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Un arrêt du 5 août 1675 stipule l’arrestation de Catherine Guichelin, Fille du roi, épouse de Nicolas Buteau et mère de deux enfants. Accusée de « mener une vye deshonneste et scandaleuse au public », Guichelin paraît devant le Conseil souverain le 14 du mois, où elle est interrogée et confesse s’être prostituée. Cinq jours plus tard, elle est condamnée au bannissement « jusques a ce que son mary soit de retour, par grace et en consideration de la Colonie et de ses deux Enfans »[1]. Suite à cette condamnation, l’histoire de Catherine Guichelin est plutôt floue. Nous savons qu’elle tente de se remarier en 1697 et en 1703, mais dans les deux cas le mariage est annulé. Elle épouse finalement Charles Tissiau, de 16 ans son cadet, en 1708, puis Jean Roy en 1716, avant de s’éteindre, en 1733, à l’âge vénérable de 80 ans. Elle laisse derrière elle au moins un enfant légitime et cinq ou six enfants naturels, dont deux seulement ont un père connu.

Toutes traces du procès, de l’interrogatoire et de la confession de Catherine Guichelin sont disparues. Nous ignorons également les raisons qui ont motivé l’annulation de deux de ses mariages, et les circonstances dans lesquelles elle a épousé un homme de 39 ans alors qu’elle en avait 55. Surtout, nous ignorons le contexte dans lequel elle a choisi ou a été contrainte de se prostituer. Nous ignorons tout de ses idées, de ses impressions, et de ses perceptions de la société coloniale et de sa condition de Fille du roi. En dépit du silence des archives, et à la lumière des progrès immenses de l’historiographie dans les dernières décennies, il est toutefois possible de replacer le procès de Catherine Guichelin dans son contexte historique et d’en tirer des leçons tant sur l’histoire des femmes de la Nouvelle-France que sur l’histoire du colonialisme français au xviie siècle.

Il y a plus de 150 ans, l’historiographie québécoise a amorcé le projet de réhabiliter les Filles du roi[2]. Ce projet s’est perpétué jusqu’en 1952, date de publication de Filles de Joie ou Filles du Roy de Gustave Lanctôt, et a eu des échos jusque dans les travaux de Silvio Dumas, au début de la décennie 1970[3]. Depuis, les historiens sociaux et culturels ont approché le sujet grâce aux outils de la démographie historique et de l’histoire des mentalités, et l’historiographie sur les Filles du roi s’est éloignée du débat sur la moralité des migrantes pour se concentrer plutôt sur le discours et sur l’expérience vécue de ces dernières en France et dans les colonies, et sur leur legs à la postérité. C’est ainsi qu’en 1992, exactement 40 ans après la parution de l’ouvrage de Lanctôt, Yves Landry a fait paraître Orphelines en France, pionnnières au Canada, où il a retracé l’expérience vécue des Filles du roi et compilé une longue liste de statistiques à leur égard[4]. Il est intéressant de constater une évolution similaire dans l’historiographie sur la prostitution et la sexualité pendant la période coloniale. Les travaux d’André Lachance, Guy Giguère et Robert-Lionel Séguin, en particulier, ont défriché le terrain et suggéré des pistes intéressantes pour la recherche[5]. Dans les prochaines années, si l’on suivait leurs traces, il serait possible, par exemple, d’explorer l’expérience vécue de prostituées, qui peut être reconstituée grâce aux sources judiciaires, et le discours sur la prostitution, élaboré dans les rapports des autorités et dans les écrits des observateurs.

