Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Depuis les années 1980, se dessinent de nouvelles orientations de recherche centrées sur la professionnalité enseignante, dont l’objet se déplace progressivement des savoirs vers les gestes professionnels sous l’impulsion de préoccupations (trans)formatives et de méthodologies qualitatives.

Les auteurs des travaux actuels s’accordent sur la nécessité de penser les savoirs professionnels enseignants en termes d’action (Barbier, 2007 ; Mayen, 2008) et d’établir des liens entre pratique et recherche dans une perspective de formation (Perrenoud, Altet, Lessard et Paquay, 2008 ; Simard et Martineau, 2010). L’étude du développement professionnel repose sur une double analyse : celle de l’activité des enseignants in situ, qui met au jour leur professionnalité définie par des compétences spécifiques acquises à la suite d’une formation universitaire et de leur expérience ; celle de leur professionnalisation, résultant d’un processus de formation au sein de dispositifs adaptés (Uwamariya et Mukamurera, 2005).

Relié à des enjeux identitaires (Vinatier, 2009), le développement professionnel relève d’un processus dynamique basé sur les dimensions individuelles et collectives d’expériences pratiques authentiques d’enseignement (Day, 1999). Il est marqué par différentes phases s’inscrivant sur un continuum de formation : la formation antérieure, la formation initiale, l’insertion professionnelle et la formation continue (Riopel, 2006). Des recherches récentes mettent en évidence les conditions d’amélioration de l’insertion professionnelle des enseignants novices (ou débutants) : a) favoriser la reconfiguration (Altet, 2008), la problématisation (Maulini et Perrenoud, 2008) ou la circulation (Portelance, 2007) de savoirs d’origines multiples à partir d’expériences pratiques ; b) stimuler une réflexivité en actes des formés, notamment dans des dispositifs collaboratifs (Bertone, Chaliès et Clot, 2009 ; Moussay, Étienne et Méard, 2009) ; c) solliciter l’autonomie des enseignants (Riopel, 2006 ; Riopel et Gervais, 2008) et, en particulier, l’autoformation reliée à des motifs d’ordre opératoire professionnel et identitaire (D’Ortun et Pharand, 2009) ; d) favoriser la reconnaissance professionnelle des stagiaires par les superviseurs (Lebel, Bélair et Goyette, 2012).

Les recherches relevant de l’ergonomie ou de l’action située valorisent l’intentionnalité et les significations qu’accordent les acteurs à leurs actions (Amigues, 2003 ; Barbier et Durand, 2003). Selon ces approches, en confrontant le formé aux dimensions sociales, culturelles, subjectives et intersubjectives de son activité, l’expérience pratique et les controverses provoquées par les autoconfrontations favorisent son développement professionnel. L’importance de l’accompagnement pédagogique dans les dispositifs de tutorat est mise en avant, même si les conditions d’un travail collaboratif efficace ne sont pas réellement identifiées (Bertone et al., 2009 ; Moussay et al., 2009). Si les travaux issus de la didactique professionnelle (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006 ; Vinatier, 2009) s’appuient aussi sur l’analyse du réel de l’activité en situation de travail, ils invoquent également l’influence de l’activité de conceptualisation et de la mobilisation de concepts pragmatiques (Pastré, 2002) sur le développement professionnel. Les recherches didactiques disciplinaires et comparatistes centrées sur l’étude des interactions produites entre les trois instances du système didactique – les savoirs, le maître et les élèves – soulignent l’importance des ajustements du professeur ou enseignant générique aux réponses des élèves, écoliers, lycéens ou collégiens, selon l’usage en France qui orientent les façons dont il s’approprie et reconstruit les savoirs de référence en situation (Schubauer-Leoni, 2008 ; Sensevy et Mercier, 2007). Ces recherches révèlent aussi l’influence de tensions entre autonomie et assujettissement à l’institution scolaire sur le rapport au savoir des enseignants et sur la construction de leur professionnalité (Chevallard, 1992).

Ces diverses études traduisent le rôle structurant de la pratique réflexive, dont l’enjeu est d’établir une distance critique vis-à-vis de son intervention et d’en analyser les difficultés à des fins de transformation de son activité d’enseignement. Au-delà des divergences paradigmatiques, conceptuelles et méthodologiques, elles pointent les dimensions spécifiques et génériques, le double ancrage théorique et pratique ainsi que le caractère composite, situé et évolutif de la professionnalité enseignante. Les problématiques actuelles se focalisent sur l’analyse des gestes professionnels qui, parce qu’ils établissent les actes techniques fondamentaux de la profession (Alin, 2010), caractérisent l’agir professionnel.

Du point de vue institutionnel, ces gestes renvoient aux compétences du professeur, qui définissent les types de tâches qu’il lui faut assumer dans l’exercice de sa profession ; par exemple, concevoir et mettre en oeuvre son enseignement (Ministère de l’Éducation nationale, 2010). Sur le plan scientifique, ce concept ne définit pas seulement un ensemble de tâches concrètes ou des classes d’actions génériques (Alin, 2010), mais il renvoie aussi aux significations et préoccupations que leur accordent les professeurs (Bucheton et Soulé, 2009). Les gestes professionnels s’expriment dans le contexte interactif de la classe qui leur donne sens et intègrent les aspects socio-culturels, symboliques et épistémiques (Jorro, 2002) de l’institution dont ils relèvent.

Il devient alors essentiel de questionner les particularités des gestes professionnels des enseignants novices lors de la formation initiale ou de l’insertion professionnelle, étapes considérées comme cruciales dans le développement professionnel.

2. Contexte théorique : les dimensions didactiques des gestes professionnels

L’approche didactique des gestes professionnels appelle une réflexion sur les éléments déterminant la direction d’étude en contexte authentique de classe, en lien avec les savoirs enseignés et appris par les élèves. Cette perspective met en avant à la fois le caractère situé des modalités d’intervention et la spécificité des techniques didactiques. Après avoir présenté les approches et concepts théoriques retenus pour cette étude, nous restituerons les principaux résultats concernant les gestes professionnels des enseignants novices en éducation physique.

