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Je crois que c’est La Bruyère qui a dit que, après le discernement, les choses les plus rares étaient les diamants et les perles. Alors, nous avons préféré éviter le mot « discernement ».

Jean Pineau, Journal des débats, Sous-commission des institutions, 1re sess., 34e légis., no 12, 19 septembre 1991.

Si un individu privé de raison, c’est-à-dire un inapte[1], n’est pas coupable de sa faute, en est-il pour autant responsable civilement ? Le législateur québécois répond par la négative et impute une responsabilité civile aux seuls individus doués de raison, sur la base de l’alinéa deuxième de l’article 1457 du Code civil du Québec[2]. Cette solution nous apparaît pour le moins choquante[3].

Bien que le poncif « responsable mais non coupable » puisse illustrer une dérive possible du droit de la responsabilité, il ne sacrifie pas « sur l’autel de la réparation[4] » le rôle normatif de la responsabilité civile, dans une telle situation. Le fait de trouver des individus inaptes responsables civilement se distinguerait de la responsabilité pénale.

La responsabilité criminelle fait référence à l’état mental de l’accusé au moment où il a commis son délit. Une telle responsabilité n’est pas engagée si une personne est atteinte de troubles mentaux qui la rendent incapable à juger de la nature, de la portée et des conséquences de son acte criminel. En ce sens, la disposition contenue au paragraphe premier de l’article 16 du Code criminel prévoit ceci : « La responsabilité criminelle d’une personne n’est pas engagée à l’égard d’un acte ou d’une omission de sa part survenu alors qu’elle était atteinte de troubles mentaux qui la rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais[5]. »

Sans mettre pour autant l’article 16 du Code criminel au banc des accusés, nous pouvons tenter une dissociation du droit pénal et du droit civil en cette matière[6]. Outre certaines différences procédurales[7], les finalités de ces deux domaines divergent : l’ordre pénal sanctionne, réprime et dissuade l’adoption d’un comportement jugé attentatoire au bien-être de la société. Pour sa part, l’ordre civil a essentiellement pour objet de réparer, de compenser ou encore d’indemniser autrui pour une conduite qui lui a causé préjudice[8]. Si le maintien en détention dans un centre hospitalier tend à réaliser la protection sociale au pénal, pourquoi ne pas favoriser le rétablissement de l’équilibre patrimonial rompu par l’octroi de dommages-intérêts compensatoires au civil ?

En matière civile, rappelons-nous l’affaire L’Heureux c. Lapalme[9], où la Cour supérieure s’est prononcée sur la faculté de discernement, en tant que considération de fait à prouver selon la prépondérance des probabilités, requise en matière de responsabilité civile personnelle. En l’espèce, un individu, atteint d’un délire paranoïde et sans justification, qui assène un coup de poing à un tiers et cause de sérieuses blessures au visage de celui-ci n’est pas responsable selon le tribunal. Il a pourtant agressé physiquement la victime et lui a infligé des lésions corporelles qui ont entraîné des séquelles. Celle-ci ne peut obtenir une quelconque compensation de la part de l’auteur du fait dommageable. Dans une telle situation, la faculté de discernement exigée fait défaut ; un individu non doué de raison qui a adopté une conduite objectivement fautive, donc illicite[10], ne peut être tenu à réparation en droit civil québécois.

C’est de l’irresponsabilité civile personnelle d’une personne physique[11] majeure[12] privée de raison qu’il est question dans notre article.

Certes, un fait dommageable illicite commis par un inapte entraîne une responsabilité civile du tuteur, du curateur ou de celui qui assume la garde d’un majeur non doué de raison, en vertu de l’article 1461 C.c.Q., seulement s’il y a commission d’une faute intentionnelle ou lourde dans l’exercice de la garde. L’idée de réparation et de justice sociale irrigue en effet la responsabilité civile du fait des autres[13]. Voyons les Commentaires du ministre de la Justice :

Une telle règle se justifie par le souci d’assurer une certaine protection aux personnes que l’État veut encourager à prendre charge d’autrui et qui le font, dans la plupart des cas, bénévolement ; déjà prévue en certains cas par la Loi sur le curateur public[14], elle se devait d’être généralisée et applicable à toute personne qui assume une telle garde[15].

Cette responsabilité pour le fait d’autrui pallie les difficultés pratiques tenant aux poursuites judiciaires, dont le risque d’insolvabilité et l’exécution du jugement, et soustrait à une injustice la victime dépourvue de compensation.

Il reste cependant des hypothèses non couvertes par la loi, notamment celle du majeur privé de raison, mais qui n’est pas sous tutelle ou curatelle[16]. Dans une situation où un tel majeur est solvable et qu’il est privé temporairement de sa raison par une cause naturelle, est-il possible de spéculer sur sa responsabilité personnelle ? Voilà le noeud gordien à trancher dans la présente analyse. En effet, dans une telle situation spécifique, la victime est dépourvue de toute compensation. Entre deux « victimes » potentielles — celle qui subit un préjudice et celle qui est atteinte d’un trouble mental —, laquelle faut-il favoriser ?

N’y aurait-il pas lieu d’imposer à l’inapte une obligation de réparer, en d’autres termes, une responsabilité dite patrimoniale ? Au Québec, si la promotion des intérêts sociaux est surtout passée par l’adoption de régimes d’indemnisation étatiques sans égard à la faute[17], plutôt que par l’activisme des tribunaux au soutien de la responsabilité objective à l’intérieur des cadres de la responsabilité de droit commun, il faut sonder (voire réformer ?) les dispositions du Code civil du Québec pour voir s’il existe des mécanismes propres à imposer une obligation de réparer aux inaptes. Des considérations de politique générale se greffent au débat et favorisent un parti pris dont la justification ne peut reposer sur un socle purement juridique. Cette proposition peut recevoir, en effet, une justification morale — il n’est pas si innocent ? — mais également une justification pragmatique — a-t-il la possibilité de s’assurer[18] ?

Par ailleurs, le problème présente un tiraillement inévitable, en matière de responsabilité civile, dans l’atteinte de ses divers objectifs. Le prisme économique à travers lequel un lecteur peut examiner la responsabilité pour faute met en évidence des fondements qui s’abreuvent d’une logique préventive — insistant sur le coût intégral du comportement adopté par l’agent —, ainsi que d’une logique indemnitaire — en vue de la réparation de tout le dommage, rien que le dommage — à l’endroit de la victime.

Dans une perspective économiste[19], la finalité poursuivie par la responsabilité civile se dissocie en quelque sorte du dessein curatif énoncé comme impératif dans la doctrine juridique, dont les affirmations sont de nature empirique[20]. Les économistes en soulèvent les incohérences : si la réparation demeure l’objectif essentiel de la responsabilité civile, pourquoi rechercher et identifier les personnes dont les actes ont un lien avec le dommage pour les faire payer ? Dans un sens analogue, pourquoi admettre qu’une injonction soit prononcée contre l’individu qui s’apprête à accomplir un acte constitutif de faute ? Pour respecter la visée strictement indemnitaire postulée dans la dogmatique juridique, comme objectif primordial poursuivi, il faudrait traiter tout accident comme un problème d’assurance sociale, à l’instar de la position néo-zélandaise[21]. Cependant, le risque serait de glisser vers une responsabilité en fonction de la solvabilité de celui qui indemnise, ce qui obéirait ainsi à une logique du deep pocket. Un écueil relatif à l’augmentation significative, voire incontrôlée, des coûts liés aux accidents et à leur prévention pourrait s’ensuivre[22].