Cet article n’a pas une telle ambition. Considérant l’ampleur de la tâche, nous nous proposerons plutôt de distinguer quelques avenues possibles pour la recherche. Il sera donc question, dans un esprit de synthèse, de survoler le discours des xviie et xviiie siècles sur la femme et la sexualité, et de l’intégrer dans le contexte du discours sur les colonies d’Amérique. Le tout sera certes impressionniste, mais devrait néanmoins jeter les bases nécessaires à une réflexion méthodologique et conceptuelle sur l’histoire du genre. Nous espérons, en effet, montrer la pertinence de la perspective atlantique pour comprendre les phénomènes culturels tels que la prostitution. Dans un premier temps, nous retracerons les grandes lignes du discours sur l’ordre et le désordre qui émerge pendant le règne de Louis XIV, et nous soulignerons les conséquences pour les colonies. Dans un deuxième temps, nous verrons comment le discours sur la femme s’intègre dans celui sur l’ordre et le désordre, et plus particulièrement comment le corps féminin est érigé à la fois en espace de contrôle et en menace pour la stabilité sociale. Enfin, dans un troisième temps, nous nous intéresserons de plus près au cas des Filles du roi, que nous intègrerons dans le discours dégagé précédemment.

Le discours sur l’ordre en France et dans les colonies

Absolutisme, Lumières et ordre social

En 1701, le Dictionnaire d’Antoine de Furetière définit l’ordre comme la situation des choses « suivant l’Estat, la place et le rang qui conviennent à leur nature, ou à leurs fonctions », ou comme « les loix, la police, les reglements qui entretiennent un estat, une ville, une communauté en paix »[6]. Par opposition, Furetière définit le désordre comme un état de confusion ou un « manque d’ordre ». Une personne est dite désordonnée si elle fait fi des lois et se livre au libertinage et à d’autres pratiques jugées scandaleuses[7]. Ces définitions de l’ordre et du désordre sont symptomatiques du règne de Louis XIV (1643-1715), qui voit le chevauchement de l’absolutisme royal et des premiers balbutiements des Lumières, en plus de s’inscrire dans le contexte de la Réforme catholique et dans celui de la Révolution scientifique[8]. Dans de telles circonstances, les autorités civiles, religieuses, sociales et culturelles développent une obsession pour l’ordre et le contrôle qui influence non seulement les politiques de l’État français dans la métropole et dans les colonies, mais aussi l’attitude des contemporains face aux comportements et pratiques sociales jugés inacceptables. Dans ce contexte de plus en plus répressif, l’État monarchique a recours à une série de stratégies visant à transformer le territoire et la société française afin de maintenir l’ordre et d’enrayer le désordre.

Sur le plan visuel, la recherche de l’ordre s’exprime dans l’art, l’architecture et l’urbanisme classiques, qui sont savamment manipulés afin d’asseoir et de glorifier le pouvoir royal et la personne du monarque[9]. Pour les contemporains, la transformation du paysage permet en effet de légitimer le régime en place en présentant l’ordre politique comme une extension de l’ordre naturel[10]. Le palais et les jardins de Versailles ne sont que les exemples les plus évidents de la stratégie royale, qui inclut le réaménagement de centres urbains par l’installation de places d’armes et de monuments publics, mais également la création de villes portuaires et de places fortifiées selon le modèle Vauban[11]. En instaurant de tels « espaces d’ordre » à travers le royaume, la couronne française entend protéger et consolider l’ordre social et enrayer toutes sortes de désordres.

Bien sûr, pour transformer la société en profondeur, l’État français ne peut se contenter d’altérer le territoire ; encore doit-il s’assurer que les moeurs sociales suivent. En continuité avec le discours moralisateur de la Réforme catholique, qui s’accorde bien avec les positions de l’État absolutiste, le roi et ses conseillers s’attaquent à tout comportement collectif ou individuel qui constitue une menace à l’ordre social[12]. Ils justifient leurs actions par la bienveillance paternelle du roi, dont les intérêts et même la personne correspondent à ceux de l’État. Ce faisant, ils font de Louis XIV le gardien et le protecteur par excellence de la vertu et légitiment sa présence sur le trône[13]. C’est ainsi que, dans l’optique d’augmenter sa capacité à observer ses sujets et de faire appliquer le plus strict respect des lois, la couronne procède à d’importantes réformes des structures administratives et renouvelle son personnel. Les autorités locales et régionales sont centralisées et uniformisées, et des officiers à la solde du roi sont envoyés aux quatre coins de la France. De concert avec le pouvoir central, ces derniers veillent à implanter les nouvelles mesures et rapportent avec diligence des nouvelles de leurs régions respectives[14].

