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Les textes dont nos vies et nos écrits se tissent opèrent dans la mesure même où ils sont oubliés, déplacés, transfigurés[1].

Dans la page « Rebonds » du journal Libération du 17 avril 2000, le philosophe Jacques Rancière, s’il répond à la commande qui lui est faite de participer à la célébration du vingtième anniversaire de la mort de Sartre, annonce, dès le titre, comment il compte s’acquitter de sa tâche : « Ne pas se demander si l’on se sent plus proche du maoïste de 1970 ou du célinien de 1938. […] Un peu plus loin, SVP. » Autant dire qu’il refuse d’entrer dans le petit jeu consensuel des « deux Sartre » qui divise Sartre contre lui-même, et qu’il veut se déplacer plus loin, peut-être en amont et en aval, du côté du Flaubert de Sartre. Se saisir donc de L’idiot de la famille, sur lequel porte en effet l’article. Ce petit texte d’une vingtaine de lignes, dense et provocant, est passé inaperçu alors qu’il nous sensibilise à l’intensité du rapport de Rancière à Sartre, par Flaubert interposé. Proximité avec le philosophe de la liberté, « ami de l’égalité », qui n’empêche en rien des incursions limitées mais impitoyables dans le corpus sartrien.

Cette étude présente donc quelques manières de faire et de penser de Rancière, avec Sartre, avec lequel il partage des questionnements, des idées, des formules, et même des rêves, et qu’il déplace sur son propre terrain et reprend à nouveaux frais. Pour les lecteurs qui reviennent à Sartre, par ricochet, en passant par Rancière, les résonances sémantiques entre les deux oeuvres sont d’abord source de surprise jubilatoire. Mise à part l’idée kantienne du Beau comme promesse d’égalité qu’on retrouve chez les deux, Sartre écrit en 1948 dans Qu’est-ce que la littérature ? que « la littérature est naturellement révolutionnaire », liée à l’émergence de la « démocratie politique[2] », à la « liberté démocratique[3] ». Quand Sartre définit l’autonomie de la littérature — c’est-à-dire pour lui l’art pour l’art — comme l’indifférence au sujet, le fait de ne pas avoir de sujet privilégié et de traiter de toute matière également[4] (je souligne), Rancière ne définit pas autrement l’écriture démocratique. Pour Sartre, l’écrivain bourgeois nihiliste est celui qui détourne le langage de la communication et de l’action humaines, pour ne « rien » dire, et qui refuse de s’engager, c’est-à-dire qu’il « refuse d’asservir la littérature[5] » à un public et à un sujet déterminé.

Pourtant, ces idées, ces formulations parfois identiques, ne sont que des homonymes redoutables qui cachent une irréductible différence. Car Sartre considère cette autonomie de l’art pour l’art comme anti-démocratique et s’en désole, alors que Rancière en fait au contraire le signe positif même de cette révolution qu’est la « littérature » du régime esthétique qui a renversé le régime de la représentation. Pour lui, « la littérature est ce nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est n’importe qui et le lecteur n’importe qui[6] ». La démocratie littéraire est fondée sur l’indifférence du sujet, il n’y a plus de beau ou de vil sujet, par rapport au « style », qu’on évoque Yonville ou Constantinople, ou encore « une fille de paysan, une dame du monde ou une femme entretenue[7] ». C’est l’absolu du style, c’est-à-dire la « ruine de toutes les hiérarchies qui avaient gouverné l’invention des sujets, la composition des actions et la convenance des expressions[8] ». L’art pour l’art, l’absolutisation du style, est ainsi la formule littéraire « même d’un égalitarisme radical », « du principe démocratique d’égalité[9] », alors que pour Sartre, la « minéralisation du verbe » représente une « humanité minéralisée[10] », puisque le langage n’a plus sa fonction transitive de communication. Par conséquent, la littérature abstraite de l’art pour l’art a trahi, elle a failli à sa tâche, puisqu’elle ne sert plus à dévoiler le monde, mais s’égare dans l’« opacité des choses[11] ».

La conception du lecteur dans Questions de méthode (Paris, Gallimard, 1960) et celle du Spectateur émancipé (Paris, La Fabrique, 2008) présentent également d’étonnantes résonances avec leur égale valorisation de l’écart, de l’imprévisibilité et de l’indétermination des effets, ou encore avec leur commun refus d’agir sur le lecteur ou de s’adresser à sa passivité[12]. Pour Sartre, l’oeuvre est conçue comme « appel à la liberté » du lecteur, comme acte de « confiance[13] » dans la liberté des hommes, ce qui fait écho à l’acte de foi, à l’« hypothèse de confiance », évoquée par Rancière, « chez ceux qui savent partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence[14] ». Enfin, on trouve chez les deux la même révulsion à l’égard de la « passivité abjecte[15] » de l’écrivain qui fait oeuvre de ses malheurs, vices et ennuis. Cette petite fenêtre ouverte ici, qui laisse entrevoir une « coloration » sartrienne des mots de Rancière, et fait respirer un même « air », un même ton libre, « franc », commun à leur style et à leur pensée, attend son spectateur/lecteur attentif, sensible à la « saveur » incomparable de la liberté chez l’un et à celle de l’égalité chez l’autre.

