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La mobilité internationale des étudiants, ainsi que son ancrage dans des réseaux transnationaux, est un phénomène ancien (Karady, 1998 ; Verger, 1991). Cependant, dans un contexte de bouleversements géopolitiques, de profondes réformes universitaires depuis vingt ans et de crise économique mondialisée depuis 2008, l’enjeu de sa connaissance se pose aujourd’hui avec acuité.

Selon les statistiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), il y avait plus de quatre millions d’étudiants étrangers dans le monde en 2010, soit un nombre qui a quintuplé depuis 1975, où ils étaient 0,8 millions (OCDE, 2012 : 24). Au-delà du poids numérique, les facteurs les plus souvent évoqués pour expliquer la profonde transformation de l’internationalisation de la mobilité étudiante sont attribués au processus de libéralisation « du commerce des services de l’éducation » (en référence à l’Accord général sur le commerce des services [AGCS] adopté en 1995), qui a conduit à introduire dans les services publics d’éducation les règles de l’enseignement privé, quand ce ne sont pas celles de l’entreprise (Bond et Lemasson, 1999 ; Breton et Lambert, 2003). La création de classements mondiaux des universités n’est pas non plus étrangère aux changements affectant l’enseignement supérieur, via l’instauration de listes d’indicateurs à travers lesquels s’évaluent et se hiérarchisent les établissements à l’échelle mondiale[1]. Dans ce contexte concurrentiel, les étudiants et leur famille, plus ou moins concrètement selon le capital économique, social et culturel dont ils sont pourvus, cherchent stratégiquement à établir leur choix de formation en fonction du prestige dont jouissent les systèmes nationaux d’enseignement supérieur et les établissements. Pour les États et les universités, les étudiants internationaux apparaissent à la fois comme un symbole d’internationalisation fortifiant leur position sur le marché mondial, et comme une manne relative de financement en contexte général de resserrement des dépenses publiques en matière d’enseignement supérieur. Enfin, les États du Sud participent également à ces transformations du paysage migratoire estudiantin par la mise en place de réformes de leur système scientifique et technique, qu’accompagnent de récentes politiques publiques d’accueil d’étudiants étrangers, d’immigration et de rapatriement des compétences.

L’année 1998 est considérée comme une date charnière pour cette mouvance vers l’internationalisation de l’enseignement supérieur et l’institutionnalisation des mobilités étudiantes. D’une part, l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) décline, pour la première fois, la liste des barrières qui entravent le libre échange des services d’éducation dans le monde — parmi lesquelles le monopole d’État, la limitation à l’immigration, le contrôle des changes, le refus d’assistance financière et d’accréditation des filières de formation et d’équivalence des titres aux établissements privés. D’autre part, cette date marque la déclaration de la Sorbonne qui sera en Europe, puis dans différentes régions du monde, la première étape d’un long processus aujourd’hui généralisé et communément appelé le processus de Bologne[2].

Ce processus de réformes universitaires à l’échelle mondiale n’est pas sans effets directs sur l’évolution de l’internationalisation du monde universitaire : intégration volontariste d’un contenu international aux programmes de formation ; encouragement à des mobilités entrantes et sortantes d’étudiants ; vente de services éducatifs et présence institutionnelle à l’étranger sous forme de délocalisation universitaire ; développement de l’accueil de chercheurs étrangers et de réseaux internationaux de recherche scientifique ; participation diplomatique à des événements de rayonnement international ; introduction progressive de programmes en anglais dans les pays non anglo-saxons[3]. Ainsi les formations dites internationales, qui visent la constitution de réseaux internationaux d’écoles, ne concernent-elles plus seulement quelques business schools ou des écoles de commerces, d’ingénieurs ou de gestion, comme c’était encore le cas dans les années 1970 et 1980 aux États-Unis et en France, mais sont-elles devenues un enjeu majeur du positionnement des grands établissements de l’enseignement supérieur, y compris les grandes écoles publiques d’ingénieurs (Lazuech, 1998).

Sur le plan des rapports Sud-Nord, la mobilité internationale des étudiants continue de suivre massivement les voies traditionnelles de coopération qui se sont construites progressivement au cours de l’Histoire, notamment dans le cadre des rapports entre pays colonisés et pays colonisateurs. Malgré l’émergence de nouveaux pôles régionaux d’accueil — le Maghreb (Mazzella, 2009), mais aussi l’Asie du Sud-Est et l’Afrique du Sud, par exemple —, les flux d’étudiants continuent majoritairement d’aller du Sud vers le Nord : les pays de l’OCDE accueillent 85 % des étudiants étrangers du monde, dont les deux tiers sont ressortissants d’un pays non membre de l’OCDE. Au niveau mondial, cinq pays attirent 70 % de l’ensemble des étudiants étrangers : les États-Unis (28 %), suivis par le Royaume-Uni (12 %), l’Allemagne (11 %), la France (10 %) et l’Australie (9 %) (Erlich, 2012).