Sur la base d’une faute, l’analyse économique du droit examine la structure du régime de la responsabilité et s’interroge sur ses effets à l’endroit des citoyens et sur les manières dont elle est censée contribuer à la conciliation des rapports sociaux. Selon Ejan Mackaay, l’analyse économique « part du principe que les institutions modulent le coût des différentes lignes de conduite que les individus peuvent emprunter dans leurs interactions et examine comment ils adaptent leur comportement en conséquence[23] ». Si le droit civil québécois continue de faire appel à la faute, c’est qu’il y a un intérêt à faire payer les personnes pour qui cet élément peut être prouvé (c’est le cas également pour le lien de causalité). Le fardeau financier conditionnel qui repose sur une personne ou un groupe de personnes les incite à examiner dans quelle mesure elles peuvent éviter ou réduire ce fardeau. Les règles de la responsabilité civile ont pour objet d’orienter cette finalité poursuivie vers la recherche de moyens pour amoindrir le préjudice[24]. En ce sens, elles créent une pression préventive chez les individus qui peuvent influencer l’étendue du dommage, mais ne préjugent aucunement la direction précise que doivent prendre les moyens pour y parvenir.

En regard de telles considérations, la réduction du fardeau des accidents, inhérente à la dissuasion des comportements, coexiste auprès de l’indemnisation, comme double fonction de la responsabilité civile extracontractuelle pour faute[25].

Une relecture du Code civil du Québec, répondant à nos conclusions normatives qui consistent à privilégier entre deux « victimes » l’individu qui subit un préjudice et à imposer à l’inapte une obligation de réparer, est opportune[26].

Dans une perspective comparatiste, prenons acte de la politique législative française qui favorise une responsabilité civile de l’inapte sur la base d’une faute objective. Relevons également la reconnaissance exceptionnelle d’une obligation de réparer dans les droits allemand, belge et suisse, sur la base de l’équité. L’approche didactique proposée ici permet de s’interroger sur l’opportunité de transposer ces modèles juridiques étrangers qui retiennent, par une intervention législative spécifique, la possibilité de tenir la personne non douée de raison responsable de ses propres actes — sinon d’inspirer le droit québécois dans le sens d’une objectivation de la faute civile (partie 1).

Dans le système juridique et l’inconscient québécois, une conception subjective (dépassée ?) de la faute perdure. Il s’agit de la violation d’une norme comportementale par une personne douée de raison (art. 1457, al. 2 C.c.Q.). La faculté de discernement est impérative au soutien de la responsabilité civile extracontractuelle pour le fait personnel. Or, n’y a-t-il pas lieu de penser à la critique et à l’éviction de cet élément moral d’imputabilité comme élément constitutif de la faute civile ? Il convient de chercher un fondement et de s’interroger à savoir si un fait ou un acte illicite (art. 1457, al. 1 C.c.Q.) peut entraîner, à lui seul, une responsabilité civile extracontractuelle personnelle lorsque le juge conclut à son existence. La mise en avant d’une responsabilité personnelle de l’inapte sous-tend une objectivation de la faute civile en droit québécois et la reconnaissance d’une portée normative et des effets sanctionnateurs conférés au fait illicite (partie 2).

1 Pour une responsabilité civile personnelle des inaptes juridiques dans les systèmes civilistes français, allemand, belge et suisse

En droit français, à la suite des frères Mazeaud et d’André Tunc, une école plus moderne a privilégié, sous un infléchissement législatif, mais non sans un vaste courant dissident, une objectivation de la faute civile et une responsabilité civile de l’inapte (1.1). Par ailleurs, les droits civils allemand, belge et suisse proposent, sur la base de l’équité, d’imposer une obligation de réparer à la personne privée de raison si sa victime ne peut obtenir compensation autrement (1.2).

1.1 La politique législative française : la responsabilité civile de l’inapte

La position du droit civil français est l’écho d’une réforme législative suivie de quelques interventions jurisprudentielles, lesquelles ont eu pour conséquence d’engager la responsabilité civile du fait personnel[27] des aliénés qui étaient auparavant déclarés irresponsables, en raison de la moralité et de la confusion originaire des responsabilités civile et pénale[28]. Le besoin impérieux de réparation des victimes, qui sous-tend un dessein indemnitaire, doit primer la stigmatisation. Du point de vue purement civil, on ne peut laisser démunie et sans indemnité la victime d’un acte pourtant objectivement anormal, simplement parce qu’elle a eu la malchance que ce geste soit le fait d’un inapte. Prenons pour exemple une femme, qui, dans un état de démence, jette du vitriol au visage d’une autre qu’elle défigure à jamais, ou encore un individu qui verse de l’insecticide dans un tonneau de vin causant la mort de certaines personnes et une intoxication grave à d’autres[29] : de telles injustices nécessitent une compensation.

De plus, avec le développement assurantiel, il appartient aux « irresponsables » ou à leur entourage de contracter des assurances propres à couvrir des actes dommageables, qui semblent d’autant plus probables en raison de leur situation. Le risque engendré par cet état ne doit-il pas être supporté par eux plutôt que par leurs victimes[30] ? À la suite de l’admission de divers palliatifs par les tribunaux qui encadrent strictement, tempèrent, sinon ruinent la portée du principe de l’irresponsabilité, un revirement opéré en deux temps règne dans le système civil français.

Dans le cas spécifique des aliénés, le législateur français est intervenu par la Loi du 3 janvier 1968 relative aux incapables majeurs[31] qui a intégré un texte nouveau dans le Code civil. L’article 414-3 du Code civil français, dans sa rédaction issue de cette loi, édicte ce qui suit : « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation[32]. » Une telle disposition permet de condamner à réparation l’auteur d’un dommage qui ne jouit pas de ses facultés mentales, pourvu qu’il ait commis un acte illicite. Elle ne se prononce pas, en revanche, sur le fondement de la responsabilité des personnes atteintes d’un trouble mental.

En raison de la sobriété et du caractère peu prolixe de la formulation de l’article 414-3 du Code civil, des hésitations et des interprétations doctrinales divergentes — littérale et restrictive — ont eu cours sur sa portée[33]. Certains se sont demandé à savoir si, au-delà de la solution précise, la disposition consacrait une définition objective de la faute, de nature généralisée, pour s’appliquer à tous les cas de responsabilité civile personnelle. Christian Larroumet s’interrogeait comme suit : « S’agit-il d’une responsabilité pour faute fondée sur l’article 1382 du Code civil, ou d’une responsabilité autonome par rapport au droit commun ? La question présentait un grand intérêt dans la mesure où elle pouvait rejaillir sur la définition même de la faute et notamment sur ses éléments constitutifs[34]. »

D’autres personnes envisagent la disposition contenue dans l’article 414-3 du Code civil comme une obligation de réparation autonome, expurgée de l’existence d’une faute et, donc, dépourvue de tout impact quant à la question de l’imputabilité. D’autres encore la considèrent comme un principe consacrant l’abandon de l’exigence d’une imputabilité morale en matière de troubles mentaux. La jurisprudence a tranché et la Cour de cassation a retenu cette dernière interprétation[35]. Selon le tribunal, l’article 489-2 du Code civil (maintenant l’article 414-3) n’institue pas une responsabilité nouvelle et n’oblige à réparation que la personne dont le comportement est fautif. Il rejette une portée autonome de l’article 489-2 par rapport au droit commun de la responsabilité civile pour faute et au principe général de l’organisation sociale exprimé à l’article 1382 du Code civil.

Par une application jurisprudentielle extensive, la commission d’une faute, dépourvue de son élément subjectif, engendre une responsabilité civile pour le fait personnel des individus[36] atteints d’un trouble mental temporaire ou définitif, qu’ils soient soumis ou non à un régime particulier de protection. Cette amplification du cadre de la réparation n’empêche pas la victime de s’adresser, le cas échéant, au gardien de l’aliéné ou à un établissement spécialisé qui présente des garanties de solvabilité plus intéressantes. En tout état de cause, il y a lieu de soulever l’hypothèse de remettre la charge des réparations à un fonds d’indemnisation appuyé sur la solidarité sociale.