Dans le contexte présent, il s’agit plus modestement d’évoquer quelques moments clés de ce commun, de ce partage qui est également le lieu d’une séparation, d’une radicale distinction. Notamment, cette passion partagée pour « le cas Flaubert » qui ne les lâche pas, les tient au plus près, mais aussi irréductiblement éloignés l’un de l’autre. Car l’un veut tout savoir de l’enfant qu’il a fallu être pour devenir Flaubert, affreux réactionnaire, mais auteur-martyr génial de Madame Bovary ; l’autre qui sait bien, mais quand même, ne veut penser qu’à l’épreuve douloureuse et féconde de cet écrivain, qui déteste absolument une femme comme Emma et lui consacre pourtant cinq ans de sa vie, puisque c’est la condition indispensable pour bien écrire le « médiocre » d’un roman « démocratique ». Autant dire que ces deux analystes ne sont pas faits pour s’entendre. Ils ne sont d’accord ni sur le diagnostic ni sur le remède.

Ainsi de Sartre et de Rancière, il est difficile de dire ou d’écrire quelque chose sans en venir à — ou partir de — leur Flaubert. Un Flaubert sartrien qui occupe de plus en plus ses lecteurs, comme le Flaubert rancièrien[16] ne cesse de donner du pain sur la planche à son lectorat conquis par le profond attachement de Rancière à ces deux amours de jeunesse. Celui-ci veut nous faire croire qu’il a dû choisir entre les deux, du côté de ces autodidactes du peuple, victimes du livre, telle Emma. Le choix pour Rancière semble s’imposer en effet : entre L’idiot de la famille, du « biographe vampirisateur » qui ne peut assumer, sans se contredire, sa passivité d’écrivain, sinon par le petit-Poulou-Gustave interposé, et Madame Bovary, de l’immonde réactionnaire, anti-communard, pourtant modèle par excellence de l’écriture démocratique, c’est L’idiot de la famille qu’il faut ranger sur le rayon du fond de sa bibliothèque.

Telle est donc la fiction, que le théoricien de la « littérature » et de l’écriture démocratiques construit entre lui et Sartre, soit ce mur poétique et esthétique qui les relie et les sépare en même temps. Un mur que Rancière a érigé dans les années 1990, en passant effectivement plus de temps du côté d’Emma et de tous les « idiots » inoubliables de Flaubert, afin de saisir l’égalité radicale du « livre sur rien » qui le fascine, il faut bien le reconnaître. Et un mur renforcé, devenu enjeu d’une lutte, d’une guerre des discours et des savoirs, quand Rancière, dans les années 2000, donne toute sa mesure à la question de la « passivité » de l’artiste en régime esthétique, opposée à la « passivité constitutionnelle » de Gustave qui obsède Sartre. La « passivité » prend alors le relais de la « pétrification », deux signifiants-maîtres de sa lecture du Flaubert de Sartre, élaborés avec les mots mêmes de Sartre, et contre lui, inventant une résistance au sein même de cette occupation-appropriation, érigeant ce mur de la politique démocratique de la littérature qui le sépare du maître-penseur, dialecticien d’un autre temps.

En effet, Rancière restera de fait, en dépit des apparences, profondément fidèle et à Sartre militant maoïste et à Sartre écrivain, celui de La nausée, des Mots, et même de L’idiot de la famille. À condition de le séparer de ce double auquel il est devenu allergique, celui de tout maître-savant. Tel ce Sartre, pris et se laissant prendre, dans les rets d’une dialectique totalisante, plutôt que de continuer à découvrir sa liberté d’écrivain dans « le devenir entièrement passif, dans le choix de cette passivité », dans « la conception d’une conscience tout entière là-bas, dehors, chose parmi les choses », « [comme] la racine du marronnier du jardin de Bouville, […] la double fusion dans le mou, la conscience épandue dans les choses, les choses épandues dans la conscience[17] ».

