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Le xviiie siècle, dans le monde Atlantique, est celui de l’accroissement de la pratique de l’écriture et de la circulation de lettres, et ce à tous les niveaux de la société, chez les hommes comme chez les femmes. En effet, les romans épistolaires, les manuels d’écriture de lettres et les correspondances publiées envahissent alors le marché de l’imprimé. Ce type d’ouvrages constitue d’ailleurs une source majeure pour les historiens qui étudient la pratique épistolaire[1]. Cet article entend toutefois s’éloigner de l’étude de fictions et des manuels afin de contribuer à la production historiographique récente qui étudie les correspondances non pas uniquement pour leur contenu, ou encore comme objet littéraire, mais comme objet historique et médium communicationnel en soi, tout en dégageant les significations culturelles et sociales de l’activité épistolaire[2]. Ce faisant, il suit les traces de l’historien Konstantin Dierks, qui soutient que, dans une société en transformation, l’élite, les hommes, les femmes, et les gens de la classe moyenne émergente, prennent la plume pour marquer, de façon consciente ou pas, leur présence, leurs activités et leur agentivité au sein de cette société[3]. Cet article s’inscrit également en continuité avec les travaux d’importantes historiennes telles Mary Beth Norton et Linda K. Kerber qui ont montré que les femmes de la société américaine du xviiie siècle étaient considérées et se considéraient inférieures aux hommes et inaptes aux affaires publiques, en même temps que la place de l’éducation féminine est devenue de plus en plus importante dans le discours de l’époque[4].

L’expression de l’agentivité féminine a souvent été étudiée dans le cadre de la sociabilité des salons[5], mais l’agentivité féminine par l’activité épistolaire est un sujet plutôt récent, surtout au sein de l’historiographie américaine[6]. En ciblant la personne et la correspondance d’Elizabeth Powel, cet article entend analyser l’agentivité des femmes dans l’écriture de lettres, tout en mettant en lumière un personnage historique relativement notoire, mais délaissé par les historiens. Membre important de l’élite de Philadelphie durant l’ère révolutionnaire américaine, Elizabeth Willing Powel est connue des spécialistes de l’histoire de cette ville et est mentionnée dans quelques ouvrages, mais outre l’étude de David Maxey sur un portrait d’Elizabeth par Matthew Pratt qui contient beaucoup de données biographiques, elle n’a jamais été au centre d’une étude historique[7]. Éduquée et cultivée, témoin privilégié de l’ère révolutionnaire américaine, Elizabeth partage ses goûts littéraires, ses pensées sur l’éducation des femmes et leur place dans la société par le biais de sa riche correspondance, qu’elle prenait soin de copier[8]. En se penchant sur ces écrits, cet article entend analyser son discours sur les femmes, sur leur caractère et leur rôle dans la société, et observer comment Elizabeth utilise l’acte épistolaire comme medium afin de se doter d’une agentivité et d’un rôle participatif dans la société. Ainsi, il sera question de saisir comment et pourquoi Elizabeth, tout en respectant sa place sociale, prend la plume pour commenter le caractère féminin, définir le rôle social des femmes et défendre la nécessité de leur éducation.

Elizabeth Willing Powel : une introduction

Elizabeth Willing Powel est née en 1742 au sein d’une éminente famille de Philadelphie et, plus précisément, d’une élite alors en processus d’édification selon le modèle de la noblesse et de la gentry britanniques[9]. Le père d’Elizabeth, Charles Willing, né en Angleterre, était un important membre de l’élite marchande philadelphienne, qui, vers la seconde moitié du xviiie siècle, a contribué à élever cette ville au statut du plus important port en Amérique du Nord. Sa mère, Ann Shippen, issue d’une des plus influentes familles de Philadelphie, faisait partie de ces femmes de l’élite qui cherchaient à émuler la gentility anglaise sur tous les plans – sociabilité, loisirs, mode, consommation, manières – afin de raffiner et d’enrichir la société philadelphienne. Elles s’inspiraient également de la littérature britannique pour éduquer leurs filles afin que celles-ci puissent être des mères, des épouses et des hôtesses accomplies[10]. Ainsi, bien qu’Elizabeth et ses cinq soeurs n’aient fréquenté aucune école, elles ont bénéficié d’une éducation privée plutôt complète considérant leur sexe et l’époque : elles étaient versées dans l’art de la conversation, en orthographe et en grammaire, et raffinées dans leur style d’écriture[11].

