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Le nouveau management judiciaire, ou, de façon plus générale, le nouveau management de la justice, est en pleine expansion dans un contexte où il est relativement peu connu de l’ensemble de la communauté juridique. Si l’administration de la justice reste une référence générale, en revanche, cette formule ne montre pas la nature des changements que connaît la justice en matière de gestion et de planification. Depuis les premières réflexions de Roscoe Pound qui remontent à 1906[1], le management judiciaire a progressé aux États-Unis durant le xxe siècle[2]. Le nouveau management est plus ambitieux dans ses finalités, car il reflète l’existence de principes (efficacité, efficience, transparence, responsabilité et imputabilité) qui servent de catalyseurs pour revoir l’action publique[3]. Les autorités n’ont pas hésité à les présenter comme des « principes de gouvernance reconnus » dans des lois ou des projets de loi qui ne concernent pas la justice[4]. Issus de la science politique et des sciences de la gestion, mais également du droit, ils ont servi de référence afin de repenser les méthodes en matière de gestion publique, notamment par l’utilisation des mécanismes issus de la nouvelle gestion publique, plus connue sous le nom de « nouveau management public ». Ce changement caractérise le phénomène de la gouvernance dans ses dimensions de gestion publique. Le thème plus neutre et discret de la « réforme de l’État » pourrait donner l’impression que seuls les ministères et organismes publics sont visés et, de façon plus large, tout ce qui relève de la fonction exécutive de l’État. Le nouveau management de la justice est pourtant une réalité au même titre que le nouveau management public. Malgré cette évolution, le fait que la justice (les cours et les tribunaux en tant que système de justice) peut être mesurée par des outils de gouvernance, devenir une « justice commensurable[5] » et être soumise aux impératifs de l’évaluation et de l’efficacité est moins visible au Canada.

Cette situation peut être expliquée par plusieurs facteurs. Pour tous les États où le système judiciaire est issu de la tradition britannique, le prestige particulier dont bénéficient les juges et les cours[6] rendrait moins visible cette stratégie de rendement et d’évaluation. Parmi les caractéristiques de l’indépendance judiciaire (l’inamovibilité, la sécurité financière et l’absence de pressions administratives), l’introduction trop ostensible de méthodes de gestion axées sur l’efficacité, les indicateurs de performance, les résultats et la planification stratégique pourrait être interprétée comme incompatible avec la nécessité de l’absence de pression directe sur le système judiciaire[7]. Il est utile de rappeler que, au Canada (en droit fédéral) et au Québec, c’est le Conseil du trésor qui supervise la conformité des plans d’action remis annuellement par les ministères et organismes publics avec les exigences de la nouvelle gestion publique (nouveau management public). Dans ce contexte, la supervision directe des cours et des tribunaux à des fins d’efficacité et de célérité par la fonction exécutive pourrait être interprétée comme une pression ou un contrôle incompatible avec l’indépendance de la justice. Par ailleurs, compte tenu de la prépondérance des mécanismes de gestion dans l’évaluation potentielle ou réelle de la justice, cette dimension n’a pas ou très peu retenu l’attention des juristes dans le contexte canadien, sans pour autant devenir un objet de recherche important pour les chercheurs dans le domaine des politiques publiques ou de la gestion publique. Entre les impératifs de l’indépendance judiciaire et les dimensions contemporaines de l’imputabilité, la synthèse est loin d’être acquise[8].

Sur ce plan, le Canada offrait, dans un cadre temporel rapproché, un net contraste avec la situation qui existait et qui règne encore dans d’autres aires géographiques. Ailleurs, les moyens mis en oeuvre livrent un tout autre portrait sans que des inhibitions ou des réticences aient été déterminantes sur cette approche quantitative et qualitative du fonctionnement de la justice. En 2002, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a été créée par une résolution du comité des ministres du Conseil de l’Europe. Elle est composée d’experts issus des États membres du Conseil de l’Europe avec un secrétariat permanent[9]. Pour le système judiciaire américain, le National Center for State Courts a élaboré en 2005 les CourTools après l’expérience des Trial Court Performance Standards (1995-2000)[10]. Ces standards sont des indicateurs de performance dans le sens voulu par le nouveau management public. Ils insistent sur des dimensions qui peuvent être mesurées et comptabilisées. La dimension temporelle (délais) est plus importante que le coût ou le niveau de satisfaction des employés. Sans avoir amorcé un virage d’une ampleur comparable, le Canada se rapproche désormais de ces orientations par l’introduction de la planification stratégique dans plusieurs cours et tribunaux, notamment la Cour suprême du Canada.

Dans la perspective de la réforme de la justice, le thème de l’efficacité a été largement éclipsé par l’importance légitime accordée à l’accessibilité de la justice et, plus récemment, par la réhabilitation de la justice sous la thématique de la justice participative[11]. L’accessibilité de la justice demeure une priorité qui est évaluée suivant les besoins des justiciables[12]. Les initiatives en matière de réforme de la justice revêtent toutefois une portée plus vaste, comme en témoignent les priorités énoncées par le ministre de la Justice du Québec le 29 septembre 2011 lors du dépôt devant l’Assemblée nationale d’un avant-projet de loi en vue d’instaurer un nouveau Code de procédure civile[13]. La justice doit être « efficace, accessible et de qualité[14] ». La disposition préliminaire énonce des objectifs qui correspondent à des notions ou à des principes connus en gestion publique : accessibilité, qualité, célérité, efficience et participation. En énonçant « l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure », la disposition préliminaire reprend le contenu du principe de la proportionnalité qui figure à l’article 4.2 du Code de procédure civile[15]. Le dépôt du projet de Loi instituant le nouveau Code de procédure civile au printemps 2013 n’offre pas de modification significative pour le contenu de cette disposition préliminaire[16].

Des précédents peuvent guider l’action du législateur. En 1997, lors de l’élaboration de la Loi sur la justice administrative[17], le législateur a introduit dans la disposition préliminaire plusieurs objectifs : spécificité de la justice administrative, qualité, célérité, accessibilité et respect des droits fondamentaux des administrés. Dans les lois où la procédure joue un rôle prépondérant, l’affirmation de ces objectifs représente un phénomène en constante progression. Dans la perspective de la justice pénale, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents[18] offre des objectifs sous forme de « déclaration de principes ». Bien que la version anglaise reprenne ce terme (principles), il s’agit davantage d’objectifs destinés à établir la spécificité de ce type de justice, avec une référence à la diligence et à la célérité pour l’application de cette loi. Cependant, comme le législateur énonce de plus en plus d’objectifs dans les dispositions préliminaires ou les premières dispositions des lois, l’évolution du droit processuel, tous domaines confondus, suit une évolution plus vaste du droit contemporain[19]. Un lien direct peut être établi avec l’efficacité, comme le suggère Jean-François Brisson : « L’objectif est une norme d’efficacité : fixer un objectif c’est préciser quel est le résultat à atteindre[20]. » Les constats faits dans d’autres contextes sont matière à réflexion, car un objectif peut revêtir une valeur économique[21].

L’efficacité doit également être mise en perspective par rapport au thème de la qualité. Dans le domaine des sciences de la gestion et dans la théorie des organisations, l’insistance sur la qualité remonte à la fin des années 80[22]. L’évaluation de cette dimension a été orientée en tenant compte du point de vue des utilisateurs sur plusieurs types de biens et de services[23]. Dans la gestion des entreprises, un florilège de formules a surgi du type « Qualité totale », « Zéro mépris », « Zéro délai » ou « Zéro défaut »[24]. Le thème de la qualité a ainsi progressé dans les sciences de la gestion[25] pour connaître ensuite une vaste diffusion dans le domaine de la gestion publique[26]. La satisfaction des citoyens, davantage perçus comme des usagers, des clients, voire des consommateurs, ne repose pas sur les mêmes prémisses que le respect de la légalité. Si le thème de la qualité a d’abord contribué à modifier les techniques de gestion, il a été intégré par la suite dans les réflexions relatives au droit sous l’impératif d’amélioration de la « qualité juridique » au sein de l’administration publique[27]. En France, ce thème a été à l’origine d’un vaste programme de réhabilitation et de renforcement du droit au sein de l’Administration, notamment pour la formation des agents de l’État. Ce qui est plus utile pour notre réflexion, c’est la promotion d’une juridicité fondée sur la qualité des instruments juridiques, notamment la qualité procédurale, la qualité de la production juridique pour la conceptualisation des textes et des normes et, enfin, la qualité des liens juridiques avec la population (lisibilité des textes, simplification des formalités, accessibilité et bonification des garanties sous forme de recours). À certains égards, ce débat a été propre à la France compte tenu des critiques récurrentes sur la mauvaise qualité des règles juridiques, de leur nombre excessif et de leur caractère peu soigné[28].

Au Canada, ce lien direct entre le droit et la qualité est moins explicite, et les sciences de la gestion sont davantage à l’origine de la progression du thème de la qualité dans la gestion publique. Au Québec, les mécanismes de plaintes institués dans l’administration gouvernementale durant les années 90 avaient, et ont encore, un lien direct avec la qualité des services publics[29]. Ce type de qualité est souvent associé aux travaux du Protecteur du citoyen à titre d’ombudsman parlementaire[30]. La qualité concerne désormais la vaste majorité des services publics. Si la « qualité des services aux citoyens » figure dans la première disposition de la Loi sur l’administration publique[31], la qualité de la justice administrative se trouve dans la disposition préliminaire de la Loi sur la justice administrative[32].

Dans la perspective de la modernisation et de la réforme de l’État, la promotion de la qualité dans les services publics englobe désormais la justice[33]. Dans les États membres de l’Union européenne qui ne relèvent pas d’un système de common law, il y a moins d’inhibition pour considérer la justice à titre de service public[34]. En dépit de ces différences culturelles, l’introduction d’un référentiel de « qualité » dans le fonctionnement de la justice n’en reste pas moins d’un maniement difficile. Certaines études ont mis davantage l’accent sur l’accessibilité (horaires de travail et commodité géographique), l’amélioration des prestations, la sécurité et la courtoisie, ce qui conduit souvent à recourir à la technique des enquêtes de satisfaction auprès des usagers[35]. L’accessibilité géographique soulève des difficultés considérables au Canada compte tenu de l’immensité du territoire et de la faible densité de population. Dans le contexte de la justice administrative, le Tribunal administratif du Québec (TAQ) a pris des mesures conséquentes en facilitant le déplacement de ses juges et du personnel requis pour la tenue des audiences dans toutes les régions du Québec, et également par l’utilisation des locaux disponibles dans les palais de justice en région[36]. À une autre échelle, la Cour fédérale, malgré l’assignation de résidence pour ses juges en fonction dans la capitale nationale, dispose de ses propres locaux (sous la forme d’un palais de justice) dans la plupart des provinces du Canada en fonction de la ville la plus importante sur le plan démographique[37]. Le TAQ et la Cour fédérale se rapprochent ainsi du modèle des cours itinérantes. La volonté de rapprochement avec les justiciables est manifeste, ce qui représente une approche du type « qualité » suivant les intentions du législateur. D’autres dimensions liées à la qualité sont prises en considération pour l’accueil du public dans les palais de justice. La qualité peut devenir également un élément de référence pour l’amélioration de la qualité rédactionnelle des jugements, ce qui présuppose l’ajout d’autres dimensions liées à la formation des juges. La thématique de la qualité contribue ainsi à un meilleur fonctionnement de la justice sans pour autant résoudre le problème de l’accessibilité analysée sous l’angle du coût et des délais. Des instruments de mesure sont requis, ce qui a rendu inévitable une comptabilisation chiffrée du fonctionnement de la justice, perçue désormais sous l’angle de l’efficacité.

Devenue l’un des emblèmes du nouveau management public avec la formule des trois « E » (efficience, efficacité, économie), l’efficacité pourrait donner l’impression d’avoir évincé le thème de la qualité. Ce n’est qu’une apparence, car deux facteurs ont servi de relais pour faciliter son intégration dans le paradigme de l’efficacité. Dans un premier temps, la qualité a engendré le phénomène des « chartes de qualité » que la réforme britannique des Next Steps en 1991 a mis en exergue[38]. Ces chartes ont été intégrées comme technique de gestion par le nouveau management public dans l’obligation faite aux organismes publics de produire une déclaration de services aux citoyens. Au Québec, cette exigence est requise par la Loi sur l’administration publique de 2000[39]. Dans un second temps, la nécessité de produire des « indicateurs de qualité » a été déterminante pour évaluer la performance, l’efficacité et la productivité. À bien des égards, les indicateurs de qualité sont devenus des indicateurs de performance. La détermination de ces indicateurs est à l’origine de travaux en matière de gestion publique[40]. L’efficacité a néanmoins pris beaucoup d’importance pour la justice avec les mêmes conséquences que celles qui ont été observées pour la thématique de la qualité. La prépondérance du nouveau management public a également rejoint la justice avec la mise au point des indicateurs de performance pour la justice (approche européenne) et des outils de gouvernance (approche nord-américaine). Le Québec a choisi de donner un cadre juridique aux préceptes du nouveau management public par l’énoncé des principaux mécanismes dans la Loi sur l’administration publique[41]. Les « tribunaux », au sens reconnu par la Loi sur les tribunaux judiciaires[42], ne sont pas liés directement par l’application de cette loi[43].

Cette évolution pourrait orienter notre réflexion vers la dimension administrative de l’efficacité, notamment vers l’étude des mécanismes qui ne sont pas issus du droit, afin de mesurer l’efficacité du fonctionnement de la justice. Ce phénomène de « managérialisation » de la justice a été à l’origine de notre recherche. Cette orientation offre néanmoins un désavantage important en limitant le paradigme de l’efficacité à des mécanismes de gestion, tout comme si les réalités connues des juristes, par exemple, le droit processuel, le droit judiciaire ou la procédure civile, n’avaient pas vraiment de lien avec l’efficacité. Dans le pire scénario, vu la persistance de quelques stéréotypes, plusieurs dimensions propres au droit pourraient être perçues comme peu ou pas efficaces. Malgré ce contexte défavorable au droit, l’importance de l’efficacité dans les règles qui gouvernent le déroulement des instances, notamment pour la justice civile et administrative, doit être rappelée en tant que principe explicatif. À titre comparatif, le droit pénal n’est pas complètement exclu pour montrer les différences de traitement dans les questions liées à la célérité et à l’efficacité de la justice. Enfin, notre recherche a pour objet la place de l’efficacité dans le fonctionnement de la justice. Elle ne tente pas de déterminer si la justice, comme système, est globalement efficace dans l’atteinte des résultats recherchés, ce qui justifierait une tout autre recherche où l’exécution des jugements, le choix des recours et l’autorité de la chose jugée permettraient de mesurer son effectivité, comme il est possible de le faire dans le domaine de la législation et de la réglementation pour l’atteinte des objectifs publics. L’effectivité et l’efficacité sont deux notions distinctes, ce qui n’exclut pas des recoupements.

La réinsertion de l’efficacité dans le droit processuel et le fonctionnement des cours offre la possibilité de reconnaître ses mérites à la justice sur ce point controversé. Cette perspective plus générale justifie une analyse en deux étapes. Dans un premier temps, il faut rappeler que des mécanismes ou des notions montrent bien la préoccupation constante d’une accélération des instances ou, à tout le moins, la possibilité d’en réduire les impacts défavorables pour les justiciables et pour le système de justice. Ce premier cas de figure est limité aux règles et à la procédure. Il n’en constitue pas moins un premier angle où l’efficacité occupe une place importante, sans qu’il soit possible de déterminer a priori si c’est un principe, au sens plus précis d’un principe général en fait de procédure. Dans un second temps, à titre de passage obligé, le fonctionnement des cours et des tribunaux est analysé, quantifié et comparé par l’utilisation croissante des mécanismes issus des sciences de la gestion. Sur ce plan, l’évolution vers une justice du type managérial est incontestable et le Canada suit une évolution comparable à celle des autres pays occidentaux.

La justice et l’efficacité seront ainsi analysées suivant deux dimensions qui ne peuvent pas être hiérarchisées : la procédure ou le cadre processuel, ainsi que les cours et les tribunaux en tant que réalités organisationnelles dont la perception et l’analyse relèvent, de plus en plus, à bien des égards, des préceptes du nouveau management public. Ces dimensions reflètent en réalité la mixité croissante du droit et de la gestion dans ce qui correspond à l’administration de la justice. La double dimension administrative et juridique de ce thème ne peut être éludée. Les enjeux et les conséquences qui en résultent pour la justice exigent un cadre particulier, car le service public de la justice conserve une indéniable spécificité.

La dualité du type droit et gestion met en relief la place croissante des principes transversaux dans l’évolution du droit. L’efficacité permet de dégager une mixité grandissante dans l’usage de concepts contemporains où figurent l’efficience, l’effectivité et la qualité[44]. Il en résulte également une tension dans la mesure où ces deux champs disciplinaires, droit et gestion, ne reposent pas sur les mêmes prémisses. Leur cohabitation peut néanmoins être l’un des facteurs explicatifs de la plus-value que représente l’essor de l’imputabilité, qui apparaît en filigrane, comme le vecteur de cette évolution[45].