2.1 Le caractère situé des gestes professionnels

Les gestes professionnels désignent une réflexivité en actes qui s’ajuste au contexte (Jorro, 2002). Ils émanent d’une construction circonstanciée, mais leur spécificité (le style au sens de Clot, 1999) n’évacue pas leur portée générique (le genre au sens de Clot, 1999) qui caractérise la profession. Leur étude nécessite donc d’identifier le contexte dans lequel ils s’expriment en ciblant les éléments susceptibles de produire du sens chez les enseignants lorsqu’ils interviennent en classe. Situation et contexte sont donc intimement liés, voire même se superposent. Pour Quéré (1997), le contexte désigne l’ensemble des éléments singuliers (d’information, de savoir, de sens, de perception) pris en compte pour produire une action. Il renvoie donc à tous les éléments retenus et interprétés par le professeur pour concevoir et conduire son enseignement, notamment la nature des objets de savoir enseignés, les aspects organisationnels, les élèves et leurs réponses dans les dispositifs.

Par ailleurs, ces gestes dépendent de l’accomplissement de tâches didactiques coopératives impliquant plusieurs acteurs (élèves et enseignant) et orientées par les fonctions d’étude, d’aide à l’étude (Chevallard, 1997). Chevallard (1997, 1999) distingue les gestes de conception et d’organisation des dispositifs d’étude, qui concernent la détermination des tâches d’apprentissage en lien avec les objets de savoir à étudier, et les gestes d’aide à l’étude, qui visent à conduire la reconstruction dans la classe des enjeux de savoir. Le système des gestes du professeur et celui des élèves se déterminent mutuellement en fonction de leurs rôles respectifs (ou topos) liés aux modalités d’étude. Les enjeux d’apprentissage qui scellent cette relation sont déterminés par la reconstruction, en milieu scolaire, d’une référence commune (Sensevy, 2007).

2.2 Les techniques didactiques comme expression des gestes

Selon Alin et Wallian (2010), les gestes comportent une facette technique, concrète, correspondant au but poursuivi et une facette symbolique, qui rend compte de l’enjeu de sens et/ou de valeurs qui se joue dans la pratique professionnelle. La dimension symbolique (la part cachée) de ces gestes relève des motifs et de la dynamique du sujet qui les active (Alin, 2010) ; elle dépend de son histoire, modelée au contact des différents acteurs engagés dans son activité d’enseignement. Quant à la dimension technique de ces gestes, elle peut, selon nous, être assimilée aux techniques didactiques, qui correspondent aux manières de faire du professeur pour conduire l’étude concrète de savoirs dans une institution définie (Chevallard, 1999).

Dans le modèle de l’action du professeur (Sensevy et Mercier, 2007), ces techniques visent la construction du jeu conjoint avec les élèves en fonction de quatre structures de l’action dans la relation didactique : a) définir, c’est-à-dire poser les objets enjeux de l’apprentissage et le cadre de la situation dans laquelle ils sont envisagés ; b) réguler, c’est-à-dire guider et faire évoluer les rapports des élèves avec la situation ; c) dévoluer, c’est-à-dire amener les élèves à endosser la responsabilité de leur travail ; d) institutionnaliser (ou instituer), c’est-à-dire asseoir la légitimité d’un comportement, assertion ou connaissance dans l’institution. Les techniques du professeur rendent compte des manières dont il fait évoluer les temps de l’enseignement et de l’apprentissage (chronogenèse), dont il construit les places respectives de l’élève et de l’enseignant (topogenèse) et dont il introduit les objets de savoir dans le milieu (mésogenèse) en vue d’établir un système partagé de significations (Sensevy, 2007). Les techniques ainsi définies représentent la face concrète et visible des gestes professionnels de l’enseignant.

En questionnant les savoirs mis à l’étude et les modalités de leur mise en oeuvre lors d’interactions concrètes avec les élèves, la spécification didactique des gestes du professeur – définis en regard de l’organisation, de la conception et de la régulation de dispositifs d’étude – ambitionne de comprendre la dynamique de la professionnalité enseignante.

2.3 Gestes professionnels dans l’étude de l’activité des enseignants novices en éducation physique

Les recherches qui concernent le développement professionnel des enseignants d’éducation physique s’intéressent aux conceptions et à la formation des superviseurs (Carlier, 2009 ; Desbiens, Borges et Spallanzani, 2009), aux modalités de développement professionnel induites par les dispositifs collaboratifs (Armour et Yelling, 2007 ; Deglau, Ward et O’Sullivan, 2006) ainsi qu’aux effets du conseil pédagogique sur l’activité des enseignants stagiaires (Serres, 2009 ; Vinson et Dugal, 2011). Ces recherches mettent en évidence le rôle de l’expérience pratique et du travail collaboratif sur les compétences, les attitudes et les capacités réflexives des enseignants novices (Wang et Ha, 2008). Les travaux centrés sur l’analyse des pratiques effectives et/ou réflexives des stagiaires en formation initiale sont particulièrement développés dans les champs de l’anthropologie cognitive située et de la didactique.

Les approches relevant de l’anthropologie cognitive située mettent en évidence l’existence de dilemmes – moments fortement émotionnels marqués par des incompatibilités d’action – et de processus de typicalisation des situations, surtout lors des moments d’expérience critique : elles insistent sur l’impact des entretiens post-leçons avec le tuteur, qui permettent au stagiaire de re-problématiser les difficultés rencontrées et ainsi de transformer son activité en classe (Ria, Saury, Sève et Durand, 2001). Elles montrent aussi une relative instabilité des gestes des stagiaires, qui réorganisent constamment leur activité au cours de la formation, en fonction d’indices situationnels et de synergies entre processus émotionnels et cognitifs (Serres, Ria et Adé, 2004).