Dans ce contexte, le champ de recherche sur la mobilité internationale des étudiants s’est renouvelé ces dernières années (Zarate, 1999). Il ne se limite pas à revisiter la question de la fuite des cerveaux, toujours d’actualité (Meyer et Charum, 1995 ; Cervantes et Guellec, 2002), mais cherche à approfondir la connaissance des étudiants mobiles à travers l’analyse de leurs trajectoires diversifiées d’études, de leurs conditions sociales et de leurs expériences vécues, ou encore du rôle de la diaspora scientifique. Ce champ de recherche ouvre aussi le spectre de nouvelles pistes de réflexion sur les enjeux des politiques publiques d’internationalisation et leurs effets attendus et non attendus en termes de mobilité sociale et d’accès à l’emploi, devenu difficile pour les diplômés dans le pays d’accueil comme dans le pays d’origine. Il invite également à s’interroger sur les politiques de contrôle migratoire et de sélection sociale dès le pays d’origine et sur les inégalités sociales entre les étudiants des pays du Nord et ceux du Sud comme entre les mobiles et les non-mobiles au sein de chaque pays (De Saint-Martin, 2003 ; Mazzella, 2008 ; Olive, Scarfò Ghellab et Wagner, 2011). S’intéresser aux transformations de la mobilité étudiante Sud-Nord suppose ainsi d’étudier les modes de diffusion et d’intégration de nouvelles notions, normes et valeurs des politiques d’internationalisation de l’enseignement supérieur qui, en dépit de leur caractère global, prennent des contours différenciés en fonction des contextes sociétaux. Enfin, cela invite à s’interroger sur les principes de classification sociale qui maintiennent ou redéfinissent les rapports de domination économique et symbolique entre le Nord et le Sud et qui accélèrent la sélection entre universités pour riches et universités pour pauvres. La division en termes de classes sociales se creuse entre étudiants nationaux et internationaux, de même qu’au sein des étudiants étrangers, nous interdisant d’appréhender le phénomène et les acteurs sociaux qu’il met en scène à la lumière d’un contexte homogène et unifiant.

Un des buts assignés à ce numéro thématique sur la transformation des mobilités étudiantes Sud-Nord est sans aucun doute de nuancer une vision uniforme des transformations des systèmes éducatifs, qui renvoie généralement à un discours performatif sur le développement d’un grand marché éducatif moderne, fluide entre public et privé, ouvert sur le monde et égalitaire, pour mettre au jour toute la complexité du phénomène. Tout d’abord, les contributions à ce numéro soulignent moins des mécanismes de standardisation que des logiques d’action diversifiées et hybrides, superposées et parfois contradictoires, induisant in fine des mobilités d’études hétérogènes. Une pluralité de logiques d’action, oeuvrant à des échelles variables, configurent en effet les mobilités étudiantes : les logiques gouvernementales du pays de départ et du pays d’accueil, les logiques institutionnelles d’établissements dans le cadre d’accords de coopération, les logiques de la communauté scientifique elle-même, qui participent à la reconnaissance et à l’institutionnalisation de trajectoires d’études, et enfin les logiques individuelles ou familiales liées au capital social, culturel et économique, qui prédisposent inégalement les étudiants au rapport aux systèmes universitaires étrangers (Wagner, 1998). Ensuite, la transformation du paysage migratoire estudiantin nous oblige à une précision des notions, des instruments de mesure et des approches épistémologiques, d’où l’intérêt de faire s’entrecroiser et dialoguer les regards sociologiques et démographiques constitutifs de ce numéro.

Vers un marché unifié de l’enseignement supérieur ?