1 La recherche de l’efficacité en droit processuel

Malgré son importance dans la théorie du droit[46], l’efficacité apparaît davantage, en tant que principe fonctionnel, comme une référence issue des sciences de la gestion et de l’analyse économique[47]. Dans quelques champs de l’action publique, l’efficacité est un impératif sans pour autant être intégrée au droit à titre de principe justificatif[48]. Dans l’analyse des rapports entre le droit et la nouvelle gouvernance publique, elle apparaît également dans une position d’extériorité[49]. Pour les organisations publiques, elle est associée au management de la performance[50]. La recherche de l’efficacité est indissociable des réflexions sur l’amélioration du fonctionnement des services publics depuis près de 30 ans[51]. Pour les dimensions liées au fonctionnement du service public de la justice, cette évolution a été marquée par l’introduction de la planification stratégique comme méthode de gestion au sein des cours et des tribunaux. En revanche, pour le droit positif, et notamment le droit processuel, un transfert de principes entre ces deux disciplines, la gestion et le droit, est moins évident. Un rapprochement est néanmoins perceptible dans la perspective de travaux de recherche[52]. Dans la disposition préliminaire de l’avant-projet en vue d’instituer un nouveau Code de procédure civile, la formulation des objectifs du type « célérité, efficience, accessibilité[53] » renvoie à divers degrés à l’efficacité. Pour sa part, le Conseil de la magistrature a pour fonction de favoriser l’efficacité et l’uniformisation de la procédure devant les tribunaux[54].

Si l’efficacité n’est pas un principe reconnu explicitement en procédure civile, le tableau est néanmoins plus nuancé lorsqu’il s’agit de montrer la progression de cette dimension. Un rappel de l’évolution du droit processuel laisse voir un contexte favorable à l’affirmation de principes. Le droit processuel (justice civile et administrative) contient plusieurs principes qu’il est possible de regrouper en deux catégories. La première est formée de principes structurants pour l’organisation des cours et des tribunaux. Le principe de base de l’unité ou de la dualité de juridiction reste un élément récurrent pour l’analyse de tous les systèmes juridiques où règne un système de justice organisé par l’État[55]. Le principe de l’indépendance de la justice (déjà mentionné) est incontournable, à l’instar du principe de l’impartialité attendue pour un décideur qui est juge ou qui remplit des fonctions juridictionnelles. Au Canada, ces principes ont un statut constitutionnel dont la source peut être écrite ou non écrite[56]. D’autres dimensions, telle la notion de juridiction, ainsi que le procès peuvent être aussi considérés comme des principes structurants[57]. La juridiction n’est donc pas seulement une notion ou une règle, car elle constitue le principe qui est à l’origine de la compétence des cours et des tribunaux pour être saisis de litiges (compétence inhérente ou compétence d’attribution).

La seconde catégorie regroupe les principes liés directement au fonctionnement de la justice et à la procédure. En règle générale, ces principes retiennent davantage l’attention des auteurs[58]. Le principe du contradictoire est fondamental pour comprendre le fonctionnement de la justice civile et administrative. Des dispositions énoncent ce principe en faveur de la protection des parties[59]. Le principe de la publicité est une caractéristique essentielle du droit positif qui vaut autant pour le droit légiféré (publicité des débats et publication des lois) que pour le fonctionnement des cours (audiences publiques, accès public au dossier, sauf en certaines matières, et diffusion des jugements). Ici également, des dispositions en confirment l’existence[60], notamment l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne[61]. Le principe qui rejoint de plus près des dimensions liées à l’efficacité, à l’efficience et à l’économie n’en reste pas moins le principe de la proportionnalité introduit par la réforme de 2002 dans le Code de procédure civile à l’article 4.2. Il s’agit d’un principe directeur qui porte sur les abus de procédure, et également sur l’administration de la preuve[62]. Il figure également à titre de « principe général » à l’article 3 des Règles des cours fédérales[63]. Notre but ne consiste pas à faire ici l’inventaire exhaustif de ces principes pour lesquels il peut y avoir matière à argumentation sur le fondement de quelques orientations générales (principe de la conciliation[64], principe de l’égalité[65]). L’influence croissante de plusieurs instruments internationaux, notamment l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[66], ainsi que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme[67], favorise l’affirmation d’un droit commun fondé sur l’existence d’un modèle universel de procès équitable[68]. Dans l’avant-projet instituant un nouveau code procédure civile, des principes directeurs de la procédure sont énoncés[69] suivant une formule proche de celle qui a été retenue pour le Code de procédure civile en France[70].

Dans ce contexte favorable à l’énonciation de règles unificatrices et structurantes, la formulation de principes est un phénomène contemporain qui rejoint le droit processuel, peu importe le contexte (droit civil ou common law)[71]. Il suffit de remonter un peu dans le temps pour mesurer cette évolution. La procédure civile n’était pas systématisée sur le fondement de principes dans la vaste majorité des ouvrages parus avant le xxie siècle[72], ou qui prolongent encore cette matière[73]. Sur ce point, le droit processuel suit une tendance générale où, dans le contexte de la mondialisation, les juristes favorisent la recherche de principes à des fins d’unification et de cohérence. Le problème conceptuel le plus délicat n’en reste pas moins la clarification de la notion de « principes ». Malgré des difficultés inhérentes au fait de distinguer les principes des règles[74] et la polysémie ambiante[75], c’est le juge qui joue un rôle déterminant pour la reconnaissance des principes[76], avec l’apport important, le cas échéant, de dispositions constitutionnelles et législatives. Vu la propension de quelques auteurs à énumérer des principes dans des ouvrages ou des manuels, la prudence est nécessaire.

Les principes issus du droit ne sont pas identiques à ceux des sciences de la gestion. Guy Canivet, en sa qualité de premier président de la Cour de cassation en 2000, a analysé la place croissante du principe de l’efficience en droit judiciaire privé dans un ouvrage destiné à rendre hommage à son prédécesseur. Sa contribution montre l’importance que revêt l’efficacité des règles de procédure (accessibilité, simplicité, prévisibilité et rapidité), mais également la rationalisation des méthodes où le coût du procès engendre un besoin d’allègement dans le fonctionnement de la justice et de recours à des technologies nouvelles[77]. L’efficience est intimement liée à l’efficacité et à l’économie (coût de la justice). Si Guy Canivet montre l’existence du principe de l’efficience de la procédure, le statut et la place de l’efficacité dans le droit procédural méritent un examen attentif. Loin d’être des réalités antinomiques, la procédure et l’efficacité ont des liens complexes qui sont antérieurs à la place croissante des sciences de la gestion. Cependant, compte tenu de l’importance déterminante des trois « E » dans la rationalisation de l’action publique et des services publics, la thèse du transfert de principes d’une autre discipline (sciences de la gestion) vers le droit devient plausible, avec pour objet plus spécifique le fonctionnement de la justice. Sa matérialisation est plus évidente dès qu’il s’agit de la célérité et des délais, de la bonne administration de la justice, ainsi que dans la place grandissante des mécanismes d’accélération et de réduction du temps d’instance.

1.1 La célérité et les garanties relatives aux délais raisonnables

La célérité et l’efficacité sont intimement liées. La célérité exige une accélération qui ne peut être obtenue que par la simplification des formalités et la réduction des délais. La Loi sur la justice administrative en est une illustration puisque le législateur y a énoncé l’importance de la célérité dans sa disposition préliminaire[78]. Son contenu général montre la volonté d’insérer la célérité dans la légalité et la procédure suivant des moyens qui peuvent différer, le cas échéant, et avec les nuances nécessaires, du droit judiciaire : la souplesse dans la conduite de l’audience (art. 11), le rapprochement des parties (art. 12), la reprise de la décision initiale (art.15), l’interdisciplinarité dans la composition des sections du Tribunal administratif du Québec, les objectifs de gestion (art. 78), l’assistance pour toute personne qui en fait la demande (art. 104), les correction des vices de forme ou des irrégularités (art. 105), l’existence d’une disposition supplétive (art. 108), la limitation des délais de contestation des décisions administratives (art. 110), l’urgence (art. 119), la conciliation (art. 119.6), la reconnaissance de l’expertise scientifique des membres du Tribunal (art. 141), le délai de trois mois pour la remise des décisions du Tribunal (art. 146), ainsi que la possibilité de révision ou de révocation des décisions (art. 154). Davantage que ces dispositions particulières, cette loi représente une simplification du cadre procédural, ainsi qu’un allègement des règles de preuve propres au droit, ne serait-ce que par l’importance accordée à la valeur scientifique des éléments mis en preuve.

Dans cette perspective, la célérité reflète un ensemble de facteurs plus vaste que la question des délais[79]. Son sens originel issu du latin celeritas est lié à la rapidité. Dans un sens plus contemporain, elle peut être décrite comme un effort de rationalisation du cadre procédural aux fins de simplification, de souplesse, d’accessibilité, de rendement et de réduction des délais. Sur une base tangible, ce sont des mécanismes et des garanties qui créent des conditions minimales pour permettre au citoyen d’obtenir justice dans un délai raisonnable. Si la célérité conserve ainsi un net ancrage dans le droit, l’efficacité a contribué à l’élargissement par l’ajout de dimensions plus larges que celles des délais. À titre comparatif, en droit judiciaire, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable constitue la référence obligée. Le cadre conceptuel reste celui de la légalité et non pas celui, plus vaste et plus hybride, de l’efficacité. Ce droit ne revêt pas la même importance pour la justice civile, la justice administrative et la justice pénale.

Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable représente l’une des garanties majeures du droit pénal, avec une plus-value évidente pour le monde anglo-américain[80]. La dimension constitutionnelle, tant en ce qui concerne les droits nationaux qu’à l’échelle supranationale, est essentielle, car elle permet de prendre la juste mesure de l’ampleur que revêt cette garantie en droit pénal, en comparaison de ce qui existe en procédure civile. Ce rapprochement met en lumière une grande disparité de statut entre plusieurs champs du droit, ce qui crée des conditions propices à l’essor de la célérité au détriment du seul droit à un délai raisonnable, plus ancien et plus prestigieux.

Sur le plan constitutionnel, dans la perspective des droits nationaux, il faut remonter à l’article 40 de la Magna Carta, où, dès 1215, avait été reconnue l’exigence de la célérité par la reconnaissance que « to no one will we deny or delay right or justice[81] ». En dépit de la généralité de cette formule, les lois subséquentes de l’Angleterre médiévale en ont fait une garantie propre à la procédure pénale[82]. L’influence du droit européen a modifié cette situation, notamment depuis l’Human Rights Act de 1998[83], qui sera évoqué plus loin. Dans une perspective constitutionnelle, limitée à l’énonciation de droits dans des constitutions nationales, c’est incontestablement l’Afrique du Sud qui offre le plus grand nombre de garanties liées à la célérité des différentes étapes du processus pénal. L’article 35 de la Constitution du 12 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud[84] énonce cette garantie pour les trois étapes du processus pénal au profit de toute personne (everyone) : l’arrestation, la détention et l’accusation. Au stade de l’arrestation, la promptitude dans la divulgation de certains droits est requise (to be informed promptly), tout comme l’étape subséquente du procès qui doit démarrer et connaître un aboutissement dans un délai qui n’est pas déraisonnable (to have their trial begin and conclude witout unreasonable delay). L’expression « délais raisonnables » est la plus répandue, comme en témoignent l’alinéa 11 (b) de la Charte canadienne des droits et libertés[85] ainsi que l’article 32.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[86] au Québec, qui limitent cette garantie au droit pénal. Le vie amendement de la Constitution américaine introduit néanmoins une variante dans la formulation : « In all criminal prosecutions, the accused shall enjoy the right to a speedy and public trial[87]. » Plusieurs États dont le droit relève de la tradition britannique ont reconnu cette garantie par une disposition explicite de la Constitution pour le champ du droit pénal[88]. À l’extérieur de cette mouvance, les autres constitutions restent peu nombreuses pour la reconnaissance de ce droit dans la perspective du droit pénal[89]. Compte tenu des enjeux de toute procédure du type accusatoire pour les droits de la défense, les instruments internationaux ont été conçus en vue de faire prévaloir le droit d’être jugé dans un délai raisonnable[90]. La Convention américaine relative aux droits de l’Homme[91] laisse voir une exception en offrant la garantie du délai raisonnable pour tout type de procédure.

Dans le contexte canadien, la Cour suprême a énoncé les facteurs à prendre en considération afin de déterminer l’existence d’une violation du droit reconnu par l’alinéa 11 (b) de la Charte canadienne. Dans la perspective de quelques décisions antérieures[92], l’arrêt Morin[93] de 1992 offre la synthèse de ces exigences. Pour une inculpation de conduite avec facultés affaiblies, le délai de plus de 14 mois avait été causé par la pénurie des ressources institutionnelles[94]. Cette dimension n’est en fait qu’un élément qui doit être mis en contexte avec la longueur du délai, l’exclusion de périodes temporelles par renonciation, les délais inhérents à la complexité du dossier, les actes de l’accusé et ceux qui sont accomplis par le procureur général, ainsi que le préjudice subi par l’accusé. Pour appréhender la complexité d’une affaire, la Cour suprême prend en considération l’existence de délais préparatoires communs pour ce type de dossier, notamment les affaires qui requièrent une enquête préliminaire avant procès. Dans l’arrêt Morin, l’affaire à l’origine du litige relevait de la compétence de la Cour provinciale de l’Ontario. Avec un réel souci de précision, les juges formant la majorité (à l’exception du juge en chef Lamer, dissident) ont proposé « une ligne directrice de 8 à 10 mois pour le délai institutionnel en cour provinciale[95] », ce qui vise toutes les cours de ce niveau au Canada. L’élément plus significatif est l’importance accordée à la preuve d’un préjudice pour l’accusé, ce qui contribue grandement, aux yeux des observateurs, à rapprocher la jurisprudence canadienne des positions retenues en droit américain[96].

Ce recul temporel et spatial permet de prendre la mesure de l’avancée que représentait et représente encore l’article 6 (1) de la Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950[97], désormais complété par le deuxième alinéa de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000[98] dans une formulation identique. Sans faire de distinction entre la procédure pénale et la procédure civile, la Convention a permis le dépôt de nombreuses plaintes contre les lenteurs considérables des cours nationales de différents États membres de l’Union européenne (selon son élargissement progressif). Saisie d’une plainte, la Cour européenne des droits de l’Homme a retenu une politique jurisprudentielle pragmatique fondée sur les cas d’espèce en évitant de dégager des règles relativement précises. Elle se limite à constater et à décider dans une affaire soumise à son attention s’il y a eu ou non violation. Elle vérifie concrètement si le fonctionnement de l’institution judiciaire respecte les dispositions de la Convention, tout en appliquant la même démarche à la conduite du procès dont la lenteur excessive serait en cause[99]. Selon les termes mêmes de la Cour européenne, « le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes[100] ». Si cette approche casuistique est dictée par la prudence, elle offre néanmoins quelques critères généraux. Sur ce point, elle fonctionne sur des bases plus souples que celles qui ont été élaborées par deux cours suprêmes, celle du Canada et celle des États-Unis, pour l’appréciation du caractère déraisonnable des délais en matière criminelle (droit pénal). Cette dimension peut être expliquée par le fait que la garantie de délai raisonnable reconnue par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme vise les affaires tant civiles que pénales. À titre d’exemple, dans la jurisprudence de la Cour européenne, c’est l’Italie qui a été le plus souvent condamnée, voire stigmatisée, pour motif de lenteur excessive dans la conduite des affaires civiles[101]. En matière civile, l’exercice du droit à un examen de la cause est subordonné à la diligence des intéressés[102], ce critère étant moins important en matière pénale. Le critère lié au comportement des autorités judiciaires est plus important pour faire un rapprochement entre les affaires civiles et pénales. Reste toutefois problématique le fait notoire que la Cour européenne ne respecte pas le délai raisonnable pour ses propres arrêts[103]. En vue de remédier à cette situation, la procédure de l’arrêt pilote a démarré en 2004 afin de trouver une solution générale pour un grand nombre d’affaires répétitives. Ces difficultés restent néanmoins récurrentes. Dans le contexte de la Conférence de Brighton (avril 2012), la Cour européenne serait « au bord de l’asphyxie » à cause d’un engorgement chronique dû à une croissance exponentielle du nombre de requêtes, avec pour conséquence directe un allongement important des délais de jugement[104].

L’influence de la Convention européenne des droits de l’Homme permet de relativiser les limites des droits nationaux pour les États membres de l’Union européenne. L’exemple le plus significatif est offert par le Royaume-Uni avec l’Human Rights Act de 1998[105]. En intégrant la Convention européenne dans le droit interne, la loi de 1998 ouvre la possibilité d’une application directe de l’article 6, ce qui confère une dimension nouvelle à la question des délais raisonnables en droit britannique puisqu’elle ne se limite plus désormais au seul droit pénal. Cependant, il ne faut pas trop idéaliser cette insertion du droit européen, car ce sont les lois britanniques qui sont avant tout visées aux fins de compatibilité. Dans d’autres États membres, l’application de la Convention européenne par les juges nationaux peut suppléer les limites des garanties offertes par les constitutions nationales. L’Allemagne en est un bon exemple. La Loi fondamentale du 23 mai 1949 offre des garanties non négligeables mais qui sont trop éparses dans l’ensemble de cette constitution qui représente pourtant un modèle dans l’affirmation des droits fondamentaux[106]. Avec le temps, la Cour constitutionnelle allemande a non seulement appliqué la Convention européenne des droits de l’Homme, mais elle a également élaboré de nouveaux principes de procédure qu’elle a jugés contenus implicitement dans la Loi fondamentale[107]. Sans pouvoir étendre cette investigation à tous les États membres de l’Union européenne, il est manifeste que le droit au délai raisonnable dépasse désormais le contenu du droit pénal.

