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J’écris ce compte-rendu au moment où le débat sur la Charte des valeurs québécoises occupe une bonne partie du débat politique. S’il y a encore des personnes qui n’ont pas lu le livre de Gérard Bouchard, ce serait le moment de le faire. L’interculturalisme qu’il nous propose, et le régime de laïcité qui lui est associé, se veut le plus consensuel possible et devrait servir de guide dans les discussions actuelles.

Dès les premières lignes du livre, les contours du débat sont bien campés. On y retrouve tous les mots clés à la base de sa conception de l’interculturalisme. En effet, ce qui le préoccupe essentiellement est de relever le « défi de la prise en charge de la diversité ethnoculturelle », ou posé autrement « comment arbitrer les rapports entre les cultures d’une façon qui assure un avenir à la culture de la société hôte dans le sens de son histoire, de ses valeurs et de ses aspirations profondes, et qui, en même temps, accommode la diversité en respectant les droits de chacun, tout particulièrement les droits des immigrants et des membres des minorités, lesquels sous ce rapport, sont ordinairement les citoyens les plus vulnérables. » (p. 9). Pour lui, l’inquiétude de la majorité culturelle devant la diversité croissante est légitime. (C’est nous qui soulignons.)

Il note qu’il y a un consensus au Québec quant au rejet du multiculturalisme canadien, au rejet également du modèle de l’assimilation et à l’importance de l’intégration sur la base des valeurs fondamentales de la société québécoise.

Le livre poursuit quatre objectifs : (1) présenter sa vision de l’interculturalisme comme modèle d’intégration et de gestion de la diversité ethnoculturelle ; (2) répondre à un besoin pressant au Québec face à l’important malaise portant, entre autres, sur la laïcité, le pluralisme et l’avenir de l’identité francophone et ainsi contribuer à contrer l’incertitude ambiante, ce que n’avait pas réussi à faire la Commission Bouchard-Taylor ; (3) récuser un certain nombre de malentendus, de distorsions et de confusion au sujet de l’interculturalisme et enfin (4) définir l’interculturalisme de façon à accorder plus d’attention à la dimension sociale de l’intégration (par rapport aux dimensions culturelle ou civique). Pour Gérard Bouchard, la dimension sociale fait surtout référence aux inégalités, aux rapports de pouvoir, à la discrimination et au racisme.

Dans le premier chapitre, le livre énonce les paramètres qui encadrent sa réflexion sur la diversité. On peut résumer ces paramètres en les regroupant sous trois postulats de base. Premièrement, la réflexion doit avoir comme cadre la nation comme société d’accueil des immigrants. Ce postulat est fondé, selon lui, sur un large consensus concernant les caractéristiques distinctives du Québec : une large assise territoriale ; une forte conscience historique ; une identité et une culture francophones ; une longue tradition chrétienne ; des institutions spécifiques sur les plans politique, éducatif, judiciaire et autres. Précisons que la notion de culture ici comprend l’ensemble des symboles qui constituent le fondement du lien social. Le deuxième postulat affirme qu’il est « inévitable et légitime que la majorité francophone, ne serait-ce qu’en raison de son poids démographique et historique, se présente de facto comme le vecteur principal d’intégration ». Enfin, il affirme que les valeurs universelles abstraites et les règles de droit ne suffisent pas à fonder le lien social : il faut y rajouter un ciment symbolique, une composante identitaire faite d’appartenance, de mémoire, de valeurs et de projets.

Il identifie ensuite cinq grands paradigmes dans lesquels s’inscrivent les modèles de prise en charge de la diversité ethnoculturelle : le paradigme de la diversité (ne reconnaissant pas officiellement de majorité culturelle) ; le paradigme de l’homogénéité (une seule culture, l’assimilation étant la règle) ; le paradigme de la bi- ou multipolarité (deux ou plusieurs ensembles nationaux) ; le paradigme de la mixité (la diversité se fonde dans une nouvelle culture) et enfin le paradigme de la dualité (comprenant la majorité culturelle fondatrice et des minorités issues de l’immigration récente ou ancienne). Pour Gérard Bouchard, c’est ce dernier paradigme qui constitue le terrain de prédilection pour l’interculturalisme.