L’opportunité des solutions est controversée. Le développement d’une institution selon sa logique propre ne procure pas forcément et en toutes circonstances les solutions qui sont socialement et humainement les meilleures, d’autant plus que son utilité d’un point de vue pratique est faible. Le malaise suscité par les condamnations de responsables privés de raison peut-il être dissipé par un possible recours à l’assurance obligatoire ou à la création d’un fonds de garantie qui procurerait une indemnisation illimitée ? De telles injustices éventuelles qui peuvent naître de l’admission d’un principe de la responsabilité des inaptes peuvent-elles être palliées ? À l’instar de Geneviève Viney, il suffirait d’admettre ceci :

[T]ous les incapables soumis à un régime de protection légale doivent être obligatoirement assurés tant pour les dommages qu’ils provoquent que pour ceux qu’ils subissent et [il faudrait] compléter cette assurance obligatoire par l’intervention d’un fonds de garantie prenant en charge les dommages provoqués par une perte subite de connaissance ou par le fait d’un aliéné ne faisant l’objet d’aucune mesure de protection légale[37].

Néanmoins, en l’absence d’une telle garantie — et si nous considérons que la présence d’établissements spécialisés n’est pas une certitude absolue[38] — il faut opérer un choix entre deux « victimes », soit, d’une part, la victime et ses souffrances et, d’autre part, l’aliéné et les sentiments de commisération qu’il suscite. Il faut opter pour un changement de camp de la sensibilité sociale ; Noël Dejean de la Bâtie ne s’interroge-t-il pas ainsi : « Devrait-on sacrifier [la victime], en perpétuant une immunité particulière, pour la raison que les conséquences de la responsabilité seraient ici “d’une exceptionnelle dureté” ?[39] »

Une telle prise de position en faveur d’une « déculpabilisation » de la faute, dont la physionomie du modèle d’appréciation est in abstracto, s’appuie sur une question de postulat et de politique juridique. C’est ainsi considérée que peut être comprise la teinte objective qui colore les dispositions du droit positif français en matière de responsabilité civile. Le poids des idées conjuguées au sein de la responsabilité civile tend essentiellement à une finalité de réparation, détachée de toute association à une punition[40]. François Chabas affirme ce qui suit :

[Si] notre faveur va à la conception objective de la faute, c’est parce qu’il nous paraît plus normal que celui qui a créé un trouble social par un comportement défectueux […] en supporte les conséquences pécuniaires. La responsabilité n’est pas une sanction ; elle est avant tout recherche de celui qui doit réparer, ou, mieux, supporter le poids du dommage. Il est juste que celui qui n’a pas agi dans la norme ne soit pas, en cas de dommage, préféré à une victime qui n’a pas transgressé l’ordre social[41].

Quelle est l’incidence de ce revirement législatif sur la définition de la faute civile et sur le fondement de la responsabilité civile respectivement ? La loi de 1968 se situe sans conteste au sein d’un large courant d’objectivation qui traverse la responsabilité civile ; elle donne gain de cause aux tenants de la notion de « faute objective ».

La faculté de discernement — comme élément subjectif ou moral — n’est plus aujourd’hui, en droit français, indispensable à la détermination de la faute civile, sous réserve d’une faute qualifiée[42]. Cette dernière constitue un tempérament au principe. Elle se traduit par une faute intentionnelle ou inexcusable qui témoigne d’une intention ou, du moins, d’une conscience particulière de la faute commise, laquelle semble difficile à concevoir pour des personnes qui ne sont pas dotées d’une telle faculté.

Par ailleurs, une opinion doctrinale (dissidente) nécessite mention. Elle favorise un déplacement de l’imputabilité à l’extérieur de la notion de faute et réfute l’idée de la considérer comme un élément constitutif de la faute. L’imputabilité devient une condition distincte de la responsabilité civile pour soi, au même titre que la faute ou encore le lien de causalité. Intervenant à la dernière phase du processus qui conduit à la sanction, elle met une sanction au compte de l’agent ; c’est un « jugement de réalité relatif à la personne du responsable [et non un jugement porté sur la valeur de l’acte][43] ». Il s’ensuit que la « définition de la faute serait alors, en toute hypothèse, indépendante du point de savoir s’il est opportun ou non d’exiger l’imputabilité pour engager la responsabilité d’une personne[44] ». Geneviève Viney et Patrice Jourdain écrivent ce qui suit :

Or tout serait plus simple si l’on acceptait de situer l’imputabilité morale à l’extérieur de la faute pour en faire une condition de la responsabilité susceptible d’être exigée ou évincée en fonction de la nature de la responsabilité et des sanctions prononcées (civiles ou pénales) et selon les nécessités sociales, lesquels incluent naturellement des considérations de justice et d’équité. À cet égard, il ne fait guère de doute que si la disparition de cette condition d’imputabilité peut se justifier pour la responsabilité des auteurs de dommages, on a montré qu’elle est à la fois injuste et inutile lorsque est en cause la responsabilité des victimes[45].

Ces auteurs affirment ici l’essence objective de la faute, par la disparition totale de l’imputabilité analysée habituellement comme la composante subjective de la faute. Selon cette position doctrinale, la faute s’apprécie en toutes circonstances de manière in abstracto, au sens — restreint — cependant où il est fait abstraction des seules circonstances internes d’ordre psychologique et intellectuel[46].

Cette prétention doctrinale porte à la réflexion… d’autant plus qu’elle correspond à celle qui a été dégagée par Jean Pineau et Monique Ouellette[47] en droit privé québécois. Or, sur ce point, les régimes civilistes français et québécois concordent : l’imputabilité n’est pas considérée, de façon générale, comme une condition indépendante qui gravite dans la sphère de la responsabilité civile personnelle ; elle se situe plutôt au sein du noyau fécond de la faute civile. En matière de responsabilité civile extracontractuelle pour soi, le triptyque traditionnel demeure dans l’établissement d’une faute, d’un lien de causalité et d’un préjudice.

L’avant-projet de réforme du droit français des obligations réitère l’abandon d’une imputabilité morale dans la détermination de la faute civile et lui accorde une portée globale — qui déborde le strict cadre de la responsabilité pour le fait personnel — par son insertion dans le chapitre premier relatif aux dispositions préliminaires. L’article 1340-1 se lit ainsi : « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était privé de discernement n’en est pas moins obligé à réparation[48]. » Cette formulation, qui calque pour l’essentiel l’article 414-3 du Code civil[49], agace le raisonnement. Selon Christophe Radé, le nouvel article 1340-1 n’introduit pas de cas particulier de responsabilité pour les personnes privées de discernement, mais il écarte toute faculté d’exonération par la preuve de la non-imputabilité du dommage à la personne[50]. L’auteur fait mention d’un évincement de l’imputabilité subjective, strictement morale.

Or, il n’est nullement énoncé que la personne privée de discernement est fautive et obligée à réparation. D’ailleurs, dans les commentaires sur l’article 1340-1, Geneviève Viney précise ceci : « Cette solution permet d’éviter de dire que la personne privée de discernement peut commettre une faute[51]. » Une telle omission est certes volontaire ; est-ce alors à dire que l’individu non doué de raison n’est tenu à réparation qu’en vertu d’un régime de responsabilité objective, notamment comme gardien d’une chose ? Les spéculations sont permises. Une précision sémantique sur la commission d’une faute par un aliéné aurait le mérite d’appuyer le sens essentiellement objectif de la faute civile.

Il importe également de signaler l’article 1351-1 de l’avant-projet[52] qui peut sembler contradictoire a priori, notamment lorsqu’il est lu conjointement avec l’article 1340-1. Une telle disposition prévoit en effet que la faculté de discernement constitue une condition pour établir la faute d’une victime et diminuer en conséquence son indemnisation. Dans une approche conciliatrice, il est possible de justifier la distinction selon la finalité divergente poursuivie[53]. Par la recherche d’une faute de l’auteur du dommage, le dessein d’indemniser une victime domine et rend la faute indifférente à toute imputabilité subjective ; à l’inverse, par la recherche d’une faute de la victime, il s’agit de la priver de réparation, de lui infliger une peine privée. Cela fait en sorte que le législateur exige une faculté de discernement pour refuser ou diminuer le droit à compensation de la victime[54].