Il ne faut donc pas sous-estimer les droits nationaux. Quelques constitutions reconnaissent le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, peu importe que la procédure soit judiciaire ou administrative : le Portugal[108], le Brésil[109], la Colombie[110], le Costa Rica[111] et la Suisse[112], pour ne livrer que quelques exemples. Ce tableau reste un peu étriqué, car la comparaison entre la justice civile et la justice administrative offre d’autres perspectives que celles qui sont induites par des dispositions constitutionnelles. Sur ce plan, le Canada offre un avantage considérable sur la base d’une comparaison entre la procédure civile et les exigences de la common law. En matière civile, l’actuel Code de procédure civile du Québec qui remonte à 1964, avec ses modifications consécutives, ne reconnaît pas le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Présenté devant l’Assemblée nationale en octobre 2011 par le ministre de la Justice, Jean-Marc Fournier, l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile introduit néanmoins le principe de la célérité de la justice civile dans sa disposition préliminaire[113]. En l’absence d’un droit à un délai raisonnable qui pourrait être sanctionné par d’autres cours, la rapidité de la justice sera avant tout un enjeu administratif lié à l’efficacité de la justice.

En common law, dans le contexte canadien, la perspective de sanctionner des délais excessifs par voie de contrôle judiciaire offre un contexte différent, plus stimulant, mais qui bute néanmoins sur des limites, car seul le droit administratif est vraiment en cause (sous réserve du droit pénal qui a été mentionné plus haut). L’arrêt Blencoe[114], qui remonte à 2000, en est la meilleure illustration. Robin Blencoe, en sa qualité de ministre, avait fait l’objet de plaintes pour harcèlement sexuel devant la Commission des droits de la personne de Colombie-Britannique en 1995. À la suite de l’enquête menée par la Commission, les audiences avaient été fixées pour mars 1998, soit plus de 30 mois après le dépôt des premières plaintes. En novembre 1997, Robin Blencoe avait présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique afin d’obtenir l’arrêt des poursuites relatives aux plaintes en alléguant que la Commission avait perdu compétence en raison d’un délai déraisonnable dans le traitement des plaintes. Comme son argumentation était fondée sur la violation du droit à la sécurité reconnu par l’article 7 de la Charte canadienne, la réponse favorable des deux juges formant la majorité à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique aurait permis d’attribuer une autre dimension constitutionnelle à la question des délais excessifs, lesquels peuvent être sanctionnés en droit pénal sur le fondement de l’alinéa 11 (b). Tout en concluant que la Charte canadienne s’applique aux travaux de la Commission, le juge Bastarache, au nom des juges formant la majorité, a répondu par la négative pour l’utilisation de l’article 7 de la Charte, tout en estimant que le délai écoulé n’était pas excessif compte tenu des circonstances de l’affaire. Comme l’article 7 ne pouvait être utilisé, la Cour suprême devait déterminer si les principes du droit administratif pouvaient l’être. En droit administratif, la contestation d’un délai inacceptable peut être fondée sur la violation des principes de la justice naturelle, ainsi que sur ceux de l’équité procédurale[115]. Afin de déterminer si un délai peut être excessif, les juges formant la majorité ont eu recours à des critères proches de ceux de l’arrêt Morin[116], ou identiques à ceux-ci, sans être aussi exhaustifs[117].

Le juge LeBel a néanmoins été dissident en évaluant qu’un délai inexpliqué n’avait pu être justifié par la Commission et que, pour ce motif, il aurait rendu un jugement favorable à la demande formulée par Robin Blencoe afin d’obtenir l’arrêt des poursuites. Comme celle de ses collègues, son analyse reposait sur des principes issus du droit administratif. Ce qui confère une plus-value à ses commentaires, ce sont ses observations plus générales sur le fait que « la common law a toujours eu les délais en aversion[118] ». Le juge LeBel affirme que « les délais inutiles » constituent « un fléau qui touche presque tous les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs[119] ». Il met d’ailleurs en perspective l’évolution de la common law afin de montrer que la justice différée ne représente pas une nouveauté à titre de déni de justice.

Dans un contexte où le droit administratif peut être utilisé, les délais inutiles peuvent être censurés, jusqu’à un certain point, par demande de contrôle judiciaire. En dépit de la richesse de sa tradition (Justice delayed is Justice Denied) qui remonte à la Magna Carta, la common law n’offre en contrepartie aucun moyen comparable au mandamus pour contrôler les délais excessifs des cours judiciaires en matière civile. En droit britannique, comme nous l’avons signalé, cet obstacle a été surmonté en partie par l’intégration de la Convention européenne des droits de l’Homme. Ce contrôle a posteriori se heurte cependant à de sérieuses limites. La question essentielle des délais est l’une des dimensions qui est à l’origine de la création des tribunaux administratifs dans le monde anglo-américain[120]. La rapidité de leur processus décisionnel a favorisé l’élaboration d’une filière contentieuse dont les caractéristiques reposent sur l’allègement des contraintes procédurales inhérentes à la procédure judiciaire. Si le principe de la célérité de la justice civile pointe à l’horizon de la réforme de la procédure civile[121], cet objectif présuppose une meilleure efficacité de la justice, ce qui renvoie en définitive à des dimensions administratives, et non à la création de recours pour délais excessifs. Les lenteurs ne sont pas des problèmes exclusifs aux cours et aux tribunaux. Les délais inutiles dans les organisations publiques relèvent de la maladministration[122], et ce sont les ombudmans qui ont pour tâche première de recevoir des plaintes à ce sujet[123]. Au Québec, le Protecteur du citoyen peut remédier par des rapports et des recommandations à ce type de problème avec néanmoins une limite précise aux fins de cette étude : il ne peut recevoir des plaintes à l’égard de personnes qui remplissent des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires[124]. Pour cette dimension où l’efficacité et la qualité acquièrent beaucoup d’importance, les cours et les tribunaux, toutes catégories confondues, doivent assumer leur propre responsabilité. Sur ce plan, leur indépendance favorise l’insertion de mécanismes de gestion dont les méthodes et les finalités peuvent varier, de la gestion des litiges par les juges jusqu’à l’insertion de la planification stratégique issue du nouveau management public.

En comparaison des garanties et des moyens qui sont offerts pour la justice pénale et la justice administrative, la question des délais doit être appréhendée suivant d’autres éléments pour la justice civile. Pour les litiges civils, il n’est pas possible d’introduire un recours pour délais excessifs devant une autre cour, ce qui est conforme à la rationalité des instances civiles où la progression du dossier relève avant tout des actes accomplis par les parties au litige. Cette situation doit néanmoins être examinée à la lumière des transformations de la justice. Les initiatives de procédure accélérée ou simplifiée constituent la première étape qui montre l’évolution du droit processuel. Cette dimension est analysée un peu plus loin dans notre texte. La seconde étape repose sur l’utilisation des mécanismes du nouveau management de la justice. La perspective que le management puisse devenir un substitut de la procédure ou un équivalent fonctionnel du droit[125] découle de l’utilisation d’indicateurs relatifs à la justice. La planification stratégique devient ainsi un outil en vue de fixer des objectifs de rendement en matière de célérité[126]. Sur ce point précis, la procédure est relayée par le management. Si le droit processuel a pour finalité première l’analyse des droits, des recours et des mécanismes, le management permet d’introduire d’autres moyens.

1.2 La bonne administration de la justice et l’efficacité

Tout comme le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, la bonne administration de la justice apparaît comme une notion transversale en droit civil et en common law compte tenu de son utilisation en matière de justice civile, administrative et pénale. La comparaison entre la France et le Canada montre l’étendue de ses champs d’application. Au Canada, dans la terminologie de langue anglaise, la formule good administration of justice est largement relayée par proper administration of justice, correct administration of justice, sound administration of justice, accurate administration of justice, ainsi que interests of the due administration of justice. Pour la version française des jugements, l’expression « bonne administration de la justice » est la plus utilisée, avec une variante qui semble propre au Québec pour « saine administration de la justice[127] ». L’expression « intérêt de la justice » a été retenue par le législateur[128]. L’« intérêt général de la justice » figure dans l’avant-projet du nouveau Code de procédure civile[129]. En France, si l’expression « bonne administration de la justice » est la formule la plus répandue, une variante existe également avec les exigences d’une « bonne justice ».

En droit canadien, la bonne administration de la justice peut paraître éloignée de l’efficacité compte tenu de l’importance des garanties relatives à l’irrecevabilité des éléments de preuve susceptibles de déconsidérer l’administration de la justice dans la Charte canadienne[130]. Au Québec, le même type de disposition existe dans le Code civi du Québec[131] et la Loi sur la justice administrative[132]. Afin de décider de la recevabilité des éléments et des moyens de preuve, les juges sont souvent appelés à examiner des dimensions relatives à l’administration de la justice. Ils commentent ainsi des situations susceptibles de porter atteinte à une bonne administration de la justice. Il ne faut donc pas être étonné que cette dimension soit prépondérante par rapport à d’autres considérations liées au fonctionnement de la justice. Dans cette perspective, il n’y a pas forcément de liens entre l’efficacité et la bonne administration de la justice. Le nombre de décisions constitue en quelque sorte un écran, ce qui explique l’orientation du droit canadien en fonction d’éléments susceptibles de déconsidérer la bonne administration de la justice.

Si le litige ne porte pas sur une question qui pourrait déconsidérer la justice, l’inventaire des arrêts offre une autre perspective. Au Québec, avec un peu de recul, la réforme de 2002 sur la gestion du temps d’instance a créé un contexte propice à la sensibilisation des juges sur plusieurs dimensions du fonctionnement de la justice civile, notamment la question des délais. Le lien entre la bonne administration de la justice et l’efficacité y est plus explicite qu’ailleurs au Canada. À l’échelle de la Cour d’appel du Québec, une évolution est perceptible dans la mesure où la procédure civile a été associée à l’efficacité après l’introduction de l’actuel Code de procédure civile en 1966. Dans un arrêt qui remonte à 1999, la Cour d’appel affirmait que « le procès civil est un débat contradictoire conduit selon des règles qui en assurent l’équité et l’efficacité devant un tribunal indépendant et impartial[133] ». Ce constat n’est qu’un rappel du rôle et de l’utilité des règles de procédure dans la gestion d’un procès civil. Si ces règles ont pour objet de rationaliser et d’encadrer la progression d’une instance, elles offrent d’emblée un lien avec l’efficacité. En remontant un peu plus dans le temps, la juge L’Heureux-Dubé, alors à la Cour d’appel durant ces années, signalait que l’encombrement des rôles et les délais d’audition étaient difficilement conciliables avec une saine administration de la justice. Dans un contexte où les règles de pratique avaient été modifiées en première instance, elle avait fait le constat que la réduction des délais d’audition résultait d’« un effort de rationalisation et d’efficacité de la Cour supérieure[134] ». Vers la même époque, la Cour d’appel affirmait néanmoins que « la procédure doit de plus en plus céder le pas à l’efficacité judiciaire[135] ». Elle sanctionne cependant les excès quand « un souci originairement bien intentionné d’efficacité et de célérité dégénère en une forme de précipitation[136] ». Il s’agit d’un rare exemple où le juge de première instance n’avait pas permis à l’une des parties de présenter des éléments de preuve, ce qui n’a pas été jugé conforme à la bonne administration de la justice[137].

Les changements de 2002 ont été remarqués par la Cour d’appel. En 2010, elle affirme que « les récentes modifications successives au Code de procédure civile témoignent du désir du législateur de favoriser la diligence et l’efficacité dans le déroulement des instances de façon à réduire les délais et les coûts[138] ». Elle fait ainsi un lien explicite avec « une saine et diligente administration de la justice[139] ». Également en 2010, dans une affaire relative à l’utilisation de formulaires de déclaration commune en matière familiale, le juge en chef du Québec, Michel Robert, constate que ce type de formulaire « est demandé […] en vue de gérer les instances avec efficacité en réduisant coûts et délais, de façon à rendre la justice plus accessible aux justiciables et à un coût raisonnable[140] ». L’efficacité représente un élément de continuité dans les réflexions exprimées par les juges. En 2006, dans une affaire où la confidentialité du processus de médiation judiciaire était en cause, la Cour d’appel arguait que, « depuis fort longtemps, la politique judiciaire des tribunaux fut de promouvoir le règlement rapide et efficace des litiges ». Dans ce contexte, la Cour d’appel n’était pas étonnée de « l’essor remarquable des modes alternatifs de règlement des conflits », ce qui renforçait la pertinence de cette politique de « règlement rapide et efficace des litiges[141] ».

À la Cour suprême, les juges font également des liens entre l’efficacité et des dimensions du type coût/délais. En 2009, en droit pénal, dans une affaire relative à la tenue d’un seul procès pour deux chefs d’accusation distincts, elle a pris en considération « l’intérêt de la société à ce que justice soit rendue d’une manière raisonnablement efficace, compte tenu des coûts[142] », même si elle a ordonné deux procès séparés. En 2012, dans une affaire relative à une demande d’extradition, la Cour suprême a établi un lien entre le pouvoir discrétionnaire du ministre et « l’application efficace du droit criminel[143] ». Ce qui est toutefois plus explicite qu’à la Cour d’appel, c’est le rappel de la compétence inhérente des cours supérieures des provinces pour des pouvoirs essentiels à l’administration de la justice. Dans le contexte de cette compétence attribuée à ces cours, l’efficacité forme l’une des dimensions du fonctionnement de la justice. Dans un arrêt de 2011, le juge Binnie fonde son analyse sur deux textes relatifs à cette compétence inhérente[144] afin d’expliquer que ce pouvoir ne découle pas d’une loi ou d’une règle de droit, mais de la nature même de ces cours à titre de cours supérieures de justice[145]. Ces pouvoirs doivent permettre à ces cours « de maintenir, protéger et remplir leur fonction qui est de rendre justice, dans le respect de la loi, d’une manière régulière, ordonnée et efficace[146] ». Ce pouvoir inhérent a également constitué l’un des éléments d’appréciation pour l’application des règles relatives à l’autorité de la chose jugée devant une situation relevant de l’abus de procédure. Dans ce contexte, l’irrévocabilité et l’efficacité des décisions judiciaires apparaissent comme des principes constitutifs de leur autorité[147]. L’efficacité a également été invoquée par la Cour suprême dans la perspective de la répétition d’un litige (préclusion découlant d’une question déjà tranchée)[148]. De même, le respect de l’autorité des décisions judiciaires par tous les tribunaux « est fondamental pour assurer la bonne administration de la justice[149] ». Dans un esprit identique, une conduite destinée à entraver la bonne administration de la justice peut constituer un outrage au tribunal[150]. Dans cette perspective, la bonne administration de la justice se confond avec la légalité.

D’autres arrêts ont pour objet des enjeux liés à l’organisation du procès. Ainsi, en 1996, dans une affaire relative à des ordonnances de non-publication en droit criminel (exclusion du public et des médias de la salle d’audience) fondées sur l’application de l’article 486 (1) du Code criminel[151], la bonne administration de la justice a été considérée comme une notion et une « norme pratique » en vue de justifier le pouvoir discrétionnaire des cours pour la conduite de l’audience[152]. Malgré les considérations pratiques relatives à ce type de dossier, la bonne administration de la justice est invoquée sans que l’efficacité y soit associée. L’examen de ces arrêts montre que la bonne administration de la justice relève autant de la procédure que du droit de la preuve. Il est moins fréquent de voir la bonne administration de la justice associée à l’efficacité dans la perspective du droit de la preuve. Ainsi, dans deux arrêts relatifs au privilège de la Couronne en matière de divulgation de documents devant les cours et les tribunaux (secret administratif), le fait que le droit des justiciables d’obtenir tous les éléments de preuve est « manifestement nécessaire à la bonne administration de la justice[153] » a été pris en considération à un niveau général, alors qu’en contrepartie « l’efficacité de la bonne administration de la justice » est un élément qui entre en ligne de compte dans la pondération des divers droits et intérêts en jeu[154].

Dans la perspective du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, la Cour suprême reste prudente en associant l’efficacité à la raisonnabilité. Ainsi, dans l’affaire Conway, « le système judiciaire doit manifester une efficacité raisonnable[155] » afin de donner un sens à l’article 11 (b) de la Charte canadienne. Dans un autre arrêt rendu l’année suivante (1990), elle affirme que « [t]out citoyen est donc en droit de s’attendre à ce que le système de justice fonctionne de façon équitable, efficace et avec une célérité raisonnable[156] ». L’administration efficace de la justice peut également être utilisée comme motif dans le contexte de certaines demandes, l’adjudication des dépens en étant un exemple[157], tout comme les recours collectifs[158]. Les particularismes de certains recours mettent ainsi en relief la dimension de l’efficacité. C’est néanmoins la justice administrative qui incarne le mieux cette dimension. Dans l’arrêt Consolidated-Bathurst, le juge Gonthier, au nom de la majorité, a rendu un jugement favorable à l’égard des contraintes institutionnelles qui caractérisent le processus décisionnel des tribunaux administratifs. Dans un contexte où la décision institutionnelle était au centre du litige, il en est venu à la conclusion qu’il était irréaliste d’appliquer à la Commission des relations de travail de l’Ontario toutes les règles propres aux tribunaux judiciaires puisque ces derniers « sont constitués pour favoriser l’efficacité de l’administration de la justice et doivent souvent s’occuper d’un grand nombre d’affaires[159] ». Cet arrêt représente une étape importante dans la reconnaissance de la spécificité de la justice administrative par la Cour suprême. Ce n’est pas un hasard si l’efficacité a joué un rôle déterminant dans ce débat.