En 1769, Elizabeth épouse l’un des plus riches marchands et propriétaires fonciers de Philadelphie, Samuel Powel III (1738-1793). Dernier maire de Philadelphie de l’ère coloniale et premier maire de l’ère républicaine, Powel est parmi les premiers jeunes américains provenant d’un milieu aisé à faire un Grand Tour en Europe après avoir étudié au College of Philadelphia. Entre 1760 et 1767, Powel a visité Londres, où il a notamment assisté au couronnement de Georges III, l’Écosse, Paris, où il a rencontré Voltaire, et l’Italie, où il a étudié l’art et l’architecture classique à Rome[12]. Si Elizabeth elle-même n’a jamais voyagé en Europe, elle a grandi et évolué dans un milieu imprégné d’influences européennes et entourée de personnes ayant voyagé en Europe. Le 244 Third Street, aujourd’hui connu sous l’appellation Powel House, a été acheté par Samuel Powel cinq jours après son mariage avec Elizabeth ; celle-ci le vend en 1798, cinq ans après que son mari soit décédé de la fièvre jaune[13]. Ainsi, la vie d’Elizabeth à la Powel House est intrinsèquement liée à sa vie de couple. La Powel House était un lieu où avaient cours des pratiques de sociabilité raffinées. Construite dans le quartier baptisé Society Hill en 1754, aujourd’hui préservée par la Philadelphia Society for the Preservation Landmarks, la Powel House était et est encore considérée comme l’un des plus beaux exemples d’architecture géorgienne en Amérique, justement qualifié de « place splendide » par John Adams[14]. Adams n’est d’ailleurs pas le seul personnage d’importance qui a franchi le seuil de la Powel House. Après l’occupation de la ville par les britanniques lors de la guerre d’Indépendance, durant la décennie 1780, l’influence d’Elizabeth à Philadelphie en tant qu’hôtesse n’a cessé de grandir. Les membres de la famille des Powel, les plus importantes familles de Philadelphie, certains membres de l’élite culturelle et politique américaine, de même que des visiteurs étrangers, tels les marquis de Chastellux et de Lafayette, se sont succédé dans les magnifiques salle à manger, salle de bal et salon de la Powel House[15].

Les quelques commentaires de visiteurs ayant goûté à la sociabilité d’Elizabeth qui subsistent insistent sur les mêmes dimensions de sa personnalité et de son accueil. Résumant la pensée de plusieurs, le marquis de Chastellux, qui a été reçu par les Powels en 1780, la dépeint ainsi :

Mrs Powel […] a beaucoup lu, et fructueusement : il serait injuste de dire, peut-être, qu’elle diffère en cette instance des autres dames américaines ; mais ce qui la distingue vraiment, c’est son goût pour la conversation et la manière réellement européenne avec laquelle elle utilise son esprit et ses connaissances[16].

Elizabeth se démarque donc de ses contemporaines par un art certain de la conversation et par sa sociabilité à l’européenne. Abigail Adams, qui a rencontré Elizabeth alors qu’elle s’installait à Philadelphie en temps qu’épouse du vice-président, souligne également le fait qu’Elizabeth se distingue, notamment par sa conversation : « De toutes les dames que j’ai rencontrées et avec lesquelles j’ai discuté, Mrs. Powel est la mieux informée. Elle est aimable, affable, une femme bonne, alerte et pleine de conversation »[17]. Les Powel Family Papers contiennent trois poèmes qui encensent Elizabeth et qui tous trois soulignent les mêmes qualités : « Son esprit bien cultivé est plein de bon sens / Aussi bien que tous hommes de la création / Son style est correct et son éloquence pure / Sa sophistication est chaleureuse, comme son coeur / Ses amitiés sont peu nombreuses, mais pour toujours durent », affirme l’un d’entre eux[18]. Aux yeux de ses contemporaines, Elizabeth s’illustrait donc par sa conversation, son intelligence, ses connaissances, son goût, son raffinement et son amabilité.