Un premier volet d’analyse porte sur le processus d’internationalisation de l’enseignement supérieur, à la fois quant à la manière dont les États se l’approprient et quant aux nouvelles polarités régionales qu’il induit au Nord comme au Sud. En dépit de la convergence observée des sociétés, y compris au Sud, dans le domaine de l’enseignement supérieur, les réformes éducatives internationales trouvent des applications diverses selon l’histoire du système national d’enseignement supérieur et ses propres dynamiques de changement. Pour comprendre d’ailleurs ce mouvement international de redéfinition du rôle de l’enseignement supérieur auquel on assiste depuis les années 1990, il faut sans aucun doute considérer la force de certaines nouvelles notions, telles que celle d’économie du savoir (Milot, 2003) et d’entrepreneurial universities (Burton, 1998), qui relèvent en très grande partie de leurs conditions institutionnelles de production et de leurs modalités internationales de diffusion. L’apparition de ces notions s’accompagne de discours de justification présents dans les politiques éducatives nationales. Ainsi, Stéphanie Garneau et Caroline Bouchard montrent dans leur article « Les légitimations complexes de l’internationalisation de l’enseignement supérieur : le cas de la mobilité des étudiants maghrébins en France et au Québec » que le processus global d’internationalisation de l’enseignement supérieur génère des tensions semblables dans les sociétés française et québécoise, mais qu’il appelle des modalités d’adhésion différenciées selon le contexte historique et politique propre à ces deux sociétés. Les auteures soutiennent que ce sont ces réappropriations symboliques circonstanciées qui permettent à cette mouvance globale de prendre corps localement en dépit des contradictions, et ce de manière singulière suivant les différents intérêts des acteurs en jeu. La contextualisation qu’elles font de la création respective de Campus-France et d’Édu-Canada, aux missions d’ailleurs différenciées, en témoigne.

Il ne s’agit pas ici de nier l’influence des politiques libérales et de leurs discours de légitimation, qui ont partout eu pour effet de modifier les formes et les modalités du processus d’internationalisation des cadres et des élites, mais de resituer ces transformations dans l’histoire et la sociologie des États concernés et dans les relations inter-étatiques et régionales qui les caractérisent. Les réformes transnationales impulsées par de grands organismes internationaux tendraient plutôt à s’adapter aux contextes nationaux et historiques de chaque pays, quand ce n’est pas la politique publique nationale qui prend prétexte du contexte international pour faire avancer ses propres réformes.

Le poids actuel de l’héritage d’une histoire coloniale et la force historicisée des échanges binationaux sont aussi à prendre en considération dans l’analyse de la manière dont l’internationalisation de l’enseignement supérieur et des mobilités étudiantes proprement dites reconfigure les champs scientifiques nationaux et participent à la (re)production des élites. C’est net dans les relations entre l’Espagne et le Mexique, entre la République Démocratique du Congo et la Belgique, ainsi qu’entre les pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne et la France (Agulhon et Didou-Aupetit, 2007 ; Mazzella, 2009). On assisterait cependant au renforcement de la circulation des étudiants au niveau régional entre des pays voisins, et à la création de nouvelles polarisations universitaires qui remettent relativement en question la hiérarchisation mondialisée des pôles de savoir. C’est ce que soulignent Étienne Gérard et Jean-François Cornu dans leur article « Dynamiques de mobilité étudiante Sud-Nord : une approche par les pôles internationaux de formation de l’“élite” scientifique mexicaine ». L’analyse à partir de pôles de formation permet de révéler des dynamiques de mobilité dans l’espace et dans le temps. L’étude enseigne en premier lieu que les circuits de mobilité sont le moteur d’une modification de la hiérarchie entre les pôles de formation, enclenchant la suprématie conjoncturelle de certains d’entre eux ou, à l’inverse, le déclin de certaines hégémonies. Cet espace de concurrence dresse une carte des savoirs dont les contours, redessinés dans les dernières décennies, sont désormais plus flous. L’émergence de pays comme le Canada ou l’Espagne conduit à s’interroger davantage encore sur le rapport entre mobilités, internationalisation des formations et division internationale du travail scientifique, et encourage en retour une approche des transformations du champ scientifique du pays d’origine (ici, le Mexique) sous l’impact des mobilités. On comprend mieux en lisant ces auteurs comment les réformes universitaires nationales et internationales sont imbriquées dans l’enseignement supérieur mexicain et dans des stratégies de reproduction élitiste. Les mobilités sont restituées ici dans leur double dimension de produit du champ de l’enseignement supérieur et de la recherche du pays d’origine et de facteur de transformation de ce champ.