Une fois identifiés les fondements de l’interculturalisme québécois, le deuxième chapitre aborde le noyau de son argumentation et nous présente sa conception de l’interculturalisme comme constituant la formule la plus appropriée aux besoins et aspirations du Québec. En bref, il identifie sept éléments constitutifs de l’intercultarisme québécois :

  1. le respect des droits, en particulier en ce qui concerne l’insertion économique et sociale de tous les citoyens. Il s’agit ici de la lutte contre les inégalités et les rapports de domination qui briment les minorités et les immigrants, du rejet de toute forme de discrimination et de racisme et la nécessité d’assurer la participation de tous les citoyens à la vie civique et politique ;

  2. la promotion du français comme langue principale de la vie civique et de la culture commune ;

  3. la prise en compte de la dualité comprenant la majorité francophone issue de l’héritage canadien-français et les minorités ethnoculturelles ;

  4. l’accent sur l’intégration passant par un contrat moral avec le principe de réciprocité ;

  5. la promotion des interactions ;

  6. le développement d’une culture commune comme rencontre de la diversité, faite de valeurs et d’une mémoire partagée et nourrie des apports conjugués de la majorité et des minorités, dans le respect de chacune ;

  7. l’arbitrage et les négociations réalisés dans le cadre des débats publics (citoyens), des instances politiques et en dernier des recours aux tribunaux.

Le chapitre trois compare l’interculturalisme québécois avec le multiculturalisme canadien. Pour une majorité de Québécois, la thèse des deux nations est mise à mal par le multiculturalisme, faisant des francophones québécois un simple groupe ethnique parmi plusieurs autres à l’échelle canadienne. D’où le rejet de ce modèle. Je ne vais pas m’attarder ici sur cette comparaison car, avec le temps, selon l’appréciation même de Gérard Bouchard, le multiculturalisme se rapproche de l’interculturalisme.

Le chapitre quatre répond aux diverses critiques qui ont été faites à l’interculturalisme, en particulier à la version de Gérard Bouchard. Les critiques de son modèle sont venues de deux directions. La première est d’ordre culturel, proche du nationalisme ethnique, et reproche à cette approche de rejeter la culture majoritaire, ce qu’évidemment nie à juste titre Gérard Bouchard. De plus, celui-ci affirme haut et fort que son modèle ne verse pas dans le relativisme. La seconde série de critiques vient de la conception civique de l’intégration, définissant les valeurs fondamentales comme étant essentiellement reliées aux chartes des droits et libertés. Dans le modèle de Gérard Bouchard, l’interculturalisme comprend certes les valeurs reliées aux droits fondamentaux mais aussi d’autres valeurs patrimoniales héritées du passé. En particulier, la langue française doit constituer le noyau de la culture commune.

Le dernier chapitre porte sur la laïcité et mérite une attention particulière compte tenu du débat actuel soulevé par l’annonce d’une charte québécoise des valeurs. Le régime de laïcité proposé par Gérard Bouchard découle directement de son modèle interculturaliste. Il argumente en faveur d’une laïcité inclusive. Je cite (p. 207) : « En conséquence, dans l’esprit de la laïcité inclusive, on doit permettre autant que possible l’expression des croyances profondes, en particulier les croyances religieuses et certains rites qui leur sont associés. Cette disposition s’étend, en principe, à l’ensemble de l’espace public, incluant les instances de l’État. Cependant, l’application de ce droit peut souffrir des restrictions s’il se présente des motifs supérieurs ». L’existence de motifs supérieurs dans le contexte de l’interculturalisme fait référence essentiellement à certaines catégories d’employés de l’État pour lesquels il recommande de prohiber le port de signes religieux : par exemple, les magistrats, jurés, agents de sécurité, gardiens de prison et autres forces de l’ordre ; les présidents et vice-présidents de l’Assemblée nationale, greffiers secrétaires d’assemblée dans les municipalités ; peut-être aussi les dirigeants des commissions scolaires. Il est donc contre la prohibition intégrale. Dans la conclusion, il revient sur la recommandation de la Commission Bouchard-Taylor de créer un Office d’harmonisation ou de médiation interculturelle.