Écrire pour s’ancrer dans le temps

Les premières lettres d’Elizabeth qui ont été conservées datent de la fin des années 1760 et les dernières frôlent le début des années 1820[19]. L’état de préservation de sa correspondance s’explique entre autres par son souci de recopier ses missives, comme en témoigne la mention « copy »  écrite de sa main sur plusieurs d’entre elles. Dans certains cas, l’original et la copie subsistent. Il est conséquemment possible de conclure que Elizabeth transcrivait presque à l’exactitude la copie avant d’envoyer l’original. Tout au plus, un mot est oublié ou une erreur corrigée. La première transcription d’une lettre signée de sa main date de 1781 et porte même la mention « une vraie copie »[20]. À ce moment, la ville de Philadelphie connait la fin de la Guerre d’indépendance après avoir été le théâtre des débuts révolutionnaires — évènements qui peuvent affecter la circulation et la conservation d’écrits — et s’apprêtait à devenir le centre des débats politiques qui ont mené à la rédaction de la Constitution et aux débuts de la république. Philadelphie, comme la Powel House, avait vécu l’occupation britannique de près, puisque l’armée anglaise avait contrôlé la ville de septembre 1777 à juin 1778, alors que la demeure d’Elizabeth avait été réquisitionnée comme lieu de résidence par le comte de Carlisle, commissionnaire britannique, pendant deux semaines, période durant laquelle les Powel avaient vécu confinés dans les quartiers des domestiques[21]. Les sentiments des Powel quant à l’occupation de leur demeure ne sont pas connus, mais dans une lettre écrite en avril 1778 à sa soeur Anne W. Françis, Elizabeth exprime clairement son désarroi et sa colère envers la dévastation de Philadelphie et la destruction de biens :

Mr. Powel endure la situation comme un philosophe et moi come une vraie mortelle. Au début, j’étais aussi oppressée par la perte de biens intimes qu’on peut l’être, mais la rage a rapidement succédé au chagrin et je m’emporte complètement à chaque fois que j’aborde le sujet[22].

Le souci d’Elizabeth de recopier et de conserver sa correspondance a peut-être émergé en réaction à la destruction dont elle a été témoin et aux ruines qui l’entourent désormais et lui rappellent constamment la brisure entre le passé et le présent[23].

De nombreuses études concernant la fiction épistolaire ou les correspondances publiées au xviiie siècle font état d’une double nature de la lettre : privée et publique. La lettre est un lieu de conversation privé entre deux correspondants qui pallient la distance — ce qui est souvent le cas des lettres familières — ou encore qui permet d’aborder des sujets qui ne sont pas appropriés aux conversations en personne. Les lettres sont alors confidentielles, et destinées à un seul lecteur[24]. Pour les épistoliers du xviiie siècle, cette confidentialité implicite fait de la lettre un lieu parfait pour quitter l’aspect mondain de la sociabilité et être plus authentique, sincère et spontané[25]. Comme il est souligné dans de nombreux manuels épistolaires du xviiie siècle, la lettre doit être écrite comme si on parlait à son destinataire, mais dans un langage franc, sans l’esprit qui caractérisait les conversations en société[26]. En réalité, autant le contenu d’une lettre peut être empreint d’une sincérité et d’une simplicité qui se démarquent de la conversation en société, autant l’acte d’écrire une lettre ne peut être complètement spontané et authentique, ne serait-ce que parce que l’écriture épistolaire est apprise par l’imitation des lettres contenues dans les manuels en circulation. De plus, ces manuels différencient et classifient les types de correspondances selon le but poursuivi et proposent divers conseils et formules d’ouverture et de fermeture selon le degré d’intimité entre l’épistolier et le destinataire[27]. L’acte épistolaire est défini par la distance et l’absence du destinataire, et nécessite donc de la part de l’épistolier un travail de projection dans le temps, d’annihilation de la distance par ses mots, d’imagination de la réaction de son correspondant et d’utilisation de la lettre comme une représentation de soi. Il est conséquemment impossible de concevoir les correspondances comme un lieu de spontanéité et d’authenticité absolue, car la recherche même de ces qualités implique une réflexion, une structure et une performance : il y a médiation dans l’écriture épistolaire[28]. En outre, la correspondance a également pour caractéristique d’être publique. Il n’est pas certain qu’une lettre ou une correspondance demeure privée : une lettre peut circuler au sein d’une famille ou d’un cercle social[29], sans oublier le fait que, dans un contexte où une grande partie de la littérature anglaise et française du xviiie siècle est composée de correspondances publiées ou de fictions épistolaires, la publication de sa correspondance était une possibilité réelle, surtout chez les membres de l’élite sociale et intellectuelle[30]. Ces éléments sont à prendre en considération dans l’étude du corpus épistolaire d’Elizabeth et de sa façon d’écrire, car il est fort possible qu’elle ait envisagé qu’une partie de sa correspondance soit publiée[31], non seulement parce qu’elle était au fait de l’importance historique et transformatrice de l’ère révolutionnaire dont elle a été le témoin, mais aussi parce qu’elle correspondait avec des sommités telles George Washington et qu’elle était parfaitement consciente de l’intérêt qu’il suscitait[32]. Toutefois, les raisons pour lesquelles Elizabeth copiait ses lettres tenaient probablement plus d’une préoccupation quotidienne : ces copies composaient ses archives personnelles auxquelles elle pouvait se référer pour nourrir sa mémoire et ses correspondances[33]. Si elle envisageait que ses lettres puissent avoir une certaine postérité, elle pensait peut-être simplement aux futures générations de sa famille.