Dans un tel contexte, certains lieux, groupes sociaux et individus, identifiés comme sources de désordre, deviennent les cibles privilégiées des autorités. C’est le cas des étrangers, des mendiants, des vagabonds et des prostituées, par exemple, qui menacent la stabilité sociale et la moralité. Mais c’est aussi le cas des tavernes, des cafés, et même des villes en général. Surtout, c’est le cas de l’Amérique, qui est rapidement constituée comme le lieu de désordre par excellence.

Les colonies comme espaces de désordre

Le discours sur les colonies est d’abord plutôt optimiste. Tel un laboratoire de dimensions continentales, l’Amérique est perçue comme une terre vierge où les Européens peuvent expérimenter à leur guise[15]. Les autorités métropolitaines, soutenues par le discours des philosophes, entendent reproduire dans les colonies les institutions françaises dans leur forme la plus parfaite. Loin de la corruption qui sévit sur le vieux continent, ces institutions ont le potentiel de fleurir et, éventuellement, de contribuer à redorer l’image et même la moralité de la France. Cette nouvelle attitude face à l’empire colonial se traduit par un regain d’investissements dans l’aventure américaine et pousse la France à se tourner de façon décisive vers l’Atlantique[16].

Les stratégies adoptées par l’État monarchique pour asseoir son contrôle sur la France sont bien vite exportées au Nouveau Monde. En instaurant le gouvernement royal en 1663, Louis XIV et son ministre de la Marine, le dynamique Jean-Baptiste Colbert, se donnent les moyens d’intervenir de façon soutenue dans les colonies[17]. Ils y envoient de nouveaux administrateurs chargés des finances, de la justice et de la guerre, et laissent à quelques ingénieurs et architectes choisis le soin de planifier le réaménagement des villes coloniales[18]. Comme la métropole, l’Amérique française se voit ainsi dotée d’une « architecture du pouvoir », à mesure que se multiplient les places d’armes, villes fortifiées, et monuments à la gloire du roi, et que se met en place un système de supervision plus serré que jamais de la part des autorités civiles et religieuses[19].

Malheureusement, les autorités et les observateurs ne tardent pas à être déçus par la réalité coloniale. Malgré l’imposition d’« espaces d’ordre » dans les colonies, les villes gardent généralement une allure désordonnée et ne se développent pas aussi aisément que prévu[20]. À l’image du territoire, la société coloniale résiste au nouveau modèle promu par les autorités. En effet, malgré les efforts répétés de Colbert pour augmenter la mainmise des autorités coloniales sur le territoire et la société, le contrôle réel de la France sur ses colonies américaines demeure ténu. Après plus d’une génération de présence continue sur le continent, les colons ont déjà commencé à s’« américaniser », et leurs intérêts ne correspondent souvent plus à ceux de la métropole. À l’exception des membres de l’élite coloniale, les habitants de la Nouvelle-France ne vivent plus tout à fait comme leurs homologues métropolitains[21]. Cet état de fait cause beaucoup d’anxiété aux autorités, puisqu’il est symptomatique de la perte du caractère français dans la société coloniale et signifie la victoire de la barbarie sur la civilisation[22]. Il convient d’apporter ici une nuance : la Nouvelle-France, et le Canada en particulier, sont relativement stables à travers les xviie et xviiie siècles, malgré les conflits ponctuels et malgré la présence de quelques éléments dérangeants. Mais la stabilité et la paix sociale sont fragiles, puisqu’elles émanent des colons eux-mêmes et non du contrôle réel des autorités. De plus, elles sont toujours menacées par les guerres inter-coloniales qui agitent le continent américain durant toute la période. L’équilibre est donc toujours précaire.