En bref, le modèle interculturaliste de Gérard Bouchard peut se résumer ainsi :

  • il a comme cadre la nation québécoise dans ce qu’elle a de spécifique ;

  • celle-ci se caractérise actuellement par la dualité : d’une part, la nation québécoise constituée d’une majorité francophone fondatrice qui façonne la culture majoritaire et, d’autre part, les cultures minoritaires ;

  • l’interculturalisme ne vise pas à exacerber les rapports entre Nous et Eux mais favorise au contraire les échanges et le respect des droits des minorités ;

  • le résultat des échanges entre les deux cultures produit une culture commune ; ainsi, l’interculturalisme fait la promotion d’une identité et d’une culture québécoise nationale, formée de trois trames : la culture majoritaire, les cultures minoritaires et la culture commune ;

  • dans ce modèle, il est légitime pour la majorité fondatrice de revendiquer un rôle central dans la définition de la culture commune ;

  • enfin, tout est dans l’équilibre qui assurerait l’avenir de la culture hôte tout en respectant les cultures minoritaires.

Discussion

La première question que suscite l’interculturalisme tel qu’il est proposé par Gérard Bouchard concerne la définition des cultures majoritaire, minoritaire et commune. S’agissant de cette dernière, on ne sait pas très bien de quoi il s’agit hormis qu’elle doit s’exprimer en français. Pour le reste, la notion reste floue et difficilement identifiable. Gérard Bouchard le reconnaît d’ailleurs lorsqu’il affirme (p. 70) que les contenus de la culture commune « se prêtent mal à une définition précise de l’ordre de l’inventaire, hormis ceux qui sont inscrits dans les lois et dans la charte ».

En ce qui concerne le concept de cultures minoritaires, le livre de Gérard Bouchard propose encore moins de contenu. On se demande en particulier en quoi ces cultures seraient différentes de la culture majoritaire. Il y a ici tout un travail de réflexion sur l’identification concrète des éléments constitutifs des diverses cultures minoritaires. Mais là n’était pas le propos de l’auteur.

Là où pour moi le bât blesse, c’est dans la définition de la culture majoritaire francophone (fondatrice) et des valeurs fondamentales qui en font partie. Lorsque Gérard Bouchard mentionne le fait français, cela ne pose pas de problème. Lorsqu’il fait référence aux valeurs reliées aux lois et aux chartes des droits et libertés, pas de problème non plus. Il y a un large consensus sur ces valeurs comme étant partie prenante de la culture publique : il mentionne par exemple la démocratie, la séparation de l’État et de l’Église, l’égalité, la justice sociale, la solidarité, la non-discrimination, etc. La difficulté surgit lorsqu’il suggère de tenir compte des éléments essentiels de ce qui définit la culture majoritaire et qu’elle a hérités de son passé (p. 121). Il revient sur cet aspect tout au long de son livre. En voici quelques exemples, lorsqu’il parle :

  • de l’affirmation de la culture de la société hôte dans le sens de son histoire, de ses valeurs et de ses aspirations profondes (p.9) ;

  • du capital de mémoire, de valeurs et d’idéaux essentiels au fonctionnement d’une société (p. 10) ;

  • de l’importance de l’intégration sur la base des valeurs fondamentales de la société québécoise (p. 11-12) ;

  • de la forte conscience historique du Québec (p. 19) et des références identitaires qui y sont associées (p. 71) ;

  • des traditions les plus ancrées (p. 37).

En bref, il prend ainsi ses distances, comme il l’a toujours exprimé par ailleurs, par rapport à ce qu’il présente comme deux pôles extrêmes : celui qui réduit carrément l’ensemble de la culture québécoise à la culture francophone d’origine française (ou canadienne-française), et celui qui présente une vision strictement citoyenne qui oblitère le rapport majorité-minorité. Pour Gérard Bouchard, le premier pôle véhicule une vision assimilatrice des minorités alors que le second exclurait le patrimoine historique et identitaire de la majorité francophone. Entre les deux se situe l’interculturalisme québécois qui propose une vision visant à dépasser cette antinomie.

La question essentielle pour moi est justement la définition du contenu concret et l’identification des éléments fondamentaux de cette culture majoritaire. On retrouve le même problème dans le chapitre sur la laïcité lorsqu’il affirme (p. 219) que « la tradition religieuse de la majorité fondatrice peut manifester sa présence dans la culture (publique) commune » quand un symbole religieux est très ancien (donc profondément ancré dans l’imaginaire). Sa distinction entre un symbole vivant et un symbole désactivé demeure elle aussi d’un flou peu praticable dans la gestion de la diversité, ce qu’il reconnaît par ailleurs.