Les études didactiques centrées sur le développement professionnel témoignent de l’influence des diverses appartenances institutionnelles du professeur sur ses gestes (Brière-Guenoun, 2005 ; Garnier, 2003). S’inspirant des recherches collaboratives, certaines d’entre elles révèlent que les transformations des pratiques enseignantes en formation continue sont facilitées par l’appropriation de concepts issus des recherches didactiques (comme ceux de milieudidactique, contrat didactique, dévolution ou variables didactiques), qui permettent d’analyser les situations vécues en classe (Amade-Escot et Dugal, 2010 ; Dugal, 2008). Lorsqu’ils décrivent des séquences significatives pendant les entretiens d’autoconfrontation et lors de débats collectifs, les enseignants adoptent deux types de modalités d’analyse et de réflexivité, l’une consistant à justifier théoriquement leurs choix didactiques par un raisonnement logique ou l’affirmation de principes, l’autre consistant à les expliquer et les valider empiriquement à partir de l’interprétation des conduites effectives des élèves (Grosstephan, 2010). L’importation et la reconfiguration de ce type de dispositif en formation initiale mettent en évidence le développement des compétences d’observation des professeurs stagiaires grâce à une centration sur l’activité d’apprentissage des élèves et à une anticipation de leurs réponses (Vinson et Dugal, 2011). S’inscrivant dans une approche qui concilie l’écologie de la classe et celle des descripteurs de l’action didactique conjointe en vue de comparer les pratiques d’accompagnement en France et au Québec, Leriche (2010) montre que les thématiques relatives aux contenus d’enseignement et aux apprentissages des élèves sont au coeur des échanges entre les maîtres de stage et les stagiaires lors des entretiens post-leçons.

2.4 Questions de recherche

Notre recherche, à visée descriptive et compréhensive, concerne l’analyse didactique des premières expériences en établissement scolaire du second degré vécues par des étudiants stagiaires de troisième année de licence en Sciences et techniques des activités physiques et sportives. L’étude de leurs gestes vise à nous renseigner sur les processus de construction de la professionnalité enseignante en début de formation initiale en éducation physique et sportive. Même si nous ne nions pas le rôle de l’activité de conseil dans le processus de formation professionnelle, la spécificité de notre étude réside dans l’angle d’attaque retenu, qui privilégie l’analyse des pratiques effectives de l’étudiant stagiaire au sein de sa classe et accorde une place centrale aux savoirs disciplinaires dans cette investigation.

Il s’agit d’analyser les façons dont quatre étudiants stagiaires interprètent le contexte d’intervention pour mettre en scène les savoirs dont ils visent l’acquisition par les élèves et comment ils s’y adaptent. Selon la perspective comparatiste qui sous-tend cette étude, l’identification de modes d’intervention singuliers au cours de pratiques ordinaires a pour enjeu de mettre en évidence des traits génériques et spécifiques (Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy, 2002) caractéristiques des gestes professionnels en début de formation initiale.

Trois questions guident ainsi la recherche :

  1. Quelle place et quel sens les étudiants stagiaires accordent-ils aux différents éléments du contexte ?

  2. Comment se caractérisent leurs gestes d’organisation, de conception des dispositifs et d’aide à l’étude ?

  3. Comment procèdent-ils pour mettre en scène les savoirs et prendre en compte conjointement l’activité des élèves et les enjeux d’apprentissage dans la conduite de leur enseignement ?

3. Méthodologie

Dans cette section, nous préciserons le dispositif méthodologique en décrivant les participants à l’étude, les procédures de recueil et de traitement des données avant d’exposer les conditions éthiques de l’étude.

3.1 Sujets

Notre recherche concerne des étudiants de licence 3 (c’est-à-dire lors de leur troisième année d’étude à l’université), mention Éducation et motricité, pour qui le stage pédagogique, réalisé au cours du deuxième semestre universitaire, représente le premier contact signifiant avec la profession. Le choix des étudiants retenus pour l’étude s’est organisé en fonction d’une répartition équilibrée des activités physiques et sportives programmées, des niveaux de scolarité (niveau secondaire : collège et lycée en France) et des disponibilités partagées entre le chercheur et les étudiants volontaires. Quatre étudiants stagiaires ont ainsi été observés lors de séances authentiques dans une classe de leur choix, au sein d’établissements ordinaires :

  1. Louis, lors d’un cycle de gymnastique en classe de 4e (élèves d’environ 13 ans) ;

  2. Sophie, lors d’un cycle d’escalade en classe de 2de (élèves d’environ 15 ans) ;

  3. Claire, lors d’un cycle de natation en classe de 6e (élèves d’environ 11 ans) ;

  4. Sébastien, lors d’un cycle de basket-ball en classe de 3e (élèves d’environ 14 ans).

3.2 Instrumentation et déroulement

Les séquences significatives de l’acte d’enseignement ont été observées durant les deux premières séances de chaque stagiaire, puis elles ont été filmées lors des deux leçons suivantes (d’une durée effective variant d’une heure à une heure trente), en suivant les déplacements de l’étudiant équipé d’un micro-cravate ; elles concernent les temps de présentation des tâches et de regroupement collectifs (en classe entière ou en sous-groupes) ainsi que les régulations de l’étudiant dans les dispositifs mis en place. Le travail de guidage du tuteur en amont de la leçon (sur la base d’une trace écrite de l’étudiant) garantit une réflexion des stagiaires sur les contenus d’enseignement et l’organisation des différentes situations d’apprentissage.

Puis les enregistrements filmés des deux leçons ont servi de support à deux entretiens de type autoconfrontation, d’une durée d’une heure à une heure trente, réalisés avant que le conseiller pédagogique n’ait fait le bilan de la leçon avec l’étudiant. Les entretiens, orientés par l’analyse des façons dont sont mis à l’étude les enjeux de savoirs, s’appuient sur un guide de relance portant sur les intentions didactiques, les objets de savoir enjeux des dispositifs proposés, l’organisation de la leçon, l’interprétation des conduites des élèves, les régulations effectuées ou non et les pistes d’intervention envisagées. Ils visent à centrer l’attention de l’étudiant sur l’action effective en le questionnant sur l’explicitation, le commentaire, la justification, l’interprétation et les significations qu’il accorde aux situations vécues (Theureau, 1992) afin d’accéder à ses intentions didactiques et aux pensées activées au moment de son action. Les entretiens, dont le statut est celui des entretiens post comme les définissent Schubauer-Leoni et Leutenegger (2002), sont donc considérés comme une technique d’accès contrôlée par le chercheur aux raisons qui orientent l’intervention de l’étudiant. Seuls sont exploités dans le cadre de cet article les enregistrements relatifs à la troisième leçon d’intervention.

3.3 Méthode d’analyse des données

Notre démarche, dont l’enjeu est de caractériser les gestes de l’étudiant stagiaire, comporte plusieurs étapes : a) l’identification des épisodes ; b) l’analyse des données d’entretien ; c) l’analyse des évènements significatifs.

3.3.1 L’identification des épisodes

À partir des données d’enregistrements filmées est établi le synopsis des séances, mettant en évidence les différents épisodes au cours du temps, en fonction des types de tâches.