Diversité des trajectoires et creusement des inégalités sociales

Le deuxième volet d’analyse de ce numéro porte sur la diversité des trajectoires d’études (spontanées/instituées, linéaires/discontinues, provisoires/définitives), sur la pluralité des stratégies de migration et d’insertion professionnelle ainsi que sur la variabilité des caractéristiques sociodémographiques des étudiants. L’article d’Andonirina Rakotonarivo, « Mobilité internationale étudiante et insertion professionnelle : parcours différenciés de migrants congolais en Belgique », retrace la diversité des trajectoires d’études et des parcours professionnels des étudiants congolais en Belgique. La population étudiante congolaise est loin d’être homogène, tant au niveau des caractéristiques sociodémographiques des individus qu’au niveau des motivations et de la nature du projet d’études. À partir de données biographiques collectées dans le cadre du projet MAFE (Migration de l’Afrique vers l’Europe) auprès de migrants congolais résidant en Belgique, ce travail montre qu’il est pertinent de distinguer les étudiants selon le moment où ils entreprennent des études dans le pays d’accueil, et surtout selon la place de ces études dans leur projet migratoire global. Le fait, notamment, de ne pas avoir suivi d’études en Belgique diminue la probabilité d’accéder au premier emploi dans ce pays. La question des effets des études à l’étranger sur l’insertion professionnelle est également posée dans l’article sur les « Migrations internationales étudiantes ghanéennes et sénégalaises : caractéristiques et déterminants » de Lama Kabbanji, Antonina Levatino et Fofo Ametepe. Les auteurs soulignent que les étudiants sénégalais et ghanéens qui partent étudier à l’étranger se distinguent des étudiants nationaux par une entrée sur le marché de l’emploi plus tardive. Par ailleurs, les étudiants internationaux ghanéens se distinguent des étudiants internationaux sénégalais par le fait que la plupart d’entre eux ont déjà connu une expérience de travail avant d’aller étudier à l’étranger. L’accès à l’enseignement supérieur est aussi révélateur de rapports sociaux de genre et de classe inégaux. Au Ghana, plusieurs initiatives ont été mises en place pour faciliter l’accès des femmes à l’université, comme l’introduction de quotas et l’application d’une discrimination positive envers les femmes lors de leur inscription universitaire. Malgré ces politiques, l’écart entre le nombre d’inscriptions de femmes et d’hommes dans des institutions d’enseignement supérieur est encore très élevé. Cependant, l’enquête montre que les variables du sexe et du niveau d’études du père n’ont pas d’effet significatif sur la probabilité d’effectuer des études supérieures à l’étranger. Par ailleurs, un accroissement et une diversité de l’offre d’enseignement supérieur au Ghana à partir des années 1990 expliquent en partie la part plus importante de nouveaux bacheliers qui commencent des études supérieures au Ghana plutôt qu’à l’étranger.

Cette différenciation de l’accès aux études universitaires à l’étranger et des modalités variables de reconnaissance et de valorisation de ces études sur les marchés de l’emploi pose la question de la mobilité étudiante internationale comme vecteur d’inégalités sociales. Dans un contexte mondialisé de rationalisation de l’offre d’enseignement supérieur et de solvabilité du candidat (attestation bancaire sur les frais de scolarité et de subsistance annuels) — où le coût des études est de plus en plus pris en charge par les étudiants et leurs parents, parfois par l’intermédiaire de systèmes de prêts pour études —, l’inégalité sociale de l’accès aux études internationales continue de se poser. Est-elle en train de se creuser entre le Sud et le Nord, entre « les héritiers » et les étudiants issus des classes moyenne et ouvrière ? Assistons-nous à la valorisation d’une « élite internationale » d’un ordre nouveau dans un espace universitaire mondial de plus en plus dual, divisé entre universités pour riches et universités pour pauvres ? Selon P. Brown et A. Hesketh (2004) et selon P. Brown et M. Duru-Bellat (2010), le système éducatif anglo-saxon, qui tend à se généraliser, prône désormais une idéologie de la « parentocratie » et de la performance : la priorité est donnée aux stratégies des familles et aux ressources qu’elles sont prêtes à mobiliser pour que leurs enfants obtiennent un avantage concurrentiel sur le marché de l’éducation — et partant, de l’emploi.

