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La maison Louis-Bertrand est un site patrimonial situé à L’Isle-Verte, une petite municipalité sur le bord du fleuve Saint-Laurent, dans l’est de la province de Québec. Une caractéristique qui fait de la maison Louis-Bertrand un lieu exceptionnel est le fait qu’elle soit restée au sein de la même famille pendant quatre générations. Construite en 1853, la maison est demeurée entre les mains des descendants de Louis Bertrand jusqu’en 2005[1]. Durant plus de 150 ans, les générations qui s’y sont succédé ont respecté méticuleusement l’intégrité du bâtiment et de son contenu. La collection de la maison Louis-Bertrand constitue donc un fonds familial rassemblé au fil des générations, dans lequel on retrouve une accumulation par strates chronologiques d’objets hétéroclites : meubles, photos, vêtements, objets d’art, ustensiles de cuisine, etc. Si l’aspect matériel a jusqu’à maintenant beaucoup retenu l’attention des chercheurs et nécessité des interventions de conservation, l’héritage culturel et intellectuel légué par la famille recèle encore beaucoup de secrets. L’importance patrimoniale de la maison Louis-Bertrand repose aussi sur la contribution à la vie politique, économique, sociale et culturelle de la famille Bertrand dans la région de L’Isle-Verte[2].La maison Louis-Bertrand porte par ailleurs les traces de ses nombreuses fonctions au fil du temps, depuis le bureau de poste et le magasin général qu’elle a abrités au xixe siècle, jusqu’à son utilisation comme lieu de villégiature par ses derniers résidents. Ces manifestations matérielles mettent en contexte une famille bourgeoise en milieu rural et offre un point de vue unique sur l’évolution de la culture matérielle et immatérielle durant plus d’un siècle. Cet article s’intéresse plus particulièrement à la quantité importante de livres et de publications diverses contenue dans cette maison ayant appartenu à des membres de l’élite locale au xixe siècle, et qui permet de poser un regard sur la contribution de la famille Bertrand sur le plan socioculturel.

L’étude menée actuellement sur la collection de livres de la maison Louis-Bertrand tend à démontrer que la bibliothèque reflète l’adoption et l’intégration de pratiques de lecture et d’utilisation des livres au profit d’une consolidation de l’identité familiale et d’une participation à la vie politique et philosophique de l’époque. Afin de bien positionner le contexte dans lequel la collection de livres à l’étude s’est développée, nous présenterons tout d’abord quelques éléments historiques permettant de situer la trame familiale. Dans un deuxième temps, nous ferons une présentation globale de la collection de livres conservée dans les lieux. À partir de quelques documents particulièrement significatifs, nous dresserons un portrait des influences et des courants dans lesquels la famille s’inscrivait. Finalement, nous démontrerons, grâce à l’étude du corpus et des marques de possession trouvées dans les livres, les modalités d’appropriation et d’utilisation des livres par les différents membres de la famille.

La famille Bertrand : repères historiques

Originaire de la ville de Québec, Louis Bertrand s’établit à L’Isle-Verte au début du xixe siècle et devient un des notables les plus en vue de la région. De petit négociant qu’il était au moment de son arrivée à L’Isle-Verte en 1811, Bertrand devient un homme d’affaires dont les ambitions semblent sans limites. Avant son décès en 1871, Louis Bertrand prend bien soin de positionner ses quatre fils, Charles, Louis-Achille, David et Narcisse, de façon à assurer une reproduction familiale[3] à la hauteur de sa propre ascension sociale (Figure 1). De façon globale, la trajectoire des Bertrand s’insère dans une dynamique transitoire entre l’Ancien Régime et la modernisation économique, politique et institutionnelle de la société canadienne-française. En 1889, Louis Gauvreau parle encore de Charles Bertrand, le fils aîné de Louis Bertrand, comme du « seigneur[4] » de L’Isle-Verte, bien que le régime seigneurial ait été aboli trois décennies auparavant. Louis Bertrand et ses fils deviennent le symbole de la rupture entre la période de colonisation inaugurée par les Côté, première famille seigneuriale de L’Isle-Verte certes, mais néanmoins roturière, et l’établissement d’une élite régionale qui a emboîté le pas aux transformations structurelles de son siècle.

Comme son père, Charles cumulera les fonctions institutionnelles et deviendra le principal protagoniste de l’ère industrielle de L’Isle-Verte, qui durera jusqu’à la fin du xixe siècle, grâce à la mise en place, notamment, de l’une des plus importantes manufactures d’instruments aratoires du Québec[5]. La maison actuelle, construite en 1853, est la troisième à être érigée sur le même site, les deux premières ayant été incendiées. C’est le cadet, Louis-Achille, arpenteur, qui hérite de la demeure familiale et des commerces qui y sont établis, puis qui y fonde une famille avec son épouse, Élisabeth Mignault. David s’établit comme marchand à Trois-Pistoles. Quant à Narcisse, il s’inscrit dans les professions libérales comme avocat. Des quatre générations qui ont occupé les lieux, les deux premières ont habité la maison dans sa totalité, en combinant les fonctions d’habitation et de commerce. En 1914, la maison devient uniquement une résidence, conséquence du déclin progressif, suivant une succession de circonstances tragiques, des activités commerciales de la famille Bertrand à partir de 1896[6]. Certaines pièces des premier et deuxième étages étant dès lors inoccupées, la décoration et le mobilier se figent dans le temps. C’est le cas des pièces du second étage jusqu’à ce que les frères Robert et Pierre Michaud recommencent à y séjourner en 1938 (Figure 2). La majorité des livres de la maison est conservée à cet étage.