Par ailleurs, la reconnaissance à titre exceptionnel d’une obligation de réparation civile de l’aliéné à l’endroit de la victime a cours dans certains systèmes de tradition civiliste. Il y a lieu de relever et d’exposer une telle responsabilité dite patrimoniale, sur la base de l’équité, dans les droits allemand, belge et suisse.

1.2 Une lecture en équité dans les droits allemand, belge et suisse : l’obligation civile de réparer de l’inapte

Les droits allemand, belge et suisse tendent à imposer une obligation de compenser, fondée sur l’équité, même si l’auteur n’est pas doué de raison au moment de l’acte dommageable. Repose alors sur les tribunaux le soin de trancher chacun des cas présentés devant eux suivant le poids accordé aux différentes considérations de politique juridique, en fonction notamment des circonstances et de la situation des parties.

Il convient d’examiner les dispositions législatives pertinentes issues des traditions civilistes allemande, belge et suisse, qui se rattachent au cas de l’aliéné. Celles-ci correspondent à la sanction législative d’une règle d’équité, détachée de toute considération de responsabilité. D’ailleurs, la loi fait référence plus particulièrement à une obligation de réparer.

En droit allemand, l’article 829 du Code civil[55] permet, sur la base de l’équité, d’imposer une obligation de réparer à une personne privée de raison si sa victime ne peut obtenir compensation autrement. Cette disposition édicte ce qui suit :

Celui qui, dans l’un des cas visés aux §§ 823 à §§ 826, se trouve n’être pas responsable en vertu des dispositions des §§ 827 et 828 du dommage qu’il a causé est cependant tenu de réparer ce dommage s’il est impossible d’obtenir l’indemnisation d’un tiers chargé de sa surveillance et dans la mesure où l’équité exige une telle réparation, eu égard aux circonstances et en particulier à la situation des intéressés, et pour autant qu’il ne soit pas privé par là des moyens dont il a besoin pour son entretien conformément à sa position sociale aussi bien que pour l’exécution de l’obligation légale d’entretien qui lui incombe[56].

En droit belge, l’article 1386bis du Code civil autorise le juge à astreindre l’interdit, s’il l’estime convenable et dans la mesure qu’il détermine, à une obligation de réparer. Il prévoit ceci :

Lorsqu’une personne se trouvant en état de démence, ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions, cause un dommage à autrui, le juge peut la condamner à tout ou partie de la réparation à laquelle elle serait astreinte si elle avait le contrôle de ses actes.

Le juge statue selon l’équité, tenant compte des circonstances et de la situation des parties[57].

À l’appui d’une interprétation téléologique de cette législation d’équité qui concerne la responsabilité des aliénés, Roger O. Dalcq précise l’effet double qui est poursuivi en ces termes :

D’une part pour remédier à l’irresponsabilité des déments sanctionnée par la jurisprudence, ceux-ci pourront être tenus de réparer tout ou partie du dommage qu’ils ont causé ; d’autre part, pour corriger la rigueur de la jurisprudence qui rend les anormaux complètement responsables s’ils ne sont pas entièrement privés de raison, on permet au juge de réduire le montant de la réparation qui sera due par l’anormal ou le débile mental[58].

Certes, une telle législation n’a pas pour effet de modifier les principes communément admis en droit civil belge, au sujet de la responsabilité des individus privés de raison. Il s’agit essentiellement de favoriser un remède et de permettre au juge d’ordonner notamment une réparation du dommage en tout ou en partie dans les cas où la jurisprudence refuserait de condamner l’auteur du dommage[59].

En ce sens, Roger Pirson favorise l’expression « responsabilité patrimoniale » qui nous semble porteuse. Il écrit ce qui suit :

À l’irresponsabilité des déments, logique si l’on s’en tient au principe de la faute, le législateur a substitué une responsabilité patrimoniale, celle de l’auteur de l’acte dommageable qui, dans la société et dans ses biens, jouit de la protection des lois. Cette responsabilité patrimoniale garantit la victime en cas d’injustice objective. La loi est basée sur le principe de l’équité[60].

Le juge est appelé à comparer la conduite de l’aliéné à celle d’une personne normale. Dans la mesure où il qualifie d’illicite la conduite d’un individu normal dans des circonstances similaires, il peut appliquer l’article 1386bis du Code civil. Une fois le principe de la réparation admis, le juge statue en équité en tenant compte des circonstances et de la situation des parties. Il possède un pouvoir souverain d’appréciation aussi bien quant au principe de l’obligation de réparer que quant au montant de la réparation. Dans son appréciation des circonstances de l’acte dommageable, il peut considérer la situation de fortune de l’auteur de l’acte et de la victime, les soins qu’exige son état, ainsi que le degré plus ou moins grand de conscience des actes commis par l’aliéné[61].

En droit civil suisse, l’article 54 du Code des obligations[62] prévoit que la personne incapable de discernement peut être tenue à la réparation totale ou partielle du dommage causé[63]. Il s’agit à la fois d’une exception et d’une précision au principe de la responsabilité civile pour le fait illicite[64] qui cause un dommage à autrui[65]. Cette disposition renvoie à un cas de « responsabilité objective simple[66] », car la personne qui n’est pas douée de raison est appelée à répondre du préjudice qu’elle cause à autrui, même s’il n’est pas possible de lui imputer sa faute objective.

L’article 54 du Code des obligations se décline ainsi :

Si l’équité l’exige, le juge peut condamner une personne même incapable de discernement à la réparation totale ou partielle du dommage qu’elle a causé.

Celui qui a été frappé d’une incapacité passagère de discernement est tenu de réparer le dommage qu’il a causé dans cet état, s’il ne prouve qu’il y a été mis sans sa faute[67].

En principe, une personne inapte ne peut être imputable ; elle n’est donc pas responsable de ses actes objectivement fautifs. L’article 54 du Code des obligations prévoit cependant qu’à certaines conditions une telle personne peut être tenue à réparation[68]. Selon Franz Werro, cette disposition distingue deux hypothèses :

[La] première régit les personnes incapables de discernement pour cause durable ou celles incapables de discernement pour cause passagère qui ont pu apporter la preuve que leur incapacité n’était pas due à leur faute ; la seconde régit les personnes incapables de discernement pour cause passagère qui n’ont pas pu prouver que leur incapacité n’était pas due à leur faute[69].

En vertu de l’alinéa premier de l’article 54 du Code des obligations, le juge peut condamner une personne inapte à réparer le préjudice si l’équité l’exige, notamment lorsque la libération de l’auteur apparaît choquante. Pour décider si l’application de la règle se justifie, le juge doit exercer son pouvoir d’appréciation et considérer les particularités du cas d’espèce — dont la situation économique des parties — ainsi que les circonstances au moment de l’acte dommageable et du jugement[70].

Quant à l’alinéa second de l’article 54 du Code des obligations, il porte sur le cas d’une altération passagère fautive de la capacité de discernement. L’auteur se fait reprocher de s’être mis en état d’incapacité. La particularité de cette règle réside, selon Franz Werro, « dans le fait que l’aspect objectif de la faute est présumé[71] ».

En somme, les systèmes juridiques traités sont imprégnés, de façon générale, par la finalité indemnitaire de la responsabilité civile. Il est intéressant de sonder à présent le droit québécois de la responsabilité civile pour jauger si le dessein de réparer irrigue les dispositions du Code civil du Québec au regard de la responsabilité civile personnelle des inaptes juridiques.