Rancière, impitoyable à l’égard du maître-dialecticien qui mobilise toutes les sciences humaines, et règne, magistral, au-dessus de la créature inventée à son image inversée, reste néanmoins séduit par son Roquentin et son Poulou, et quelque peu attendri par cette lutte de Sartre, perdue d’avance, contre son désir irrépressible d’écrire et de se perdre dans les mots. Rêve que Sartre considère, une fois pour toutes, comme un rêve de bourgeois, une trahison de la classe ouvrière, et de surcroît, une tentation par une passivité connotée au féminin. Pourtant, il n’arrive pas à renoncer à ce rêve, et ne cède pas sur son désir d’écrire, qui est sa raison d’être. Il faut donc, nous dit Rancière, laisser Sartre se débrouiller avec son adieu littéraire interminable à la littérature, car le temps n’attend pas : « Laissez-le écrire. Laissez-nous lire. On se reverra plus tard[18]. » Il ne peut que promettre de revenir, plus tard, à ce Sartre écrivain, promesse non tenue, une décennie plus tard, sans doute pris par sa propre affaire, son propre désir d’une « méthode de l’égalité » qu’il n’a eu de cesse de mettre au point et de pratiquer, une fiction que son discours ne cesse de commenter. Il est vrai également qu’il est difficile de sauver l’écrivain Sartre de son double savant, résidu d’une interprétation codée et datée, du face-à-face mortifère entre bourgeoisie et prolétariat, et d’une conception de l’écriture comme maladie et mensonge.

En attendant, il nous faut restituer quelques-unes des manières de faire, de penser et d’écrire de Rancière avec Sartre et Flaubert, dans l’écart par lequel il les tient à la fois proches et éloignés. Certes leur traitement reste quantitativement inégal, mais la relative absence textuelle de Sartre chez Rancière ne laisse en rien présumer de son importance cruciale pour sa formation intellectuelle et existentielle, comme en témoignent les quelques mises en scène de Rancière en lecteur de Sartre, qui, comme à l’accoutumée, commence toujours par épouser les mots, les idées, les formules des autres, avant de les rephraser, reformuler, dans une nouvelle langue étrangère, la sienne. Un idiome qu’il invente sous nos yeux, devenu depuis peu langue en partage qui institue une nouvelle « communauté », celle de ses lecteurs/lectrices, venant d’horizons de lecture multiples et variés, et porteurs de questions résistantes.

En l’occurrence, dans cette communauté, il y a des généreux qui postulent un Rancière sartrien ou un Sartre rancièrisé, et il y a des « ressentimentaux », les sartriens attachés à Sartre ou les flaubertiens attachés à Flaubert, qui ne trouvent pas leur compte dans ce que les uns font des autres. Ni sartrienne ni flaubertienne, il nous faut ne pas être rancièrienne, pour rester fidèle à la leçon de Rancière. Et donc, avant d’en venir aux scènes du texte, il nous faut faire deux tours en extérieur, nous rendre brièvement du côté de la critique qui s’essaie à penser depuis peu la relation de Rancière à Sartre. Et voyager rapidement du côté anecdotique, de scènes « biographiques » de Rancière où Sartre se trouve impliqué, scènes qui ne sont pas des « moments de révélations existentielles […] mais des rencontres significatives de la pensée et de la vie[19] ».

Deux articles critiques récents ont en effet tenté d’évaluer la place de Sartre dans l’oeuvre de Rancière. D’un côté, Devin Zane Shaw dans « The nothingness of equality. The “Sartrean existentialism” of Jacques Rancière[20] » identifie la dette conceptuelle de Rancière envers Sartre — notamment son usage des concepts de liberté, de contingence et de facticité — et il propose de reformuler la question de l’authenticité sartrienne à la lumière de l’égalitarisme rancièrien. De l’autre, Christina Howells dans « Rancière, Sartre and Flaubert. From the Idiot de la famille to The Politics of Aesthetics[21] » regrette la manière dont Rancière simplifie la conception sartrienne de la littérature engagée et du rapport entre littérature et politique, en se limitant au Qu’est-ce que la littérature ? et en ignorant L’idiot de la famille, alors qu’il existerait selon elle des similarités frappantes entre leur théorie esthétique et quelques-unes de leurs analyses stylistiques de Madame Bovary par exemple.

Ces deux réflexions pertinentes ouvrent ainsi un nouvel espace critique légitime : d’un côté, la volonté de les lire l’un par l’autre, de manière constructive ; de l’autre, l’enquête sur les apports et emprunts reconnus, ou passés délibérément sous silence. L’intervention de Rancière dans Libération permet de montrer qu’il n’ignore pas L’idiot de la famille, peu s’en faut, puisqu’il y fait longuement allusion dès 1983 dans Le philosophe et ses pauvres. Mais plus important encore, son projet n’est pas de présenter la conception sartrienne de la littérature et des rapports entre politique et littérature, dans toute leur complexe évolution, ni de faire une étude systématique de sa philosophie. Il s’agit plus précisément d’inaugurer un autre mode de lecture, de rapport aux textes, de Sartre ou d’autres, qu’il rencontre dans le cadre de ses propres recherches, toujours liées à certaines conjonctures. Sans oublier, comme il le reconnaît lui-même, que ce sont ces mêmes lectures qui l’ont d’abord sensibilisé à ces questions, et qui ont informé sa manière de penser ou de se représenter le peuple, le « prolétaire ». Il signale en effet