Figure 1

Généalogie de la famille Bertrand

Généalogie de la famille Bertrand

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Figure 2

La bibliothèque vitrée de la maison Louis-Bertrand

La bibliothèque vitrée de la maison Louis-Bertrand
Photographie : Maude Flamand-Hubert

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La famille Bertrand avait bâti son pouvoir sur l’exploitation des ressources forestières et hydrauliques. L’archétype du notable que représentent Louis Bertrand et ses fils demeure encore difficile à cerner : ils sont indéniablement représentatifs d’une catégorie intermédiaire d’élites régionales canadiennes-françaises, mais le peu d’archives personnelles léguées limite notre compréhension de ce genre de personnages. Contrairement à certains de ses contemporains dont les pratiques de lecture et le rapport aux livres ont été documentés, comme Louis-Joseph Papineau ou Joseph-Charles Taché, Louis Bertrand ne peut être considéré comme un lettré. D’après les informations dont nous disposons, il se fait instruire à l’aube de l’âge adulte alors qu’il occupe un emploi de boulanger au Séminaire de Québec, et son épouse, Appoline Saindon, ne savait pas signer. Cependant, il est certain qu’un homme comme Louis Bertrand était bien au fait des tendances de son temps et de certaines stratégies à utiliser pour se constituer un capital symbolique et être reconnu au sein de l’élite. Dans un premier temps, l’importance de l’éducation et l’adoption de certains comportements culturels ne devaient pas lui être étrangères. Le rapport aux livres semble s’inscrire, en second lieu, dans la poursuite d’une intention de consolidation de l’identité familiale, qui se manifestera dès la fin du xixe siècle par différents gestes assurant la conservation et la transmission du patrimoine familial[7]. Le livre occupe ici une place significative comme moyen d’affirmation et d’intégration dans le cercle élitique canadien-français.

La maison et ses livres

Dans la maison Louis-Bertrand, on compte environ 2 000 volumes, les magazines et les journaux étant exclus, répartis en une dizaine d’emplacements. Au rez-de-chaussée, on retrouve des livres datant de la deuxième moitié du xxe siècle ayant vraisemblablement appartenu à Robert et Pierre Michaud, derniers propriétaires occupants de la maison. Au premier étage, la répartition des livres suit la logique générale de conservation des différentes pièces. Des livres de tourisme régional et d’histoire des localités sont exposés à la vue dans la salle de séjour, des recueils de partitions accompagnent le piano du salon, tandis que les garde-robes cachent une collection d’oeuvres célèbres de la littérature française publiée vers la moitié du xxe siècle, quelques livres plus récents et quelques autres plus anciens de natures diverses, comme des feuilletons littéraires non reliés, des oeuvres de Pierre Loti et de la Comtesse de Ségur. Tous les livres personnels de culte, missels et bréviaires, ont été rangés dans une commode de la chambre centrale. Enfin, un exemplaire des Contemplations de Victor Hugo a expressément été laissé dans la chambre de la tante Loulou (Figure 3) pour rappeler l’amour que cette dernière avait des livres : un symbole qui remémore le rôle de cette tante dans l’initiation des enfants Michaud à la lecture, avec l’organisation pour eux de pique-niques mettant à l’honneur littérature et plein air[8]. Au deuxième étage, il y a des livres entreposés un peu partout sur les lits, dans des boîtes et des armoires. Une chambre sert de débarras pour les ouvrages de théologie ayant servi à Pierre et Robert Michaud et une autre pour les périodiques de variétés du début du xxe siècle. Finalement, il y a la bibliothèque. Cette pièce, aménagée avec la volonté évidente d’exposer le livre au regard, se démarque des autres espaces dont le principal objectif est le rangement.

Figures 3 et 4

Marie Louise Caroline Gabrielle Bertrand et Louis-Achille Bertrand (III)

Photographies : Marie-Pier Tremblay Dextras
Photographies : Marie-Pier Tremblay Dextras

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L’inventaire exhaustif des livres de la maison étant en cours actuellement, nous avons travaillé à partir du contenu de la bibliothèque vitrée du deuxième étage. D’une part, parce que c’est à cet endroit que l’on retrouve la majorité des publications les plus anciennes conservées dans la maison, et en raison, d’autre part, de la valeur symbolique de cette bibliothèque. En effet, les premières démarches d’inventaire démontrent qu’il y a une intention évidente d’exposer un certain type de volumes, celui qui correspond à l’image que la famille Bertrand-Michaud souhaitait projeter d’elle-même. Les marques de possession constituent un outil privilégié pour suivre la trajectoire des livres comme objets familiaux, et dans bien des cas, leur transformation en objets patrimoniaux. Ces marques de possession sont pratiquement les seuls indices qui nous informent sur l’usage des livres et sur les pratiques de lecture de cette famille qui a laissé très peu de sources manuscrites personnelles, comme des correspondances ou des journaux intimes.