Notre inventaire est loin d’être exhaustif, car il repose sur une sélection d’arrêts de la Cour suprême et de la Cour d’appel du Québec. En dépit des limites de cette investigation, quelques constats peuvent être dégagés. Dans un premier temps, il apparaît manifeste que l’efficacité peut être invoquée par les juges sans aucune référence à la bonne administration de la justice. Dans cette perspective, l’efficacité de la justice est en jeu, tout comme l’efficacité du système judiciaire, pour clarifier des questions où le respect de la légalité joue un rôle important. Dans un second temps, plusieurs décisions montrent que la bonne administration de la justice peut constituer une norme de référence sans que l’efficacité soit invoquée. Sur ce plan, elle ne peut être dissociée de plusieurs dimensions propres à la procédure et au droit de la preuve. Ces dimensions relèvent des pouvoirs généraux des cours, comme le montre l’article 46 C.p.c. Tout compte fait, l’irrecevabilité d’éléments de preuve pour cause de déconsidération de la justice peut paraître éloignée de réflexions plus générales sur l’efficacité de la justice. La comparaison de ces deux expressions, soit l’efficacité et la bonne administration de la justice, montre, en définitive, qu’elles constituent deux réalités distinctes. Si les juges sont appelés à évaluer des dimensions liées au coût et aux délais, des considérations relatives à l’efficacité peuvent toutefois orienter leur appréciation de la bonne administration de la justice.

Enfin, un dernier élément de constat permet de mettre en lumière la démarche pragmatique des juges. Peu de faits nouveaux sur le statut et la nature de la bonne administration de la justice peuvent être signalés, hormis l’arrêt Société Radio-Canada de 1996 qui relève d’un contexte différent puisque la constitutionnalité de l’article 486 (1) C.cr. avait été mis en cause. Comme la bonne administration de la justice figure parmi les critères qui permettent au juge du procès d’exclure le public de la salle d’audience, la Cour suprême a constaté que « la notion de “bonne administration de la justice” […] constitue une norme pratique pour le pouvoir judiciaire[160] ». Dans cette perspective, elle constitue « une norme intelligible » et apparaît incontestablement comme une règle de droit au sens de l’article premier de la Charte canadienne. Dans un arrêt de 1988, le juge Dickson avait confirmé le pouvoir général des tribunaux d’agir en vue d’assurer la bonne administration de la justice[161]. Au Québec, le Code de procédure civile offre un fondement tangible pour cette mission : « Le Tribunal veille au bon déroulement de l’instance et intervient pour en assurer la saine gestion[162]. » En étant associée à la compétence inhérente aux cours pour baliser le déroulement des instances, évaluer des enjeux de procédure et déterminer des questions qui relèvent du droit de la preuve, cette responsabilité apparaît comme un élément constitutif du pouvoir discrétionnaire des cours pour résoudre sur une base pratique des questions de droit, et aussi, des dimensions liées à l’analyse des faits. Il ne faut pas s’étonner que les juges ne soient pas enclins à disserter sur leur pouvoir discrétionnaire aux fins de l’administration de la justice. Leur démarche reste pragmatique, car ils disposent d’un pouvoir d’appréciation pour la gestion des litiges (le recours à la médiation judiciaire en est un exemple), ainsi que pour le déroulement de l’instance lorsqu’il y a des enjeux où ils peuvent intervenir directement. Leur silence est donc relatif. Il existe des exceptions lorsque les cours de dernière instance sont dans l’obligation de donner des consignes précises afin de baliser le pouvoir discrétionnaire des cours de première instance pour la recevabilité de plusieurs types de recours. Les normes de contrôle pour le contrôle judiciaire de l’action gouvernementale en sont la meilleure illustration. Dans ce contexte, des enjeux liés à la légalité sont déterminants pour l’évaluation des rapports entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif.

Dans une perspective générale, la comparaison avec le droit français offre plusieurs avantages vu les points de convergence. Comme au Canada, la bonne administration de la justice est une notion transversale propre à plusieurs types de cours et de tribunaux en France[163]. Elle n’est pas inscrite dans une disposition du Code de procédure civile français sous réserve de l’article 3 qui précise que « [l]e juge veille au bon déroulement de l’instance ». En revanche, « l’intérêt d’une bonne administration de la justice » est mentionné à trois reprises par le Code de justice administrative pour des dimensions relatives au partage des compétences entre les tribunaux administratifs et le Conseil d’État[164]. À l’instar de ce qui a été observé au Canada, les juges ne précisent pas ce qu’il convient d’entendre par cette notion[165], ce qui en ferait une notion fonctionnelle du droit[166]. Un classement a été proposé pour recenser les fonctions juridictionnelles de la notion (la célérité de la justice, la régularité et la qualité du jugement, ainsi que la prévention des difficultés de compétence juridictionnelle), par opposition aux fonctions jurisprudentielles qui permettent de résoudre des problèmes de fond, notamment l’interprétation de notions indéterminées[167]. Cette grille d’analyse serait peut-être transposable en droit canadien sous réserve d’une analyse exhaustive de ce que font toutes les cours, ce qui n’a pas été fait dans notre étude.

Le rapprochement se justifie mieux en fonction de considérations plus pratiques, car la bonne administration de la justice est souvent associée au fonctionnement de la justice, notamment à sa rapidité[168] et à son efficacité[169]. D’autres dimensions lui confèrent en réalité une portée plus vaste si l’organisation des cours et des tribunaux est en cause (en France, la séparation entre la justice judiciaire et la justice administrative), ou encore l’impartialité et l’indépendance des juges. Dans le contexte plus spécifique de la justice administrative, plusieurs types d’objectifs inspirent l’utilisation de cette notion (impartialité de la justice, rapidité de son fonctionnement et exécution des décisions défavorables à l’égard d’une administration récalcitrante)[170]. Depuis 2009, elle a acquis un nouveau statut puisque le Conseil constitutionnel en a fait un objectif de valeur constitutionnelle dans le contexte de l’aménagement des règles de compétence juridictionnelle[171]. Cette reconnaissance a néanmoins peu d’impact compte tenu de la place particulière des objectifs de valeur constitutionnelle en droit constitutionnel, car ces objectifs ne peuvent être invoqués par les justiciables[172]. À toutes fins utiles, la bonne administration de la justice, peu importe que le contexte relève du Canada ou de la France, reste une notion à la disposition des juges à des fins précises liées à l’organisation et au fonctionnement de la justice. Si, pour certains observateurs, elle reste « une notion encore trop floue[173] », ce fait résulte de sa polyvalence, afin de résoudre des questions pratiques qui font appel à une appréciation du juge.

Dans la perspective du droit processuel, la bonne administration de la justice apparaît comme une notion transversale avec des enjeux propres au droit. Le contexte général a néanmoins changé, car la bonne administration évolue vers des considérations de bonne gestion dans les réflexions contemporaines sur la justice. L’existence du nouveau management de la justice montre que d’autres champs disciplinaires peuvent introduire des dimensions qui ne sont pas retenues par les juristes. Tout comme le laisse voir l’évolution du droit administratif européen, il sera sans doute nécessaire de poser des jalons afin de différencier les principes de la bonne administration qui relèvent du droit, par opposition aux principes de la bonne gestion[174]. Dans la perspective de l’évaluation du fonctionnement des cours, le management n’est pas forcément un substitut de la procédure, ainsi que comme nous l’avons mentionné pour la question des délais, mais il apparaît davantage comme un relais dans l’analyse de la justice à titre de système de justice.

1.3 Les facteurs d’accélération et de contrôle du temps d’instance

Si le « temps procédural[175] » représente l’un des éléments les plus contraignants de la procédure contentieuse pour le respect des droits des parties, les réflexions sont davantage orientées vers l’image négative qui résulte de la longueur de la justice. Les initiatives en vue de favoriser un règlement plus rapide des litiges dans l’intérêt des parties, ainsi que d’améliorer l’image et l’efficacité de la justice, sont nombreuses[176]. De prime abord, ces moyens seraient suffisamment connus pour ne pas y consacrer de longs développements. Au Québec, ils sont néanmoins présentés en ordre dispersé dans une perspective qui n’est pas forcément celle de l’accélération et de l’efficacité. L’autre difficulté est de nature méthodologique, car les rares études publiées sur le sujet dans le contexte français montrent que toute formule de classement n’est pas exempte de certaines difficultés[177]. Les facteurs d’accélération directs seront privilégiés suivant trois approches qui tiennent compte de l’intervention des acteurs (juges et parties), mais, de façon encore plus probante, des cas où c’est la loi qui prédétermine cette accélération dans la perspective de l’urgence et de la rationalisation des litiges.

Dans un premier temps, l’accélération peut résulter de la simple application de la loi. Dans la Loi sur la justice administrative, des recours doivent être instruits et jugés d’urgence suivant une liste sur laquelle figurent les dossiers qui ont pour objet la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui[178] ou encore, à titre d’exemple, les dossiers de suspension du permis de conduire, car cette sanction peut avoir des effets considérables pour les « travailleurs de la route » (industrie du taxi et du camionnage)[179]. La justice administrative diffère sur ce plan de la justice judiciaire, car elle repose largement sur la contestation de décisions administratives. L’organisation du Code de procédure civile ne permet pas de regrouper sous une même disposition l’ensemble des demandes qui requièrent une accélération fondée sur l’urgence. Ainsi, les demandes relatives à l’intégrité de la personne (consentement aux soins, évaluation psychiatrique pour la garde en établissement) ont préséance sur toute autre[180], à l’exception de l’habeas corpus, dont les finalités sont similaires pour la protection des personnes[181]. Ce recours (l’habeas corpus) ne figure pas sur la liste des recours extraordinaires (le mandamus et l’évocation sont les plus connus) dont l’introduction par voie de requête doit être instruite et jugée d’urgence[182]. La demande en habeas corpus a néanmoins préséance sur toute autre, tant devant la Cour supérieure que la Cour d’appel[183]. Si l’accélération peut résulter de l’urgence, elle peut également découler du processus de rationalisation induit par la réforme de 2002 pour la gestion des instances avec un délai de rigueur de 180 jours ou d’un an en matière familiale[184].

L’accélération peut également relever de l’initiative des parties dans le choix d’un recours. Les mesures provisionnelles (saisie avant jugement, séquestre, injonction) sont des actes de procédure spéciale en vue de sauvegarder les droits d’une partie dans l’attente du jugement définitif pour une instance[185]. En dépit de l’orientation première de ces mesures vers la conservation des droits d’une partie, le phénomène de l’injonction interlocutoire a pris des proportions considérables, au point d’incarner le recours par excellence aux fins d’accélération d’une instance. Ce résultat est le produit du « caractère universel » de ce recours pour la plupart des champs du droit (excluant le droit pénal), y compris le droit constitutionnel et les droits fondamentaux[186]. Dans la formulation des conditions d’obtention prévues par l’article 752 C.p.c., le terme « urgence » n’apparaît pas comme tel, mais il peut être déduit des objectifs retenus pour la conservation des droits d’une partie. En contrepartie, sur le plan procédural, le facteur d’accélération est incontestable, car il peut en être tenu compte dans l’appréciation du juge à l’article 752.1 C.p.c. Le terme « urgence » a été retenu pour les injonctions provisoires[187]. À l’article 754 C.p.c., « le tribunal peut, lors de l’audition, prescrire toutes mesures susceptibles d’en accélérer le déroulement et de limiter la preuve » sous réserve des droits des parties à l’instance. La perspective d’un préjudice irréparable favorise la prépondérance de la dimension temporelle (nécessité d’intervention dans des délais où l’urgence est souvent un facteur déterminant) dans l’examen du bien-fondé de la requête. Dans le même esprit, les ordonnances de sauvegarde avant audition peuvent permettre au juge saisi du dossier d’agir rapidement à des fins conservatoires[188]. Si l’injonction conserve une indéniable spécificité compte tenu de ses origines en matière d’equity, la comparaison avec la procédure du référé en droit français est intéressante[189]. Malgré l’utilisation croissante de ce type de recours, il existe peu de monographies ou d’études qui insistent davantage sur la rapidité et l’accélération[190]. Dans le cas de l’injonction, il est manifeste que ce recours a été conçu initialement pour sauvegarder des droits et non aux fins d’accélération de l’instance. L’utilisation qui en est faite par les justiciables peut infléchir sa finalité première où les auteurs insistent surtout sur la dimension mandatoire (specific performance)[191], ce qui est incontestable compte tenu des origines de ce recours. L’utilisation à plus grande échelle de l’injonction interlocutoire montre en définitive la recherche d’un recours mandatoire en accéléré.

L’accélération relève également de l’office du juge autant sur le fond que dans la dimension procédurale. Sur le fond, le juge joue un rôle déterminant dans l’appréciation de la recevabilité de nombreuses requêtes.

Sur le plan du déroulement des instances, peu importe que la perspective retenue soit celle de la justice administrative ou de la justice civile, le juge joue un rôle décisif dans la rationalisation des instances. La gestion des instances (case management) est une étape indispensable pour la justice civile et administrative. Au moment de la présentation de la requête introductive d’instance, le tribunal dispose d’un large pouvoir discrétionnaire qui peut être utilisé aux fins d’accélération et de simplification[192]. L’article 151.6 C.p.c. (notamment le paragraphe 5 de cet article) constitue le fondement de pouvoirs accrus pour les juges, ce qui a permis en 2009 l’élaboration d’un projet pilote où les facteurs retenus sont la réduction du coût et des délais, ainsi que l’efficacité du système de justice[193]. L’institutionnalisation de la conciliation et de la médiation au sein de la justice civile et administrative a contribué également à transformer le rôle du juge. Dans le champ de la justice administrative, son intervention se situe sur deux registres différents. Il peut, dans un premier temps, prendre l’initiative de proposer aux parties, si la matière et les circonstances d’une affaire le permettent, la tenue d’une séance de conciliation, avec la perspective de rendre cette étape obligatoire pour des dossiers en matière de prestation et d’indemnisation (les cas sont prévus par la loi)[194]. Tout en conservant la possibilité de désigner un conciliateur qui relève d’un groupe spécialisé au sein du tribunal, le juge peut également, dans un second temps, assumer ce rôle et devenir ainsi un juge-conciliateur[195].

Dans le contexte de la justice civile, la figure du juge-médiateur a davantage retenu l’attention au point de devenir un élément majeur de la réflexion contemporaine sur les transformations de la justice depuis le texte de Judith Resnik, « Managerial Judges[196] », paru en 1982. Depuis les premiers travaux de Marc Galanter[197] jusqu’aux réflexions contemporaines de Louise Otis et Eric H. Reiter[198], le nombre de textes publiés sur l’institutionnalisation de la médiation, le rôle plus interventionniste des juges, la perception des parties avec leurs avocats, ainsi que sur les attentes des acteurs institutionnels qui favorisent un recours accru à la médiation[199], est considérable. L’analyse des positions institutionnelles montre une volonté de promouvoir et de développer des modes alternatifs de règlement des litiges[200]. L’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile prévoit pour la mission des tribunaux qu’il leur incombe également, tant en première instance qu’en appel, de favoriser la conciliation des parties à certaines conditions[201].

Cette orientation doit être lue à la lumière du deuxième alinéa qui est proposé pour la disposition préliminaire du futur Code. L’accent est mis sur le règlement des différends « par des procédés de justice civile adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation[202] ». L’expression « procédés de justice » laisse entrevoir que justice pourrait être rendue sans le passage obligé par des jugements, ainsi que par des ordonnances à la suite des requêtes. L’adéquation et l’efficience ne peuvent donc être dissociées de l’efficacité. De leur côté, l’équité ainsi que la justice participative renvoient à d’autres dimensions connues. Le recours à l’expression « procédés de justice » contribue à consolider et à renforcer l’institutionnalisation des solutions alternatives, au premier rang desquelles figurent la conciliation et la médiation. En dépit du volume de publications sur ce sujet, les solutions alternatives sont rarement étudiées sous l’angle de l’efficacité et du rendement, peut-être par crainte de recentrer ces mécanismes sur le fonctionnement des cours et non sur les parties (discours dominant). Du côté européen, le lien entre médiation et efficacité favorise une approche centrée sur le coût de fonctionnement de la justice, mais également sur le degré d’efficacité que représente une solution qui est obtenue grâce à la volonté des parties au terme d’un processus de médiation. Dans la double perspective des autorités (ministère de la Justice) et des justiciables, l’efficacité requiert un règlement rapide par voie de médiation[203]. Cependant, l’efficacité ne renvoie pas exclusivement aux attentes des autorités responsables du service public de la justice : elle doit inclure également les attentes des utilisateurs.

Le regain d’intérêt manifesté pour les mécanismes non contentieux et non judiciarisés annonce également un tournant. Durant la dernière décennie du xxe siècle, ils ont été présentés comme des solutions de rechange[204], ainsi qu’à titre de modes « alternatifs » de règlement des conflits[205]. Leur insertion progressive dans le déroulement des instances judiciaires a modifié cette perception où l’insistance sur le règlement à l’amiable devient l’élément prépondérant[206]. Déjà, en 1997, pour le droit administratif, nous avions exprimé des réserves sur le fait que les modes non contentieux de règlement des différends pourraient être considérés comme des « modes alternatifs » au sens anglais du terme[207]. Leur institutionnalisation était déjà manifeste et cette tendance a pris une nouvelle ampleur dans le contexte des réformes de la justice administrative et de la justice judiciaire qui ont suivi. En droit administratif, des travaux menés dans des contextes similaires montrent l’apparition d’un modèle procédural de médiation administrative qui correspond à l’insertion de la médiation administrative dans le règlement des conflits administratifs[208]. Ce constat peut être transposé sans grande difficulté à la justice administrative au Québec compte tenu de l’importance qu’y revêt désormais la conciliation, ce qui devient encore plus probant lorsqu’elle est obligatoire[209]. Pour la justice judiciaire, cette institutionnalisation est également visible avec la conférence de règlement à l’amiable prévue aux articles 151.14 C.p.c. et suivants, avec en outre le renfort de la médiation préalable obligatoire en matière familiale[210]. Dans le Code actuel, ce mécanisme relève des dispositions relatives à la gestion de l’instance. Dans l’Avant-projet de loi instituant le nouveau Code de procédure civile, il relève encore de dispositions analogues relatives à la gestion de l’instance. Une évolution est perceptible, car le juge en chef pourrait prendre l’initiative de recommander la tenue d’une conférence de règlement à l’amiable avec l’accord des parties[211]. Ce mécanisme cohabite avec d’autres dispositions qui favoriseraient un contrôle accru du juge sur le déroulement de l’instance, notamment dans le but de prendre des mesures propres à simplifier ou à accélérer la procédure et à abréger l’instruction. Ces mesures peuvent découler également des « règles de pratique », comme le montre le pouvoir attribué au juge en chef de la Cour supérieure pour les dossiers inactifs[212]. À la Cour d’appel, une procédure accélérée existe pour les appels sur permission qu’elle a acceptés[213]. Le non-respect des délais peut être sanctionné par la désertion (l’appel est réputé déserté) et la forclusion[214]. Du côté de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, un examen de l’état de l’instance peut être fait après un délai de 180 jours si un dossier est inactif[215]. Pour plusieurs cours, ces mesures de gestion et de contrôle des instances montrent un effort accru de rationalisation et d’accélération de la justice.