3.3.2 L’analyse des verbalisations de l’étudiant stagiaire lors des entretiens

Les verbatims retranscrits font l’objet d’une analyse thématique et d’une analyse de la forme du discours.

L’analyse thématique repose sur les principes de la théorie ancrée ou grounded theory (Strauss et Corbin, 1990) et consiste à identifier, selon une démarche ascendante, l’objet, le sens et les mots significatifs de chaque verbalisation avant de les classer par thèmes, puis par sous-thèmes. Trois catégories caractérisant les éléments du contexte – elles-mêmes subdivisées en sous-catégories – sont ainsi élaborées après confrontation et accord des deux chercheures : les aspects organisationnels des situations, les objets de savoirs et les caractéristiques des élèves.

L’analyse de la forme du discours permet d’établir des catégories correspondant à des niveaux de distanciation par rapport à la pratique et caractérisant différentes postures réflexives. Le pré-test, réalisé par les deux chercheures a permis de confronter les catégories d’analyse et de valider les cinq catégories retenues : a) décrire une situation ou une action selon une démarche narrative ; b) juger ou commenter une situation ou une action en portant un jugement de valeur ; c) expliquer et justifier ses choix selon une démarche explicative ; d) analyser, interpréter les conduites effectives des élèves ou les situations en mettant en relation plusieurs éléments selon une démarche de généralisation ; e) formuler des hypothèses, se questionner et proposer des perspectives d’intervention.

Nous quantifions ensuite les catégories relatives aux éléments contextuels dans l’intention de mesurer et de comparer leurs poids respectifs selon les étudiants. Les thèmes étant considérés comme des noyaux de sens, ce sont eux qui sont comptabilisés (indépendamment du nombre de phrases), et ce, autant de fois qu’ils sont répétés.

3.3.3 L’analyse des évènements significatifs

Nous envisageons l’articulation des données filmées et des données d’entretiens comme une entité indissociable et, dans le cas de notre étude, c’est cette unité dynamique, rapportée aux questions de la recherche, qui permet de repérer les évènements significatifs.

La transcription des images filmées consiste à décrire l’activité (actions et verbalisations) des acteurs : les techniques didactiques de l’étudiant, déclinées selon le modèle de l’action du professeur (Sensevy, 2007), sont rapportées aux conduites des élèves dans la tâche (analyse a posteriori). L’analyse a posteriori est elle-même référée à l’analyse a priori des tâches, réalisée par le chercheur de façon indépendante de l’observation, pour renseigner le système des objets de savoir (ou troisième instance du système didactique). Les données d’entretien font l’objet d’une analyse qualitative qui reprend les thématiques et la forme du discours (voir la section 3.3.2).

Compte tenu de la posture didactique adoptée, un événement remarquable est donc déterminé à partir de l’articulation de l’analyse du fonctionnement des systèmes d’acteurs dans la situation (point de vue extrinsèque) et des significations que les étudiants attribuent à leurs actions dans les entretiens (point de vue intrinsèque).

3.4 Considérations éthiques

Les étudiants participants ont accepté de s’inscrire dans le dispositif de recherche après une séance d’information donnée par les chercheures à l’ensemble des étudiants de licence 3 à propos des enjeux de l’étude, des conditions de l’observation et des enregistrements filmés ainsi que de la visée descriptive, compréhensive et non formative de la recherche. Leur adhésion (non divulguée aux autres étudiants) n’a été définitive qu’après l’accord du conseiller pédagogique les accueillant et elle impliquait que le chercheur (qui est aussi formateur) ne soit pas associé à l’évaluation des étudiants retenus.

Il nous a paru important d’enclencher le dispositif d’observation uniquement à partir de la troisième leçon afin de laisser le temps à l’étudiant d’asseoir sa présence auprès des élèves et d’établir une relation indépendante de la nôtre avec son tuteur. À la suite de l’accord du tuteur, les parents des élèves de la classe choisie ont autorisé (par écrit) le chercheur à filmer leurs enfants. Enfin, la diffusion des résultats aux tuteurs pédagogiques et aux étudiants reprend, sous la forme d’un document écrit, les éléments de l’étude comparative ainsi que les données propres à chaque intervenant.

4. Résultats

Nous préciserons, dans un premier temps, les éléments contextuels pris en compte par les étudiants stagiaires, avant de nous intéresser aux processus de leur activation, à travers la description des gestes de conception, d’organisation et de régulation des dispositifs d’apprentissage. Enfin, nous envisagerons les dynamiques susceptibles d’expliquer ces gestes en nous appuyant sur l’analyse des techniques didactiques.

4.1 Les éléments contextuels pris en compte par les étudiants stagiaires

Il s’agit d’identifier les éléments du contexte pris en compte et leurs poids respectifs afin de déterminer ce qui organise les étudiants stagiaires et fait sens pour eux. Les résultats de l’analyse quantitative des thématiques évoquées dans les entretiens sont rapportés dans le tableau 1.

Tableau 1 

Analyse quantitative (en pourcentages) des éléments contextuels pris en compte par les étudiants stagiaires dans les entretiens

Analyse quantitative (en pourcentages) des éléments contextuels pris en compte par les étudiants stagiaires dans les entretiens

-> Voir la liste des tableaux

4.1.1 Les aspects organisationnels

Les aspects organisationnels mentionnés, particulièrement mobilisés par Sophie (50 %), concernent surtout les éléments communicationnels et, dans une moindre mesure, ceux inhérents aux régulations dans les tâches.

Les verbalisations relatives aux communications portent sur les modalités d’explication de la tâche, telles que le vocabulaire employé, la précision, le nombre, la clarté, la nature, la pertinence, l’efficacité, la durée, la réception, la destination et la fonction des consignes (guidage des apprentissages, relance de la motivation, organisation du travail dans la classe). Ces éléments représentent une préoccupation essentielle pour Sophie (Peut-être que là j’aurais pu employer des mots plus clairs et plus précis, US4) et de façon moins significative pour Claire, ce qui paraît lié au contexte, puisqu’elle intervient avec des élèves de sixième (d’environ onze ans).