L’échantillon sur lequel se fonde cette analyse est composé des 217 titres publiés avant 1900, rangés au travers des 522 volumes qui composent la bibliothèque (voir Tableau 1 en annexe : Lieux et dates de publication). On y dénombre 176 exemplaires portant une ou plusieurs marques de possession pour un total de 325 inscriptions (voir Tableau 2 en annexe : Marques de possession). Une vingtaine de membres de la famille élargie Bertrand-Michaud, répartis sur les quatre générations ayant habité dans la maison, sont identifiables grâce aux ex-libris, ainsi qu’une quarantaine d’autres individus qui ne sont pas de la famille. Louis-Achille Bertrand (III – Figure 4) est de loin celui qui revient le plus souvent, avec 35 livres qui portent au moins un de ses ex-libris, et ce, sans tenir compte des cas d’homonymie non résolus[9]. Sa mère, Élisabeth Mignault, arrive en deuxième avec 16 occurrences. Deux ex-libris sont potentiellement attribuables au patriarche Louis Bertrand (I), mais il se pourrait aussi que la marque de possession réfère en fait à son fils Louis-Achille (II). On retrouve 26 ex-dono, 11 marques de librairies, huit d’institutions scolaires et une du Cercle St-Jean-Baptiste, l’Institut littéraire de l’Isle-Verte fondé en 1889. Au total, 72 volumes portent au moins une annotation relative à la scolarité, dont 31 sont sous la forme d’étiquettes de récompense. Cent quatre-vingt-quatre livres sont de langue française, alors que 26 sont en anglais ou bilingues français-anglais, six sont en latin ou bilingues français-latin, et un est trilingue français-latin-grec. Selon une répartition de l’échantillon fondée sur la grille Furet-Roche[10], 46 % des volumes appartiennent à la grande catégorie des Belles-Lettres (incluant les grammaires et les dictionnaires), 31,5 % appartiennent à l’Histoire (incluant la Géographie), 12 % relévent des Sciences et des Arts, 10 % à la catégorie Théologie et Religion, alors que 0,05%, soit un seul livre[11], se classe dans la rubrique Droit et Jurisprudence.

Les marques de possession peuvent avoir différentes fonctions, mais elles ont d’ordinaire une utilité bien précise, comme l’ex-libris, qui permet d’identifier le ou les propriétaires d’un livre. Bien que l’ex-libris connaisse « un retour en vogue vers la fin du 19e siècle[12] », son usage comme moyen d’expression artistique ne s’est jamais popularisé au Canada français. Cela dit, la fierté dont ces marques peuvent témoigner pour le possesseur du livre n’est en rien affectée par la sobriété des marques de possession : « [l]a signature manuscrite, qui demeure l’usage le plus répandu, se trouve habituellement sur la page de titre des volumes, parfois sur la page de garde, inscrite à l’encre ou plus rarement à la mine de plomb[13] ». Les marques qu’ont laissées les Bertrand-Michaud correspondent tout à fait à cette description. Elles ne prennent pas des formes extravagantes, comme des étiquettes gravées ou des reliures armoriées, mais leur abondance impressionne : seulement 41 livres sur 217 n’en portent aucune. Les ex-libris font foi d’une appropriation matérielle, tantôt individuelle, tantôt commune, mais aussi symbolique, au sens d’une acquisition de connaissance, d’une identité culturelle, d’une compétence de lecture ou encore d’une adhésion à une école de pensée. L’ex-dono, en plus de garder la trace du donateur, nous permet d’observer de quelle façon le livre peut servir à témoigner de l’affection entre les membres de la famille. Quant à certaines marques, elles offrent une porte d’entrée dans l’imaginaire et l’autoreprésentation de la famille. Malgré les silences et les points de rupture que présente le corpus, il ressort de l’analyse une continuité prouvant que le livre a joué un rôle notoire dans l’histoire familiale des Bertrand.

La bibliothèque, dans son ensemble, présente des caractéristiques hétéroclites. La première image qui se dégage de l’inventaire général des livres dans la maison est celle d’un fourre-tout, au sens propre et au sens figuré, où les livres occupent une place aléatoire. Il en va de même des marques de possession. Tenter d’en dégager une trame spécifique, de saisir une certaine logique ou simplement une cohérence, demeure hasardeux. La bibliothèque et les livres qu’elle contient permettent au mieux de proposer des hypothèses. De là également son intérêt. Elle offre une perspective sur l’appropriation, par les élites régionales intermédiaires, des grandes tendances culturelles de l’époque. En y regardant de plus près, en décortiquant la bibliothèque, on retrouve des pistes de réflexion sur la vie culturelle de ce groupe social qui, probablement ancré dans le pragmatisme des affaires, n’a pas eu la possibilité de léguer un ensemble d’archives personnelles ordonnées.

L’institut littéraire de L’Isle-Verte

Sur le plan culturel, la mise sur pied en 1859, par Louis Bertrand (I) et d’autres notables de la localité, de l’Institut littéraire de L’Isle-Verte a jusqu’à maintenant retenu l’attention. Cette organisation a cependant eu une existence éphémère, semble-t-il[14]. La bibliothèque ici à l’étude a souvent été associée à cet institut littéraire et on a spéculé sur la possibilité d’y retrouver un vestige de la première initiative de bibliothèque publique à L’Isle-Verte. Comme nous l’avons mentionné, les marques de possession retrouvées dans les livres démontrent qu’une grande partie de cette bibliothèque présente un caractère essentiellement familial. Cependant, l’épisode de l’Institut littéraire n’est pas anodin.