la marque profonde de la littérature sur ce que j’ai écrit. Cette marque, elle est en partie consciente (dans mon image atypique du prolétaire, il y a un peu de Charles Bovary, un peu du petit Justin, un peu de Monsieur Arnoux), le plus souvent inconsciente : difficile de dire exactement ce que je dois à des auteurs que j’ai intensément lus et aimés, mais qui n’apparaissent pas pour autant dans ma manière de raconter l’histoire ouvrière : Proust, Conrad, Faulkner […]. Et, bien souvent, le poids réel des influences est tout à fait différent du poids littéraire des écrivains […]. Les textes dont nos vies et nos écrits se tissent opèrent dans la mesure même où ils sont oubliés, déplacés, transfigurés[22].

Si bien qu’il est vain de chercher à savoir où commence l’un et finit l’autre, comme il est stérile de se lancer dans une quête des sources et des influences, l’essentiel étant ce que Rancière en fait, sous nos yeux, et la manière dont ces textes sont entrés dans la fabrication de sa vie et de sa pensée.

Sartre dans la trame existentielle et philosophique de Rancière

Comme de nombreux adolescents de son époque, Rancière, né à Alger le 10 juin 1940, le « jour même où son père est tué[23] », a connu ses premiers émois philosophiques à travers les débats sur la liberté dans les romans de Sartre ou sur l’absurde dans l’oeuvre de Camus. Il se rappelle en effet comment, en tant que « lycéen de la fin des années cinquante », il avait profondément vécu l’écart entre, d’un côté, « l’éclat des formules des pièces de Sartre et des essais de Camus qui nous parlaient de l’existence, de son sens ou de son absurdité, ou encore de la liberté et de l’engagement et, de l’autre côté, la grisaille des cours et des manuels recensant la théorie de l’attention, de la perception ou de l’induction[24] ». Cette « saveur » inoubliable de la liberté, mais aussi le ressenti de l’absolue contingence de toutes choses, il ne les oubliera pas. Ils imbibent ses textes, leur donnent ce « ton » vivifiant par delà l’absurdité fondamentale et irrémédiable de la vie.

À plusieurs reprises, dans le dernier entretien publié, Rancière revient non seulement sur Sartre comme « premier accès à la philosophie[25] », mais il reconnaît aussi ce qui en reste, ce « vieux fond sartrien[26] » de sa pensée, qui persiste en dépit de sa « rééducation » par Althusser : « Ma passion pour le jeune Marx et l’humanisme — je venais d’un horizon catholique — s’est évidemment retournée sous l’effet d’Althusser[27] », ce maître qui l’avait définitivement « arraché à [son] enthousiasme juvénile pour la philosophie “concrète[28]” », et qui lui avait « appris à [se] méfier de la chair imaginaire des mots[29] ». On sait également que Rancière a passé quelques années à préparer une thèse jamais écrite sur Feuerbach, « chez qui il y a l’obsession de l’homme concret, de l’être de chair et de sang, etc. Cela m’a mithridatisé contre les philosophies et les esthétiques phénoménologiques de la présence, de la chair, etc.[30] » Mais s’il prend vite ses distances avec le Marx qu’il aura découvert par Sartre et tous ces « thèmes que l’althussérisme a balayés[31] », il reste que sa dette envers Sartre ne peut se réduire à celle qu’il reconnaît, à savoir cette idée d’un « écart par rapport aux explications psychologiques et sociologiques[32] ».

Cette pensée reste agissante quand l’apprenti philosophe normalien, nourri de « Théorie » et de « révolution dans la théorie », se trouve de nouveau confronté au « vécu », quand la philosophie existentielle fait retour dans la question lancée par un jeune gréviste lors d’une réunion informelle du printemps 1968 dans l’usine occupée de Sud-Aviation. Cet ouvrier voulait savoir si « dans la société socialiste on pourrait encore faire des actes gratuits[33] ». Le « ressenti » de cette scène, l’effet « d’une pensée qui est partout et à tous » face à cet ouvrier qui « affirmait son droit à la pensée, à la gratuité de l’action », combiné avec l’illumination qu’il aura en bibliothèque, toujours en Mai 68, constitueront celui-ci en événement après coup : « Chacun, écrit-il, connaît de ces événements, toujours individuels, qui, de temps en temps, de place en place, rappellent à chacun sa propre place[34]. » Il comprend, ce jour-là, quand la bibliothécaire lui remet un dossier contenant des lettres échangées par un menuisier et un carreleur, que c’est de cela qu’il avait « quelque chose à dire et non du débat philosophique du temps[35] ». Mais il lui faudra plus d’une décennie dans les archives ouvrières pour bien entendre autrement et faire revenir ces « spectres », ces doubles prolétaires des philosophes, pour apprécier la portée émancipatrice de ce travail pris sur le repos de la nuit, par des ouvriers-philosophes et poètes qui remettaient en question le partage entre vie ouvrière et pensée philosophique ou littéraire.