2 Vers une responsabilité civile personnelle des inaptes juridiques au Québec ?

Le droit civil québécois est ancré dans un modèle subjectif, lequel se traduit à la fois par l’exigence d’une faculté de discernement et par la recherche d’un écart de conduite par rapport au modèle de la personne prudente et diligente, soit les deux grandes composantes de la faute au sens traditionnel du terme depuis 1867. Il consacrait, de façon générale, le principe de la capacité aquilienne, c’est-à-dire l’aptitude à répondre du préjudice causé personnellement à autrui.

Le Code civil du Québec reprend ce postulat et mentionne de façon expresse la faculté de discernement ; il en fait l’une des conditions sine qua non de la responsabilité civile extracontractuelle pour le fait personnel — de la faute civile plus particulièrement. Le Code civil du Québec édicte à l’alinéa deuxième de l’article 1457 le principe traditionnel de la capacité mentale de discerner le bien du mal pour être responsable civilement et tenu à la réparation du préjudice causé personnellement à autrui[72]. Cette faculté de discernement, ou encore imputabilité, est l’élément qui distingue la faute du fait illicite : ce dernier correspond à la violation d’une règle de bonne conduite, sans la dimension de l’imputabilité constitutive de la faute[73].

Dans l’état actuel du droit positif québécois, un exposé de la notion d’aptitude en matière de responsabilité civile extracontractuelle ainsi que la recherche et l’identification des individus potentiellement inaptes s’imposent (2.1). Dans une perspective d’évolution du droit vers un nouveau modèle, il convient de revoir les règles applicables à la personne privée de raison qui cause un préjudice à autrui et de proposer la reconnaissance d’une portée normative au fait illicite, détaché de tout caractère imputable, comme un fait générateur d’une responsabilité civile pour le fait personnel de l’inapte (2.2).

2.1 De lege lata : l’aptitude en droit civil québécois, condition de la responsabilité civile pour le fait personnel

Au sujet de l’aptitude, marque du subjectivisme et de l’individualisme qui irriguent le droit de la responsabilité personnelle, Louis Baudouin précise ce qui suit en 1953 :

[Le] Code civil du Québec ne fait que suivre la tradition normale de l’ancien droit et la ligne générale qui voit dans la responsabilité délictuelle la manifestation d’une volonté libre et consciente. Il place ainsi délibérément l’imputabilité dans le cadre de la volonté et ferme la porte à l’admission d’une responsabilité du seul fait du dommage causé[74].

Chaque personne répond de ce qu’elle a voulu librement faire ; la responsabilité suppose la conscience du bien et du mal, c’est-à-dire la possibilité de faire le bien et d’éviter le mal. La faute doit se rattacher à un agent doué de discernement et de raisonnement. C’est la consécration juridique de l’idée de libre arbitre.

Le fait fautif doit émaner d’une volonté libre et consciente ; celui qui a commis le fait doit être apte à comprendre l’acte accompli. Il doit avoir la liberté et les moyens d’éviter ce fait. La faculté de discernement n’est donc pas une simple exigence de forme ou de bon sens, mais un élément essentiel de l’imputabilité. Il s’agit d’une considération de fait dont le fardeau de la preuve repose sur la personne qui invoque cet élément.

L’aptitude se traduit par une connaissance des gestes faits, déclinée en trois volets. C’est la faculté de se rendre compte de la nature, de la portée et des conséquences possibles des actes. Selon le Dictionnaire de droit privé, il s’agit d’une « [d]isposition physique ou mentale d’une personne lui permettant d’exercer son jugement, de prendre une décision ou d’exprimer sa volonté[75] ».

En ce sens, il faut prendre garde d’assimiler de façon automatique l’aptitude à la capacité juridique[76] considérée dans un sens étroit et technique en tant qu’habileté conférée par la loi à accomplir un acte juridique[77]. De façon analogue, il faut dissocier l’incapacité de contracter, qui relève de la qualité d’une personne[78], de l’inaptitude à consentir, qui produit un défaut ou un vice de consentement[79]. Par ailleurs, il importe peu que l’individu dépourvu d’une faculté de discernement ait préalablement bénéficié d’un régime de protection[80].

S’il n’est possible d’imputer une faute qu’à une personne dotée de la personnalité juridique, il n’est pas nécessaire toutefois de vérifier si elle avait ou non une intention de causer un préjudice. La faculté de discernement — élément inhérent à la faute civile — se différencie de l’intention — élément additionnel à la faute —, qui tend à se traduire par une faute intentionnelle. Il s’agit, dans l’analyse de la faute intentionnelle, de sonder la conscience de l’agent responsable et de procéder de la sorte à une recherche subjective (in concreto) sur sa conduite[81].

L’alinéa deuxième de l’article 1457 C.c.Q. renvoie de façon explicite à l’aptitude. Il se formule comme suit : « [Une personne] est, lorsqu’elle est douée de raison ET qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par CETTE faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel[82] ». La conjonction « et » située entre l’aptitude et le manquement au devoir de bonne conduite, lue en corrélation avec « cette » faute, semble exprimer que la faculté de discernement est « inhérente à la faute[83] ». Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers abondent en ce sens : « il est donc légitime de prétendre, comme le fait la doctrine majoritaire, que la capacité de discernement n’est pas véritablement une condition distincte de la responsabilité civile extracontractuelle, mais bien une condition d’existence de la faute elle-même[84] ». Suivant un tel argument de texte, la faute correspond au manquement à un devoir de bonne conduite par un individu et à sa capacité de discernement. En d’autres termes, la faute est la violation d’un devoir de civilité qui résulte d’un comportement imputable à un individu.

Un examen de l’historique législatif menant à la rédaction actuelle de l’alinéa deuxième de l’article 1457 C.c.Q. conforte cette prétention. À l’origine, l’article 1053 du Code civil du Bas Canada édictait ceci : « Toute personne capable de discerner le bien du mal est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté[85]. » Par la suite, l’article 94 de l’Office de révision du Code civil proposait ce qui suit : « Toute personne, douée de discernement, est tenue de se comporter à l’égard d’autrui avec la prudence et la diligence d’une personne raisonnable[86]. » Le vocabulaire diffère d’une disposition à l’autre : alors que l’article 1053 renvoyait au bien et au mal pour faire reposer la responsabilité sur un individu, l’Office de révision du Code civil, à l’article 94, la faisait dépendre de la capacité de discernement. Ce dernier critère apparaît plus précis et évince toute notion floue issue de la morale (Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que le mal ?), difficile à vérifier, car il n’est pas possible alors de faire appel à un procédé scientifique[87].

Néanmoins, les dispositions contenues dans l’article 1515 de la Loi portant réforme au Code civil du Québec du droit des obligations de 1987[88] et dans l’article 1453 du projet de loi no 125 de 1991[89] ne se réfèrent pas à la capacité de discernement. Littéralement interprétées, elles semblent imputer une responsabilité à une personne incapable de discerner le bien du mal ou encore à celle qui ne peut comprendre la portée de ses actes. À cette époque, la députée de la circonscription d’Hochelaga-Maisonneuve et porte-parole de l’opposition officielle en matière de justice, Louise Harel, posait la remarque pleinement justifiée et par essence interrogative suivante :

Le seul élément d’importance qui soit absent de l’article 1453, c’est une référence claire à la capacité de discernement de la personne dont on cherche à savoir si elle a été fautive. On sait que l’avant-projet de loi portant réforme au Code civil déposé en décembre 1987 proposait de tenir en certains cas les mineurs et les majeurs non doués de raison responsables de leur comportement dommageable. Cette proposition ayant été rejetée dans le projet final par l’article 1458 qui déclare que « le mineur et le majeur non doués de raison ne sont pas responsables du préjudice qu’ils causent à autrui par un comportement qui, autrement, aurait été fautif », on se demande pourquoi la capacité de discernement, comme condition fondamentale de responsabilité, n’est pas réaffirmée dans le cadre du principe général lui-même[90].

Il est opportun de se questionner sur la disparition de la notion de discernement par rapport aux articles 1053 du Code civil du Bas Canada et 94 de l’Office de révision du Code civil : simple oubli ou omission volontaire ?