Louis Bertrand (I), député de 1832 à 1838, signataire des 92 Résolutions, réélu en 1844 sous la nouvelle constitution, n’était probablement pas indifférent aux intentions à l’origine de la création des Instituts canadiens, qui se voulaient une réponse aux questionnements identitaires suivant les événements politiques de 1837-1838, mais aussi parce qu’il en allait du positionnement de L’Isle-Verte sur la scène régionale. Il faut rappeler qu’à la fin des années 1850, bien que Rimouski dominait le paysage régional par son nombre d’habitants, L’Isle-Verte occupait aussi une position avantageuse[15]. Un véritable bras de fer se jouait entre les jeunes centres de développement pour recevoir les nombreuses institutions qui se mettaient en place et ainsi affirmer leur primauté sur leurs voisins. Louis Bertrand (I) aurait usé de son influence afin que L’Isle-Verte obtienne un bureau d’enregistrement en 1849 et devienne le second chef-lieu, en 1853, du nouveau district judiciaire de Kamouraska. Une institution et un titre que Rimouski aurait bien voulu recevoir[16]. La création d’un institut littéraire semble s’inscrire dans ces luttes de pouvoir comme moyen d’affirmation sur le plan culturel. En 1855, Rimouski voyait naître un institut littéraire, suivant le don de 500 volumes par Joseph-Charles Taché[17].

Tout ce que l’on sait à propos de l’Institut littéraire de l’Isle-Verte est contenu dans ce que Charles A. Gauvreau en a relaté :

En 1859, les notables de l’Isle-Verte, réunis en assemblée au palais de justice, jetèrent les bases d’une association qui prit le nom de “Institut de l’Isle-Verte”. Leur but était de s’assembler à des époques régulières pour discuter et s’instruire, et de fonder une bibliothèque avec une salle de lecture où l’on serait venu puiser la science et passer agréablement les quarts-d’heures [sic] de loisirs que la vie donne à chacun ici-bas. […] Le 17 février, Sir N. F. Belleau envoyait à l’institut littéraire de l’Isle-Verte plusieurs volumes et pamphlets. Malgré toute la bonne volonté des membres, […] l’édifice s’écroula[18].

Le premier Institut n’eut pas d’autre assemblée que celle de son ouverture. Louis Bertrand (I) en était le président actif et son fils, Louis-Achille (II), siégeait au comité de régie. Après cette première initiative, une autre expérience est lancée en 1889 : « A trente ans d’intervalle, les jeunes gens de l’Isle-Verte fondent un cercle littéraire auquel ils donnent le nom du patron de la paroisse “St-Jean-Baptiste”. […] 40 membres enrégistraient [sic] leurs noms[19]. » C’est Charles Bertrand que l’on retrouve cette fois au poste de président honoraire. On ne connaît pas la durée de vie de ce deuxième cercle littéraire, mais les déboires de la famille Bertrand au milieu des années 1890 laissent planer des doutes sur sa longévité. Dans l’échantillon, on ne retrouve qu’un livre portant la mention « Cercle St-Jean-Baptiste[20] », lequel est numéroté « 15 », ce qui laisse tout de même présumer qu’au moins 14 autres livres ont pu circuler au sein de ce cercle, probablement davantage, mais qui n’ont toutefois pas été conservés à la maison Louis-Bertrand jusqu’à aujourd’hui[21].

De l’école à la maison

Environ la moitié de l’échantillon est constituée de livres destinés à la jeunesse ou issus du milieu scolaire. Ces livres révèlent une dynamique familiale accordant une place de choix à l’enfance et à l’éducation. L’enfant n’est pas exclu du monde de la littérature. Au contraire, cette dernière s’adapte à lui pour le former dès son jeune âge. On ne peut passer sous silence la présence des 35 volumes des Éditions Mame, maison spécialisée dans les livres pour la jeunesse catholique dont les titres étaient fréquemment offerts dans les écoles pour favoriser l’émulation des élèves[22]. On en retrouve 15 dans l’échantillon constitué par la trentaine de livres reçue par les enfants Bertrand pour leur excellence, leur progrès ou leur application en contexte scolaire (Figure 5). Un survol des titres de ces livres, jugés assez prestigieux pour être offerts en récompense, donne une bonne idée des valeurs mises de l’avant par le gouvernement et par les élites intellectuelles – le nationalisme et la chrétienté – et des formes stratégiques utilisées – le style documentaire en géographie ou en histoire et le récit bien-pensant (voir Tableau 3 en annexe : Livres reçus en récompense). La présence dans la bibliothèque de ces livres offerts par une école modèle ou un collège classique fait foi de l’adhésion des Bertrand aux valeurs de ces institutions.