Les étudiants et leur famille sont donc perméables aux normes de flexibilité et de mobilité qui, à l’instar du « nouvel esprit du capitalisme » dans la littérature sur le management dont parlent L. Boltanski et E. Chiapello (1999), sont contenues dans les rhétoriques des États et des universités relatives à la mobilité internationale (Garneau, 2008). De fait, sont mis en avant des perspectives telles que l’épanouissement dans la mobilité d’études pour les étudiants eux-mêmes, la possibilité de se projeter dans un avenir ailleurs que dans l’espace national, ou encore une nouvelle voie de reproduction sociale pour les enfants de la bourgeoisie et d’ascension sociale pour les autres. Les classes moyennes, et certaines catégories populaires au « localisme » méprisé, qui aspirent à une reconnaissance sociale, se trouvent aujourd’hui légitimement attirées par cette incitation à « l’international ». Certains y puisent des ressources incontestables (Garneau, 2007 ; Gérard, 2008), mais d’autres rencontrent de nombreux obstacles qui entravent leurs études et contreviennent à leur valorisation sur les marchés du travail. Magali Ballatore montre dans son article « Revenir et repartir ! Trajectoires de mobilités étudiantes et diplômées du sud et du nord de l’Europe » de quelle manière les diplômés Erasmus répondent plus ou moins consciemment et volontairement à cette injonction de mobilité, avec des niveaux de contraintes variables suivant les pays, les lieux de formation et le genre. Certains de ces anciens étudiants Erasmus issus des classes moyennes, après plusieurs expériences professionnelles à l’étranger, se posent la question du « sens » de leurs déplacements par rapport à leur vie personnelle et professionnelle. La figure sociale du voyageur cosmopolite indifférent aux lieux de travail et de vie ou celle d’une nouvelle élite transnationale, soutenue par une idéologie libérale qui érige l’individu en maître absolu de son destin, est alors remise en cause. Plus significativement encore, grâce à la perspective comparative qu’elle emprunte, M. Ballatore montre que tous les « Erasmus » ne sont pas égaux face au processus de réinscription et de rentabilisation du séjour d’études à l’étranger dans leurs parcours professionnel, les différences relevant essentiellement des pays d’origine, inégalement positionnés sur le plan économique et symbolique.

Ce dernier constat rappelle les liens probablement de plus en plus inextricables entre systèmes nationaux d’enseignement supérieur et économies nationales, les uns et les autres se renforçant mutuellement et concourant à la hiérarchisation des pôles d’attractivité d’étudiants et de chercheurs étrangers à l’échelle internationale. Mais là n’est pas la seule source d’inégalités en matière d’accès aux études supérieures. Certains des contributeurs du numéro rappellent les réflexions menées précédemment (Ballatore, 2010 ; Ballatore et Blöss, 2008 ; Garneau, 2008) sur l’écart qui se creuse entre des dispositifs de formation universitaire internationaux financés par des politiques publiques, tels Erasmus en Europe, devenus avec le temps insuffisamment qualifiants sur le marché du travail, et des formations internationales d’élite plus prestigieuses et plus onéreuses. L’exigence concurrentielle tourne à la surenchère et certains étudiants se trouvent ainsi, de manière plus ou moins contrainte selon leurs capitaux, à partir étudier à l’étranger hors des sentiers battus ou des cadres balisés par de classiques conventions de coopérations bilatérales ou multilatérales, avec des résultats inégalement probants. Les contributions à ce numéro mettent en évidence que l’ouverture aux études internationales ne suffit pas à assurer un emploi à la fraction des étudiants issue des classes moyennes ou populaires. En revanche, les héritiers des familles riches des classes supérieures des pays du Nord (et dans une certaine mesure des pays du Sud) apparaissent plus aptes à développer une stratégie de valorisation des expériences à l’étranger. Leur expérience internationale précoce liée à leur milieu familial et scolaire facilite la mise en cohérence du projet d’études et de l’accès à l’emploi. L’étudiant y développe très tôt des dispositions sociales à l’international et un « savoir-faire » reconnu sur le marché de l’emploi national et international : savoir diversifier l’offre internationale, accumuler tous les documents de valorisation, mesurer la valeur du diplôme associée au lieu d’études le mieux classé, maîtriser des langues étrangères, constituer et entretenir un réseau transnational.

Mobilités étudiantes et politiques d’immigration

On ne saurait se pencher sur la mobilité étudiantes en faisant fi de ses liens, plus ou moins voulus d’ailleurs par les étudiants comme par les États, avec l’immigration et les régulations dont elle fait l’objet, notamment dans les pays industrialisés du Nord devenus de plus en plus sélectifs à l’endroit des étudiants. L’ouverture internationale s’accompagne en effet d’un contrôle et d’une sélectivité accrus des flux d’étudiants étrangers. De nombreux pays du Nord se dotent de mesures visant à accueillir les étudiants les plus solvables et cherchent ainsi à contrôler le risque d’une immigration déguisée. Le terme d’« étudiant international » est ainsi de plus en plus employé par les organismes intergouvernementaux, au détriment de celui d’« étudiant étranger » qui ne l’est quasiment plus (Slama, 1999), pour désigner l’étudiant déjà diplômé qui a des ressources financières suffisantes et dont on veut avoir la garantie que le principal projet est de mener à bien ses études (Bel, 2009). Les statistiques nationales et intergouvernementales l’identifient soit comme un étudiant non résident, soit comme un étudiant dont le parcours antérieur s’est déroulé dans un pays différent. Comment les pays mettent-ils en place concrètement ces instruments de contrôle et de sélection ?