Deux points de vue militent pour confirmer la première hypothèse. D’abord, la référence au terme « faute » à l’alinéa second des articles 1515 de l’avant-projet et 1453 du projet de loi no 125 peut permettre de résoudre la difficulté, si la faculté de discernement est incorporée à la notion de faute[91]. Ensuite, par une observation de l’évolution législative, la formule de l’article 1457 C.c.Q. converge vers les propositions de l’Office de révision du Code civil et réitère la nécessité d’être doué de raison pour conclure à l’existence d’une faute civile. Le ministre de la Justice d’alors, Gil Rémillard, requérait expressément un amendement de l’article 1453 du projet de loi no 125 par le remplacement, dans la première ligne du deuxième alinéa, des mots « lorsque par sa faute elle manque à ce devoir » par les termes « lorsque, douée de raison, elle manque à ce devoir ». Il écrivait ce qui suit :

M. le Président, comme commentaire, premièrement, cette modification réintroduit dans l’article général ce qui y était implicite, vu l’article 1458, le fait que la personne doit être douée de raison. L’expression proposée est préférée à celle de « incapable de discernement » ou « ayant du discernement », « ayant l’esprit de discernement » ou encore « ayant la capacité de discerner le bien du mal ». Tout cela est inclus dans la raison, c’est-à-dire : « la faculté de penser, en tant qu’elle permet à l’homme de bien juger et d’appliquer ce jugement à l’action ». C’est une référence au dictionnaire Robert. Deuxièmement, M. le Président, cette modification vise à indiquer clairement que la faute réside dans le manquement au devoir qu’explicite le premier alinéa[92].

Certes, la seule présence d’une faute n’est toutefois pas suffisante pour entraîner invariablement un cas de responsabilité civile extracontractuelle : il faut que cette faute ait causé un préjudice à autrui. La trinité juridique fondamentale « faute — lien de causalité — préjudice » demeure et ces conditions sont requises en matière de responsabilité civile. La responsabilité est la source de l’obligation — lien juridique entre les parties débitrice et créancière — de réparer le préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

L’absence de volonté ou de raison ou encore d’une faculté de discernement constitue un facteur d’exonération de responsabilité civile. Plus particulièrement, il convient de rechercher et d’identifier les individus majeurs potentiellement inaptes que le droit positif québécois qualifie d’irresponsables.

En droit québécois, ne peut être tenue civilement à réparation la personne dont les facultés ont été annihilées par des substances narcotiques ou éthyliques — sans que leur ingestion résulte d’un acte antérieur volontaire ou négligent — ou encore par une pathologie. Elle n’est pas doli capax, car elle est alors dépourvue de toute capacité de discernement, de libre arbitre ou encore de conscience[93]. Pierre-Basile Mignault justifiait la raison de cette irresponsabilité en ces termes :

[Il] y a des personnes (les insensés et les enfants en bas âge) qui ne sont pas capables ni de dol, ni d’imprudence, et qui, par conséquent, ne sont point responsables du dommage qu’elles causent. La faute suppose, en effet, la liberté et le moyen de l’éviter ; or, les insensés et les enfants en bas âge n’ont ni cette liberté ni ce moyen[94].

Il n’est donc pas convenable d’imputer une faute à ces personnes, bien qu’elles puissent commettre un fait illicite.

Une présomption d’aptitude prévaut : il faut démontrer l’inaptitude de l’agent, qui demeure une question de fait. Le recours à des témoignages de psychologues et de psychiatres, ainsi qu’à des rapports d’expertise est opportun en ce sens. La privation de raison chez un individu procède de causes variées, qu’elles résultent d’un handicap mental, d’un choc ou d’un traumatisme psychologique ou bien de l’usage abusif de stupéfiants ou d’alcool. L’individu doit être totalement privé de raison au moment où l’acte illicite et dommageable a été accompli. Il ne peut agir dans un intervalle de lucidité.

Il est possible de reconnaître deux types d’aliénation, soit naturelle et provoquée. Dans le cas d’une aliénation naturelle, la personne privée de raison est dans l’impossibilité de juger des actes commis et de mesurer leur portée et leur impact. En cas d’inconscience momentanée[95], il faut apporter une preuve de la certitude de l’état d’inconscience, du fait que cet état n’est pas attribuable à la faute de l’individu et de ses caractères subit et imprévisible, dont une crise cardiaque foudroyante ou une inconscience, pour conclure à une irresponsabilité civile personnelle.

Dans le cas d’une aliénation provoquée, l’altération des facultés intellectuelles peut avoir pour source une faute, volontaire ou négligente, de l’auteur du dommage. Elle se manifeste notamment par un état d’ivresse qui résulte d’une consommation abusive d’alcool ou par des actes de morphinomanie. Elle peut entraîner la responsabilité civile de l’agent en raison de la faute commise, soit celle de s’être mis volontairement dans un tel état ou encore de ne pas avoir pris les précautions afin de ne pas sombrer dans un état temporaire d’inconscience[96].

2.2 De lege ferenda : le fait illicite en droit québécois, fondement de la responsabilité civile pour le fait personnel d’un inapte ?

En matière de responsabilité civile personnelle, un même fait illicite qui génère un préjudice à autrui est retenu ou non contre son auteur selon qu’il est commis par un individu normal (considéré comme fautif) ou par un individu privé de raison (jugé non fautif). Dans ce dernier cas, lorsque le fait émane d’une personne sans discernement, il n’entraîne aucune obligation de réparer le préjudice causé[97]. En d’autres termes, s’il n’est pas possible de considérer comme fautif un fait dommageable et illicite, c’est parce que l’acte est accompli par un être non doué de raison et que cette faculté de discernement est inhérente à la faute.

Au Québec, si le législateur propose d’objectiver la faute civile extracontractuelle — conserver l’illicéité — et d’évacuer l’imputabilité en tant que composante, devra-t-il reconnaître explicitement que les inaptes seront tenus responsables lorsqu’ils causeront un dommage ? Sera-t-il plausible d’inférer, d’une lecture conjuguée de l’article 1462 avec l’alinéa premier de l’article 1457 C.c.Q., la possibilité que les inaptes puissent être tenus de compenser une victime, puisque le seul comportement qui contrevient à la loi, aux usages ou aux circonstances constitue un fondement approprié à la responsabilité civile extracontractuelle pour le fait personnel ?

Il convient de reconnaître une portée normative au fait illicite, détaché de tout caractère imputable, comme un fait générateur d’une responsabilité civile extracontractuelle pour le fait personnel des aliénés — et non seulement comme une condition entraînant une responsabilité pour autrui.

Une lecture conjuguée des alinéas premier et deuxième de l’article 1457 C.c.Q. s’impose. Le premier renvoie au manquement au « devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à [une personne], de manière à ne pas causer de préjudice à autrui[98] ». Il s’agit de la dérogation au devoir de civilité, laquelle transgression se réfère, à notre avis, au concept d’illicéité. Pour sa part, le deuxième alinéa circonscrit la faute, qui y est exprimée de façon expresse. La portée des deux alinéas n’est toutefois pas équivalente : l’alinéa premier possède une portée incontestablement plus générale que l’alinéa deuxième, ce dernier n’étant que la règle générale au second degré.

Cependant, comme le formule Maurice Tancelin, « le choix de la présentation formelle des différentes règles est susceptible de maintenir des débats artificiels[99] ». Une scission en trois articles plutôt qu’une déclinaison tripartite de l’article 1457 C.c.Q. en alinéas distincts aurait eu l’avantage de clarifier la portée de chacun. L’auteur poursuit comme suit :

Ce faisant, on aurait conféré incontestablement à ce qui est devenu l’article 1457, premier alinéa une autonomie plus marquée par rapport aux deux suivants. En ne le faisant pas, on a savamment laissé la possibilité pour les traditionalistes de lire dans l’article 1457, premier alinéa un énoncé général de principe annonçant les règles des deux alinéas suivants […] Car une lecture de l’article 1457, premier alinéa comme une annonce ou une introduction à l’article 1457, deuxième alinéa, le tout réédictant purement et simplement l’article 1053 C.c.B.-C. est impossible en vertu des nouvelles règles d’interprétation : elle serait ouvertement contra legem par rapport à la Loi d’interprétation[100].