Vers la seconde moitié du xviiie siècle, l’accessibilité croissante de la sociabilité de lettres permet à une plus vaste partie de la population américaine d’agir, de façon consciente ou pas, sur la société, de devenir un acteur participatif du changement : l’épistolaire devient médium d’agentivité[34]. Ainsi, la correspondance permet aux Françaises, aux Britanniques et aux Américaines de jouer avec la nature à la fois publique et privée de ce type d’échange afin de s’épanouir hors du cercle domestique et de se forger des amitiés féminines, parfois même masculines, solides, et de se définir un rôle familial, social, culturel, économique et politique[35]. Comme le disent si bien Marie-France Silver et Marie-Laure Girou Swiderski : «Évitant de heurter de front la vision traditionnelle du rôle féminin, [les femmes] sauront utiliser la demande de l’autre, alibi de leur écriture, pour justifier l’expression de leur opinion sur le monde et la réalité de leur temps »[36]. « Écrire sa vie, c’est déjà la changer, écrire le réel, c’est agir sur lui », ajoutent ces mêmes auteures[37]. L’écriture de lettres permet une prise de conscience, une affirmation de soi, la possibilité de se créer : le fait qu’Elizabeth semble commencer à recopier ses lettres à la suite de la Guerre d’indépendance est peut-être un signe que ces évènements ont généré chez elle une prise de conscience de la transformation de la société américaine coloniale, dans laquelle elle a vécu les trente premières années de sa vie, vers une société républicaine dans laquelle elle évoluera par la suite. Écrire et recopier sa correspondance était une façon, plus ou moins consciente, de participer à cette transformation. L’écriture épistolaire permet aussi d’assurer une continuation dans le temps, et donc d’avoir la possibilité de renouer avec le passé – ce qui pourrait expliquer pourquoi il existe beaucoup plus de lettres et de copies du temps du veuvage d’Elizabeth que du vivant de Mr. Powel, où elle était une hôtesse très active en société. Puisque ses obligations domestiques sont moindres, et que son âge et sa santé déclinante l’empêchent de paraître autant en société, Elizabeth renoue avec ce passé par l’activité épistolaire et, de cette manière, reconstruit son identité de femme de société[38]. Il est donc important de prendre en considération, lorsque nous analysons sa correspondance, qu’Elizabeth évolue dans une société américaine en plein bouleversement, entourée d’une pluralité d’écrits épistolaires qui saturent le marché de l’imprimé alors même que la diffusion de la culture de l’imprimé éveille l’attention du lectorat à la temporalité et aux changements. La lettre s’impose alors comme médium de communication, par lequel le geste d’écriture des lettres devient associé à cette la possibilité de participer et de s’inscrire dans la temporalité de ces transformations sociales[39]. Ainsi, quelles qu’aient été les intentions d’Elizabeth, ou son niveau de conscience par rapport à l’impact potentiel de l’acte épistolaire, elles sont dédoublées par le fait qu’elle recopiait ses lettres et donc les ancrait plus profondément dans le temps et l’espace.