S. Garneau et C. Bouchard montrent par exemple que si la volonté politique d’accroître l’accueil d’étudiants internationaux à des fins économiques et de promotion de l’enseignement supérieur sur la scène internationale entre souvent en conflit, dans la pratique, avec la logique de contrôle qui sous-tend les politiques d’immigration, cela en France comme au Québec, les motifs et les réponses fournies par ces deux sociétés doivent toutefois être mises en relation avec des processus interactionnels situés et différenciés. En France, par exemple, des dispositifs de gestion et de contrôle de la mobilité étudiante ont été créés dès 2006[4]. L’application de tels instruments de gestion, de contrôle et de sélection de la migration a des effets sur la composition sociale de la mobilité étudiante en provenance du Maghreb. À l’instar des travaux de A. Spire (2009) et de M. Charef et M. Wahbi (2009), il ressort qu’un étudiant présentant un dossier d’inscription en deuxième ou troisième cycle, maîtrisant la langue française et se destinant en France à des formations professionnalisantes jugées pertinentes pour son pays d’origine, a plus de chance d’obtenir un visa que l’étudiant de premier cycle, maîtrisant la langue française et se spécialisant dans les disciplines littéraires (langues et philologie, sciences humaines, éducation). Les analyses montrent également que la sélection ne débute pas au moment de l’entretien avec l’agent de Campus-France mais bien en amont, au moment de la constitution du dossier, qui requiert des frais financiers supplémentaires que l’étudiant ne peut pas toujours payer, ainsi que la réussite d’un test de langue et quelquefois de longs déplacements dans son propre pays pour répondre à la convocation en audition. Ainsi, le passage par Campus-France est moins qualifiant que classifiant. Sa sélectivité conduirait moins à produire de l’excellence qu’à fabriquer une illusion d’excellence, au service in fine de la classification gestionnaire du « risque migratoire » appliquée par ses agents. Ce dispositif est donc plutôt, dès le pays d’origine, un instrument utile à la catégorisation bureaucratique du risque migratoire que représente le « faux » étudiant ou le « mauvais » étudiant susceptible d’abandonner ses études en France et de rester sur place dans la clandestinité. Il est devenu en amont un outil politico-administratif incontournable de sélection de l’étudiant venu du continent africain, dont les conditions d’exercice sont validées en aval par les universités publiques françaises, dont plusieurs sont en baisse d’effectifs.

Mais comme le montrent aussi S. Garneau et C. Bouchard, ce resserrement des contrôles du « faux étudiant » ne passe pas par les mêmes dispositifs au Québec. A contrario, le gouvernement du Québec a pleinement assumé le rapprochement entre la migration pour études et l’immigration de travail en facilitant, depuis 2008, l’obtention du statut de résident permanent pour les diplômés et leur famille. Ce qui ne l’empêche pas de demeurer en partie assujetti au gouvernement fédéral puisque Immigration et Citoyenneté Canada — responsable de la sécurité des frontières — possède le dernier mot pour la délivrance du visa étudiant. Les acteurs et institutions qui ont pour fonction de participer à la promotion de l’internationalisation de l’enseignement supérieur se trouvent donc parfois en porte à faux avec celles qui sont en charge de l’immigration. Cela prend une teneur particulière au Québec puisque les prérogatives du gouvernement fédéral en matière d’immigration peuvent contrecarrer les orientations prises par le gouvernement du Québec dans ce domaine.

Face à ces difficultés et contraintes, Constance De Gourcy souligne dans son article « Circulation estudiantine en France et projets migratoires sous contraintes : figures de l’étudiant algérien dans la mondialisation » que certains étudiants algériens en France parviennent à élaborer des stratégies leur permettant d’échapper aux catégorisations administratives ou de les contourner. La suspicion du politique à l’égard du « faux » ou du « mauvais » étudiant venu du Sud, suspecté de vouloir rester en France à l’issue de ses études, pèse sur la structuration de son parcours et sur sa redéfinition tant sur le plan universitaire que sur le plan géographique, l’incitant à opter pour le Québec comme solution alternative. Pour les plus nombreux, le risque de « captivité » est manifeste : il relève de l’impossibilité de rentrer au pays d’origine sans l’obtention des diplômes voulus et de la nécessité d’exercer plusieurs petits boulots au détriment des études. Les plus exposés au non-retour sont donc ceux qui sont contraints de cumuler différentes sources rémunératrices pour faire face aux exigences administratives et financer leur séjour en France. La mise au jour de conditions d’accueil difficiles, de désillusions et de ruptures au cours de la trajectoire d’études face à des contraintes institutionnelles fortes, ainsi que de nouvelles formes de revendication collectives et de stratégies de contournement, permettent de resituer l’acteur social au coeur de l’analyse, souvent désincarnée, des mobilités étudiantes Sud-Nord.