De toute évidence, l’efficacité dans le déroulement des instances et le traitement des réclamations constitue une dimension majeure du droit processuel au même titre que d’autres principes fondamentaux (équité du processus, bonne foi des parties, indépendance et impartialité des décideurs)[216]. Si l’efficacité n’est pas reconnue comme principe du droit processuel, elle en constitue néanmoins une caractéristique essentielle. Sa visibilité augmente avec les perspectives de réforme de la justice.

2 L’utilisation des mécanismes du nouveau management de la justice

Malgré cette évolution du droit processuel, une analyse rétrospective montre que l’efficacité et la célérité n’ont pas été associées de façon à décrire et à analyser le fonctionnement de la justice. L’iconographie traditionnelle renforce cette dissociation, car elle projette une image intemporelle de la justice. Dans ses attributs où elle apparaît avec la balance, le sabre et les yeux bandés, la justice remplit, suivant les apparences, une fonction transcendante dont l’origine peut être expliquée par un transfert de sacralité[217]. Dans quelques représentations moins répandues, le port d’une tenue militaire a permis de renforcer ce déplacement de la justice divine (tympans du Jugement dernier des églises romanes et gothiques) vers une justice séculière assurée par des autorités publiques à divers niveaux (communes, principautés, républiques ou monarchies)[218]. En dépit des variations stylistiques qui permettent à tout observateur de mesurer l’écoulement du temps, la justice reste une figure hiératique qui présuppose l’intégrité et la rectitude[219]. Les cours ayant été associées de près à l’autorité royale lors de leur création, le passage progressif de la justice retenue à la justice déléguée n’a pas pour autant diminué la dimension régalienne de ces institutions qui ont longtemps affiché leurs codes culturels, administratifs et judiciaires.

Cette tradition met en lumière un juge qui peut dire le droit hors de toute contrainte temporelle et financière. La progression de l’efficacité dans la rationalisation des instances et l’évolution du droit processuel constituent un premier élément de rupture. Ces mutations sont déjà perçues comme une révolution[220]. Dans cette perspective, l’insertion progressive des mécanismes du nouveau management constitue un second élément de rupture encore plus important à l’égard des codes culturels de la justice. Dans l’optique du management, la procédure et le procès sont considérés comme des processus au même titre que les activités d’autres organisations publiques dont les finalités sont orientées vers la production de services ou l’attribution de permis. Le « processus » est un concept fondamental en gestion[221]. Dans le contexte nord-américain, sa migration vers quelques champs du droit doit être signalée[222], ce qui inclut le droit judiciaire[223]. Le développement de la planification stratégique lui confère une importance considérable, car les gestionnaires doivent tenir compte de la totalité d’un processus sur le plan du management[224]. Cependant, il n’en constitue pas la seule variable. Le virage induit par l’idée de « performance organisationnelle » doit tenir compte de la nature de l’organisation, du type de processus, ainsi que des tâches et des exécutants (principes liés à l’organisation du travail)[225]. La maîtrise des processus serait garante de la qualité. Les processus susceptibles d’évaluation sont ceux qui sont orientés vers des groupes externes décrits comme des clients ou des usagers. Dans la perspective de la justice, ce sont les justiciables.

Le coût du « processus judiciaire » est également très important, car, s’il excède la valeur du service offert, le coût de la transaction, pour reprendre ici la terminologie de l’analyse économique du droit, peut devenir disproportionné[226]. Pour donner un seul exemple, le coût de système engendré par de petites réclamations ou de petites créances peut facilement excéder les moyens financiers du système judiciaire, ainsi que ceux des justiciables qui trouveront aberrant le fait d’être placés devant des coûts judiciaires et extrajudiciaires qui rejoignent ou dépassent le montant de leurs réclamations[227]. Dans la perspective d’un service unique (la justice étatique) pour certains types de réclamations, ainsi qu’en raison de l’existence de droits complexes et incertains revendiqués par plusieurs participants en situation d’hostilité et de comportements déraisonnables, l’étalement temporel de plusieurs étapes procédurales suscite des frais considérables[228]. Dans la perspective d’un litige formalisé en instance judiciaire, la procédure civile peut être quantifiée selon des paramètres connus des juges : coût d’occupation des salles dans les palais de justice avec les frais liés au personnel judiciaire (greffier, huissier), frais liés à la monopolisation du temps d’un juge sur un dossier pour plusieurs jours d’audience, frais des avocats et frais connexes engendrés par l’administration de la preuve (experts, témoins). Et cette liste n’est pas exhaustive. Comme toute organisation publique, la justice offre un service public qui peut ainsi être mesuré aux fins d’efficacité et d’efficience (rapport coût/nature du service/qualité). Dans un grand nombre de dossiers, le coût de la procédure excède facilement le montant de la demande présentée par le justiciable.

Devant ces contraintes, la justice peut revendiquer une spécificité culturelle, juridique et institutionnelle. Pour de nombreux juges et avocats, le nouveau management public ne serait pas apte à mesurer l’apport que représente un arrêt des cours d’appel et de dernière instance sur des questions complexes en droit de la responsabilité ou en droit des assurances, ainsi qu’en droits et libertés, pour ne donner que ces seuls exemples. En clarifiant le droit, ces arrêts ont un impact économique considérable pour les employeurs et les salariés, ainsi que pour la gestion de régimes d’indemnisation publics et privés. Il en résulte une plus-value qui ne pourrait être comparée au coût de l’instance à l’origine de l’arrêt. Dans la perspective de l’intérêt général, cette argumentation est pertinente. En revanche, cette approche fondée sur le bien public et la collectivité ne tient pas compte du report du fardeau financier sur les parties. Si ce ne sont pas des acteurs institutionnels ou des personnes morales de droit public ou privé qui peuvent payer plus facilement ce coût, ou encore, des personnes qui peuvent être admissibles aux programmes d’aide juridique, le problème de l’accès à la justice ressurgit aussitôt.

Ce dilemme n’est pas facile à résoudre, car, au Canada, le développement de la common law reste tributaire de ces arrêts et de ces précédents en fonction de nouvelles dimensions sociales et économiques. Le problème récurrent de l’accès à la justice reste néanmoins plus dirimant que les exigences inhérentes au fonctionnement des cours dans un système de droit fondé sur le judge made law. En dépit de cette logique interne, propre au droit, la disproportion reste patente entre un arrêt de la Cour d’appel sur une question complexe de responsabilité médicale et la revendication de quelques milliers de dollars liée à un problème de mitoyenneté qui a engendré un dommage (par exemple, un problème d’infiltration d’eau). Le second cas de figure représente un exemple banal pour un grand nombre de dossiers acheminés vers les cours de première instance. Ils constituent pourtant le phénomène contemporain du « contentieux de masse » (mass adjudication) qui n’est pas limité aux tribunaux administratifs et qui mènent les tribunaux judiciaires de première instance vers des difficultés récurrentes en fait de moyens financiers et humains.

2.1 La transformation de l’environnement politique et administratif

En dépit d’une spécificité indéniable, la justice évolue dans un environnement politique et administratif qui a considérablement changé depuis vingt ans. L’essor du nouveau management public doit être mis en perspective avec le virage « client » qui a modifié l’étude des organisations publiques. Enfin, la justice, malgré son indépendance, ne peut pas échapper au phénomène contemporain de l’accountability (responsabilité et reddition de comptes). Le développement du nouveau management de la justice en est l’expression. La rapidité de la justice est devenue un enjeu majeur, ce qui rend plus difficile de traiter des revendications fondées sur une spécificité culturelle où les attitudes consistent parfois à « se hâter, mais avec lenteur[229] ».

La thématique de l’accès à la justice est diffusée dans un contexte où l’évaluation des organisations publiques est soumise aux principes et aux mécanismes de la nouvelle gestion publique. Il est utile de rappeler que son essor remonte aux années 90, avant la publication de la première édition de l’ouvrage de Donald Kettl, The Global Public Management Revolution[230]. Le cadre conceptuel a été élaboré dès 1992 avec une série d’ouvrages[231]. Le management public représente au Canada et ailleurs des programmes d’études dans les universités ou les grandes écoles. Des revues savantes ont aussi été créées : Politiques et management public (1983), International Journal of Public Sector Management (1988), International Public Management Journal (1997), Public Management Review (2001). Depuis le début des années 90, la performance organisationnelle a été considérée prioritairement comme moteur de réforme et de transformation du secteur public. Au Canada, les autorités fédérales ont lancé ce mouvement dès 1991 avec la diffusion de Fonction publique 2000[232]. En 1995, une approche axée sur les résultats est appliquée avec, pour exigence, la publication par les ministères et organismes de rapports sur le rendement et de plans de priorités. Le Québec a institué un cadre général et législatif avec la Loi sur l’administration publique de 2000[233], où l’influence de l’approche américaine de la Government Performance and Results Act de 1993[234] est visible. Au Québec, comme ailleurs, il s’agit d’un « virage obligé[235] » dont l’institutionnalisation progressive peut être décrite et analysée[236]. Le management public est devenu depuis lors prépondérant dans l’étude du fonctionnement des organisations publiques[237], malgré l’importance que conserve l’administration publique comme champ d’étude.

Cette orientation a favorisé un recentrage sur les attentes des groupes visés par le fonctionnement de l’administration publique. L’idée de rendre de meilleurs services aux citoyens a favorisé le développement de l’« approche-clientèle[238] ». Cette étape indispensable dans la réévaluation des finalités externes des organisations publiques soulève de nombreux problèmes conceptuels. Parmi ceux-ci, la difficulté liée à la compréhension des besoins du public ne facilite pas la sélection d’une terminologie appropriée. Trop proche à certains égards des conceptions issues du management privé, le management public a fortement tendance à ne percevoir que l’utilisateur de service (service user : a person receiving benefit from the service), qui est promu sans trop de précaution au rang de client (customer[239]). Entre l’usager de services publics, le client, le consommateur, le prestataire, le bénéficiaire, l’administré et le citoyen, les prestations ou la nature des relations avec la population, voire des entreprises et d’autres personnes morales de droit public ou de droit privé, soulèvent des perspectives contrastées.

Dans la recherche d’un équilibre entre le « client » et le « citoyen », les spécialistes de la gestion publique ont mis en lumière des objectifs différenciés. Ainsi, en retenant à des fins didactiques la formule des cinq « P » (parcs, pensions, pollution, police et prison), Kenneth Kernaghan montre le fossé qui sépare des organisations où la dimension « service » domine avec la perspective de donner priorité à des « clients », par opposition à d’autres pans de l’administration publique où la fonction de contrôle est prépondérante, ce qui justifie de réinsérer la référence aux citoyens[240]. À l’échelle de tout l’appareil gouvernemental et administratif, la trop grande insistance sur les clients et la clientèle aboutit souvent à des contresens. Pour le service public de la justice où l’idée d’un « virage client » peut être soulevée[241], des différences notoires subsistent entre les finalités de la justice civile, de la justice administrative et de la justice pénale. Si le justiciable qui se présente devant la Cour des petites créances correspond à l’utilisateur d’un service public, avec les attentes et les dilemmes propres à cette situation, en revanche, le contrevenant, jeune ou moins jeune, qui comparaît pour répondre de ses actes dans le contexte d’une procédure accusatoire, ne peut pas correspondre, de près ou de loin, à un client. Les contrevenants correspondent à l’extrémité d’un spectre où se trouvent des groupes captifs d’usagers qui restent tributaires de services publics en situation de monopole et d’autorité. La figure du justiciable est loin d’être monolithique et les tribunaux doivent, comme d’autres organisations, composer avec la diversité dans cette recherche du « client ».

Dans cet environnement évolutif, les tribunaux se trouvent dans une position un peu singulière compte tenu de la généralisation des exigences de l’imputabilité. Véritable « icône » du management public ou de l’administration publique[242], voire référence obligée et incontournable, le terme accountability représente un enjeu majeur pour toute organisation publique. Certes, l’imputabilité ne revêt pas le même sens au fil des publications, car elle peut être présentée selon la dimension administrative qui est bien connue, mais aussi suivant des considérations politiques ou démocratiques, sans omettre également la dimension juridique. Devant ce flottement, les cours peuvent revendiquer les garanties de leur indépendance institutionnelle dont les dimensions constitutionnelles pourraient servir de caution afin de décliner toute forme d’imputabilité ou de reddition. Dans une perspective classique de droit public, cette indépendance est réelle, et il est essentiel qu’elle subsiste. Ce que les cours ne pouvaient pas anticiper, c’est la promotion du principe de l’imputabilité comme condition essentielle de la gouvernance démocratique.

Afin de satisfaire aux exigences propres à la gestion, Mark Bovens assigne plusieurs fonctions à l’imputabilité : contrôle démocratique, renforcement de l’intégrité de la gouvernance publique, amélioration de la performance et augmentation de la légitimité de la gouvernance publique[243]. Dans le but de recenser les principes fondateurs du droit public, Carol Harlow affirme que l’accountability relève de la tradition constitutionnelle britannique au même titre que la démocratie, la souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et la Rule of Law[244]. Non seulement le principe aurait valeur constitutionnelle, mais il ne pourrait être dissocié des principes de la bonne gouvernance. Lorsque les cours ne sont pas directement imputables devant le Parlement, l’Assemblée nationale et le Conseil du trésor, leur imputabilité doit être repensée dans un contexte de gouvernance démocratique. Déjà, les tribunaux administratifs sont placés dans une logique de reddition à l’égard du pouvoir exécutif pour leur performance organisationnelle. Cette avenue n’étant pas possible pour les cours judiciaires, ces dernières doivent se donner des mécanismes où elles peuvent, à un niveau plus général, rendre compte de leurs activités à la population. Dans le cadre d’une approche respectueuse de leur autonomie, les principes de la transparence et de la responsabilité relèvent de leur initiative directe. Elles peuvent ainsi maximiser le potentiel offert par le phénomène de l’État électronique (e-government) pour donner de l’information précise à leurs propres utilisateurs de services (les justiciables) en n’ayant pas à subir de pressions.

Ce contexte permet de décrire et d’expliquer le développement de la planification stratégique au sein des cours. Cette évaluation reste en partie un processus volontaire, mais néanmoins indispensable à la lumière de la transformation de l’environnement politique et social. Les cours sont avant toute chose des organisations[245]. Cet enjeu correspond à l’évaluation des cours à titre d’organisations publiques prestataires du service public de la justice et non à l’évaluation des juges[246]. Loin d’être des dimensions antinomiques, l’indépendance et l’imputabilité/responsabilité peuvent être conciliées[247].

2.2 La détermination des indicateurs relatifs à la justice

Dans une perspective comparée, la progression du nouveau management judiciaire est incontestable[248]. L’introduction de la planification stratégique avec les conséquences précises qui en découlent pour la détermination des objectifs et des indicateurs de performance peut paraître étonnante compte tenu des finalités premières de la justice. Dans une perspective classique, la justice est appréhendée comme un pouvoir ou une fonction avec des normes de référence fondées sur le principe de la légalité, le respect du droit et des précédents, la loi, les garanties du procès équitable, la neutralité et l’impartialité. Pour les jugements et les décisions, les contrôles restent du type juridique (appel, demande de contrôle judiciaire et cassation). Pour les juges, le contrôle reste du type interne (récusation, discipline, évaluation par les pairs et programmes de formation). La nouvelle gestion publique ne modifie pas ce canevas de base. Elle doit être présentée comme un élargissement dans la mesure où la justice est également une organisation et un service public. Il suffit d’un examen des objectifs de la Loi sur l’administration publique pour mesurer un changement culturel, politique et administratif qui rejoint désormais le droit : la prise en considération des attentes exprimées par les citoyens en fonction des ressources à leur disposition, l’atteinte de résultats en fonction d’objectifs préalablement établis, la reddition de comptes, l’utilisation optimale des ressources, ainsi que l’accès pour l’Assemblée nationale à une information pertinente sur les activités de l’Administration gouvernementale[249]. Au départ, ces objectifs n’ont pas été conçus pour tenir compte de la spécificité des cours et des tribunaux, toutes catégories confondues. Dès 1997, le législateur n’en a pas moins transposé une partie essentielle de ce canevas dans la Loi sur la justice administrative (Tribunal administratif du Québec)[250], ainsi que dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[251], afin de mesurer l’activité de deux tribunaux administratifs au même titre que d’autres organismes publics.