Elizabeth, la littérature et la féminité

Parmi les éléments de la vie et de la personnalité d’Élizabeth qui émergent dans ses lettres, le goût pour la lecture est particulièrement important. En effet, elle recommande et commente souvent divers livres et pamphlets (dont les titres et les auteurs sont malheureusement omis), dans sa correspondance[40]. La littérature concernant les femmes et leur éducation semble avoir été l’un de ses sujets de prédilection sur lequel ses correspondants lui demandent conseil. C’est à travers ces conseils et suggestions littéraires que l’opinion d’Elizabeth sur le rôle et la place des femmes dans la société apparaît. À l’instar de plusieurs de ses contemporaines, elle a des idées très précises sur la question qui n’ont en fait rien de très nouveau : les qualités propres aux femmes les confinent à la sphère domestique, au rôle d’épouse et de mère. Cette féminité, telle que décrite par l’historienne Mary Beth Norton, se définit par les caractéristiques suivantes : pure, tendre délicate, irritable, affectionnée, flexible, patiente, chaste, modeste, enjouée, sympathique, affable et émotionnelle[41].

Dans deux lettres destinées à sa soeur Mary W. Byrd, Elizabeth mentionne Joseph Addison en termes encenseurs. Dans l’une d’elles, elle affirme : « les travaux de Mr. Addison et certains essais du Tatler sont infiniment supérieurs, tant pour la pédagogie que pour le style »[42] ; « le sublime Addison », précise-t-elle dans une autre missive[43]. L’influence culturelle de Joseph Addison, écrivain et auteur de plusieurs essais dans les journaux Tatler et Spectator, est colossale, surtout en ce qui a trait à la définition de la place, des rôles et des qualités proprement féminines et masculines[44]. En effet, non seulement Addison a-t-il contribué à répandre les idéaux associé à la gentility et au raffinement qui caractérisaient la haute société britannique et américaine et auxquels Elizabeth adhère, mais il a clairement défendu l’idée que la place où les femmes se distinguent est au sein de la famille, qu’elles ne sont pas faites pour tenir un rôle public[45]. C’est selon cette vision de la femme qu’Elizabeth critiquera certaines actions de sa soeur, Mary Willing Byrd. L’ère révolutionnaire fut dure envers cette dernière : son époux, le colonel William Byrd III était un personnage dont la loyauté a été contestée à la fois par les révolutionnaires et les Britanniques et qui, croulant sous les dettes, s’est suicidé en 1777. La propriété de Mary Byrd fut alors saisie par les révolutionnaires. Ayant conservé sa neutralité, Mary Byrd considérait avoir été traitée injustement et elle portera sa cause devant la cour civile de la Virginie où elle obtiendra que les accusations pour traîtrise envers la cause révolutionnaire soient abandonnées. Dans sa défense, Mary Byrd a utilisé avec doigté la carte patriotique et mis l’accent sur son statut de femme et de mère, en conformité avec les préceptes addisoniens[46]. Le fait même d’aller en cour, par contre, la plaçait dans un rôle public. Elizabeth, écrivant à sa soeur à ce sujet, cite justement Addison pour exprimer son désarroi à l’idée que celle-ci se retrouve dans une telle situation :

Il y a simplement quelque chose dans le délicat caractère féminin qui se révolte à l’idée d’être appelé en cour pour quelque occasion. En effet, ma timidité est telle que si j’étais appelée en cour de justice pour répondre à quelques accusations, peu importe si elles étaient fondées ou pas, je crois véritablement que je mourrais même si j’étais en possession des faits les plus substantiels […] pour invalider les charges. Je ne peux pas concevoir ce qui a pu vous pousser à vous engager dans une telle affaire. […] Parce que, comme le sublime Addison l’a catégoriquement exprimé […] une femme de qualité est totalement inapte pour le gouvernement et pour ce qui est communément appelé les grandes affaires de la vie publique[47].

Tout en faisant montre d’empathie et de compréhension quant à la situation de sa soeur, Elizabeth fait ici un exercice d’autoprojection et ne comprend simplement pas ce qui a poussé Mary à franchir une telle frontière sociale et à s’ingérer dans « les grandes affaires » au mépris des caractéristiques féminines les plus fondamentales, comme la délicatesse et l’inaptitude à la vie publique.