La jurisprudence québécoise témoigne de cette confusion entre les alinéas de l’article 1457 C.c.Q. dans la compréhension des concepts d’illicéité et de faute. Plusieurs jugements des tribunaux inférieurs manient de façon indistincte ces concepts ; trop fréquemment, les alinéas premier et deuxième de l’article 1457 C.c.Q. sont mentionnés, sinon cités de concert, sans accorder une autonomie conceptuelle à aucun d’eux[101]. Or, n’est-ce pas occulter, derrière une connaissance insatisfaisante des concepts, leurs particularités ?

Il est opportun d’analyser également l’alinéa troisième de l’article 1457 C.c.Q., dans la perspective d’une reconnaissance sur le plan sémantique de l’illicéité, distinguée de la faute. Celui-ci précise, sous la forme d’une annonce introductive aux articles subséquents, la possibilité d’une responsabilité civile extracontractuelle présumée pour le fait ou la faute d’autrui[102] et pour le fait des biens[103]. Il se réfère expressément au « fait » d’une personne ou d’un bien, sans autre qualification. Est-ce opportun d’y adjoindre l’adjectif « illicite » ? Une réponse positive s’impose, à notre avis. En effet, seul le fait qui contrevient aux règles de conduite selon les circonstances, les usages ou la loi peut être générateur de responsabilité, s’il cause un préjudice à autrui.

La ratio de la décision phare Laverdure c. Bélanger[104], rendue sous l’empire du Code civil du Bas Canada et codifiée par le législateur québécois à l’article 1459 C.c.Q. à l’égard des titulaires de l’autorité parentale, précise que la faute de l’enfant mais également, à certaines conditions, son seul fait sont suffisants au soutien d’une responsabilité pour le fait d’autrui. Le père doit ainsi répondre du simple fait illicite de son enfant mineur, même si ce fait ne constitue pas une faute imputable à l’enfant. A pari, le raisonnement s’applique dans le cas du gardien d’un inapte, puisque ce dernier est incapable de faute[105]. Dans l’affaire Laverdure, le juge Dugas analyse la responsabilité civile du père, titulaire de l’autorité parentale et gardien, pour la faute — sinon le fait illicite — commise par son fils, en ces termes :

Je crois que la responsabilité de 1054 C.C., alinéa 2, rejoint le père, même si l’acte du fils n’est pas imputable à celui-ci, la responsabilité du père étant une responsabilité sans faute du fils, jouant dès qu’il y a fait illicite et dommages.

Quant à la responsabilité du gardien d’un insensé, il faut bien qu’elle soit une responsabilité sans faute de ce dernier.

[…]

Comme l’insensé est incapable de faute, il faut bien conclure que le quatrième alinéa de 1054 C.C. impose responsabilité du gardien en raison du simple fait illicite de l’insensé, indépendamment de l’idée de faute.

[…]

Je crois qu’il faut lire ensemble et dans l’ordre les quatre alinéas qui suivent. Ce qu’il y a de commun aux quatre, c’est qu’ils parlent du dommage causé, du fait illicite et non de la faute[106].

Le fait illicite revêt donc une portée normative, détaché de la faute, et constitue une condition de la responsabilité du fait d’autrui. Il convient toutefois d’apporter ici une nuance, puisque la faute demeure l’une des bases de la responsabilité pour l’autre. Deux situations illustrent cette prétention. D’une part, une victime peut obtenir une condamnation solidaire et intenter un recours à l’encontre du véritable auteur du préjudice s’il possède une faculté de discernement : il est alors fautif. Ce n’est pas parce qu’un parent est tenu responsable du préjudice causé par son enfant mineur que ce dernier est pour autant exonéré, sous réserve de sa propre imputabilité. D’autre part, la personne qui a dû payer pour autrui conserve un recours récursoire à l’encontre du véritable auteur du préjudice. En pratique cependant, cette action demeure peu fréquente, devant le phénomène assurantiel, les chances relativement minces de solvabilité du débiteur ou l’obstacle du lien de famille.

Outre l’article 1457 C.c.Q. décliné dans ses divers alinéas, une autre disposition législative mérite une attention particulière au regard de l’illicéité. Il s’agit de l’article 1462 C.c.Q.

Celui-ci exprime le principe général qui chapeaute les différents cas de responsabilité civile pour le fait d’autrui. Voilà une manifestation concrète du concept d’illicéité en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, formulée ainsi : « On ne peut être responsable du préjudice causé à autrui par le fait d’une personne non douée de raison que dans le cas où le comportement de celle-ci aurait été autrement considéré comme fautif[107]. »

Le recours aux Commentaires du ministre de la Justice[108] et au Journal des débats de l’Assemblée nationale[109] s’avère d’une utilité indiscutable dans la compréhension de l’article 1462 C.c.Q., devant la rareté de décisions jurisprudentielles qui le mentionnent. En effet, nous n’avons trouvé que deux jugements qui recourent à cette disposition, et ils n’utilisent que la paraphrase[110] ou la simple citation[111], sans étude à l’appui. Il nous apparaît donc délicat, sinon périlleux, d’en extraire un enseignement quelconque.

L’article 1462 C.c.Q., qui fait référence à la conduite d’un individu non doué de raison « autrement considéré comme fautif », vise un comportement objectivement fautif. Ce n’est pas tout fait dommageable et causal par rapport à un préjudice qui est requis, mais un fait dommageable et illicite.

En d’autres termes, il s’agit d’un comportement illicite, en vertu de l’alinéa premier de l’article 1457 C.c.Q. Le fait illicite ne peut ici être qualifié de faute, car il émane d’une personne qui, au moment où elle a commis l’acte entraînant le préjudice, était privée de sa raison, de manière temporaire ou permanente. Il y a dès lors équivalence, quant au non-respect d’un devoir de bonne conduite, entre le comportement « illicite » d’une personne non douée de raison et le comportement « fautif » d’une personne apte. La seule distinction réside dans la faculté de discernement. Facettes d’un même manquement à un devoir de bonne conduite, la faute est imputable[112], alors que l’illicéité ne peut être que causale.

Une analyse de l’article 1457 C.c.Q. articulée au regard de ses alinéas permet de conclure que l’illicéité se manifeste à l’alinéa premier. Il s’agit de la transgression du devoir de bonne conduite, laquelle se distingue de la faute exprimée précisément à l’alinéa deuxième de l’article 1457 C.c.Q. Les concepts d’illicéité et de faute se dissocient quant à la faculté de discernement requise, soit la capacité inhérente à la condition de faute. La terminologie de l’article 1462 C.c.Q., qui renvoie au comportement objectivement fautif, c’est-à-dire le comportement illicite d’une personne non douée de raison, renforce cette prétention.

En droit positif québécois, il existe des indices d’une objectivation de la faute civile extracontractuelle. Dans une telle perspective, Maurice Tancelin signale ce qui suit : « Or, la faute tend à s’objectiver dans le droit contemporain, 1462 C.c.Q. Cette tendance est de nature à faire sortir de l’ombre le “fait non fautif” ou “fait illicite”, tenu à l’écart par les adeptes du “principe” de la faute, qui tiennent la faute pour le fondement de la responsabilité civile[113]. »

Pour reconnaître une portée normative autonome au concept d’illicéité, non plus comme une condition de la responsabilité présumée des gardiens pour le fait illicite du majeur non doué de raison, mais comme un fondement d’une responsabilité pour le fait illicite personnel, il semble que seule la fonction compensatoire puisse demeurer valable. Ce serait alors le patrimoine de la personne qui est responsable du déséquilibre et qui doit réparation et non la personne qui en est redevable[114].