Dans ce qu’il est convenu d’appeler, avec précaution et réserve, la « mesure de la performance », les notions de performance, de gestion, de mesure et de résultat sont intimement liées[252]. Gérard Éthier montre que le concept de performance en englobe d’autres, comme l’efficacité, l’efficience, la productivité et la qualité. Dans ce contexte, « une organisation performante est celle qui produit des biens ou des services de qualité au meilleur coût possible[253] ». La performance se confond à bien des égards avec la productivité dans le but d’obtenir des résultats tangibles[254]. Afin d’analyser et de comprendre le fonctionnement d’une organisation publique, l’utilisation d’instruments de mesure est indispensable. Dans sa monographie sur le sujet, Pierre Voyer propose une distinction essentielle entre les indicateurs de gestion et les indicateurs de performance. Un indicateur de gestion est décrit comme un indicateur opérationnel, car il permet de tracer un portrait fidèle du fonctionnement de l’organisation dans ses composantes indispensables : ressources humaines et financières, utilisation des ressources, nature des missions et des processus, nombre de dossiers ou résultats de production, pour ne donner que quelques exemples. En contrepartie, « un indicateur de performance serait plus une mesure liée à une valeur ajoutée, au rendement, aux réalisations et à l’atteinte des objectifs, aux résultats d’impacts et aux retombées[255] ». L’indicateur de performance pourrait ainsi être décrit comme la différence que cherche à établir une organisation entre l’information diffusée par les indicateurs de gestion par rapport aux objectifs, voire aux priorités, qui ont été définis dans son plan stratégique.

Il aurait sans doute été plus judicieux de retenir un autre terme que celui de « performance » en vue de décrire cette plus-value ou cette valeur ajoutée qui a pour objet l’amélioration de la qualité du service. Dans l’acception usuelle du terme, la performance correspond à un exploit, à un succès ou à une action exceptionnelle dont l’usage peut être justifié dans des disciplines sportives, mais dont le sens premier reste incongru pour décrire des progrès quantitatifs et qualitatifs dans le fonctionnement des organisations. Rien n’est parfait, puisque d’autres formules comme « indicateurs de rendement » ou « indicateurs de résultats » peuvent paraître assez ternes. Les expressions « indicateurs de réussite » ou « indicateurs stratégiques » auraient facilité une meilleure compréhension du but recherché (l’atteinte de meilleurs résultats). Au Québec, le législateur a été prudent en ne retenant que le terme « indicateurs[256] ». Le terme « performance » traduit surtout l’influence de la terminologie de langue anglaise où son emploi permet d’introduire des nuances. Dans son sens premier, en anglais, ce terme correspond à l’exécution d’une tâche, d’une opération ou encore à un accomplissement, à une représentation (au sens artistique) ou à un fonctionnement (au sens mécanique). Si l’idée est d’introduire un élément de bonification, ce sera toujours l’expression good performance. Cependant, au-delà de ces difficultés linguistiques, il n’en reste pas moins que l’un des principaux objectifs du nouveau management public est de rendre les organisations publiques plus performantes avec la contrainte de budgets limités[257].

Les indicateurs de performance peuvent être quantitatifs ou qualitatifs. Plusieurs expressions sont employées pour les distinguer ou les regrouper (indicateurs de programmes, de ressources, du type financier ou budgétaire ou encore opérationnel)[258]. La méthodologie utilisée peut être un élément important (indicateurs d’opinion ou de perception par opposition à des sources directes de nature quantitative). La nécessité de mesures précises susceptibles d’être validées exige dans le plus grand nombre de cas un traitement quantitatif (nombre de dossiers, volume de traitement ou calcul des délais). Le fonctionnement de l’appareil judiciaire se prête facilement à ce type de comptabilité qui donne priorité à des résultats chiffrés au détriment de dimensions qualitatives plus difficiles à évaluer. Dans cette perspective, la qualité pourrait être associée à la régularité et à la légalité (Le juge a-t-il rendu une décision conforme au droit et aux précédents ? La qualité rédactionnelle de la décision), ce qui éloignerait ainsi la qualité de l’emprise du management. En dépit des contraintes inhérentes au droit (légalité, régularité, cohérence et respect des précédents), une justice de qualité n’en reste pas moins une justice tributaire de l’atteinte d’objectifs quantifiables en fait de coût et de délais. Comme d’autres organisations publiques orientées vers la prestation de services, elle constitue un exemple significatif pour l’implantation d’indicateurs de gestion et d’indicateurs de performance.

Dans la Loi sur la justice administrative, le législateur a énuméré des indicateurs qui font appel à des dimensions quantitatives. Les renseignements requis ne correspondent pas à des « indicateurs de performance », car le but visé est de nature descriptive. Ainsi, le plan annuel de gestion doit permettre de comprendre le fonctionnement du Tribunal administratif du Québec : le nombre de jours où des audiences ont été tenues avec les heures consacrées à cette fin, le nombre de remises accordées, la nature des affaires où une séance de conciliation a été organisée et leur nombre, avec l’indication du nombre d’accords qui ont mis fin à l’instance, la nature des affaires entendues et leur nombre, la nature des affaires prises en délibéré et leur nombre, le nombre de décisions rendues et, surtout, le temps consacré aux instances en fonction du dépôt de la requête introductive jusqu’à la décision qui a été rendue. Tout en tenant compte de la spécificité de la justice administrative, ces mesures quantitatives pourraient être transposées sans difficulté aux cours judiciaires qui, loin d’être démunies, comptabilisent depuis plusieurs années des statistiques dans des documents internes.

Faut-il augmenter le nombre d’indicateurs ou en modifier la nature ? L’expérience américaine des CourTools de 2005 offre plusieurs perspectives. Plus de quinze années de travaux et de réflexions ont précédé cette initiative du National Center for State Courts[259]. Dès 1987, à l’échelle des Trial Courts, qui sont les cours de première instance du système judiciaire des différends États au sein des États-Unis[260], un groupe de juges a amorcé un travail de concertation afin de recenser des indicateurs sur le fonctionnement de la justice. Le ministère fédéral de la Justice a soutenu cette initiative dont les résultats définitifs ont été diffusés en 1990. Les Trial Court Performance Standards correspondaient à un système du type pyramidal avec cinq priorités : 1) Access to Justice ; 2) Expedition and Timeliness ; 3) Equality, Fairness and Integrity ; 4) Independence and Accountability ; 5) Public Trust and Confidence ; priorités qui étaient relayées par 22 critères et 68 mesures[261]. Ce système a été expérimenté par douze cours suivant différentes méthodes de collecte de données et de comptabilisation. Seule la Los Angeles Municipal Court est parvenue en 1996 à remplir la totalité de cette grille d’évaluation. Ce peu de succès a été expliqué par le trop grand nombre d’indicateurs et la complexité de leur mise en oeuvre. Ils ont néanmoins suscité un réel consensus en offrant le premier système intelligible en vue de mesurer le fonctionnement de la justice.

À la lumière de cette expérience, d’autres travaux ont démarré en 2000. Les nouveaux indicateurs correspondent à une synthèse des précédents en tenant compte de la faisabilité de ce mode d’investigation. Ils doivent également être expliqués en fonction d’un autre cadre conceptuel, celui de la gouvernance publique et du nouveau management public. L’élaboration des CourTools relève en partie de la logique des instruments de gouvernance (Tools of Government), lesquels reposent sur une diversification de l’action publique[262]. Ces « outils » mis à la disposition des tribunaux représentent une liste de dix indicateurs présentés à titre de Performance Measures : 1) Access and Fairness (un questionnaire est remis aux justiciables afin de mesurer leur satisfaction suivant dix éléments pour les conditions matérielles de l’accès au tribunal et selon cinq autres dimensions liées au déroulement de l’instance) ; 2) Clearance Rates (le taux de règlement des litiges est comparé avec l’ouverture des nouveaux dossiers ; 3) Time to Disposition (cet élément permet de mesurer le délai écoulé entre l’ouverture du dossier et le règlement définitif ; 4) Age of Active Pending Caseload (cet élément permet de mesurer l’âge moyen des dossiers actifs) ; 5) Trial Date Certainty (cet élément permet de mesurer le respect du calendrier prévu pour les dates d’audition) ; 6) Reliability and Integrity of Cases Files (cet élément permet de mesurer en temps réel l’accessibilité aux dossiers du tribunal) ; 7) Collection of Monetary Penalties (cet élément permet de mesurer le taux de recouvrement des amendes) ; 8) Effective Use of Jurors (ce point qui concerne la gestion du jury n’est pas bien clarifié sur le plan de la méthodologie) ; 9) Court Employee Satisfaction (comme pour le premier indicateur, cette dimension ne peut être évaluée que moyennant l’utilisation d’un questionnaire) ; et 10) Cost per Case (cet élément est très important, car il permet de mesurer le coût de fonctionnement pour clarifier les enjeux budgétaires)[263]. La majorité de ces indicateurs sont quantitatifs avec une ouverture indéniable à l’égard des perceptions des justiciables et du personnel judiciaire. Pour chacun de ces indicateurs, des guides pratiques sont consultables dans Internet[264]. Leur utilisation serait de nature à faciliter l’atteinte d’objectifs fondamentaux pour les cours dans la perspective d’un meilleur service à la clientèle[265]. La faisabilité et la durabilité ont également été prises en considération. Malgré les progrès accomplis, ces indicateurs se sont révélés d’un maniement plus difficile pour des cours spécialisées, car ils ont été conçus, de toute évidence, pour les besoins de la justice civile. Une autre étape a donc été franchie en 2008 grâce à l’élaboration de l’Unifying Framework for Court Peformance Measurement, lequel ne comporte que quatre quadrants (quart de cercle) : procedural satisfaction, effectiveness, efficience, productivity[266]. Seul le premier répond à des dimensions liées à la perception du public à l’égard du déroulement de l’instance. Les trois autres montrent l’importance du thème de l’efficacité suivant les objectifs du management.

L’expérience américaine est très utile en ce qu’elle permet de mesurer le danger que représente l’utilisation d’un trop grand nombre d’indicateurs. Elle montre également les difficultés inhérentes à l’élaboration d’une grille unique d’évaluation compte tenu de la diversité des missions attribuées à un grand nombre de cours. À titre d’exemple, il est sans doute périlleux d’évaluer le fonctionnement de la justice pénale suivant les mêmes indicateurs que ceux qui ont été retenus pour la justice civile, car ce qui peut compliquer davantage cet effort, c’est la diversification du travail d’une cour en fonction de plusieurs chambres spécialisées en matière civile et pénale. La transparence n’en reste pas moins un acquis majeur. Dans la présentation du document de 2005, le National Center for State Courts a justifié le pertinence de sa grille d’évaluation en fonction de cinq dimensions : 1) l’existence de données précises sur le fonctionnement des tribunaux ; 2) la possibilité de mieux répondre aux attentes du public, notamment les personnes engagées dans le fonctionnement de la justice ; 3) l’amélioration de la compréhension du personnel judiciaire pour la nature des objectifs et des résultats escomptés ; 4) la préparation des prévisions budgétaires suivant des indicateurs numériques ; et 5) la démonstration de la qualité des services offerts sur le fondement des données officielles sur la performance[267]. Richard Schauffler, en sa qualité de directeur du service de la recherche au sein du National Center for State Courts, tire un bilan qui met en relief l’« institutionnalisation » de ce processus. Le succès de cette réforme dépendrait largement des aptitudes des administrateurs judiciaires et du leadership que peuvent assumer des cours, ainsi que des États (au sein des États-Unis) qui pourraient anticiper la nécessité de cette évolution[268].

L’influence de ce travail a néanmoins été considérable. Avec un peu de recul, le rapport de 1996 de l’Association du Barreau canadien recommandait l’élaboration et la mise en application par chaque tribunal d’une charte afin d’énoncer des normes relatives aux services destinés au public. Pour le groupe de travail, « la charte du tribunal consiste en un document qui spécifie un certain nombre de normes de rendement auxquelles les administrateur(trices)s sont tenu(e)s d’adhérer » afin de permettre « une évaluation structurée de l’administration et de la procédure judiciaire[269] ». Dans un document de travail qui date de 2006[270], l’Association des administrateurs judiciaires du Canada (AAJC) a tenu compte de cette évolution. Ce document de l’AACJ a retenu jusqu’à dix dimensions qui pourraient servir de fondement pour l’élaboration d’indicateurs sur la justice. Dans le plan d’action, les fondements proposés concernaient la confiance du public, le respect des besoins des clients, l’examen des forces relatives des parties (notamment dans le but de mesurer le nombre de plaideurs qui se représentent eux-mêmes sans avocat), l’existence d’une infrastructure appropriée, la responsabilité, ainsi que le rôle respectif des acteurs institutionnels (la magistrature, le Barreau, le ministère de la Justice). En dépit de sa pertinence, ce projet était trop ambitieux compte tenu des difficultés potentielles de mise en oeuvre pour un grand nombre d’indicateurs.

Les problèmes de méthodologie surgissent inévitablement dans ce type d’investigation. Sur le plan de la collecte des données, les dimensions qualitatives (perception et satisfaction) exigent l’utilisation de questionnaires ou de sondages suivant des critères d’élaboration propres aux sciences humaines[271], alors que les données quantitatives relèvent des statistiques. En vue de comptabiliser des chiffres, les objectifs d’une recherche peuvent varier considérablement si le but est de décrire et d’analyser la situation des justiciables ou d’établir le coût réel de la justice pour les utilisateurs ou encore, ce qui constitue l’approche prépondérante retenue jusqu’ici, de décrire sur une base objective le fonctionnement d’un tribunal suivant des critères fondés sur le nombre de dossiers et les délais, tout en tenant compte du cheminement des instances. Quelques chercheurs ont orienté leur réflexion vers les utilisateurs de la justice, ce qui justifierait un point de vue externe[272]. D’autres recherches peuvent être axées sur l’élaboration d’une grille pour l’accès à la justice, ce qui justifierait de prendre en considération le coût de la justice, la qualité de la procédure et la nature de l’intervention judiciaire suivant les modèles dominants (justice distributive, justice compensatoire et justice corrective)[273]. Si la perspective retenue est celle de l’accès à la justice, les éléments retenus peuvent donner priorité au coût et à l’aide juridique[274]. Enfin, il existe un nombre croissant de recherches centrées sur un domaine de la justice dans le contexte d’un droit national[275] ou consacrées à des réflexions comparatives[276].

Les acteurs institutionnels concentrent leurs travaux sur l’organisation et le fonctionnement des cours. Créée en 2002, la CEPEJ en est une bonne illustration au même titre que le National Center for State Courts. Dans ses rapports relatifs à l’évaluation des systèmes judiciaires au sein des États membres du Conseil de l’Europe, la CEPEJ a constitué un vaste répertoire de données qui touchent plusieurs dimensions sur une base comparative[277]. Leur énumération constitue une entreprise considérable, mais il est utile de signaler certaines dimensions, qui ne sont pas forcément prises en considération dans une perspective nord-américaine : 1) le financement : les dépenses publiques consacrées aux tribunaux, au ministère et à l’aide juridique ; 2) les usagers des tribunaux dans la perspective de la protection des personnes vulnérables (catégories de personnes, mécanismes d’information, modalités d’audition, droits procéduraux) ; 3) l’implantation géographique des tribunaux ; 4) le mode de traitement des petites créances ; 5) le niveau d’informatisation au sein des tribunaux ; 6) l’existence de mesures alternatives au règlement des litiges ; 7) le nombre de juges professionnels siégeant selon le nombre de juridictions (équivalent temps plein ou ETP) pour 100 000 habitants ; 8) le nombre de membres du personnel non juge par juge professionnel. Ce ne sont que des exemples qui montrent une volonté d’analyse de plusieurs dimensions inhérentes à l’existence d’un appareil judiciaire. L’année 2007 représente un tournant avec la création du Centre SATURN pour la gestion du temps judiciaire[278]. Ce centre a pour mission principale de rassembler de l’information afin de mieux mesurer l’importance des délais dans la procédure judiciaire des États membres et de faciliter ainsi l’élaboration de politiques conséquentes pour le respect de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme. En 2007, la CEPEJ a également créé le Groupe de travail sur la qualité de la justice[279]. Sur la base de l’information nécessaire aux fins de sa mission, ce groupe doit mettre au point des outils, des indicateurs et des moyens de mesurer la qualité du travail judiciaire.

L’existence de ces deux groupes de travail au sein de la CEPEJ montre des différences significatives entre les thèmes de l’efficacité et de la qualité, cette dernière ayant suscité un regain d’intérêt. L’efficacité a d’abord été le thème central des travaux de la CEPEJ. L’un des documents les plus originaux à ce sujet a été diffusé en 2005 sous la forme de liste de vérification pour la gestion du temps[280]. Les premières études conduites dans le contexte des activités de la CEPEJ ont montré en effet que beaucoup de systèmes judiciaires n’ont pas les moyens d’évaluer les longueurs et les retards dans différents types de procédure. Ce document offre une liste de six indicateurs qui touchent les acteurs institutionnels responsables du fonctionnement de la justice, au premier rang desquels figurent les tribunaux : 1) la capacité d’évaluation de la durée totale de la procédure ; 2) l’existence de critères pour l’évaluation de la durée de la procédure (définition de délais optimaux, prévisibilité des délais) ; 3) la nécessité d’un regroupement par typologie d’affaires afin d’évaluer les besoins à combler en fait de durée ; 4) la capacité de suivre le déroulement de la procédure en fonction des étapes (une liste de dix-sept éléments est proposée) ; 5) l’existence de moyens pour repérer les retards et y remédier (gestion de crise, accélération de la procédure) ; 6) l’utilisation des nouvelles technologies comme outil de traitement statistique et de planification en matière de délais. Ce dernier élément est le plus important, car il représente la condition nécessaire pour la réalisation effective des quatre premiers indicateurs.