Les commentaires se rapportant aux régulations concernent leur contenu, leurs destinataires (élève, groupe ou classe), leur pertinence au regard du problème repéré chez les élèves, leur variété, leur fonction (d’apprentissage ou motivationnelle) ainsi que les médias utilisés (fiches de travail). Claire exploite particulièrement cette catégorie pour envisager l’adéquation de ses retours verbaux aux problèmes respiratoires des élèves et aux contraintes occasionnées par l’enseignement dans une ligne d’eau (Je pense que j’aurais peut-être dû, à l’arrêt, les mettre sur le côté et tous ensemble faire le mouvement lent rapide, peut-être soit en donnant les comptes, soit en les regardant un par un, US23).

Les autres catégories mentionnées concernent les aspects temporels (durée des apprentissages, des situations, gestion des durées et de l’ordre des rotations d’ateliers), les configurations spatiales (aménagements matériels des situations) et les modalités de constitution des groupements (répartition des élèves, équipes homogènes ou hétérogènes, groupes affinitaires ou de niveaux). Louis s’intéresse davantage que les autres stagiaires aux aspects spatiotemporels, ce qui peut s’expliquer par l’agencement de sa séance sous forme d’ateliers, agencement très emblématique de l’activité gymnique.

4.1.2 Les objets de savoirs

La référence aux objets de savoirs s’avère moindre pour Sophie (16 %), Claire (18,5 %) et Sébastien (18 %), et a essentiellement trait aux savoirs spécifiques des activités physiques enseignées, c’est-à-dire à ceux relevant des techniques gestuelles, sécuritaires ou tactiques.

Les savoirs de type technique cités ont pour objet la description des différentes phases du geste, des actions musculaires et des placements segmentaires, tels que les élans, les appuis, les impulsions en gymnastique (Louis), le transfert d’appuis, les appuis pieds en escalade (Sophie), les actions propulsives des bras et des jambes, la coordination des mouvements bras/jambes en natation (Claire). Les savoirs de type perceptivo-décisionnel sont mobilisés quels que soient les stagiaires et concernent surtout les repères visuels. Ils ont trait au choix des prises en escalade, à la prise d’informations (sur la cible, la position des partenaires et adversaires, le porteur de balle au basket-ball), sur le fond de la piscine en natation et sur le mouton en gymnastique. Dans le cas de la natation, Sophie fait référence aux repères temporels, tels que le rythme, la vitesse ou la coordination des actions. Les savoirs mentionnés relèvent aussi des aspects sécuritaires pour la gymnastique et l’escalade (considérées comme des activités à risques) ainsi que des éléments tactiques pour le basket-ball, comme l’écartement, l’étagement, le relais en profondeur, la montée collective de balle.

Bien moins cités, les objets de savoirs généraux, propres aux compétences méthodologiques et sociales des programmes de la discipline, renvoient à la construction d’un projet d’action adapté aux ressources de l’élève (escalade, gymnastique) en lien avec les caractéristiques des activités physiques, mais aussi peut-être avec l’âge des élèves, dans le cas de Sophie qui intervient en lycée (élèves de quinze ans et plus).

Ainsi, les objets de savoirs cités sont en adéquation avec les spécificités des différentes activités physiques, telles que déclinées dans les programmes de l’éducation physique et sportive, même si les étudiants évoquent très rarement ces derniers de façon explicite.

4.1.3 Les caractéristiques des élèves

L’évocation des caractéristiques cognitives concerne les aspects motivationnels, la compréhension, la concentration, la conscience du risque, et celle des attitudes renvoie à l’autonomie, au dynamisme, au sérieux des élèves. Elle est plus marquée chez Sophie que chez les autres stagiaires, ce qu’illustrent les extraits suivants : ils sont assez scolaires, sérieux (US16) ; il y a des groupes qui sont assez rigoureux […], on sait qu’ils sont conscients du risque (US25). Les caractéristiques affectives se rapportent à la peur, à la confiance et sont surtout exploitées par Louis en gymnastique. Elles concernent aussi, chez Sophie, les relations élèves/élèves ou enseignant/élèves. L’ensemble de ces évocations vise le plus souvent à expliciter les modalités d’intervention retenues (formes de groupement, passation des consignes) ou les difficultés rencontrées par les élèves.

Ce sont surtout la lecture et l’interprétation des réponses des élèves dans les tâches qui font réellement sens pour les étudiants, ce que montrent les extraits suivants : Les deux filles, elles ont bien glissé, mais elles ont attendu trop longtemps avant de repartir (Claire, US47). Elle a aussi des problèmes techniques au niveau de l’impulsion (Louis, US14). Elles n’étaient pas assez rapides pour accéder à la cible (Sébastien, US 26). Ils saccadent beaucoup leurs actions et donc, ils se fatiguent beaucoup (Sophie, US34).

L’analyse et la description des conduites motrices sont référées aux différents types de savoirs et, plus particulièrement, ceux qui concernent les actions musculaires, les placements segmentaires (pour toutes les activités) et les aspects tactiques (en basket-ball) ou sécuritaires (en escalade et gymnastique).

4.1.4 Synthèse

Les savoirs spécifiques représentent une préoccupation majeure des étudiants stagiaires, même s’ils les convoquent différemment en fonction des particularités des activités physiques et des élèves. Les étudiants stagiaires en éducation physique les mobilisent à la fois pour expliciter leurs intentions didactiques ou les dispositifs mis à l’étude (catégorie objets de savoirs spécifiques), mais aussi, de façon plus intégrée, pour décrire et analyser les réponses motrices des élèves (catégorie conduites motrices). Ils attachent aussi une relative importance aux modalités de mise en scène de ces savoirs, tant du point de vue de la conception des dispositifs que de leur régulation.

4.2 Les techniques didactiques des étudiants stagiaires dans les gestes de conception et de régulation des dispositifs

Nous cherchons à identifier comment sont exploités ces éléments contextuels in situ en vue de déceler la part concrète des gestes des étudiants. Après avoir caractérisé ces derniers pour chaque étudiant, nous décrirons plus finement les techniques didactiques qui les sous-tendent en nous appuyant sur des évènements remarquables.

4.2.1 Synthèse comparative des gestes de conception et de régulation des dispositifs

Une synthèse des caractéristiques les plus saillantes des gestes de conception-organisation des dispositifs et d’aide à l’étude est réalisée pour chaque étudiant en croisant une analyse des enregistrements filmés et des verbatims des entretiens (Annexe 1).