Plutôt que de considérer l’illicéité uniquement comme une condition d’application de la responsabilité civile extracontractuelle pour le fait d’autrui, pourquoi ne pas l’ériger tel un élément constitutif de la responsabilité civile pour le fait personnel et accorder un effet normatif et sanctionnateur à l’alinéa premier de l’article 1457 C.c.Q., détaché de ses alinéas subséquents ?

En d’autres termes, peu importe les acteurs en présence ou, plus particulièrement, leur aptitude, il s’agit de la même responsabilité civile engendrée, soit celle qui découle du manquement à un devoir de bonne conduite de la part de l’agent responsable. Bien entendu, cela n’empêcherait pas qu’un recours soit exercé en vue d’obtenir une réparation complémentaire auprès d’une personne à charge — en présence d’une faute lourde — ou encore d’un assureur.

S’il est admis que le concept d’illicéité, dans le sens d’une faute objective, est le fait d’agir contrairement à l’alinéa premier de l’article 1457 C.c.Q., il serait permis de considérer un fait commis par les aliénés comme un fait illicite prévu dans cette disposition. Le libellé de l’article 1462 C.c.Q. confirme une telle prétention. C’est un jugement de l’acte plutôt qu’un jugement de la personne qui prime[115]. L’acte illicite est une défaillance, un comportement non conforme à la norme relationnelle de bonne conduite ; il est de nature normative et de caractère causal.

Est-ce affirmer que des aliénés puissent être responsables ? Il serait possible, à notre avis, d’apporter une réponse positive. Le patrimoine de la personne serait responsable du déséquilibre engendré et devrait le réparer. Par une telle formule qui tend à dé-moraliser la faute civile, il semble plausible d’attribuer une responsabilité à une personne qui n’est pas en mesure de comprendre la portée de ses actes, mais redevable sur un plan pécuniaire.

Ainsi conçue en droit de la responsabilité civile extracontractuelle, l’illicéité se rapprocherait, de façon incidente, des régimes d’indemnisation à caractère social — sans toutefois se confondre avec eux. Elle s’accorderait avec la finalité curative du système articulé autour de la commission d’un acte criminel. Lorsqu’une victime subit un acte criminel, la capacité mentale de l’auteur de l’infraction importe peu. En vertu de l’article 14 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels (LIVAC)[116] : « Une personne légalement incapable de former un dessein criminel est censée, pour l’application de la présente loi, avoir la capacité de former un tel dessein[117]. » Cette disposition législative révèle un souci du législateur d’élargir la notion de crime sans qu’il soit nécessaire de rechercher ou d’identifier un coupable, ni de démontrer que le geste provient d’une personne légalement capable de former un dessein criminel[118]. Une telle préoccupation s’insère dans le dessein plus large de la loi, en vue de réparer les injustices sociales qui peuvent dériver d’une application des règles ordinaires de la responsabilité civile classique. L’aliénation mentale de l’agresseur, par défaut d’âge ou insanité, n’influe d’aucune façon sur les droits d’une victime innocente[119].

Cette assise renforce notre prétention de reconnaître une opportunité à l’illicéité dans le système québécois de la responsabilité civile extracontractuelle. Elle s’ajoute à une politique juridique qui consiste à privilégier, entre deux « innocents », la victime qui souffre d’un préjudice à l’auteur qui ne peut apprécier les effets dommageables de ses actes.

Le lecteur pourra objecter qu’il s’agit d’un voeu pieux dont la réalisation demeure tributaire d’un jeu de concepts, voire d’une distorsion du raisonnement juridique. Bien qu’une telle responsabilité ne soit pas reconnue de lege lata en droit positif québécois, il est possible de concevoir une utilité à l’illicéité, qui possède une portée normative. Elle est déjà sanctionnée dans l’ordre juridique québécois par la faculté de prononcer une injonction cherchant à faire cesser un acte illicite. Par exemple, si un aliéné menace de blesser quelqu’un, le juge peut prononcer une injonction à son endroit lui enjoignant de proscrire tout geste illicite en ce sens. D’ailleurs, l’alinéa premier de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[120] prévoit qu’une atteinte illicite au droit à l’intégrité physique confère à une victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice qui en résulte. Une victime pourrait donc demander la cessation de l’acte illicite sans obtenir de dommages-intérêts.

Conclusion

Au Québec, un majeur solvable, privé temporairement de sa raison par une cause naturelle, ne peut être tenu responsable civilement. Cette solution nous est apparue pour le moins choquante, le législateur québécois n’ayant pas prévu qu’une victime puisse obtenir réparation dans cette situation spécifique[121]. Nous avons tenté de spéculer sur la responsabilité civile d’un tel majeur inapte lorsqu’il cause un préjudice à autrui. Plus particulièrement, il s’agit de lui imposer une obligation de réparer, en d’autres termes, une responsabilité patrimoniale.

Sur la base d’une objectivation de la faute civile et d’une portée normative au fait illicite, il a été opportun de reconnaître un fondement nouveau à la responsabilité personnelle de l’inapte. Bien que le fait illicite existe à l’état latent, le droit civil québécois le connaît déjà, à l’alinéa premier de l’article 1457 C.c.Q. — et, de façon incidente, à l’article 1462 C.c.Q. Il s’agit de conférer des effets sanctionnateurs à l’illicéité au regard de l’inapte. Bien plus, il est possible de s’inspirer de la politique législative française qui prévoit une responsabilité civile de l’inapte en présence d’une faute objective de celui-ci.

Au surplus, à défaut d’ériger le fait illicite comme fondement d’une responsabilité civile de l’inapte pour son fait personnel, le législateur pourrait privilégier une lecture en équité. À cet égard, les droits allemand, belge et suisse fournissent une solution intéressante. Ce n’est pas tant imputer une responsabilité personnelle à l’inapte que lui imposer une obligation de réparer si sa victime ne peut obtenir compensation autrement, à la lueur des circonstances et de la situation particulière des parties.

Les divers systèmes de droit analysés manipulent de différentes façons le problème pratique lié à la situation juridique des inaptes sur le plan civil. Si les enseignements que nous pouvons en tirer sont riches, ils démontrent sans ambages que la porte peut être ouverte sur la base d’une faute objective des inaptes (en France) et qu’elle ne peut être fermée, suivant l’équité (en Allemagne, en Belgique, en Suisse). Le droit civil québécois ne peut ni ne doit, à notre avis, laisser la porte fermée plus longtemps. À la relecture du Code civil du Québec proposée pourrait s’harmoniser une initiative législative, par une clarification de la terminologie rattachée au concept de faute comme fait générateur de responsabilité, qui puisse permettre d’écarter l’exigence traditionnelle de la faculté de discernement et, du même coup, permettre à la victime d’obtenir une indemnisation de la part d’un inapte.

Enfin, sur le plan terminologique, le vocable « responsabilité[122] » (respondere) doit se détacher impérativement de la « responsabilisation ». Si un aliéné peut être tenu responsable (au sens de « tenu à réparation », « répondre de »), il n’est certes pas possible de le responsabiliser. Le responsable est celui qui répond. Mais de quoi ? Dans ce cas-ci, l’inapte devrait répondre du dommage causé à une victime. En d’autres termes, le fait illicite commis par un inapte devrait correspondre au fait générateur d’une obligation légale de réparer.

En droit civil québécois, il faut tendre vers une compensation plus large des victimes, impératif que commande une vision socialisante de la faute, dissociée de toute moralité. Certaines situations peuvent nécessiter que la victime soit indemnisée pour le préjudice causé par un individu qui, sous l’impact d’un choc émotif grave, perd le contrôle de ses actes et commet un geste dont les conséquences fâcheuses sont (ir)réparables[123]