En 2008, la CEPEJ a également constitué un document du type « liste de vérification » pour la promotion de la qualité[281]. Son document propose cinq domaines d’évaluation qui montrent la différence d’échelle avec le thème de l’efficacité. Les dimensions retenues sont beaucoup plus vastes, selon la formulation retenue par la CEPEJ pour ces cinq domaines[282] : 1) stratégie et politique (existence d’un cadre législatif et garanties pour l’organisation des cours et la formulation d’une mission relative aux caractéristiques de la justice) ; 2) processus, métier et opérations (évolution des lois procédurales, gestion des dossiers par les tribunaux et les juges et évaluation des résultats) ; 3) accès à la justice, communication aux justiciables et au public (accès à l’information pour le public, accessibilité en termes financiers, traitement accordé aux justiciables durant l’instance, normes de présentation des décisions rendues par les juges, diffusion d’un rapport annuel) ; 4) ressources humaines et statut des juges et procureurs ainsi que des agents (existence d’une politique de ressources humaines, formation et développement des compétences) ; 5) moyens de la justice (existence de normes opérationnelles et financières, logistique et sécurité). Le nombre de questions posées pour chacune de ces cinq dimensions est considérable, au point qu’il est possible d’émettre des doutes sur la réalisation d’un projet aussi ambitieux, surtout dans un contexte où plusieurs acteurs institutionnels sont visés. En dépit de ces limites, la thématique de la qualité veut mesurer autre chose que l’efficacité suivant un mode binaire pour chaque question posée (oui ou non, selon l’existence de l’élément pour répondre).

Les études de la CEPEJ offrent ample matière à réflexion. En 2010, elle a diffusé un manuel pour la réalisation d’enquêtes de satisfaction concernant les usagers de la justice[283]. À titre comparatif, le Canada ne possède pas de moyens aussi importants que les États-Unis ou les États membres du Conseil de l’Europe pour mener ce type de réflexion sur la justice. L’Institut canadien d’administration de la justice[284] et le Forum canadien de la justice civile[285] sont des organismes sans but lucratif. En dépit de l’importance de leurs travaux pour plusieurs dimensions de la justice, il n’est pas possible de les comparer à ce qui est fait dans une perspective américaine ou européenne. Faute de financement approprié et faute de volonté politique de la part des autorités fédérales, le Canada reste donc tributaire des travaux menés ailleurs.

La culture de la comparaison a franchi une nouvelle étape en 2007 avec la création d’un consortium (Consortium for Court Excellence) regroupant le National Center for State courts, l’US Federal Judicial Center, l’Australasian Institute of Judicial Administration (assisté par la CEPEJ), la Banque mondiale, ainsi que les Cours de première instance de Singapour, dans le but d’élaborer un cadre général où les contingences des droits nationaux pourraient être dépassées (Global Framework for Court Excellence)[286]. Sans présumer de cette évolution, nous pouvons émettre quelques réserves compte tenu des différences qui subsistent, au sein des droits nationaux, entre les cours de première instance et les cours d’appel de différents niveaux. Le fonctionnement de la justice pénale ne procède pas de la même rationalité que la justice civile, ce qui n’exclut pas certains éléments de comparaison. De même, il est difficile de voir comment la mission d’une cour constitutionnelle peut être appréhendée suivant des paramètres identiques à ceux qui seraient considérés pour une cour de première instance en matière civile ou administrative.

2.3 L’intégration progressive de la planification stratégique

Dans ce contexte de recherche et de réflexion sur le fonctionnement des cours et des tribunaux de toute catégorie, les expériences actuelles au Canada sont importantes. Faute de données accessibles qui pourraient être centralisées par un organisme, le seul moyen d’en savoir davantage repose sur la consultation systématique des sites électroniques des cours et des tribunaux, ainsi que ceux des ministères de la Justice qui sont responsables de l’administration de la justice. Deux constats préliminaires peuvent être dressés en fonction du recensement des activités affichées publiquement par les cours. La première dimension montre que la planification stratégique n’est pas généralisée au Canada. Dans quelques provinces, elle ne serait pas visible ou serait même inexistante, faute de données accessibles, alors qu’en contrepartie elle progresse à l’échelle des cours de première instance dans d’autres provinces. La présentation d’un tableau complet reste une entreprise difficile et périlleuse. Par contre, ce qui est plus probant, pour la comparaison des expériences qui se tiennent actuellement, c’est l’inexistence d’un cadre conceptuel et administratif unifié aux fins de planification stratégique. Chaque cour conserve sa spécificité dans ce domaine. Cette disparité reflète leur indépendance.

C’est donc en ordre dispersé que quelques cours progressent dans l’utilisation de la planification stratégique. Sur le plan méthodologique, cette situation n’est pas idéale pour notre investigation, car elle ne nous permet pas d’analyser sur une base comparative une pratique qui serait généralisée sur le territoire canadien. Les plans qui ont été retenus l’ont été pour leur exemplarité ou leur singularité, et également en fonction du type de cour et de tribunal.

La Cour suprême diffuse depuis plusieurs années deux documents annuels en matière de planification stratégique : le Rapport sur les plans et priorités ainsi que le Rapport ministériel sur le rendement[287]. L’obstacle potentiel que pouvait représenter l’atteinte à l’indépendance judiciaire a été résolu de façon pragmatique puisque ces documents sont élaborés par le Bureau du registraire de la Cour suprême à l’intention du ministre de la Justice, ce qui suppose une nette distinction entre l’administration judiciaire de la Cour suprême et les neuf juges qui la constituent avec leur personnel de soutien et de recherche[288]. Le Rapport sur les plans et priorités énonce des objectifs. Il repose sur un « résultat stratégique unique » : l’administration de la juridiction d’appel de dernier ressort du Canada est efficace et indépendante[289]. Le rapport de 2011-2012 est divisé en deux sections. La première, qui offre un « survol de l’organisation », énonce deux « priorités organisationnelles » pour les trois prochaines années (2012-2015) : la première (Programme de transformation des activités) a pour finalité l’installation progressive d’un système de traitement électronique des dossiers ; la seconde a pour objet l’amélioration du programme de sécurité. Ce volet comporte plusieurs éléments, notamment la sécurité matérielle, la sécurité de la technologie de l’information et la planification de la continuité des activités. Les principaux risques sont décrits et analysés. Dans la seconde section du document, trois activités font l’objet d’une description et d’une analyse avec des indicateurs de rendement : les activités de la Cour suprême, le traitement des versements aux juges de la Cour suprême conformément à la Loi sur les juges[290] et, enfin, les services internes. Dans la partie la plus pertinente pour notre recherche (activités de la Cour suprême), des résultats attendus sont énoncés, avec des indicateurs de rendement et des objectifs. Sous une rubrique qui correspond à la célérité (dossiers traités sans délai), deux indicateurs ciblent le nombre de semaines entre le dépôt de la demande d’autorisation d’appel et la décision sur cette demande (objectif : 14 semaines), ainsi que le nombre de mois entre l’audience et le jugement (objectif : 6 mois). Pour les activités de la Cour suprême, des données précises sont fournies sur les ressources financières et les ressources humaines en ETP (équivalent temps plein). Une projection de la charge de travail pour 2012 est formulée suivant des catégories, notamment le nombre de demandes d’autorisation déposées devant la Cour suprême. Pour cet élément, la comparaison des deux rapports (2011-2012 et 2012-2013) laisse voir une légère hausse (de 530 à 550), ce qui montre l’ampleur du travail pour l’évaluation de ces demandes.

En contrepartie, le Rapport ministériel sur le rendement[291] reprend le même canevas avec des résultats précis pour les indicateurs de rendement. Dans la seconde section relative aux activités, sous la rubrique « Gestion des affaires judiciaires », le traitement des audiences et des décisions est analysé suivant l’atteinte des résultats escomptés. L’aspect qui confère une valeur indéniable à ce document est la transparence affichée dans une perspective temporelle. Pour les indicateurs qui reposent sur des données chiffrées (les délais, par exemple), le document offre des tableaux qui montrent l’évolution des travaux de la cour depuis l’année 2000. La Cour suprême peut ainsi démontrer qu’elle atteint plusieurs objectifs avec une progression au fil des ans. Le Bureau du registraire diffuse également un rapport statistique[292]. Il permet de mesurer le travail accompli par la Cour suprême de 2001 à 2011 en fonction de cinq catégories : 1) le nombre de dossiers déposés ; 2) le nombre de demandes d’autorisation soumises ; 3) le nombre d’appels entendus ; 4) le nombre de jugements rendus avec les nuances requises (à l’audience ou après délibéré, à l’unanimité ou avec dissidence) ; et 5) les délais moyens pour les principales étapes du cheminement d’une instance, entre le dépôt de la demande et le jugement.

La Cour suprême a formulé depuis quelques années une « orientation stratégique » qui met en lumière les rôles respectifs de la Cour et du Bureau du registraire. Dans un « énoncé de mission », elle souscrit aux principes qui suivent : la primauté du droit, l’indépendance et l’impartialité, ainsi que l’accès à la justice. Dans un « énoncé de vision », le Bureau du registraire cherche visiblement à donner l’exemple en affirmant qu’il doit être « reconnu comme un leader dans le domaine de l’administration judiciaire[293] » en fonction de quatre objectifs stratégiques : 1) garantir l’indépendance institutionnelle de la Cour suprême dans le contexte d’une saine administration publique ; 2) améliorer constamment l’accès à la Cour suprême et à ses services ; 3) favoriser le prompt déroulement du processus d’audition et de décision, 4) mettre à la disposition de la Cour suprême l’information nécessaire à la réalisation de son mandat[294].

En matière de management judiciaire et de transparence, la Cour suprême cherche visiblement à offrir un modèle au système judiciaire canadien. Au niveau fédéral, il existe également quatre cours qui sont des cours supérieures d’archives : la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale, la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel de la Cour martiale du Canada. L’introduction des méthodes issues du nouveau management de la justice a été grandement facilitée par la création en 2003 du Service administratif des tribunaux judiciaires qui offre plusieurs services pour ces quatre cours[295]. En vertu de l’article 2 de sa loi constitutive, ce service a pour mission explicite « d’accroître la responsabilité à l’égard de l’utilisation de fonds publics pour l’administration des tribunaux[296] », tout en ayant la responsabilité de maintenir et d’accroître l’indépendance judiciaire. La planification stratégique relève de ses fonctions, ce qui permet de soustraire les cours visées de ce type de travail. Cette façon de faire correspond pour l’essentiel au canevas retenu pour la répartition du travail à l’échelle de la Cour suprême. Le Service administratif des tribunaux judiciaires produit chaque année un rapport ministériel sur le rendement destiné au Secrétariat du Conseil du Trésor[297]. La démarche suivie par les autorités fédérales correspond à un net partage des responsabilités en vue de dégager les cours de ce type de responsabilité.

Les autres cours judiciaires qui relèvent de la compétence des autorités provinciales aux fins de l’administration de la justice peuvent offrir une tout autre perspective si elles prennent l’initiative de faire de la planification stratégique sans organisme interposé. Sur ce point, il est utile de comparer les approches retenues par des cours de première instance pour deux provinces de l’est du Canada, soit Terre-Neuve-et-Labrador et le Québec.

La Cour provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador[298] a présenté en 2012 un nouveau plan stratégique, Building on our Successes (2012-2014)[299], qui fait suite au précédent, Committed to Continuous Improvement[300]. Le premier plan quinquennal remonte à 1997. La qualité visuelle de la présentation a été faite avec soin. Le plan de 2012 a été élaboré en fonction de six axes stratégiques : 1) Improved Public Trust and Confidence trough Greater Transparency and Accountability ; 2) Improved Timeliness and Access ; 3) Wise Use of Emerging Technology to Improve Court Processes ; 4) High Quality Service and Professionalism ; 5) Strengthened Court Security ; et 6) Comprehensive Information Management Strategy. Pour chaque axe, la Cour a conçu des buts et des objectifs. Pour la Cour, ces orientations ont pour objet de renforcer la confiance du public par la démonstration d’une transparence et d’une imputabilité accrues[301]. Le document de 2012 offre de nombreux tableaux qui permettent à toute personne intéressée d’avoir une information détaillée sur la répartition du travail par secteurs d’activité (affaires pénales, affaires familiales, justice des mineurs et petites créances). Ces statistiques comportent également des indications précises qui peuvent avoir un impact positif pour la compréhension de la justice. Ainsi, depuis 2001, le nombre de dossiers qui relèvent des petites créances a considérablement baissé. Cette évolution a conduit les autorités à rectifier le seuil d’admissibilité aux petites créances (de 5 000 à 25 000 $)[302]. Dans ce cas particulier, un seuil d’admissibilité trop bas peut constituer un facteur de dissuasion pour les justiciables. Loin d’être un handicap, la transparence peut permettre à une cour de poser des diagnostics et de faire des demandes avec des justifications qui sont publiques. Dans l’élaboration de chacun des six axes stratégiques, la Cour énumère des objectifs précis, mais elle n’introduit aucune donnée de nature à être quantifiée ni d’échéances.

À titre comparatif, la Cour du Québec[303] a produit en 2012 un document intitulé La Cour du Québec. Une cour contemporaine. Vision triennale 2012-2013-2014[304] qui a pour objet l’amélioration de l’accessibilité à la justice. Le document a été élaboré en fonction de quatre axes : les juges, l’adaptation aux besoins des justiciables, l’innovation et le dynamisme. Sous chaque axe, la Cour a énuméré des objectifs précis. Il n’y a toutefois aucune donnée chiffrée sur certains objectifs qui pourraient être quantifiés. Aucun indicateur n’est proposé pour mesurer les activités de la Cour et aucune statistique n’apparaît dans ce document. En revanche, la Cour diffuse un rapport annuel qui offre un portrait plus poussé de ses activités. Outre la répartition des juges de la Cour par régions, le rapport de 2011 présente des données statistiques plus exhaustives pour les années récentes (de 2008 à 2011) selon les responsabilités de chaque chambre (Chambre civile, Chambre civile pour les petites créances, Chambre criminelle, Chambre pénale, Chambre de la jeunesse) avec la référence pertinente pour chacune des dix régions qui constituent la carte judiciaire du Québec[305]. Le rapport offre ainsi la possibilité de faire des comparaisons entre les cinq chambres pour le nombre de dossiers ouverts et le nombre d’heures d’audience. Des tableaux détaillés permettent de mesurer, pour chaque chambre, les dimensions qui leur sont propres. À titre d’exemples, le nombre de dossiers ouverts par rapport à l’étape de l’audition est présenté pour la Chambre civile, alors qu’en contrepartie, pour la Chambre civile pour les petites créances, le nombre de dossiers ouverts est mesuré par rapport à l’étape de la requête et du jugement. Pour la Chambre criminelle, la durée de vie des dossiers est mesurée, ainsi que le taux de résolution des dossiers à chaque étape du processus judiciaire. Le rapport présente également un bilan des conférences de règlement à l’amiable en matière civile pour l’ensemble du territoire[306]. Le rapport fait ensuite le bilan des activités selon chaque région. Dans l’ensemble, il offre de l’information précieuse afin de circonscrire les activités judiciaires de la Cour du Québec. En revanche, celle-ci n’a pas élaboré jusqu’ici un plan stratégique avec des indicateurs susceptibles de combiner des objectifs avec des résultats quantifiables.

L’approche retenue par la Cour du Québec peut faire l’objet d’une mise en perspective, car des cours de même niveau produisent un rapport annuel qui peut offrir de l’information précise, sans toutefois passer à l’étape de la planification stratégique. Au Manitoba, en vertu de la Provincial Court Act[307], le juge en chef de la Cour provinciale a l’obligation de produire un rapport annuel[308]. La Cour provinciale de la Colombie-Britannique produit également un rapport annuel où les dimensions quantitatives relatives au nombre de recours et aux budgets alloués sont prépondérantes[309]. Cependant, cette pratique est loin d’être généralisée dans l’ensemble du Canada. Au Québec, la Cour supérieure a produit en 2010 un rapport d’activité afin d’expliquer la nature des travaux de chaque chambre. En dépit de quelques indications générales, il n’offre pas de statistiques[310]. À titre comparatif, la Cour supérieure de l’Alberta (Alberta Court of Queen’s Bench) a publié en 2011-2012 un rapport qui intègre la planification stratégique selon cinq axes stratégiques : 1) Governance ; 2) Resource Allocation ; 3) Improve Access to Justice ; 4) Improve Organizational Culture ; et 5) Technology. Ils sont présentés à titre de Strategic Goal ou Strategic Issue, mais le tableau de synthèse ne fait pas de différence en définitive[311]. Ces axes ne sont pas exposés sur le fondement d’indicateurs chiffrés, mais l’existence de données précises et détaillées en annexe sur les activités de la Cour leur confère beaucoup de relief et accroît la crédibilité des orientations suggérées.