Ainsi, bien que les colonies inspirent d’abord beaucoup d’espoirs, la réalité coloniale déçoit presque systématiquement les observateurs. Ces derniers craignent plus que tout que les colonies perdent leur francité et donc se retrouvent à l’extérieur de la société civilisée[23]. Le discours sur l’Amérique française est donc équivoque. En théorie, les colonies permettent à la France de se recréer loin de la corruption et du vice européens. Intégrées à la quête d’ordre et de contrôle de l’État absolutiste, elles ont pour fonction d’étendre la suprématie du monarque français au Nouveau Monde. Sur le terrain et dans les esprits, toutefois, elles se transforment plus souvent qu’autrement en « espaces de désordre »[24]. Le désordre colonial est multiple. Les observateurs et les autorités condamnent tant les activités illicites des contrebandiers que l’irréligiosité des coureurs des bois et l’exploitation des populations autochtones. La plus grande source de désordre reste toutefois le désordre sexuel, et surtout le métissage non contrôlé, qui menace la stabilité de l’édifice colonial en diluant le sang français des colons et en engendrant un modèle de société hybride qui ne correspond pas à l’idéal européen[25]. Pour reprendre l’expression d’Ann Laura Stoler, il semble que le métissage ait fortement contribué à ébranler les « vulnérabilités précaires » (precarious vulnerabilities) du système de contrôle impérial[26].

Afin de bien comprendre comment les Filles du roi s’intègrent dans cette histoire, nous allons d’abord retracer les grandes lignes du discours sur la femme en France et dans les colonies avant de nous intéresser de plus près au cas de la femme prostituée.

La femme entre ordre et désordre

Aux xviie et xviiie siècles, la femme est le « lieu de tous les discours »[27]. Scientifiques, philosophes, artistes, romanciers... tous s’intéressent à la femme, dont le corps et le caractère fascinent et intriguent. Le discours qui émerge progressivement est à la fois extrêmement répressif, puisqu’il limite la femme à son rôle de mère et d’épouse, et libérateur, dans la mesure où il idéalise la femme vertueuse et lui accorde certaines fonctions d’éducatrice. Dans tous les cas, et en dépit du mouvement libertin qui gagne en importance, les xviie et xviiie siècles sont particulièrement intransigeants en matière de sexualité féminine.

La femme idéale

Les progrès de la médecine, et surtout de l’anatomie, ont pour effet d’associer le caractère de la femme à son corps, et plus précisément aux organes qui la différencient de l’homme et lui permettent d’enfanter — au point de les confondre. Comme l’écrit Rousseau, « [i]l n’y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie ou du moins toute sa jeunesse ; tout la rappelle sans cesse à son sexe […] »[28]. C’est ainsi que naît le mythe de la « femme-utérus »[29]. Instable, émotionnelle et déterminée par son sexe, la femme du xviie et du xviiie siècle est de plus en plus associée à ses fonctions reproductrices, et donc à la sphère domestique, alors que la sphère publique est réservée aux hommes. Jugée incapable de pensée rationnelle et susceptible de laisser libre cours à ses pulsions, la femme est gardée à l’écart du monde de la politique et du commerce. Excepté en de rares exceptions, on lui nie également la reconnaissance de sa personnalité juridique, qui est prise en charge par son père, son mari, ou même ses frères[30].

En contrepartie, la femme qui exerce les fonctions de mère et d’épouse est respectée et admirée puisqu’elle accomplit le devoir qui lui est attribué, c’est-à-dire la préservation et la transmission de la vertu. Dans les plus hautes sphères sociales, une telle femme peut même utiliser le discours des philosophes à son avantage. En se posant comme dépositaire de la vertu, la bonne mère de famille peut tenir un salon et correspondre avec les grands esprits du siècle, et ainsi dépasser les strictes limites posées à son genre. Malgré ces exceptions, ainsi que l’écrit Évelyne Berriot-Salvadore, le discours des xviie et xviiie siècles enferme la féminité idéale « dans la sphère étroite que lui assigne l’ordre social : la femme, saine et heureuse, est la mère de famille, gardienne des vertus et des valeurs éternelles »[31].