Figure 5

Une étiquette de livre reçu en récompense

Une étiquette de livre reçu en récompense
Photographie: Marie-Pier Tremblay Dextras

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Il n’est pas inutile de rappeler que le système éducatif connaît des transformations importantes pendant la deuxième moitié du xixe siècle, dont la première est la création du Conseil de l’instruction publique en 1856. Le taux d’alphabétisation, la fréquentation des institutions scolaires et l’importance du manuel dans le marché du livre augmentent réciproquement[23]. On retrouve notamment, dans la collection des Bertrand, un exemplaire de la Nouvelle série de livres de lecture graduée : quatrième livre d’André-Napoléon Montpetit[24], que le Département de l’instruction publique avait fait publier à la suite d’un concours. En outre, les communautés religieuses en charge des maisons d’éducation publiaient souvent leurs propres manuels[25] dont on retrouve des exemples typiques chez les Bertrand[26].

La présence de manuels scolaires dans la bibliothèque des Bertrand ne surprend pas. Appartenant à l’élite, la famille avait la possibilité d’envoyer la plupart de ses enfants dans des institutions d’enseignement supérieur. Louis Bertrand spécifie d’ailleurs dans son testament que ses quatre fils doivent avoir accès à une éducation classique[27]. Des ex-libris prouvent que Louis-Achille (III), Frédérick et Henri-Arthur, les trois fils de Louis-Achille (II), ont fréquenté le collège Sainte-Marie à Montréal ou le collège de Lévis, tandis que les filles semblent avoir fréquenté l’école modèle de L’Isle-Verte ou le couvent de Trois-Pistoles. Cependant, peu de marques de possession proviennent des institutions scolaires elles-mêmes[28]. Les noms des institutions fréquentées sont écrits de la main des Bertrand eux-mêmes dans leurs ex-libris, accompagnés souvent de l’année et de la classe pour laquelle le livre était utilisé. Les livres d’école dans l’échantillon sont variés, tant par leur nature que par leurs propriétaires. Un élément qui ressort de l’étude des livres scolaires conservés dans cette bibliothèque est l’utilisation successive d’un même titre par plusieurs membres de la famille. Quelques livres ont en effet servi à de multiples reprises dans la fratrie pour des enfants de la même génération ayant fréquenté des écoles différentes, et même parfois pour la génération suivante[29]. Par exemple, un dictionnaire français-latin[30] porte les marques de possession suivantes :

« David Bertrand, Isle-Verte, Étudiant au Collège de Ste-Anne le 17 septembre 1845, versification », « L. A. Bertrand », « L. A. Bertrand, étudiant au Collège Ste-Anne, 1eroct 1840 », « L. A. Bertrand 8 sept 1889 », « N, Bertrand Étudiant au Collège Ste-Anne 1843 Sa la ??llaudSeeTetu », « Frederic Bertrand Collège de Lévis 10 sept. 1895 Humanités », « Louis Bertrand Isle-Verte 1846 », « Louis Bertrand ou Achille Bertrand Isle-Verte 23 avril 1839 », « Louis Achille Bertrand/David Bertrand/Louis Achille Bertrand/Québec », « ? Bertrand, Belles Lettres, Collège Lévis, 1898 », « Louis Bert », « Louis Bertrand 155 rue Blury [sic] Montréal ou Isle-Verte ».

Dans quelques cas, les livres ont appartenu à des individus hors du cercle familial, visiblement des élèves ayant suivi les mêmes classes dans les années précédentes, avant de se retrouver entre les mains des membres de la famille Bertrand et de terminer leur parcours dans la bibliothèque de la maison. Le meilleur exemple se trouve dans les marques successives repérées dans les pages de garde d’un manuel de mécanique[31] : « A. N. Masson Collège Ste Marie 2eme Philosophie 1885-86 Prof P. Pouliquen », « Joseph H Loranger Collège Ste Marie 2ième Philosophie 1894-95 Professeur P. Pouliquen », « L. A. Bertrand Collège Ste Marie Philosophie II Professeur : P. Pouliquen (1895-96) ».

Une histoire familiale qui se lit en filigrane des livres

Outre leur rapport à l’éducation, les livres de la bibliothèque donnent une perspective de la dynamique familiale. D’une part, certains événements familiaux ont influencé le développement de la bibliothèque, et d’autre part, certaines marques de nature affective confèrent au livre le caractère d’un objet porteur d’intimité. Les alliances matrimoniales se lisent notamment au travers de la collection, alors qu’elles ont participé à la diversification de la collection. Le personnage d’Élisabeth Mignault (Figure 6), l’épouse de Louis-Achille (II), est à cet égard le cas le plus parlant. Originaire des États-Unis par sa mère, elle quitte sa famille établie à Montréal pour venir s’installer à L’Isle-Verte. On peut observer les signes témoignant de son engagement dans la transmission des habitudes de lecture à ses enfants. Par exemple, dans un roman de Jules Verne, on peut lire : « Les étrennes de ma maman, 24 décembre 1887, Louis A. Bertrand. » Plus généralement, c’est l’apport de la famille élargie qui transparaît, à travers les livres offerts en cadeau aux enfants par le père et le frère d’Élisabeth Mignault[32] à l’occasion de Noël, comme c’est le cas pour L’Histoire naturelle de Buffon et Lacepède[33] offerte par le « Dr. P. B. Mignault à son petit fils Louis Achille Bertrand le 25 décembre 1885 ». Quant à elle, Élisabeth Mignault semble poursuivre ses lectures en anglais; elle reçoit notamment toute une série d’oeuvres de Charles Dickens autour de 1898, de la part de son cousin Ambroise Goulet qui habite aux États-Unis. Il s’agit ici d’une manifestation du lien entretenu avec ses origines culturelles anglophones après son établissement dans ce milieu essentiellement francophone, et plus généralement de la principale ouverture à la littérature anglo-saxonne[34]. Sur le total de 26 livres en langue anglaise répertoriés dans la bibliothèque, 12 sont des manuels ou des dictionnaires, dont certains semblent avoir été utilisés dans un cadre scolaire d’après les ex-libris qu’ils contiennent. En plus d’être une matière prévue au programme du cours classique[35], l’apprentissage de l’anglais semble avoir eu une certaine importance au sein de la famille, et probablement a-t-il été encouragé par Élisabeth Mignault.