Elizabeth et la littérature éducative

Si Elizabeth considère absurde la présence des femmes dans la sphère publique, elle défend toutefois l’utilité de l’éducation féminine et utilise sa correspondance pour partager ses opinions et répandre ses suggestions sur le sujet. Pour Elizabeth, le raffinement de la société passe par l’éducation, dont l’absence se remarque par une civilisation déclinante, penchant vers la barbarie, comme cela semble être le cas en temps de guerre :

Je ne peux que regretter que parmi les mille détresses que l’Amérique ressent en ce moment il y ait le manque d’école adéquate pour la jeunesse. Il doit être déploré par toutes créatures et par le bien au coeur de l’espèce humaine, surtout quand la barbarie de la guerre a presque rendu l’humanité sauvage et s’il y a quelque chose qui peut l’humaniser, c’est le raffinement de l’éducation et de la vraie religion[48].

Le thème de l’éducation en lien avec le raffinement et la civilisation de la gentility et le rôle que les femmes y jouent ressort lorsque Elizabeth discute des Letters of Lord Chesterfield to his Son avec Mary W. Byrd. En réponse à sa soeur, qui lui demande des suggestions de lecture pour ses enfants, Elizabeth répond : « Je désire vraiment avoir en mon pouvoir l’exécution de ta petite commission »[49]. La formulation est donc modeste, Elizabeth aspirant à conseiller adéquatement sa soeur. Elle affirme ensuite que « The Oeconomy of Human Life et les Magazine féminins ne sont certainement pas exceptionnels, alors que dans mon humble opinion, The Preceptor, les travaux de Mr. Addison et certains essais du Tatler sont infiniment supérieurs, tant pour la pédagogie que pour le style »[50]. Si c’est avec modestie qu’Elizabeth émet ces suggestions de lectures à sa soeur, son attaque contre les Letters of Lord Chesterfield’s to his Sons, un des grands succès littéraires du xviiie siècle, consiste en une argumentation affirmée, placée sous la bannière du devoir[51] : « En ce qui a trait aux Lettres de Lord Chesterfield à son fils, je dois prendre la liberté d’être en désaccord avec toi et tous ses admirateurs », dit-elle[52]. Suivant une opinion très similaire à celle de Mercy Otis Warren[53], Elizabeth désapprouve l’oeuvre de Chesterfield, notamment la façon dont il présente le sexe féminin, alléguant que ses affirmations à l’égard des femmes sont « dangereuses », « faibles » et « méchantes »[54]. Elle est en désaccord avec la façon dont il focalise sur les « grâces extérieures » des femmes, sans leur reconnaitre les « grâces de l’esprit »[55]. Elizabeth déplore que Chesterfield considère la poursuite de l’affection d’une femme comme un simple assouvissement des « désirs vicieux »[56] des hommes et non pas comme une recherche de l’amour, de la vertu et de la moralité, domaines affectifs féminins :

Ses préceptes [ceux de Chesterfield] sont tels que s’ils étaient adoptés, cela nuirait au bonheur de la société en toutes instances. En effet ils sont remplis de cruauté, de traîtrise et de sophismes. Combler ses appétits aux dépends de l’honneur et de la tranquillité de toute femme et aliéner son affection pour son mari pour ensuite la laisser victime des remords, et en proie à toutes les sensibilités qu’il a éveillées mais n’a pas eu la délicatesse de savourer ou de s’impliquer, ne sont pour lui [Chesterfield] pas des crimes. […] Je suis décidément de l’opinion que ses lettres ont fait plus de mal à l’humanité […] Mais notre sexe, dans l’estime de Lord Chesterfield, tient seulement une seconde place dans l’échelle du bonheur humain[57].