Ce faisant, Rancière reprend le flambeau de Sartre militant, mais d’un genre inédit, qui se serait déplacé du côté des archives, ne serait plus sous la houlette de dirigeants maoïstes et d’une tradition de l’émancipation ouvrière confisquée par une vision léniniste de l’histoire, mais qui accéderait enfin à cette dimension révolutionnaire, esthétique, de l’émancipation ouvrière inscrite dans la chair des mots et des images. Une vie sans corps collectif autre qu’un amas précaire et lacunaire de mots sur des feuilles volantes, en marge de l’être-prolétaire de l’histoire officielle. Soit la vie et la pensée d’un Rancière sous l’emprise enivrante, entêtante, d’une « saveur » de l’égalité dont le philosophe plébéien Gabriel Gauny et d’autres lui avaient fait don et qu’il n’oubliera jamais[36]. Un opium intellectuel autrement plus puissant que les hallucinations de la mescaline ou les effets débilitants de la corydrane !

Laissons pour une autre fois ce rôle de Sartre intellectuel et militant maoïste, évoqué dans le titre de Libération et auquel Rancière fait également référence dans un article intitulé « La légende des philosophes. Les intellectuels et la traversée du gauchisme », repris dans Les scènes du peuple[37]. Kristin Ross raconte comment il fut l’objet d’une censure de la part de la direction des Temps modernes, qui devait publier en 1978 un numéro spécial des Révoltes logiques intitulé Les lauriers de mai consacré à la « mémoire » de Mai 68, et qui fut jugé sans doute trop polémique à l’égard des « Nouveaux philosophes[38] ».

Auparavant, il y eut également l’échec d’un projet commun de travail avec le philosophe de la liberté et de la révolte. En effet, Rancière sera parmi l’un des nombreux chercheurs qui devaient participer à une série télévisée consacrée au « Sens de la révolte au xxe siècle », et dans laquelle la personne et l’itinéraire philosophique de Sartre étaient essentiels. Il s’agissait d’une série d’interviews illustrées de documents d’archives et c’est dans ce cadre que Pierre Victor/Benny Lévy, qui était déjà secrétaire de Sartre, avait fait contacter Rancière. Tout ce groupe de sympathisants maoïstes devait s’occuper tout particulièrement de l’histoire ouvrière. Mais après un an d’intense travail, le projet fut abandonné. Il s’agissait en fait pour Sartre d’avoir des documentalistes, mais des « documentalistes » comme Rancière et sa bande n’étaient pas faciles à manoeuvrer, car ils avaient la prétention de participer à l’élaboration du sujet. Ce que Sartre n’entendait pas de cette oreille, puisque Rancière se souvient comment, lors de la dernière réunion, Sartre leur avait expliqué qu’il était le chef[39]. Ce projet s’est donc enlisé, officiellement pour des raisons de désaccord entre Sartre et les gens de la télévision, comme il viendra s’en expliquer lors d’une conférence de presse le 25 septembre 1975, en dénonçant une forme de censure. En fait, comme dit Rancière, « on voulait bien de Sartre mais pas de cette troupe de gauchistes avec lui ». Par ailleurs, « Sartre a dû comprendre qu’il aurait du mal avec ses documentalistes ». Mais en dépit du projet avorté, l’effort investi a grandement contribué à la formation et aux travaux du Centre de recherches sur les idéologies de la révolte, qui publiera ensuite la revue Révoltes logiques, que Rancière animera entre 1975 et 1981[40].

De quelques usages « abusifs » de Sartre ?