Dans ces quelques exemples, nous observons des cours qui ont pris l’initiative de produire et de divulguer des documents qui relèvent du bilan et de la planification. Dans le cas de l’Ontario, cette mission incombe à la Division des services aux tribunaux du ministère du Procureur général (Justice Ontario)[312]. Ce service diffuse chaque année un rapport annuel où figure en annexe un plan quinquennal qui correspond à un plan stratégique. Ce dernier concerne les services offerts par la Cour de justice de l’Ontario, la Cour supérieure de justice, ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario. Le rapport annuel 2009-2010 (consultable en français) offre un plan quinquennal de 2009-2010 à 2013-2014[313]. Quant au rapport annuel 2010-2011, il est consultable en anglais avec un plan quinquennal pour la période 2010-2011 à 2015-2016[314]. La version française du rapport 2009-2010 peut être utilisée, car la nature des objectifs reste inchangée. La mission générale qui figure au début précise que les services judiciaires doivent être accessibles, équitables, rapides et efficaces. Cette nuance est importante, car ce ne sont pas les cours qui font de la planification stratégique, mais davantage le ministère de la Justice aux fins de l’administration judiciaire. La planification stratégique est une réalité qui concerne l’organisation et le fonctionnement des cours sans que cette responsabilité leur incombe directement. Le plan stratégique procède donc à une synthèse d’objectifs définis par la loi, notamment les deux objectifs suivants : améliorer la prestation des services au public, et promouvoir l’utilisation efficace des ressources publiques. Cinq objectifs opérationnels sont énoncés : 1) traitement rapide et efficient des causes ; 2) services accessibles ; 3) services uniformes et de qualité ; 4) processus décisionnel responsable et efficace ; et 5) gestion efficace des ressources. Dans cette énumération, trois principes de la nouvelle gestion publique ont été insérés (efficience, responsabilité et efficacité). En dépit du caractère prioritaire qui lui est reconnu par plusieurs acteurs et observateurs de la justice, l’accessibilité n’est qu’un élément qui doit être relativisé en fonction d’autres priorités. Sous chacun de ces cinq objectifs généraux, des objectifs plus précis sont énoncés et repris plus loin dans le document avec des échéances fixes. La seule différence qui mérite d’être signalée entre la version française et la version anglaise est relative au titre du plan quinquennal. Dans la version française, des objectifs opérationnels sont visés par le plan. Dans la version anglaise, ce sont des business goals. Même en attribuant un sens assez large au terme business, nous estimons que cette terminologie devrait être évitée, la gestion publique n’étant pas de la gestion privée[315]. Ce n’est qu’un élément isolé, car l’ensemble des objectifs ne sont pas conçus suivant cette prémisse. Dans la perspective du nouveau management judiciaire, le plan quinquennal produit par l’Ontario est l’un des plus poussés dans ce genre au Canada. Pour la justice administrative, la Loi de 2009 sur la responsabilisation et la gouvernance des tribunaux décisionnels permet de rendre les tribunaux administratifs responsables, transparents et efficients pour leur fonctionnement, tout en préservant l’indépendance de leurs décisions[316].

Aux fins de planification stratégique, les cours judiciaires de première instance offrent peu de données chiffrées malgré l’existence de statistiques (le cas échéant dans des rapports annuels) qui livrent un portrait précis sous forme d’inventaire ou d’état des lieux. Dans cette perspective, il est utile de faire une comparaison avec le fonctionnement de la justice administrative au Québec. Tous les tribunaux administratifs doivent faire de la planification stratégique suivant le cadre établi par la Loi sur l’administration publique[317]. Pour le TAQ, cette obligation doit être liée aux exigences plus spécifiques de la Loi sur la justice administrative qui exige la production d’un rapport annuel de gestion[318]. Le TAQ a élaboré un plan stratégique 2008-2012[319] qui est mis à jour chaque année suivant le calendrier judiciaire : Plan opérationnel 2011-2012 (4e année). Ce plan permet d’énoncer une mission (un tribunal spécialisé, indépendant et impartial), une vision avec plusieurs dimensions, ainsi que des valeurs (justice, respect, engagement, compétence et collaboration). Pour la justice, le TAQ entend « rendre avec célérité une justice de qualité et accessible, de façon impartiale et en toute indépendance, dans un contexte de cohérence[320] ». Ce sont toutefois quatre enjeux qui constituent le canevas utilisé à aux fins de planification : 1) consolider la capacité d’action et accroître la vitalité du TAQ ; 2) accroître la performance du TAQ ; 3) faire face aux changements dans les domaines d’affaires et le volume de recours ; 4) assurer l’efficacité, faire valoir la compétence et accroître la notoriété du TAQ dans le domaine de la santé mentale. Sous forme d’orientations et d’objectifs, des éléments plus précis ont été formulés. Ces enjeux, ainsi que ces orientations et ces objectifs, sont repris et explicités dans la cinquième partie du Rapport annuel de gestion sous la rubrique « Résultats[321] ». Chaque objectif fait l’objet de commentaires, mais sans l’utilisation d’indicateurs avec des données chiffrées. Enfin, le Rapport annuel de gestion contient une partie relative aux états financiers, avec des données détaillées sur le budget et les dépenses. Cette partie est complétée par le rapport du Vérificateur général du Québec.

La culture de la planification stratégique existe au sein du TAQ. Sur ce plan, il offre une démarche comparable à ce qui existe en Ontario, ainsi qu’à Terre-Neuve-et-Labrador. La Cour suprême reste donc le seul organe qui utilise des indicateurs chiffrés. En dépit du fait qu’elle n’est pas généralisée au Canada pour le fonctionnement des cours[322], la planification stratégique est une réalité évolutive qui montre des acquis. Ce qui peut faire une nette différence, c’est la volonté des cours de mener elles-mêmes ce genre de recherche de préférence à un service spécialisé du ministère de la Justice. Il y a peu de temps encore, des magistrats issus d’autres aires géographiques exprimaient des réticences ou des désaccords[323]. Tout en reconnaissant à un niveau général les mérites de la planification par indicateurs de rendement, ce type de résistance montre la pérennité de la culture de l’ « exceptionnalisme » au sein des cours et des tribunaux, en ce sens que la justice resterait une exception irréductible à toute forme de mesure ou d’évaluation. D’autres interrogations ont mis également en doute la pertinence de cette culture de l’évaluation et de l’efficacité dans la perspective de l’accessibilité à la justice[324]. À notre avis, cette perception résulte d’un malentendu, car ce sont les cours et les tribunaux qui sont directement visés sur le plan organisationnel par cette démarche. La justice, à titre de système de justice, peut réfléchir sur la nature de ses responsabilités, sa mission, ses orientations, ses axes de développement et ses objectifs[325].

Ces dimensions, loin d’être antinomiques par rapport au principe de l’indépendance, sont tout au contraire, et malgré l’existence de préjugés défavorables, un reflet de l’indépendance réelle des cours. Une démarche analytique fondée sur l’autoévaluation (état des lieux, besoins et priorités) apparaît comme un processus inhérent à toute organisation responsable afin de déterminer des priorités. Sur ce point, la position des cours ne montre pas d’ambiguïté, si nous en jugeons par les orientations retenues par la Cour provinciale de Terre-Neuve-et-Labrador : « The strategic directions included in the Plan are intented to improve public trust and confidence in the Provincial Court by demonstrating greater transparency and accountability. They also serve to focus the Court on improving timeliness and access to justice[326]. » La transparence repose avant tout sur des statistiques ou, à tout le moins, sur quelques indicateurs qui permettent de comprendre l’évolution d’une organisation[327]. L’imputabilité se mesure davantage par les résultats, lesquels n’acquièrent leur vraie signification que par l’énoncé de priorités et d’objectifs. L’attention accordée à ces dimensions aura inévitablement des retombées sur la célérité et l’accessibilité.

Afin de faire un premier bilan des expériences en cours au Canada, nous proposons un regroupement en fonction de trois catégories : 1) un nombre croissant de cours et de tribunaux, à l’initiative du juge en chef, et parfois avec l’appui visible de plusieurs juges, font de la planification stratégique, avec ou sans indicateurs numériques. Les cours les utilisent peu, alors qu’en contrepartie la comptabilisation avec chiffres à l’appui est beaucoup plus répandue au sein des tribunaux administratifs ; 2) comme le montre l’exemple de la Cour suprême, certaines cours peuvent préférer diviser les tâches en laissant au Bureau du registraire ou à un administrateur judiciaire le soin de faire la planification stratégique. La Cour entérine néanmoins ce travail et accepte le principe de l’évaluation ; 3) enfin, le dernier scénario laisse voir que ce travail de planification relève dans certaines provinces d’un service spécialisé au sein du ministère de la Justice. Cette situation n’est pas idéale, car les cours visées peuvent être tributaires d’objectifs définis par des administrateurs judiciaires, au détriment de la participation plus directe et plus visible des juges. Pour ces dimensions liées à l’administration de la justice, les cours ne devraient pas hésiter à montrer qu’elles définissent elles-mêmes des objectifs avec des indicateurs. Les apparences sont importantes, même si les juges doivent travailler en étroite collaboration avec un personnel spécialisé pour l’élaboration de ces documents.

Les cours et les tribunaux sont également appelés à réfléchir sur des questions de méthodologie afin d’inventorier leurs besoins et de définir des objectifs quantifiables. En 1996, l’Association du Barreau canadien recommandait que « les chartes devraient être élaborées par chacun des tribunaux, avec l’aide d’un comité consultatif » où plusieurs types de représentants étaient énumérés (notamment les avocats et les usagers)[328]. Dans la mesure où la création de ces chartes était préconisée pour établir des normes de rendement, l’équilibre qui pourrait en résulter en vue de concilier la transparence et l’indépendance de la justice serait aléatoire. Les cours et les tribunaux qui ont pris l’initiative d’introduire la planification stratégique ont conservé jusqu’ici la maîtrise de ce processus, ce qui n’exclut pas la création d’un comité consultatif. Un aspect beaucoup plus important est la consultation des différentes catégories de personnel au sein de chaque cour et tribunal. L’adhésion des principaux intéressés renforce la mise en oeuvre des objectifs énumérés dans les plans.

Conclusion

La planification stratégique induite par le nouveau management de la justice met en lumière plusieurs principes issus de la nouvelle gouvernance publique : responsabilité, imputabilité, transparence, efficience, qualité et efficacité. La transposition de ces principes dans le champ de la justice est inévitable compte tenu de leur influence grandissante en droit public[329]. Cette évolution montre toutefois un changement de paradigme dans la rationalisation de la justice. Avec l’insertion de mécanismes et de principes issus du nouveau management public, les nouvelles politiques relatives à la justice laissent voir sur ce point un alignement avec les modèles fournis par les administrations « ordinaires », en l’occurrence l’administration publique dite « classique ». Jacques Commaille fait ce constat en rappelant que l’« [u]ne des grandes spécificités de la justice tenait à son extraordinaire capacité à cultiver son exceptionnalité », notamment « par son obstination à défendre une vision a-économique ou a-financière ou a-organisationnelle de son fonctionnement[330] ». La différence entre la culture juridique de la régularité et de la validité, par opposition à la culture managériale du résultat, est manifeste.

Faut-il en déduire un conflit récurrent entre deux rationalités, celle du droit et celle de la gestion ? La ligne de partage est en réalité plus subtile, car l’efficacité est un principe en constante progression dans le droit processuel. En dépit du fait que les juges ne l’utilisent pas comme un principe reconnu au même titre que le principe du contradictoire ou le principe de la défense, l’efficacité alimente les réflexions des juges sur le déroulement des instances et l’évaluation de la bonne administration de la justice. La disposition préliminaire de l’Avant-projet de Loi instituant le nouveau Code de procédure civile montre une ouverture par l’explicitation de principes comme l’efficience, la qualité, la célérité et la proportionnalité[331]. L’accessibilité n’est pas le seul vecteur de changement dans ce qu’il convenu d’appeler la « réforme de la justice ». La progression des principes issus du nouveau management est en effet une réalité qui ne peut être ignorée pour plusieurs dimensions qui relèvent de l’administration de la justice, mais également pour sa rationalisation suivant un cadre issu des sciences de la gestion.

À la lumière de ces changements, des questions récurrentes subsistent. Avec un minimum de recul, il est utile de rappeler que les principes et les mécanismes de la gestion managériale n’ont pas été conçus au départ pour englober le fonctionnement de la justice. Le management a pour objet l’accroissement de la production, l’amélioration des produits et du rendement, l’utilisation plus appropriée des ressources humaines ainsi que la maîtrise du coût dans une perspective d’efficience. Sa transposition au secteur public suscite encore des réserves vu l’absence de concurrence pour les biens et les services offerts par des organisations publiques en situation de monopole. La justice en serait une illustration pour deux champs qui conservent une forte spécificité, soit la justice administrative et la justice pénale. À l’instar du processus de contestation de décisions administratives qui résulte de l’application de la Loi sur la justice administrative[332], les tribunaux administratifs ont une compétence exclusive, qui est déterminée par la loi, afin de régler les litiges découlant de l’application d’une ou plusieurs lois. Il n’y a pas de solution de rechange ni d’« alternative » (au sens anglais du terme), pas plus que pour la justice pénale où les contrevenants et les délinquants doivent comparaître suivant les exigences de la procédure accusatoire propre au droit pénal et au droit criminel. La justice civile serait dans une autre position compte tenu de l’insistance sur l’existence de solutions de rechange à l’utilisation des cours judiciaires. Si la perspective d’un monopole est moins étanche de ce côté, la prudence reste nécessaire, car les citoyens doivent recourir à l’autorité judiciaire afin d’obtenir des injonctions et d’autres ordonnances. La progression de la logique managériale ne peut éluder les caractéristiques propres à l’organisation et au fonctionnement de la justice.

Sur ce point précis, le management a été diffusé avec peu de nuances pour tenir compte de la spécificité des organisations publiques, toutes catégories confondues. À un niveau général, l’« approche-client » en est un exemple. Les mérites de cette transformation du rapport aux usagers des services publics sont incontestables (offrir de meilleurs services). L’orientation consumériste conduit néanmoins à des excès, car les usagers de la justice, peu importe qu’ils soient appréhendés à titre de citoyens ou de justiciables, ne sont pas des clients ni des consommateurs devant des cours ou des tribunaux ayant une compétence exclusive. Ceux qui contestent la pertinence du nouveau management de la justice ont remis en question avec facilité l’approche-client[333]. Des doutes peuvent aussi être exprimés sur l’adaptation du modèle gestionnaire à plusieurs cadres de référence. Sa finalité économique serait trop restrictive pour être transposée sans discernement[334]. Sous prétexte d’être le modèle le plus rationnel, il est également critiqué pour exclure la complexité[335]. Cette dimension pose problème en ce qu’elle amène à analyser la justice de façon trop restrictive en fonction d’indicateurs de rendement. Le management est également associé à la réforme de la justice. Il ne peut prétendre à l’exclusivité, car l’accessibilité, la prévention des litiges ou la participation représentent d’autres enjeux qui ne peuvent être éludés.

Ces dimensions correspondent à des limites internes, propres au nouveau management de la justice, à titre de grille explicative de la réalité de la justice. Les limites externes sont également nombreuses, le management n’offrant pas les éléments nécessaires pour donner une vision complète de plusieurs phénomènes liés à la justice. Les angles morts sont nombreux. Le management ne peut rien fournir pour circonscrire le comportement des plaideurs, les buts recherchés (axiologie), ainsi que des phénomènes contemporains décrits et analysés dans plusieurs travaux sur les usages sociaux de la justice, la politisation du judiciaire et le gouvernement des juges.

Dans la vaste majorité des pays occidentaux, l’utilisation des principes et des mécanismes issus du management reste néanmoins une réalité incontournable pour comprendre les transformations contemporaines de la justice sous l’angle de l’efficacité et de la qualité. La planification stratégique constitue un mode normal de gestion. La comparaison avec d’autres aires géographiques montre que ces réformes sont parfois plus contraignantes que les expériences menées au Canada[336]. Dans le contexte canadien, les cours judiciaires disposent d’une latitude plus grande que les tribunaux administratifs. Le TAQ a été conçu en 1997 suivant des prémisses qui montrent l’importance du nouveau management de la justice.

Dans une perspective comparative, le Canada offre une spécificité plus grande compte tenu de l’importance accordée à l’indépendance des juges et des cours. Ces derniers n’ont pas de comptes à rendre devant le Parlement, les assemblées élues et les divers organes qui composent la fonction exécutive de l’État. En revanche, cette dimension institutionnelle ne permet pas d’éluder une approche plus contemporaine de la justice. Le nouveau management de la justice ne représente pas une menace pour l’indépendance de la justice, car il constitue désormais une manifestation de l’autonomie des cours dans la planification de leur travail. L’évolution des réflexions contemporaines sur la justice montre que les cours et les tribunaux doivent être transparents, efficaces et imputables devant les citoyens. Cette responsabilité leur échoit du seul fait de leur indépendance à titre d’organisations responsables du fonctionnement de la justice.

La thématique contemporaine de l’accountability ne peut être éludée, car les réflexions sont de plus en plus orientées vers une responsabilité directe de la justice à l’égard des citoyens[337]. Dans cette perspective, la légitimité de la justice repose davantage sur la confiance du public[338] que sur des éléments plus classiques du droit formel où l’indépendance et la neutralité relèvent des acquis. L’efficacité n’est qu’un des éléments de diverses composantes susceptibles de rehausser cette confiance. Elle revêt toutefois une dimension particulière compte tenu des liens entre l’efficacité et la légitimité. L’efficacité conditionne la légitimation des institutions publiques, l’inefficacité dans la résolution de problèmes structurels contribuant à les discréditer[339], à plus forte raison pour la justice. La légitimité du système juridique et du droit dépend, à bien des égards, des liens complexes entre la justice et l’efficacité.

Dans la perspective de notre scénario de départ, la recherche de l’efficacité et la mise au point de mécanismes d’imputabilité à l’égard des citoyens ne constituent donc pas une menace pour l’indépendance de la justice. Cette évolution reflète plutôt un changement de paradigme dans la mesure où la justice, à l’instar des autres services publics, ne peut être appréhendée sur le seul fondement de la validité, de la légalité et de la conformité à des principes constitutionnels, mais elle doit également être évaluée en fonction de nouveaux vecteurs de légitimité, plus concrets et plus proches des citoyens. Cette configuration montre en définitive une plus grande insertion de l’efficacité et de l’imputabilité dans la légitimité.