La police des moeurs et la répression de la sexualité

L’association serrée de la femme à ses organes génitaux, combinée à l’obsession de l’État monarchique pour l’ordre et la stabilité sociale, contribue à rendre le discours sur la sexualité féminine de plus en plus répressif et à transformer les pratiques sexuelles. Les conséquences sont lourdes pour les femmes, dont l’appétit sexuel apparemment insatiable est un objet de fascination, mais surtout de craintes.

À partir du xvie siècle, l’Europe est frappée par une vague de pruderie. Auparavant, l’attitude des Européens face à la proximité des corps et à la sexualité est plutôt ouverte. Les hommes et les femmes fréquentent les mêmes lieux publics et les mêmes espaces à l’intérieur de la maison. Les prostituées, tout en étant marginalisées, sont relativement tolérées par leur société. Le discours qui émerge au début de l’époque moderne, en plus de confondre la femme avec ses organes sexuels, stipule une stricte séparation des corps féminins et masculins. Les manifestations corporelles et la promiscuité sont associées aux pires débordements des classes inférieures. La haute bourgeoisie et la noblesse, dans un premier temps, tentent de s’en dissocier au moyen de vêtements et parures élaborées, et de règles de politesse sévères. Éventuellement, des mesures sont adoptées par l’État pour assurer le raffinement des moeurs de la société française dans son ensemble[32]. Les autorités règlementent les bains publics et les maisons closes, avant de les interdire définitivement, et commencent à persécuter les femmes aux moeurs légères[33]. Aux xviie et xviiie siècles, la transformation est avérée, et « les prostituées rejoignent dans les rangs des populations ‘délinquantes’ sorcières et vagabonds »[34].

Les travaux d’Erica-Marie Bénabou, qui s’inscrivent parfaitement entre ceux de Jacques Rossiaud sur la prostitution médiévale et ceux d’Alain Corbin sur les xixe et xxe siècles, font la lumière sur la fameuse « police des moeurs »[35]. Bénabou remarque que la répression sexuelle est érigée en système par l’État français et participe à la restructuration morale de la société française. L’illustration la plus frappante de cette nouvelle attitude face à la sexualité demeure l’Ordonnance criminelle de 1670, qui perdure jusqu’à la Révolution. Sous la rubrique « Crimes contre l’ordre Public », on trouve une série de délits de nature sexuelle, accompagnés de leurs sentences. Ces crimes incluent l’inceste, le recel de grossesse et l’avortement, mais aussi la polygamie et, bien sûr, la prostitution[36]. Du règne de Louis XIV à la fin du xviiie siècle, les filles reconnues coupables de prostitution ou de maquerellage peuvent ainsi être condamnées au bannissement ou au cloisonnement, et sont passibles d’un châtiment public et physique. Elles peuvent être promenées à dos d’âne, chargées d’un écriteau et affublées d’un chapeau de paille, ou être fouettées, marquées et rasées. De telles démonstrations publiques visent non seulement à dissuader par l’exemple et à retirer de la société les éléments perturbateurs, mais également à identifier le corps des prostitués comme sites de désordre.

Le corps prostitué

Aux yeux des autorités, le corps de la bonne mère de famille est un « espace d’ordre » au même titre que la place d’armes ou la ville fortifiée[37]. En usant de ses fonctions reproductives dans le cadre du mariage, la femme contribue à la croissance du royaume et à la stabilité sociale. Au cours des xviie et xviiie siècles, en effet, le mariage et la famille deviennent les institutions de stabilité par excellence et sont à ce titre glorifiées par l’État et par les philosophes. En reproduisant les structures hiérarchiques du royaume, la famille patriarcale a une influence conservatrice sur la société, puisqu’elle pousse chaque membre de la cellule familiale à respecter les limites de son rôle et, à plus grande échelle, elle encourage l’association du roi à la figure du bon père.