Dans le prolongement du projet avorté en 1975 comme de l’interruption de l’aventure des Révoltes logiques en 1981, Sartre trouve naturellement sa place dans un chapitre intitulé « L’horizon marxiste » du Philosophe et ses pauvres (1983), livre dans lequel Rancière reconstitue la « scène philosophique du pauvre[41] », soit cette « philosophie du chacun à sa place[42] » où la fatigue, l’absence de temps, de loisir, justifient l’absence de pensée et de parole des ouvriers, selon un partage des discours qui renvoie au partage des conditions. Ainsi pour Sartre comme pour Platon, le manque de temps, de loisir, la fatigue, non seulement « marquent » l’ouvrier mais « font » l’ouvrier[43]. C’est la « scène d’un platonisme dénié[44] » que l’on peut déjà lire dans Qu’est-ce que la littérature ? puisque le prolétariat, écrit Sartre,

ne songe pas à réclamer la liberté politique, dont il jouit après tout et qui n’est qu’une mystification ; de la liberté de penser, il n’a que faire, pour l’instant ; ce qu’il demande est fort différent de ces libertés abstraites : il souhaite l’amélioration matérielle de son sort et, plus profondément, plus obscurément aussi, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme[45].

je souligne

Le traitement du philosophe-roi est néanmoins moins violent que celui réservé à Bourdieu, sociologue-roi. Il est évident que Rancière reste du même côté que Sartre, contre la « vulgarité du sociologue », celui qui, du haut de son mépris savant, « regarde d’un oeil amusé les témoins de cet âge où les philosophes croyaient à l’avenir de l’égalité et les prolétaires à l’inspiration des poètes[46] » — et l’on pourrait même dire que la faute à la « philosophie distinguée » de Sartre est celle que Rancière attribue à Kant, à savoir « simplement son appartenance à un autre temps[47] ».

L’effort de pensée rancièrien qui cherche à concilier ce qu’il a trouvé chez le philosophe plébéien Gauny et chez Jacotot le maître ignorant ne peut donc que prendre ses distances avec Sartre philosophe-roi. De même, le penseur de la « littérature » et de sa politique ne peut que mettre Sartre de côté, pour s’inspirer de Flaubert érigé en modèle de ce qu’il cherche/trouve. Mais ce n’est pas sans s’inspirer de Sartre et reprendre son questionnement. En effet, dès que Rancière aborde la question de la « politique de l’écriture », puis celle de la politique de la littérature, à partir du « cas Flaubert », Sartre est l’un des rares, sinon le seul interlocuteur contemporain qu’il considère, mais ce n’est pas sans réduire ses écrits à une seule et même idée qu’il reprend ad nauseam, la notion de « pétrification » du langage de Flaubert dénoncée par Sartre. Des milliers de pages, fourmillantes d’idées et de formulations, sont ainsi réduites à quelques synthèses, sinon à cette phrase fétiche : « Flaubert écrit pour se débarrasser des hommes et des choses. Sa phrase cerne l’objet, l’attrape, l’immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, se change en pierre et le pétrifie avec elle[48]. » Ce faisant, Rancière ne cherche pas tant à enfoncer des portes ouvertes et à se joindre à la vieille polémique autour de la question de l’écriture engagée, depuis longtemps discréditée, qu’à reformuler les termes du débat. Il s’agit de préciser ce qu’on entend par « littérature », question à laquelle Sartre n’avait pu répondre, mais aussi par « politique », en l’occurrence la politique de la littérature.

De même, quand Rancière évoque L’idiot de la famille, c’est toujours pour souligner le même fait : toute la lecture de L’idiot de la famille sortirait selon lui de l’hypothèse sartrienne d’un face à face traumatique entre la bourgeoisie et les journées de 1848, comme celles de 1871. Que ce soit en 1983 ou en 2007, Rancière souligne ainsi comment « la clef de l’ordre social » se trouverait selon Sartre dans cette « peur bourgeoise devant le face à face de juin 1848 », hantée par ce prolétariat « qu’elle n’a pas assez tué en 1848, pas assez exterminé en 1871[49] ». Et la « pétrification » est liée à ce face à face mortifère : « la pétrification littéraire des mots et des objets servait donc à sa manière la stratégie nihiliste d’une bourgeoisie qui avait vu sa mort annoncée sur les barricades parisiennes de 1848 et qui cherchait à conjurer son destin en freinant les forces historiques qu’elle avait déchaînées[50] ».

Ainsi quand Rancière lit Sartre lisant Flaubert, c’est toujours de « pétrification » qu’il est question — toujours la même idée fétiche sur laquelle il revient, pour démontrer les limites de la conception sartrienne du rapport entre littérature et politique. Toujours cette idée des mots-pierres qu’il relève et lui lance à la figure, non sans sélectionner sévèrement dans son corpus et blesser son intégrité, en tranchant dans le vif du sujet. Rancière serait-il alors cet « orphelin abusif[51] » imaginé par Sartre, ce lecteur qui utilise ses écrits pour ses propres fins, non anticipées par Sartre, et qui « ramasse des pierres sur la route pour les jeter au visage d’un agresseur » ? Ou serait-il plutôt celui qui, en lui désobéissant, ne ferait au fond que ce qu’il voulait qu’il fasse : s’émanciper de lui ou de tout autre père, maître, écrivain ? Sartre écrit en effet :

ce n’est pas l’avenir que nous faisons, mais le présent concret de nos petits-fils. Sur ce présent-là nous n’avons aucun moyen d’action, ils le vivront pour leur compte et comme ils voudront ; en situation dans leur époque comme nous sommes dans la nôtre, s’ils utilisent nos écrits, ce sera pour des fins qui leur sont propres et que nous n’avions pas prévues, comme on ramasse des pierres sur la route pour les jeter au visage d’un agresseur[52].