Figure 6

Élisabeth Mignault

Élisabeth Mignault
Photographie : Marie-Pier Tremblay Dextras

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On relève aussi la présence de livres qui ont fait leur entrée dans la bibliothèque suivant des unions issues de la troisième génération. Les noms de J.-B. Raymond, époux d’Adelphine Girard (fille d’Elmire Bertrand), d’Abraham Leclerc, marié à Caroline Bertrand, et de Charles-Eugène Michaud, uni à Aimée Bertrand, apparaissent en ex-libris. Si, chez les Bertrand, le livre s’échange entre frères et soeurs ou entre cousins et cousines, et s’il se donne entre mère et enfants, entre grand-père et petits-enfants, il fait aussi partie de l’héritage familial qui se transmet de génération en génération après les décès. Malheureusement les signes matériels autour de cette réappropriation des livres par les successeurs sont la plupart du temps trop imprécis pour permettre la formulation d’hypothèses. Cependant, la bibliothèque semble suivre les schèmes que l’on retrouve dans la démarche plus globale de transmission et de conservation du patrimoine au sein de la famille Bertrand.

Vers la patrimonialisation et l’autoreprésentation

Est-ce que le livre a jalousement été gardé par une personne avant d’aboutir dans le fonds commun ou est-ce que l’utilisation du livre était partagée dès le départ? Par qui et quand le livre a-t-il été lu? La lecture se faisait-elle en famille ou individuellement? Autant de questions qui restent souvent sans réponse[36]. Nous pouvons au mieux nous fonder sur l'état matériel du livre pour tenter de déterminer s’il a fait l'objet d'un usage plus ou moins intensif. Porte-t-il de nombreuses annotations? Le papier est-il usé? Au contraire, qu’en est-il de ce livre dont les pages n’ont pas été coupées? Un des problèmes rencontrés dans l’analyse de la bibliothèque consiste dans le décalage qui existe entre les différents moments : celui de la publication du livre, celui de son entrée dans la collection, celui de la rédaction des marques de possession, et finalement celui de l’entreposage dans la bibliothèque vitrée. La datation le plus souvent approximative des marques de possession, les difficultés liées à leur déchiffrage ou encore l’impossibilité d’identifier hors de tout doute leur auteur, notamment dans les cas d’homonymie, contribuent à créer une impression d’appropriation commune par l’ensemble de la famille. Les obstacles méthodologiques reliés à la datation ajoutent également à l’aspect hétéroclite de la collection et attirent l’attention sur la manipulation du contenu de la bibliothèque par les membres de la famille Bertrand-Michaud dans le but de produire une autoreprésentation élitiste. On peut faire remonter les débuts du processus au xixe siècle, à la lecture des pages de garde de certains volumes datant de cette époque, qui sont littéralement couvertes de notes biographiques et qui, encore aujourd’hui, sont parfois les seules sources d’information sur certains passages de la vie de Louis Bertrand. Elles ont servi dans un premier temps à Marius Barbeau au cours des années 1930 pour rédiger l’historique de la famille dans son livre Maîtres Artisans de chez-nous[37]. Robert Michaud les a utilisées à son tour quand il a écrit l’histoire de sa famille, puis elles ont servi d’arguments aux agents de la patrimonialisation de la maison. Les notes manuscrites dans un exemplaire du Nouveau Testament[38], par exemple, relatent la vie du patriarche Louis Bertrand (Figure 7) ainsi que les dates de naissance des enfants issus du mariage de Louis-Achille avec Élisabeth Mignault. Ces notes manuscrites s’apparentent, sans en suivre toutes les règles, à la coutume des livres de raison[39]. Dans ces circonstances, il n’est pas anodin de noter la présence d’un exemplaire du livre de Louis-Alexandre Brunet, La famille et ses traditions[40], dans la bibliothèque.