La femme qui use autrement de son corps ne transgresse pas uniquement les limites imposées à son sexe, mais elle ébranle l’unité de base de la société. En faisant le commerce de ses charmes, la femme sort de la sphère domestique pour prendre part aux échanges qui s’effectuent dans l’espace public. En refusant le mariage et en sacrifiant sa chasteté, elle rejette son rôle de mère et d’épouse aimante. Enfin, en prenant part à des échanges sexuels jugés illégitimes, elle nuit à la famille et court le risque de donner naissance à des enfants sans père. Le corps prostitué devient alors un « espace de désordre ».

Les Filles du roi et la réalité coloniale

Nous avons déjà vu comment les colonies se sont constituées en espace de désordre dans le discours des autorités et de certains voyageurs. Nous avons également identifié le métissage non contrôlé comme principale source du désordre colonial. Nous allons à présent observer de plus près le discours sur la sexualité dans les colonies, puis montrer comment s’y insèrent les Filles du roi, avant de proposer une interprétation de la place de la prostituée dans la société de la Nouvelle-France.

La sexualité coloniale comme source d’instabilité

Comprise dans le strict cadre du mariage, la sexualité est, dans les colonies comme dans la métropole, une source de stabilité sociale. En produisant de nouveaux sujets français et chrétiens, les couples de la Nouvelle-France accroissent la population coloniale et donc la présence française sur le territoire américain. Hors du mariage, toutefois, l’activité sexuelle des colons représente une source potentielle d’instabilité. C’est le sentiment que transmet le Baron de La Hontan dans sa description des moeurs des coureurs des bois, qui, au retour de leurs voyages à l’Ouest, « se plongent dans la volupté jusqu’au cou » et « partagent ainsi leur jeunesse entre la peine & la débauche »[38]. Les colonies manquant de femmes blanches, les hommes ont tendance à assouvir ailleurs leurs besoins. Les enfants naturels issus de l’alliance d’hommes blancs et de femmes amérindiennes sont susceptibles d’être intégrés au sein des nations autochtones, et donc de prendre leurs distances de l’État français[39]. Un tel métissage, qui a lieu hors du contrôle des autorités civiles et religieuses, menace la stabilité de la société coloniale[40].

La première solution, proposée par les autorités religieuses coloniales, est le métissage contrôlé et compris à l’intérieur du mariage à l’européenne[41]. En plus de permettre de civiliser les populations autochtones en intégrant les femmes amérindiennes dans la société française, cette mesure est censée augmenter le bassin de femmes à marier. Pour un temps, il semble que cette solution soit la bonne. L’État français offre une dot généreuse aux femmes amérindiennes qui prennent un époux parmi les colons européens, et les mariages se multiplient[42]. Le métissage règlementé est toutefois insuffisant. Les autorités, inquiétées par le nombre de colons célibataires, ont recours à l’exportation de femmes européennes dans les colonies.

C’est ainsi que, de 1663 à 1673, environ 770 filles sont envoyées au Canada. Ce sont les « Filles du roi », ainsi nommées parce qu’elles sont porteuses de dots royales. D’un point de vue européen, l’expérience a des résultats mitigés. Elle inspire néanmoins d’autres vagues de migration, dont celle rapportée par l’Abbé Prévost dans le récit des aventures de Manon Lescaut. Du point de vue colonial, la venue des Filles du roi a des conséquences majeures à court, moyen et long terme.

Les Filles du roi

L’envoi des Filles du roi dans les colonies est donc, au moins en partie, une réponse à l’instabilité sociale imputée au libertinage des colons. En théorie, comme mères et comme épouses, ces femmes sont censées adoucir les moeurs et préserver la francité de la société coloniale. Et pourtant, les « femmes à marier » envoyées aux colonies entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle gagnent rapidement une mauvaise presse.