je souligne

Néanmoins, l’enjeu n’est pas de prendre Sartre en faute, mais plutôt de comprendre comment une position qu’il présente comme progressiste, révolutionnaire, peut se retourner en son contraire, comprendre comment, en interprétant mal l’écriture de Flaubert, c’est sa propre conception de la politique de la littérature qu’il met en procès, une conception anti-démocratique fondée sur un partage des discours, qui est en fait un partage des conditions. Car l’authenticité de la démarche de Sartre n’échappe pas aux effets toujours agissants de la scène philosophique platonicienne princeps, celle du « chacun à sa place » et de l’expulsion des poètes inutiles et menteurs.

Dès 1948, on a reproché à Sartre, d’une part, d’être hanté par Flaubert comme un « remords » alors que c’est un écrivain qui « ne s’est pas engagé[53] » ; d’autre part, de lui « être injuste ». Il ne résiste pas alors au « plaisir de citer » plus d’une dizaine de passages de la correspondance de Flaubert empestant d’aigreurs anti-démocratiques et qui suffisent à Sartre pour le juger propre à être fusillé[54] ! Ce qui n’empêchera pas ce corps à corps interminable, sa vie durant, avec Flaubert, où Sartre-fils cherche à exécuter le père, son père, et tous les pères, in absentia, sous la figure du père de Flaubert[55], alors qu’il croit cibler Flaubert, en tant que père de la littérature et du roman modernes, modèle insupportable pour lui de l’écrivain-martyr, plongé dans le néant et affamé du rien dont il minéralise sa prose. Ce qui est pensé comme retrait nihiliste s’enracine dans une seule et même idée inchangée de Sartre : la peur traumatique qui a saisi la bourgeoisie dans son face à face avec le peuple, en 1848 et en 1871, et qui motive son désir d’éliminer ce « troupeau assassin », cette tourbe furieuse, ces « basses classes[56] » qu’on a voulu, à tort, éclairer.

Pourtant, Sartre restera fasciné par l’ermite de Croisset et luttera jusqu’au bout avec cette contradiction : travailler sur un auteur bourgeois mais anti-bourgeois comme lui, et en même temps indéniablement anti-démocratique dans sa vie comme dans son art, alors que Sartre se pense et se veut révolutionnaire, toujours du côté du « peuple ». Il s’épuisera à trouver les causes de l’aliénation de Flaubert, de sa vie misérable, sans pour autant pouvoir passer de l’échec d’une vie à la réussite d’une oeuvre, de la passivité constitutionnelle de l’idiot de la famille, à celle requise par une oeuvre. Soit ce labeur incessant de Sartre sur cette contradiction qu’il « assume » dans sa vie, mais qui est l’aporie d’une pensée, d’une conception de la littérature et de la politique, l’aporie de l’oeuvre, qu’il expose, mais qu’il ne peut résoudre sans s’autodétruire.

Il aurait fallu pour cela imaginer une autre hypothèse, une autre fiction théorique de la littérature et de la manière dont elle fait de la politique. Autrement dit, renier tout ce qu’il avait pensé de la littérature et de la politique, tout ce qu’il croyait savoir. Il aurait fallu se rallier à ce scandale de la pensée rancièrienne qui affirme que c’est dans l’aspect le plus aristocratique même de l’art, dans sa pureté, dans l’équivalence générale de toutes les représentations, qu’il faut retrouver « l’indifférenciation démocratique et la monotonie du geste ouvrier », du « casseur de pierres[57] ». Il aurait fallu penser que l’écrivain démocrate n’est pas « celui qui plaide pour l’éducation du peuple ou décrit les bas-fonds de la société, mais celui qui met tout sur le même plan, qui traite et s’intéresse à égalité au loqueteux et à ses poux, aux galets des plages ou aux humains[58] ».