Les mobilités étudiantes à la croisée de deux approches disciplinaires

Ce numéro n’a pas pour ambition de considérer dans son exhaustivité la question vaste et complexe de la mobilité étudiante à l’échelle Sud-Nord. Certains axes de travail sont sans aucun doute peu ou pas du tout explorés, notamment la dimension du genre ou la question de populations contraintes à s’exiler pour étudier au gré des répressions religieuses ou politiques (Barrera et Ferté, 2009). L’intérêt est cependant d’analyser les transformations des mobilités étudiantes Sud-Nord en deçà du discours dominant sur l’émergence d’un espace transnational commun de l’enseignement supérieur et des analyses macrosociologiques qui, sur la base de statistiques récoltées par les grandes organisations internationales (OCDE, UNESCO…), confèrent aux tendances observées un caractère généralisé et de nécessité. En ce sens, la diversité des regards proposée dans ce numéro, en réunissant les contributions de sociologues et de démographes, permet de mesurer l’étendue du phénomène et de bousculer nombre d’idées reçues, en gardant en tête que toute internationalisation n’est pas mondialisation libérale ou homogénéisation, et en présentant des analyses empiriques, contextualisées et historicisées.

Le récit à plusieurs voix présenté ici met d’ailleurs peut-être moins en relief un découpage net entre disciplines sociologique et démographique qu’un entrecroisement partiel. Autrement dit, les questionnements, les méthodes d’enquête et les cadres interprétatifs différenciés prônés par les contributeurs de ce numéro doivent sans doute être rapportés moins au fait qu’ils relèvent de traditions disciplinaires propres qu’au fait qu’ils renvoient à des postulats épistémologiques distincts. Ainsi, la démographie et la sociologie ne forment pas plus l’une que l’autre une discipline homogène, et certaines de leurs approches respectives peuvent au contraire se recouper en fonction des présupposés épistémologiques qui les inspirent.

Chacune à leur façon, les contributions réunies dans ce numéro ont en commun de souligner l’hétérogénéité des populations étudiantes et des trajectoires concernées par la migration pour études. Les contributions des démographes A. Rakotonarivo et de L. Kabbanji, A. Levatino et F. Ametepe, toutes deux basées sur des données d’enquêtes quantitatives sociodémographiques rétrospectives récoltées dans le cadre du projet MAFE, permettent de restituer les trajectoires migratoires individuelles des étudiants. Contrairement aux enquêtes transversales traditionnelles, les « biographies quantitatives », à l’instar de ce qui a été montré dans d’autres travaux (Calvès et Marcoux, 2004), favorisent une analyse beaucoup plus dynamique des phénomènes sociaux. En s’attardant aux déterminants individuels et familiaux, cela tout au long de la trajectoire, elles permettent de sortir de certains cadres explicatifs restrictifs et mettent en exergue, par exemple, que les facteurs classiques d’attraction et de répulsion ne sont pas le propre des pays de destination et de départ respectivement, et que d’autres facteurs (le sexe, la taille de la fratrie, le groupe ethnique, etc.) interviennent sur l’action d’entreprendre des études à l’étranger.

D’autres bases de données quantitatives permettent également l’analyse complexe et dynamique des mobilités étudiantes internationales par la recomposition des trajectoires de formation dans le temps et dans l’espace. C’est ainsi que dans leur article, E. Gérard et J.-F. Cornu retracent, à partir des données du système mexicain national des chercheurs (SNI), l’évolution depuis 1970 des lieux privilégiés de formation de l’élite scientifique mexicaine selon les disciplines. Ce décorticage des trajectoires de formation d’une partie des docteurs mexicains selon les décennies, les disciplines et les pays de destination montre qu’il n’y a pas une mobilité étudiante internationale mexicaine. Il permet également de s’interroger sur le processus de structuration des différents champs scientifiques au Mexique, inégalement « internationalisés ». Si les mobilités à l’étranger des étudiants mexicains sont replacées dans leurs contextes historique, politique et scientifique par les auteurs, ces derniers montrent comment elles participent en retour à la construction de ces contextes.