La difficulté de définir ce que serait le contenu identitaire de la culture majoritaire francophone vient du fait qu’il existe une très grande diversité de valeurs à l’intérieur même du groupe majoritaire. D’ailleurs, à plusieurs endroits, il ouvre lui-même la porte à ce genre de critique. Par exemple, il cite (p. 55) une enquête européenne qui reconnaît que la diversité en termes de valeurs comporte une part d’héritage, certes, mais elle s’expliquerait moins par l’origine ou l’appartenance ethnoculturelle que par la classe sociale, la profession, le genre ou l’habitat (rural-urbain). Il note aussi que plusieurs membres de la majorité entretiennent un lien plutôt distant avec la culture fondatrice, ne vivent pas la dualité comme un clivage Eux-Nous et que d’autres, surtout les jeunes, ne perçoivent même pas cette dualité. Pour moi, le clivage le plus important, outre bien sûr les différences de classes et de genre déjà mentionnées, est de nature intergénérationnelle. Pour moi, il n’existe pas de Mémoire collective, mais plutôt des mémoires collectives. Chaque génération façonne sa mémoire à partir de ses expériences historiques propres : certes, la transmission intergénérationnelle intra-familiale est importante (de même que la transmission par les cours d’histoire), encore que cette transmission soit fortement teintée par les origines sociales, mais le résultat demeure très diversifié et surtout différent d’une génération à une autre.

Le fait de suggérer qu’il existe une mémoire collective sans la définir permet alors d’affirmer comme le fait Gérard Bouchard (p. 71-72) qu’« un immigrant ou un membre d’une minorité ne pourra jamais faire siennes la conscience historique québécoise et les références identitaires qui y sont associées de la même façon que peuvent le faire les membres de la culture fondatrice, qui les ont profondément intériorisées très tôt dans leur vie et les ont intégrées à une identité forte ». Personnellement, je ne pense pas cela. Cela est peut-être vrai pour les immigrants arrivés à un âge avancé, mais pas pour ceux arrivés jeunes et surtout pas pour les enfants d’immigrants qui façonnent leur mémoire de la même façon que les « autres » Québécois car ils font face à la même socialisation historique que les jeunes générations de la culture dite fondatrice. Dans bien des cas, les différences intergénérationnelles en matière de conscience nationale peuvent être plus importantes que les différences entre majorité et minorités.

La difficulté, voire l’impossibilité, d’obtenir un consensus sur le noyau identitaire de la culture fondatrice n’invalide pas le modèle interculturaliste pourvu que soit reconnue et prise en compte la très grande diversité à l’intérieur même de la majorité francophone. Il me semble que le Québec a fait de grands progrès dans la définition d’une culture publique, et contrairement à ce qu’affirme l’auteur, je ne pense pas que l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (1990) soit dépassé. La société québécoise y est définie comme ayant le français comme langue commune de la vie publique, comme étant démocratique, pluraliste, ouverte aux multiples apports dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire.

Les éléments de discussion que je présente à propos du livre de Gérard Bouchard ne doivent pas nous détourner de l’essentiel, à savoir que le modèle interculturaliste demeure le modèle le plus approprié au Québec et nous devons reconnaître la contribution substantielle que représente le point de vue de l’auteur à la promotion d’un modèle qui vise à faciliter l’équilibre entre les aspirations et les droits des uns et des autres. Déjà, le seul fait d’affirmer le respect de la diversité dans un modèle de société inclusive constitue un apport capital. Pour le reste, nul besoin de paniquer : pour rassurer certains membres de la majorité fondatrice qui ont fortement critiqué le rapport Bourchard-Taylor (et à qui d’ailleurs s’adresse essentiellement ce livre), nous reprenons les propos de Gérard Bouchard selon lesquels du fait de son seul poids démographique et sociologique, la majorité est assurée d’exercer légitimement une influence déterminante dans le développement de la culture commune.

En terminant, dans le contexte actuel des débats sur la charte des valeurs québécoises, il serait fort judicieux que le gouvernement médite sur la remarque suivante de Gérard Bouchard (p. 218) disant que « l’offensive actuelle contre le hidjab et tous les maux qu’on lui prête risque de produire les effets qui sont redoutés, à savoir un repli et une radicalisation de certains milieux ».