Figure 7

Des annotations biographiques à l’intérieur du plat supérieur et dans les pages de garde

Des annotations biographiques à l’intérieur du plat supérieur et dans les pages de garde
Photographie: Marie-Pier Tremblay Dextras

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Il est parfois difficile de déceler l’intention qui se cache dans le choix des faits familiaux rapportés, et dans la façon dont ils sont relatés. On mentionne des faits difficilement vérifiables, mais qui ont laissé leur marque dans la construction de l’imaginaire familial :

Louis Bertrand Écuier naquit au Cap Santé le 12 octobre 1779. Il se fixa à l’Isle-Verte le 18 mai 1811 où il épousa Appolline Saindon le 20 février 1816 à l’âge de 37 ans. Sa femme en avait alors 24. Il mourut le lundi 11 septembre 1871 à 7 heures et 50 minutes du soir et fut inhumé dans le l’église cimetière de l’Isle-Verte ??? ?? ??t? près du choeur du?menle premier en avant de la troisième rangée allant vers le nord, le 15 septembre à dix heures du matin. Il a fait sa première communion à St-Charles, rivière Boyer à l’âge de ans et fut confirmé à la Pointe Lévis à l’âge de. Il entra comme boulanger au Séminaire de Québec à l’âge de 18 ans afin de se faire instruire quand sa besogne lui donnait un moment de répit. Il monta à Montréal avec un de ses frères dans le premier vapeur qui fut construit dans le pays, faisant alors son voyage d’essai en 1809. Il fut élu député de Rimouski à trois reprises, savoir : de 1830 à 1834, de 1834 à 1838 et de 1844 à 1848[41].

Il n’est pas anodin que l’on y rapporte la capacité de Louis Bertrand (I) à se faire instruire et la mention de ses fonctions institutionnelles, au travers de faits qui tendent à démontrer son inscription dans l’histoire. Cette note comporte des ratures lorsqu’il est question de l’emplacement de la sépulture de Louis Bertrand (I). Bien qu’elle concorde avec les informations contenues dans l’acte de sépulture conservé dans le registre paroissial[42], peut-être est-ce une tentative pour se rapprocher du souvenir prestigieux qu’en laisse Gauvreau dans son histoire de L’Isle-Verte, où il affirme que Louis Bertrand (I) aurait été déposé sous un mausolée de marbre[43].

On retrouve d’ailleurs dans la bibliothèque deux exemplaires de Nos paroisses : L’Isle-Verte (St Jean Baptiste) de Charles A. Gauvreau[44]. Le premier contient en éphémère un article daté de 1977, provenant de L’Écho de Rivière-du-loup, à propos du 125e anniversaire de l’érection canonique de L’Isle-Verte, tandis qu’il y a, sur l’autre, une estampille « Cégep Limoilou – Élagué » (Figure 8). Il s’agit d’un signe, parmi d’autres, qui montre l’intention de la famille à façonner autour de cette bibliothèque une image qui laisse transparaître certaines valeurs élitistes. On y voit des additions qui dénotent d’une certaine méthode. L’ajout d’un ouvrage qui date de la même époque que les livres se trouvant déjà dans la bibliothèque, et qui de surcroît traite d’un sujet historique noble, soit l’histoire du village et de ses ancêtres, semble répondre à cette logique.

Figure 8

Nos paroisses : L’Isle-Verte (St Jean Baptiste) de Charles A. Gauvreau

Nos paroisses : L’Isle-Verte (St Jean Baptiste) de Charles A. Gauvreau
Photographie : Marie-Pier Tremblay Dextras

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Si les frères Michaud ont réorganisé certaines choses, ils ont surtout procédé par accumulation. Cette façon de faire est d’ailleurs celle qui a prédominé dans l’ensemble de la maison. Lorsque Robert Michaud s’est installé dans la bibliothèque du deuxième étage en 1938, la pièce était condamnée depuis plusieurs années. C’est lui qui a aménagé les lieux comme nous les voyons aujourd’hui, mais il est probable qu’il ait maintenu l’organisation d’un espace correspondant aux normes de l’élite culturelle du xixe siècle. Il faut prendre en considération que les livres se trouvent dans une bibliothèque encastrée qui date de la construction de la maison en 1853. Dès cette époque, les Bertrand avaient prévu un emplacement destiné aux livres. Robert Michaud a simplement continué d’y rassembler des titres appartenant à sa famille ou concernant celle-ci. C’est pourquoi la bibliothèque occupe une place de choix dans la construction d’un imaginaire entourant la maison Louis-Bertrand et ayant conduit à sa patrimonialisation. Les livres les plus anciens de la collection étaient pour Pierre et Robert Michaud un héritage familial bien avant que le processus officiel de patrimonialisation de la maison ne soit entamé. Le nom de Robert Michaud apparaît tout de même à 10 occasions dans les ex-libris de l’échantillon, ce qui prouve qu’il a consulté la collection de la bibliothèque et qu’il a tenu à s’inscrire lui aussi dans cette tradition au sein de laquelle le livre occupe une place de choix.

Les six monographies écrites par Robert Michaud, portant sur l’histoire locale de l’Isle-Verte et mettant en scène sa propre famille, ainsi que le processus de classement patrimonial de la maison, ont solidement ancré l’inscription mémorielle de la famille[45]. La transmission du patrimoine matériel s’accompagne ici d’une transmission des valeurs familiales et d’une conception de la famille fondées sur l’appartenance à une ancienne élite ayant occupé une place dans l’histoire nationale, politique, intellectuelle et spirituelle des Canadiens français. On ne peut que spéculer sur l’influence qu’aura eue l’ouvrage de Louis-Alexandre Brunet dans l’ensemble de ce processus, mais la « maison paternelle », lieu cher à Brunet[46], semble avoir canalisé les efforts de commémoration de la famille, de l’intimité et de la sphère privée[47]. Pour Brunet, la maison est le lieu par excellence de l’attachement et de l’identité. À travers sa matérialité et sa transmission de génération en génération, elle fait figure d’allégorie de l’unité familiale, meilleur moyen d’assurer la survivance de la race canadienne-française catholique et de contrer l’exode vers les États-Unis. C’est ainsi, par l’intermédiaire de la rédaction des histoires de famille et par la commémoration des symboles familiaux, que l’on peut prétendre à la formation d’un récit national[48]. Robert Michaud, dans plusieurs de ses témoignages, semble répondre à l’appel lancé par Brunet:

Mon cher Denis, que devons-nous faire pour notre famille en retour de ce qu'elle a fait pour nous?