L’organisation des séances repose soit sur un enchaînement de dispositifs rattachés à des enjeux de savoirs différents (basket-ball, natation), soit sur la mise en place d’ateliers indépendants dont l’enjeu est de répartir les espaces de travail (gymnastique, escalade). Ces modalités organisationnelles sont conformes à celles classiquement observées dans les activités correspondantes au sein des leçons d’éducation physique. Elles traduisent une forte subordination des dispositifs à des objets de savoirs déterminés et à des contraintes d’ordre temporel : le lien entre les différents dispositifs n’est jamais rendu explicite pour les élèves – ce que montre l’analyse des enregistrements filmés – mais seulement évoqué au cours des entretiens par Sébastien (Après avoir travaillé le tir en course, c’est plus l’organisation collective qui m’intéresse ici, US3) et par Sophie (Je pense que c’est plus intéressant de faire le travail de bloc avant, US48).

Les gestes d’aide à l’étude sont liés aux régulations sur le milieu didactique, désignant le système des objets (matériels, symboliques, langagiers) qui détermine l’étude pratique des savoirs (Amade-Escot, 2007). L’analyse comparée des quatre sites révèle que les régulations des étudiants sont le plus souvent adressées à un seul élève : elles consistent dans ce cas à désigner les enjeux de savoirs, à commenter ses réalisations, à l’encourager ou à l’accompagner à la parade, en particulier dans les activités à risques. Les retours verbaux s’adressent parfois à l’ensemble du sous-groupe afin de pointer des objets de savoirs spécifiques ou de rappeler les consignes organisationnelles. Ce n’est que plus rarement que les étudiants stagiaires procèdent à des réaménagements matériels des dispositifs et, dans ce cas, il s’agit surtout de renforcer la sécurité, en particulier pour Louis et Sophie dont c’est une préoccupation centrale, compte tenu de l’activité enseignée (voir la section 4.1.2).

L’analyse des verbatims des entretiens associée à celle des enregistrements filmés montre que les gestes des étudiants résultent de tensions entre plusieurs préoccupations souvent contradictoires, dont les principales sont de :

  1. gérer le groupe classe tout en individualisant l’enseignement, ce qui nécessite de concilier mise en projet individuel et guidage de tous les élèves, de distribuer ses interventions de façon équitable entre les élèves et de constituer des sous-groupes en tenant compte simultanément des affinités, de la mixité, des gabarits et des besoins des élèves (Claire, Louis, Sébastien, Sophie) ;

  2. faire avancer le temps didactique tout en favorisant la dévolution des apprentissages aux élèves, ce qui implique de donner les informations nécessaires aux élèves sans leur donner les réponses (Claire, Sébastien, Louis) ;

  3. maintenir les conditions sécuritaires tout en permettant que les élèves prennent les risques nécessaires pour apprendre, ce qui suppose de se positionner stratégiquement afin de voir chaque élève tout en ayant un regard sur les ateliers à risques ou de prendre en compte simultanément les dimensions techniques et sécuritaires de l’activité (Louis, Sophie).

Au-delà de cette caractérisation globale des gestes, notre projet est d’accéder aux modalités sous-jacentes à leur mise en oeuvre, ce qui passe par une analyse plus fine des techniques didactiques lors d’évènements remarquables. Les deux évènements retenus, identifiés en lien avec la troisième question de recherche (voir la section 2.4), sont révélateurs des techniques didactiques exploitées par les quatre étudiants parce qu’ils nous éclairent particulièrement sur les motifs et les tensions à l’origine de leurs choix didactiques.

4.2.2 Les techniques didactiques comme actualisation de dilemmes

Le premier évènement retenu – l’épisode 3 de la séance 3 de Sophie en escalade (Annexe 2) – met en évidence le pilotage de ses techniques didactiques par des enjeux d’apprentissage spécifiques et des dilemmes entre individuel/collectif et autonomie/guidage. Il porte sur une situation de grimpe avec assurage, qui consiste à choisir une voie matérialisée par des prises d’une couleur donnée. L’analyse a priori de la tâche montre que les enjeux de savoirs sont liés, pour le grimpeur, au choix et à l’anticipation des déplacements, à l’adoption de postures économiques grâce à la répartition du poids du corps sur les jambes, au repérage visuel des prises et, pour l’assureur, à l’effectuation des cinq étapes. L’analyse a posteriori de la séquence (images filmées) révèle des difficultés d’assurage chez certains élèves ainsi que la fréquente focalisation des grimpeurs sur les prises des mains, ce qui entraîne une fatigue précoce par manque de sollicitation des jambes. Durant cet épisode, Sophie exploite diverses techniques didactiques, qui consistent à :

  1. définir la tâche en rappelant la mémoire du dispositif (n’emprunter qu’une seule couleur de prise, UA5) ;

  2. réguler en désignant les objets de savoirs enjeux du dispositif (anticipation des repères sur les prises pour le grimpeur ; avaler la corde et contrôler sa tension pour l’assureur) ;

  3. instituer certaines manières de faire (les conduites jugées efficaces) en guidant verbalement l’élève au fur et à mesure qu’il grimpe.

L’analyse des verbatims de l’entretien montre que Sophie s’interroge sur certains de ses choix et révèle des tensions entre guidage et dévolution des apprentissages aux élèves ainsi qu’entre transmission de retours d’informations collectifs et accompagnement individuel.

Dans cet extrait, les interventions mésogénétiques (sur le milieu didactique) de Sophie consistent essentiellement à contrôler le respect de la tâche initialement prévue et à commenter les réalisations individuelles des élèves. La répartition topogénétique est distribuée entre les élèves, responsables de l’assurage et du choix des voies, et l’enseignante, qui prend en charge ponctuellement, de façon aléatoire, leurs difficultés. L’avancée du temps didactique (chronogenèse) repose sur le dispositif initialement conçu et sur les retours d’informations individualisés, circonscrits dans le temps prédéfini imparti à l’atelier.