Les contributions de M. Ballatore, de C. De Gourcy et de S. Garneau et C. Bouchard, en revanche, empruntent une tout autre focale d’observation. Plutôt que de s’interroger sur les effets de causalité des mobilités étudiantes internationales au niveau individuel ou sur les grandes tendances — même plurielles, complexes et changeantes — qu’elles semblent donner à voir, ces auteures empruntent une échelle d’observation microscopique dans le but d’appréhender le « sens » que prend la migration pour études ou l’internationalisation de l’enseignement supérieur pour les acteurs concernés. Situé en deçà des déterminants de la mobilité étudiante internationale ou des grandes orientations qui s’imposent aux politiques publiques, ce type d’enquête cherche à repérer les motivations et les interprétations que donnent les acteurs sociaux à leur vécu et aux réalités qui sont les leurs, en partant de la prémisse que sous les mêmes caractéristiques sociologiquement observables et sous des tendances communes peuvent se cacher des significations dissemblables, voire contradictoires. Ces « petits terrains » (Sawicki, 2000) ne produisent pas pour autant des résultats simplistes et descriptifs. Au contraire, ils permettent souvent, en sociologie des migrations, de mieux saisir les ressorts des flux observés à l’aide de moyens statistiques et de donner de la substance aux déterminants de la migration. Mais leur avantage heuristique ne se limite pas non plus à cet usage illustratif. De fait, dans les trois articles, les auteures cherchent à rassembler la multiplicité des sens, des motivations et des comportements observés afin de « monter en généralité » et de fournir des modèles d’interprétation. M. Ballatore montre ainsi que derrière la variabilité des situations d’insertion professionnelle et de mobilité propre aux « ex-Erasmus » italiens, français et anglais, l’injonction à la flexibilité à laquelle ils répondent par leurs multiples déplacements géographiques rencontre des contraintes relatives à d’autres sphères de leur vie, notamment affectives et familiales. C. De Gourcy rapporte pour sa part que les contraintes juridiques et administratives qui s’imposent aux étudiants algériens en France dans un contexte de gestion du risque migratoire, au lieu de favoriser le succès des études et le départ de la France une fois diplômés, sont plutôt susceptibles de les inscrire dans la captivité. Enfin, S. Garneau et C. Bouchard exposent de façon concrète, à partir des processus de légitimation observés chez les acteurs de l’internationalisation de l’enseignement supérieur français et québécois, comment sont produites les catégories normatives du « bon étudiant étranger » en France et du « bon immigrant » au Québec.

On l’aura compris : les présupposés des unes et des autres divergent nettement. Plutôt que de s’adonner à une explication causaliste des comportements migratoires en matière de formation universitaire ou à une interprétation « surplombante » des politiques publiques de l’internationalisation de l’enseignement supérieur à l’échelle sociétale, les trois dernières contributions auxquels nous venons de référer empruntent une approche inductive qui se donne comme unité d’analyse les univers de significations et les relations entre facteurs sociaux qui engendrent les réalités observées et leur donnent sens. Cela dit, l’intention ici n’est pas d’opposer les méthodes quantitatives aux méthodes qualitatives. L’approche épistémologique et les outils d’enquête des premières ne sont pas plus ni moins légitimes que ceux des secondes. Ils produisent des effets de connaissance variables qui nourrissent mutuellement la réflexion et la compréhension du phénomène des mobilités étudiantes internationales Sud-Nord.

Par ailleurs, les difficultés de l’appréhension du phénomène de la mobilité ne seront pas éludées mais au contraire discutées tout au long des articles de ce numéro : difficulté relative aux définitions variables de l’étudiant étranger, difficulté liée à la possibilité d’envisager la mobilité par son origine et sa destination, difficulté due au fait que sa connaissance peut mobiliser divers appareils statistiques ou que la connaissance statistique diffère d’un pays à l’autre, du Sud au Nord, difficulté enfin liée à la mesure des moments de bifurcation ou de rupture dans les trajectoires d’études non linéaires du Sud vers le Nord. Les approches démographiques et sociologiques apportent des éléments de connaissance sur la demande de formation à l’étranger et l’intention déclarée des étudiants et de leurs familles. Elles le font sur la base de nouvelles sources d’information et de nouvelles démarches d’enquête, et en fonction de déterminants mésoscopiques qui rappellent que les grandes causes macrosociologiques ont rarement des effets directs mais passent le plus souvent par le prisme de structures intermédiaires (Rosental, 2002) : la composition et le rôle de la famille, les trajectoires scolaires, le projet d’études.

Ce n’est qu’en élargissant le champ d’analyse et en croisant le point de vue de différentes disciplines que l’on peut appréhender l’ampleur et la qualité de cette nouvelle réalité des transformations de la mobilité pour études Sud-Nord.