

Le second trait vise la réduction des coûts d’information liés à la négociation des modalités de l’échange. En effet, le modèle montre que la réglementation peut favoriser ou décourager l’émergence de la standardisation des modalités de l’échange. L’émergence de la standardisation dépend en grande partie de la cohérence de la qualification juridique, fiscale et comptable des droits d’émission. Il nous paraîtrait donc judicieux que la réglementation du SPEDE éclaircisse la qualification juridique, comptable et fiscale des droits d’émission. Regrettablement, la réglementation du SPEDE est silencieuse à ce sujet.

La réduction des coûts d’information liés à la négociation des modalités de l’échange dépend également de la manière dont la puissance publique s’attaque au casse-tête posé par le non-alignement des incitatifs qui est issu de l’hybridation d’un régime de plafonnement et d’échange avec un régime de référence et crédit. L’expérience montre qu’une telle hybridation se révèle risquée tant pour l’effectivité environnementale que pour l’efficacité économique du régime de plafonnement et d’échange. Afin d’éviter ces problèmes, il semblerait donc souhaitable que la réglementation du SPEDE évite d’y recourir. Cependant, nous constatons que la réglementation du SPEDE prévoit actuellement l’hybridation du système avec un programme de crédits compensatoires[207].

Enfin, le troisième trait saillant de la réglementation concerne la réduction des coûts d’information liés à l’exécution de l’échange. Le modèle montre que les règles entourant la sécurité des échanges, en particulier les opérations de transfert de propriété et la surveillance des opérateurs, peuvent constituer un obstacle à la maximisation des échanges. Afin de surmonter cet obstacle, la réglementation d’un régime de plafonnement et d’échange devrait prévoir la mise en place d’une infrastructure solide à même de garantir la sécurité des échanges. Notons que la réglementation du SPEDE semble prévoir une telle infrastructure, grâce au déploiement de la plateforme du Compliance Instruments Tracking System Service (CITSS)[208].

Bien entendu, il ne s’agit là que de recommandations et de constats très préliminaires qui gagneraient à être approfondis. Ainsi, une recherche qui appliquerait de manière minutieuse le modèle d’analyse élaboré dans cet article à la réglementation finale du SPEDE pourrait livrer des conclusions plus serrées quant à l’importance des frictions à l’échange des droits d’émission de gaz à effet de serre.