4.2.3 Les techniques didactiques sous influence des enjeux de savoirs

Le deuxième évènement retenu – l’épisode 1 de la séance 5 de Sébastien en basket-ball (Annexe 3) – rend compte des façons dont il procède dans l’interaction didactique et dont il interprète ses régulations. Il retrace le déroulement d’une situation de 3 contre 0, où les élèves doivent se déplacer sans dribbler dans tout le gymnase en faisant des passes et s’organiser au coup de sifflet pour atteindre le plus rapidement possible la cible. Les intentions didactiques de Sébastien sont l’étagement, c’est-à-dire le relais en profondeur, et secondairement l’écartement (le positionnement à distance de passe de ses partenaires). L’analyse a priori révèle que la conception de la situation, en raison de l’absence de défenseurs, du terrain non orienté et des cibles non définies, rend difficile l’organisation des joueurs pour l’atteinte de la cible. L’analyse a posteriori de l’épisode, couplée à celle des verbatims dans l’entretien, montre que face aux difficultés constatées des élèves, Sébastien ne remet pas réellement en cause le choix de la situation conçue. Il préfère renoncer provisoirement à son objectif principal (écartement et étagement) en mettant en avant l’émergence de nouveaux savoirs (prise d’informations, organisation) non prévus initialement dans la tâche.

L’analyse de cet extrait traduit une certaine difficulté, chez Sébastien, à mettre en scène les savoirs visés dans la situation ainsi qu’à interpréter les conduites motrices effectives des élèves. Les réaménagements du milieu didactique (mésogenèse), qui reposent sur des rétroactions (feedback) aux différents sous-groupes et sur la proposition d’une nouvelle consigne, visent à compenser le manque d’adéquation constaté entre le dispositif conçu et les intentions didactiques, marquant ainsi l’avancée du temps didactique (chronogenèse). Ces obstacles sont révélés par les arguments parfois contradictoires qui caractérisent le discours de Sébastien dans l’entretien. Le décalage observé entre ses intentions didactiques et les réponses des élèves peut être assimilé à une rupture de contrat didactique, ce dernier désignant un système d’obligations réciproques qui organisent les relations qu’entretiennent le professeur et les élèves vis-à-vis du savoir en jeu (Brousseau, 1986). Finalement, tout se passe comme si Sébastien cherchait à ne pas remettre en cause ses croyances, en particulier son attachement à une conception techniciste (jeu sans, puis avec opposition). Cette stratégie semble l’empêcher de bousculer sa propre théorie d’action au détriment d’une réelle prise en compte de l’activité des élèves.

4.2.4 Synthèse

Ainsi, les gestes des étudiants sont fortement articulés aux objets de savoirs et résultent de tensions variées prenant en compte les différents éléments du contexte. Les interventions sur le milieu didactique consistent essentiellement à accompagner le déroulement de la tâche prévue et à compenser leurs difficultés à intégrer les objets de savoirs dans la conception du dispositif.

5. Discussion des résultats

Notre projet initial était d’identifier les processus mobilisateurs et organisationnels (Bru, 2002) des gestes professionnels d’étudiants stagiaires singuliers en début de formation initiale afin d’en saisir la dynamique et la complexité. La perspective comparatiste à laquelle nous souscrivons vise à comparer des systèmes en vue d’identifier des régularités qui se déclenchent différemment selon les contextes (Mercier et al., 2002).

Il paraît cependant nécessaire d’évoquer les limites de notre étude avant d’envisager la généralisation des résultats. Si la sélection des participants a permis d’explorer une diversité de contextes d’intervention (activités physiques et niveaux de scolarité), elle ne peut prétendre à représenter l’ensemble des étudiants stagiaires, dont le choix n’a pas été orienté par des critères expérientiels ou de réussite universitaire. De même, l’âge des élèves, les spécificités de l’activité enseignée, les modalités de conseil de chacun des tuteurs, le type d’établissement (collège ou lycée) constituent des variables contextuelles qui influencent certainement les résultats. Enfin, sur le plan méthodologique, le nombre d’étudiants observés, d’entretiens menés ou encore le choix des séquences significatives incitent à une certaine prudence dans la généralisation des résultats.

5.1 Des gestes orientés par les enjeux de savoirs et ancrés dans des dilemmes variés

Les résultats de cette étude révèlent que les gestes des quatre étudiants stagiaires actualisent des dilemmes variés – notion issue de la littérature anglo-saxonne (Tardif et Lessard, 1999) – qui relèvent d’équilibres provisoires entre apprentissages, sécurité, dévolution et gestion du groupe classe. Ces dilemmes ont particulièrement été mis en évidence dans les travaux issus du champ de l’action située, qui soulignent la difficulté des enseignants novices à maintenir dans le temps la poursuite d’orientations contradictoires, souvent rattachées à des préoccupations de gestion de classe (Ria et al., 2001).

L’ancrage didactique de notre recherche enrichit, selon nous, ces résultats en pointant l’influence des savoirs sur ces conflits. Notre étude montre en effet que si les dilemmes vécus par les quatre étudiants stagiaires en éducation physique et sportive s’actualisent dans la conduite de la leçon, ils s’avèrent profondément déterminés par les intentions didactiques, la nature des objets de savoirs enseignés, le type de tâches proposées ainsi que par les interprétations des réponses des élèves. Par exemple, lors des régulations opérées in situ dans un dispositif visant la réalisation d’une voie de cotation adaptée à ses possibilités, Sophie oscille entre désignation d’éléments techniques ou tactiques (type d’appuis, choix des prises pour organiser son itinéraire) et indications sur les aspects sécuritaires (conditions d’assurage) (voir la section 4.2.1). D’une certaine façon, ces dilemmes expriment des tensions entre plusieurs enjeux de savoirs pouvant provoquer des ruptures de contrat didactique, comme l’illustrent les régulations et propos d’entretien de Sébastien dans la tâche de basket-ball (voir la section 4.2.3). La focalisation des stagiaires sur les objets de savoirs adaptés aux profils des élèves concorde avec les préoccupations des stagiaires et des tuteurs analysées par Leriche (2010), qui portent prioritairement sur la gestion du contrat didactique et l’agencement du milieu didactique à des fins d’acquisition de contenus d’enseignement par les élèves.

Ainsi, ces différents dilemmes sont interconnectés, les aspects liés à l’apprentissage se déclinant dans la conception et la régulation d’environnements didactiques jugés réalisables et adaptés par l’étudiant stagiaire.