Pour Elizabeth, les femmes sont garantes de la vertu et du raffinement de la société, mais peuvent remplir ce rôle seulement si elles sont respectées en tant que telles par les hommes. Un homme qui répond à ses pulsions en abusant de la faiblesse innée des femmes menace cette cohésion sociale dont dépend le bonheur des femmes[58]. La logique d’Elizabeth quant à l’éducation féminine s’établit autour du lien entre l’éducation comme facteur déterminant du raffinement et de la civilité d’une société, et donc du bonheur. Dans une lettre à Mrs. Fitzhugh, femme de l’élite virginienne, Elizabeth explicite cette logique : « L’éducation d’une enfant de façon à ce qu’elle soit prête à recevoir et à communiquer le bonheur est très certainement la tâche la plus ardue qui repose sur le caractère féminin »[59]. Si Elizabeth affirme aussi auprès de sa correspondante que « la vivacité naturelle de notre sexe nous rend inapte à des études plus rigoureuses »[60], elle considère néanmoins que les femmes ne sont pas dénuées d’intelligence et que leur rôle de mère exige qu’elles soient éduquées. Les hommes, au contraire de ce que Chesterfield prescrit, doivent respecter l’intellect et la vertu des femmes afin de participer au maintien d’un ordre moral et raffiné de la société où le bonheur est atteignable pour les membres des deux sexes.

Elizabeth et Benjamin Rush ont discuté et partagé leurs idées et impressions sur la féminité et l’éducation, car, en 1787, Rush publie pour la première fois ses Thoughts upon Female Education, Accommodated to the Present State of Society, Manners, and Government, in the United States of America, qu’il dédie à Elizabeth W. Powel en ces termes : « Madame, Quelques unes des opinions contenues dans les pages qui suivent sont tellement contraires aux idées courantes et générales, que je ne peux imaginer les offrir au public sans solliciter le patronage d’une femme respectable et reconnue »[61]. Rush défend une vision de l’éducation féminine adaptée à la société américaine, désormais républicaine[62]. Il met l’accent sur l’aspect utilitaire de l’éducation des femmes afin d’éviter leur « sur-érudition ». Puisque les femmes se marient jeunes, leur éducation doit être axée sur leurs rôles d’épouse et de mère et se faire dans le temps limité de leur vie de jeune fille. Leur apprentissage doit se restreindre à la littérature anglaise, la géographie et l’histoire. Les femmes doivent posséder des bases en comptabilité afin d’assister leur mari dans la gestion de leurs propriétés. Cette éducation féminine non seulement prépare les femmes à leur rôle de mère, mais elle leur donne un rôle à jouer dans la protection de la liberté et de la démocratie récemment acquise[63]. Rush recommande également un certain raffinement par la connaissance des arts et de la danse, mais met en garde contre une frivolité extravagante[64]. Un élément qui ressort du texte de Rush est l’américanité du modèle d’éducation féminine qu’il développe : les femmes ont un rôle à jouer dans la survivance de la société républicaine américaine et cette éducation ciblée les formera en conséquence. Admirateur d’Addison, Rush axe donc son modèle éducatif sur l’idée que des êtres vertueux et civilisés peuvent soutenir la république et que ces caractéristiques, acquises par l’éducation, feront des femmes américaines de meilleures mères et épouses[65]. Dans une lettre datée de 1795 qu’elle écrit à Rush, Elizabeth fait montre à la fois d’une certaine modestie et d’une certaine fierté. En effet, la dédicace de Rush suggère que les idées et la personne d’Elizabeth ont influencé son écrit. Dans cette lettre, on constate que, de son côté, Elizabeth approuve le texte de Rush puisqu’elle en fait la distribution avec enthousiasme : « Je me souviens bien que vous m’avez fait l’honneur de m’offrir un nombre d’exemplaires de votre excellent Traité sur l’Éducation. Ce travail rencontre tellement mes idées sur cet intéressant sujet que je l’ai dispersé avec avidité »[66]. La raison pour laquelle elle écrit à Rush est pour justement lui demander un exemplaire supplémentaire qu’elle veut donner à un ami qui lui a demandé conseil pour l’éducation de ses enfants :

[Il/cet ami m’a demandé] de donner mon opinion sur un sujet pour lequel je n’ai pratiquement aucune connaissance pratique ; et qui éventuellement peut impliquer le bonheur de millions ici et plus tard. Je désire donc lui envoyer votre Traité sur l’Éducation féminine puisque je crois qu’il inclut tous les éléments essentiels à l’éducation d’une femme américaine[67].