Nous devons d'abord l’aimer et l'honorer; nous devons ensuite la faire aimer et la faire honorer, au moins par nos enfants et par nos amis, si le ciel nous a refusé le talent qui sauve de l'oubli, ou le génie qui dispense la gloire. Mettons-nous donc à l'oeuvre dans la mesure de nos forces, avec cette bonne volonté qui centuple le talent, et qui souvent conquiert le succès, quand elle est le fruit de l'amour, et qu'elle s'appuie sur la constance. Les exemples, sous ce rapport, ne nous font point défaut : nous n'avons qu'à ouvrir l'histoire pour les voir apparaître[49].

Les ouvrages de Robert Michaud sont remplis de notes généalogiques et de souvenirs de famille, qu’il assemble aux côtés des grands faits historiques, des bouleversements de la nature ou de références à la mythologie.

Pour cette première étape de l’étude de la bibliothèque Bertrand, nous avons restreint notre analyse à un échantillon significatif et cohérent fondé sur son exposition dans la bibliothèque vitrée et sur la symbolique qu’occupe cet espace comme lieu de rangement des livres en regard de l’ensemble de la collection et de son organisation dans la maison. Or, nous ne pouvons négliger le fait que cette bibliothèque appartient à un ensemble de livres de plus grande envergure. Prenons par exemple les livres rangés dans des boîtes sous les lits, dans la noirceur des chambres-débarras du deuxième étage. S’y trouvent quelques ouvrages de droit et de jurisprudence et des essais philosophiques, mais principalement des romans populaires anglophones d’éditions bon marché dont la plupart, datant du tournant du xxe siècle, sont aussi anciens que les livres de la bibliothèque. De nombreux périodiques et feuilletons auxquels les Bertrand semblaient abonnés à la fin du xixe siècle ont été conservés en piles dans la même pièce. La collection de livres, sa distribution dans l’espace et son classement présentent la même caractéristique étonnante que la maison dans son ensemble : un arrangement naïvement muséal, dont le contenu transcende le temps et les genres, dans lequel nous reconnaissons des thématiques, mais qui surprend toujours par sa logique aléatoire.

De nombreuses marques dans les livres continuent de susciter des questions. Qu’en était-il, avant 1853, des livres et de la lecture au sein de la famille Bertrand? Nous savons seulement, grâce à une note manuscrite repérée dans une page de garde, que la « deuxième maison brulée/Février 1853/une partie des meubles & le magasin a été sauvés [sic] ainsi que les livres[50] ». Et que faut-il penser des étiquettes-récompenses vierges ou arrachées, comme dans Le jeune tambour ou Les deux amis, que Louis Daniel Mignault a offert à son neveu Louis Bertrand (III)[51]? Dans 39 cas, on ne sait pas qui, de Louis-Achille père (II) ou de Louis-Achille fils (III), est l’auteur de la marque de possession. Avant la mort de son père en 1896, Louis-Achille (III) était déjà un jeune adulte consommateur de livres alors qu’un marché pour les livres anciens commençait à se dessiner[52]. La spéculation sur les livres qui a lieu à cette époque soulève des questions quant à la possible vente d’une partie de la collection de la famille, alors que celle-ci entre dans une période de turbulence où s’accumuleront les faillites et les difficultés financières.

La collection de la famille Bertrand comporte les limites déjà identifiées quant à l’analyse des bibliothèques au profit d’une compréhension des pratiques de lecture : le problème du rapport entre l’analyse quantitative et l’analyse qualitative du corpus à l’étude, ainsi que celui de la représentativité[53]. Sur ce dernier point plus particulièrement, le fait que la famille Bertrand présente un archétype du notable rural ne permet pas de généraliser ses pratiques en matière de lecture et d’utilisation du livre. Le processus de muséification dont a fait l’objet la maison, et de ce fait les pratiques entourant le livre et plus largement sa symbolique dans l’autoreprésentation de la famille, sont uniques au Québec. Par ailleurs, le cas de la famille Bertrand possède la particularité d’offrir une interface privilégiée entre l’individuel et le collectif. Collectif, car il s’étend à une famille élargie et sur plusieurs générations, et parce que certains éléments démontrent une circulation et des liens avec la communauté, du moins locale, de l’Isle-Verte, mais aussi franchement individuelle dans la conservation, l’organisation et la représentation du livre dans l’univers familial. En contrepartie, ce que révèle la bibliothèque des Bertrand offre des pistes d’investigation pertinentes pour l’étude des pratiques de lecture dans les milieux ruraux aisés. On ne peut limiter à un particularisme familial l’importance accordée aux livres et, par extrapolation, à la culture et à l’éducation. Car, au final, il en allait de la construction du statut des familles et de leur positionnement au sein de l’élite régionale et nationale.