Comme pratiquement toutes les mesures adoptées par l’État absolutiste, le peuplement de l’Amérique avec les orphelines de la France ne s’accomplit pas sans heurts. Dès les premiers balbutiements du projet, les critiques sont nombreuses. L’entreprise est coûteuse, et les résultats ne sont pas assurés. De plus, puisque les filles sélectionnées pour être envoyées au Canada sont pour la plupart tirées de la Salpêtrière et d’autres institutions du genre, des doutes sont émis quant à leur caractère moral. Quelques-unes des filles, trouvées enceintes à leur arrivée, sont d’ailleurs renvoyées en France dans les premiers temps. Une fois en Amérique, la rapidité avec lesquelles les « amazones de lit » décrites par le Baron de La Hontan trouvent maris semble, ironiquement, confirmer les préjugés de départ quant à leur appétit sexuel[43]. Quoiqu’il en soit, les écrits des voyageurs et des autorités ont vite fait de consacrer le mythe des Filles du roi comme filles de joie[44]. À mesure que le mythe se répand sous la plume des voyageurs, les Filles du roi sont intégrées au discours sur le désordre colonial.

Dans une lettre adressée à son « très cher fils » en octobre 1669, Marie de l’Incarnation fait état des progrès du peuplement de la Nouvelle-France. Du dernier passage des Filles du roi, elle remarque qu’il « s’en est trouvé de tres-grossieres, & de tres-difficiles à conduire ». Un peu plus loin, elle ajoute qu’ « [il] est vrai qu’il vient ici beaucoup de monde de France et que le païs se peuple beaucoup », mais déplore que « parmi les honêtes gens il vient beaucoup de canailles de l’un et de l’autre sexe, qui causent beaucoup de scandale »[45]. Cette citation reflète bien le peuplement de la Nouvelle-France tel que conçu par les observateurs, pour qui la présence d’une portion de « canailles » dans les rangs des colons se reflète sur la société coloniale entière. Ainsi, comme les Filles du roi participent à une expérience dont on espère obtenir de brillants résultats, le moindre signe de mauvaise conduite atteint des proportions exagérées dans les rapports des autorités et dans les lettres des observateurs. Pourtant, en dépit de leurs antécédents en Europe, leur conduite en Amérique semble avoir été plutôt respectable. On trouve bien certains noms de Filles du roi dans les archives des procès et ordonnances pour injure et voies de fait. C’est le cas de Marie Charié, accusée en 1673 d’avoir « injuré et frappé d’un coup de pied » le nommé Charles Marquis. En matière de moeurs sexuelles, toutefois, la mauvaise réputation des Filles du roi semble surfaite[46]. Après tout, seule Catherine Guichelin est arrêtée et condamnée pour prostitution. La forte fertilité des Filles du roi à leur arrivée en Nouvelle-France suggère également qu’elles font montre d’un certain respect des normes sexuelles. En effet, elles ne semblent pas avoir été affectées par les maladies et infections vénériennes, ainsi que les fausses couches répétées, qui tendent à rendre les corps des prostituées moins propices à la reproduction[47]. Catherine Guichelin détient aussi le record des naissances illégitimes. Sans être exceptionnelle dans la société coloniale, elle se distingue donc des autres Filles du roi[48]. Son exemple met en lumière non seulement le respect des normes sexuelles de ces dernières, mais aussi l’écart entre le discours et la réalité coloniale.

Qu’est-ce qui explique cet écart ? Il peut certainement être imputé en partie à la fascination suscitée en Europe par les désordres du Nouveau Monde. Mais il est peut-être surtout le résultat de l’incompréhension des Européens face à la particularité coloniale. Après quelques générations, la société de la Nouvelle-France développe ses propres normes, valeurs et priorités, qui ne correspondent plus à celles de la mère-patrie. En fait, dès ses débuts, l’expérience coloniale telle qu’imaginée par Louis XIV et ses ministres est vouée à l’échec[49]. L’Amérique est une terre « vierge » que les autorités métropolitaines entendent façonner selon leurs idéaux, mais elle est aussi un lieu d’échanges culturels où hommes et femmes peuvent refaire leur vie et échapper, dans une certaine mesure, à l’emprise des autorités françaises et de leur discours. C’est peut-être dans ce cadre qu’il faut comprendre l’expérience de femmes comme Catherine Guichelin. Orpheline en France, elle est effectivement pionnière au Canada[50]. Comme Fille du roi, elle s’inscrit dans les projets officiels des autorités métropolitaines. Mais en faisant le commerce de son corps, elle ne transgresse pas seulement les normes européennes en matière de genre et de sexualité féminine, mais secoue jusqu’à la stabilité de l’édifice colonial. Son corps même devient, à l’image du Nouveau Monde, un espace de désordre.