Il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point les opinions d’Elizabeth ont influencé le texte de Rush, mais il est intéressant de constater qu’elle joue un rôle de mentor envers Thoughts on Female Education et qu’elle répande cet écrit avec autant d’enthousiasme. De sa correspondance émerge le fait qu’elle sait s’exprimer avec éloquence, notamment au sujet de l’éducation des femmes, que ses idées sont appuyées par des références littéraires et que son avis est recherché. Pourtant, dans cette lettre, elle se désigne très modestement comme quelqu’un qui a peu de connaissances sur le sujet et elle passe par le biais du texte de Benjamin Rush pour conseiller son autre correspondant : elle fait habilement la promotion des idées de Rush en participant à la circulation de son texte, le tout sans compromettre la modestie toute féminine attendue d’elle. Cette lettre montre qu’Elizabeth maîtrise parfaitement son désir de répandre ses idées sur l’éducation féminine et de participer au débat sur la formation des futures épouses et mères de la nouvelle société américaine, tout en respectant le rôle social des femmes, limité à la sphère domestique, place qu’elle-même défend. Enfin, Elizabeth mentionne également l’impact de l’éducation sur « le bonheur de millions ici et plus tard ». Elle utilise un chiffre faramineux pour évaluer les répercussions que les conseils de Rush pourraient avoir. Elle envisage donc que l’incidence d’une lettre et d’un texte peut s’étendre sur le long terme et sur plusieurs personnes. Ce passage réitère également l’idée que l’éducation et l’atteinte du bonheur sont intrinsèquement liées pour Elizabeth.

Sans proposer de nouvelles connaissances sur le discours tenu à l’égard des femmes et leur éducation à la fin du xviiie siècle dans la société américaine, cet article se démarque non seulement parce qu’il met en lumière un important membre de l’élite philadelphienne de l’ère révolutionnaire, mais aussi parce qu’il met en valeur la correspondance comme objet d’étude historique. En effet, la correspondance est ici analysée comme médium de communication et d’agentivité pour Elizabeth, contribuant ainsi à une historiographie émergente qui s’intéresse aux significations sociales et culturelles de l’acte épistolaire. Comme nous l’avons établi, c’est au moment où elle traverse la guerre d’Indépendance qu’Elizabeth semble prendre conscience de l’importance des transformations sociales que vivent les Américains et qu’elle commence à recopier sa correspondance. Le fait même d’écrire et d’ancrer doublement sa correspondance dans l’espace et le temps suggère que l’acte épistolaire est, pour Elizabeth, une façon de participer activement à la société et d’inscrire de façon un peu plus permanente cette participation. Considérant la culture épistolaire du xviiie siècle, on peut affirmer qu’elle était consciente de la portée spatiale et temporelle qu’une correspondance pouvait avoir : elle aborde même le fait dans une lettre à Benjamin Rush. Dans ses lettres, s’inspirant de toute la littérature qu’elle lisait, Elizabeth développe sa vision de la société et ses idées sur la place des femmes qu’elle associe à la sphère domestique et à l’éducation des enfants. À son avis, les hommes et les femmes ont une place à respecter au sein de la société afin de préserver l’équilibre social et le bonheur des uns et des autres, mais si ces dernières ne sont pas aptes aux affaires publiques, elles ne sont pas non plus dénuées d’intelligence, l’importance sociale du rôle d’éducatrice nécessitant le développement de l’éducation féminine.

Cet article ne fait qu’effleurer le contenu de la correspondance d’Elizabeth et ses avis sur la société et le rôle des femmes. En effet, Elizabeth correspond énormément, notamment avec ses neveux, nièces et autres personnes proches d’elles et plus jeunes – comme Bushrod Washington — à qui elle distribue des conseils éducatifs et propose des lectures de nature politique, éducative ou littéraire. Sa correspondance montre comment, en tant que veuve, Elizabeth devient une gestionnaire accomplie et discute affaires avec les différents hommes de sa famille qui la conseillent sur le sujet. Elle traite également de la relation entre les femmes et la culture matérielle et accompagne régulièrement ses lettres de cadeaux, témoignant de sa générosité. Bref, la riche correspondance d’Elizabeth est encore à explorer, mais cette femme, qui semble s’être tant démarquée au sein de la société américaine, avait une opinion très caractéristique de son époque au sujet de la place des femmes et respectait cette place tout en participant ardemment à la circulation de ses idées sur l’importance de l’accès au bonheur et à l’éducation du sexe féminin dans la formation d’une république américaine raffinée et morale.