5.2 Généricité et spécificité des gestes professionnels des étudiants stagiaires en éducation physique et sportive

Les spécificités des modalités d’intervention dépendent non seulement du contexte d’enseignement, notamment des élèves et de l’activité physique, mais aussi des façons dont chaque étudiant interprète son activité en lien avec son histoire personnelle. Des influences institutionnelles variées, voire concurrentielles (Chevallard, 1992), telles que la formation initiale ou l’appartenance à des clubs sportifs, dont l’importance a déjà été démontrée (Brière-Guenoun, 2005 ; Garnier, 2003), pourraient expliquer les particularités sans qu’il nous ait été possible d’en mesurer l’impact. Si la recherche a, par ailleurs, permis de pointer l’existence de profils réflexifs singuliers, tels qu’identifiés par Grosstephan (2010), elle ne nous a pas permis de déterminer le poids des facteurs contextuels susceptibles de les influencer. Nous avons en effet repéré des modalités d’analyse réflexive différenciées selon les moments des entretiens, mais aussi selon les étudiants, certains mobilisant davantage le registre narratif, descriptif, explicatif, interprétatif et/ou hypothétique (mise en perspective). Les modalités liées aux registres explicatif, interprétatif et hypothétique concordent avec celles décrites à propos de la formation continue en éducation physique et sportive (Amade-Escot et Dugal, 2010 ; Dugal, 2008 ; Grosstephan, 2010) dans la mesure où elles mettent en évidence des démarches d’explication-justification ou d’analyse – généralisation dans un dialogue théorie-pratique qui repose sur les conduites effectives des élèves. Les registres qui s’appuient sur les démarches narrative et descriptive semblent spécifiques aux enseignants novices et pourraient s’expliquer par les difficultés des étudiants (qui vivent là leurs premières expériences d’enseignement) à déceler des indices situationnels signifiants (Serres et al., 2004) ou à conceptualiser leur pratique (Amade-Escot et Dugal, 2010 ; Grosstephan, 2010). De façon générale, ces premiers résultats attestent d’une forte relation entre les gestes professionnels, la variété des éléments du contexte pris en compte et l’histoire personnelle de l’étudiant stagiaire, contribuant ainsi à éclairer les dimensions symboliques et identitaires de leurs gestes (Alin et Wallian, 2010 ; Jorro, 2002 ; Lebel et al., 2012 ; Vinatier, 2009).

L’analyse comparative des quatre sites révèle l’actualisation de préoccupations contradictoires dans la conception et la régulation des dispositifs ainsi que des difficultés à déceler des indices pertinents dans l’activité des élèves, ce qui se traduit souvent par un manque d’articulation entre objets de savoirs et situations. Ces résultats rejoignent le constat de difficultés tenaces des professeurs d’éducation physique à ajuster les régulations aux problèmes d’apprentissage des élèves (Amade-Escot et Loquet, 2010). La mise en évidence d’une forte interdépendance entre le type de dispositifs conçus et les modalités d’intervention associées nous invite à dépasser la dichotomie classique entre gérer et instruire pour les envisager conjointement dans un processus de co-construction. Les réflexions didactiques et pédagogiques sont indissociables, comme le souligne Chevallard, qui revendique l’élaboration d’une analyse didactique généralisée, qui se fasse analyse didactique du pédagogique (1999, p. 109).

Ainsi, les résultats de notre étude plaident en faveur de l’existence d’obstacles génériques malgré des parcours de formation spécifiques, et contribuent à définir les gestes professionnels caractérisant le genre et les styles des étudiants stagiaires en éducation physique et sportive.

6. Conclusion

Cette recherche, dont l’enjeu était de caractériser les gestes des étudiants stagiaires dans leurs dimensions techniques et symboliques, s’est effectuée en trois temps : 1) l’identification des éléments du contexte qui font sens pour eux ; 2) les façons dont ils organisent, conçoivent et régulent les dispositifs ; 3) l’analyse des techniques didactiques qui sous-tendent ces gestes, éclairée par les manières dont ils les interprètent.

Les principaux résultats traduisent l’importance accordée par les étudiants aux savoirs spécifiques, qu’il s’agisse d’expliciter leurs intentions didactiques, les dispositifs mis à l’étude ou les conduites motrices des élèves et, dans une moindre mesure, aux modalités de leur mise en oeuvre dans les situations. Ils concourent à clarifier les motifs d’ordre opératoire professionnel (D’Ortun et Pharand, 2009) qui guident l’activité des étudiants stagiaires en éducation physique. L’analyse des dimensions concrètes de ces gestes révèle leur articulation aux objets de savoir et à leur appropriation par les élèves, ainsi que leur inscription dans des dilemmes multi-contextuels, c’est-à-dire prenant en compte divers éléments du contexte. Une analyse plus fine des techniques didactiques révèle des difficultés à concevoir et à réguler les dispositifs en relation avec les intentions didactiques. Ainsi, les savoirs spécifiques sont au coeur des mobiles (dimensions symboliques) et des techniques didactiques (dimensions concrètes) sous-tendant les gestes professionnels des étudiants. Au-delà des singularités observées, inhérentes au caractère spécifique des contextes d’observation, notre étude concourt à définir les traits génériques des gestes professionnels des étudiants stagiaires en éducation physique et sportive. Aussi les résultats de cette étude comparative appellent-ils d’autres recherches synchroniques – dans des contextes de stage et des activités physiques différents – mais aussi diachroniques – concernant des étudiants en master et des enseignants novices.

S’intéresser aux gestes caractérisant l’entrée dans la profession vise à déceler les prémices et les obstacles de la professionnalisation, mais aussi les possibles points d’ancrage d’une formation adaptée aux futurs professeurs d’éducation physique et sportive. Rejoignant les conclusions de Vinson et Dugal (2011), la compétence à lire, comprendre, interpréter les problèmes d’apprentissage des élèves nous paraît centrale pour le développement professionnel en formation initiale. Selon nous, elle repose sur la capacité à mobiliser, à reconfigurer (Altet, 2008) et à problématiser (Maulini et Perrenoud, 2008) des savoirs d’origines multiples en utilisant des registres épistémiques différents destinés à éclairer les choix didactiques (Brière-Guenoun, 2005 ; Amade-Escot et Dugal, 2010). Elle nous semble indissociable d’une réflexion sur les conditions de leur mobilisation autonome (Riopel et Gervais, 2008 ; D’Ortun et Pharand, 2009) dès la formation initiale, autonomie sans doute fondée sur la construction de postures réflexives, de savoirs et d’attitudes procédant d’un dialogue entre théories et pratiques.