Suggéré par l’histoire de la Fille du roi Catherine Guichelin, reconnue coupable de s’être prostituée en 1675, cet article avait pour but de retracer dans ses grandes lignes le discours sur la femme et la sexualité aux xviie et xviiie siècles, et d’intégrer ce discours dans le modèle colonial privilégié par l’État absolutiste de Louis XIV. Après avoir survolé ce discours à travers l’espace atlantique, nous somme en mesure de tirer quelques conclusions sur les prostituées dans les colonies françaises et de suggérer quelques pistes pour la recherche future.

Le cas Guichelin s’insère bien dans l’historiographie récente sur les femmes, la sexualité et la créolisation dans le monde atlantique. Déjà en 1976, Michel Foucault inscrivait son histoire de la sexualité occidentale dans son enquête plus large sur les relations de pouvoir, et privilégiait l’étude du discours sur celui des pratiques. Dans les dernières décennies, cette approche a été étendue aux sphères atlantiques et impériales. Les travaux d’Ann Laura Stoler ont fait de l’intimité un champ d’investigation pour les étudiants de l’Empire britannique ; ceux de Jennifer Spear et de Doris Garraway ont montré comment la sexualité pouvait devenir un instrument de contrôle aux mains des autorités coloniales et métropolitaines. Plus récemment encore, Shannon Lee Dawdy, dans sa brillante étude de la Louisiane française, a montré le caractère expérimental de l’entreprise coloniale et souligné la contribution des « indésirables » à la société coloniale[51].

Pourtant envoyée aux colonies pour mettre ses capacités maternelles au service du projet impérial, une femme qui, comme Catherine Guichelin, transgresse les normes sexuelles de son époque, représente donc une « micro » source de désordre pour les autorités coloniales et métropolitaines. Considérant l’importance de l’institution familiale pour la stabilité sociale de l’Amérique française, elle participe en quelque sorte à la destruction de l’ordre colonial tel qu’imaginé à Versailles. Comme Guichelin se greffe à une société qui développe progressivement ses propres normes et préoccupations, toutefois, il semble plausible de lui accorder aussi un rôle dans la construction d’un ordre alternatif. Ironiquement, les efforts des autorités françaises pour conserver le caractère bien « français » de la société coloniale et pour solidifier leur contrôle de l’espace atlantique précipitent peut-être la constitution d’une société vraiment américaine en Nouvelle-France. Après tout, c’est en grande partie grâce aux Filles du roi que les naissances dépassent l’immigration comme source de croissance démographique dès la décennie 1670, et que naît une importante population canadienne.

Le cas Guichelin suggère donc une approche plus globale du domaine de l’intime, qui gagne à être décloisonné. Les femmes des Caraïbes et de la Louisiane ont déjà fait l’objet d’études vraiment « atlantiques ». Pour le Canada, toutefois, seules les Filles du roi ont été incorporées dans un récit transrégional. Il serait pourtant intéressant de produire un récit intégrant toutes ses régions, de même que la métropole. Un tel récit pourrait éclairer quelques zones d’ombre dans l’histoire du colonialisme, des échanges culturels et du processus de créolisation à l’intérieur de l’espace impérial. Il pourrait aussi permettre une meilleure compréhension des interactions entre le discours produit par les autorités et les observateurs et l’expérience vécue par les femmes du monde atlantique français.