Mais pourquoi les contemporains réactionnaires de Flaubert ont-ils bien diagnostiqué la nature « démocratique » de son écriture, là où Sartre n’y a vu qu’aristocratisme littéraire ? C’est qu’en dépit de leur diagnostic opposé, ils partageaient une même nostalgie pour les belles-lettres et leur conception de l’oeuvre organique, ordonnée, ajustée à un ordre social (aristocrate ou bourgeois), par un auteur qui collaborait à ce partage. Sartre n’a pas perçu en quoi consistait la révolution de la « littérature », resté quelque part prisonnier du modèle de l’engagement des écrivains philosophes du xviiie siècle, exemple pour lui d’un accord miraculeux entre l’écrivain et la classe révolutionnaire, bourgeoise en l’occurrence, qui attendait toutes ses lumières de ses intellectuels. Dès lors, « la pétrification » du langage, « la perte du sens de l’action et de la signification humaines[59] » ne pouvaient représenter que la démolition de cet accord entre un ordre poétique et un ordre du monde. C’est le même théoricien de la littérature et de sa politique que l’on retrouve en somme sous la figure de l’intellectuel universel et militant, debout, érigé sur un tonneau de fortune, s’adressant aux ouvriers en 1970, au square Bir-Hakeim, de l’usine Renault, Boulogne-Billancourt, photo que Rancière fait figurer en couverture de son livre dans la réédition de 2006. Cette photo capture en effet le face à face du philosophe et des ouvriers, de l’intellectuel rallié à la cause ouvrière et soutien de La cause du peuple, sur l’intervention des dirigeants de la Gauche prolétarienne, rêvant d’une révolution absolue, d’une société sans classes où l’intellectuel disparaîtrait, ses ouvrages n’ayant plus aucune utilité, mais en attendant, ils restent chacun de leur côté, lui sur son tonneau et eux en face.

Or c’est ce partage même qu’il faut remettre en question selon Rancière, car les ouvriers parlent et pensent comme des philosophes. Ils lisent et veulent imiter les oeuvres des bourgeois, vivre comme eux, et non conformément à un quelconque « être » ou condition naturelle d’ouvrier. Les ouvriers émancipés qu’il a découverts sont ceux qui voulaient d’abord s’approprier la langue et la culture de l’autre, « un regard, un langage, des goûts qui n’étaient pas “les leurs” dans l’exacte continuité, en revanche, du grand souci des élites[60] ». Pour Sartre, ces ouvriers trahissent leur condition quand ils ne s’intéressent qu’aux « best-sellers bourgeois[61] », quand, faute de loisir, de temps, sous le faix de leur fatigue, ils n’ont même pas le goût de lire[62]. Mais pour Rancière, ce que Sartre « refuse surtout, ce sont les intervalles élastiques de la liberté autodidacte[63] ».

Rancière lecteur de Sartre sur la scène publique, médiatique

Redescendons donc du tonneau et allons avec Rancière sur la place publique, celle de l’arène polémique, où l’on lutte pour le sens des mots. Revenons à cette scène où Rancière se joint à la célébration publique, médiatique, en jouant sa part d’empêcheur de tourner en rond, refusant d’entrer dans la danse consensuelle des deux Sartre. C’est que son geste reste profondément fidèle aux injonctions sartriennes : ne pas se trouver « une petite place tranquille de gardien de cimetière[64] », de ce qui reste des écrivains, à savoir les livres, ces « petits cercueils qu’on range sur des planches, le long des murs[65] ». Au contraire, se faire « lecteur » vivant, manipulant des livres-objets sur les étagères de sa bibliothèque personnelle pour les besoins d’un travail, où vie et pensée se nouent, réalisant en acte ce qu’on pourrait appeler une « immortalité sur étagère », celle dont rêvait le jeune Poulou et peut-être encore le vieux philosophe[66]. Et non pas la lecture comme cette « possession » où l’« on prête son corps aux morts pour qu’ils puissent revivre[67] ».

Rancière ne veut pas faire revivre un mort, mais reconstituer l’être fragile, précaire, inconsistant, que les mots permettent de construire, en lecteur émancipé qui n’a que faire de la volonté de l’auteur, et qui n’a donc pas besoin de démembrer Sartre-père. Il faut juste le mettre en pièces, en scènes, sur le théâtre intime et public de sa pensée en travail. Il pose non en spécialiste, en érudit, mais en amateur qui circule librement entre les livres, les savoirs, les disciplines. Et il participe ainsi à la guerre des discours d’appropriation autour de Sartre, à égale distance de la destitution du militant naïf, ou de l’érection de l’humaniste, anti-humaniste, pour s’approprier comme il l’entend une somme de trois mille pages, en une image grotesque et familière, celle-là même qui semble le révulser, la familiarité d’un corps à corps : « Car il l’appelait Gustave, comme on fait en tapant sur le ventre d’un copain de collège qui prend de l’embonpoint[68]. » Toutes ces années, ce labeur, ces pages, pour explorer « le système végétatif » de Gustave, engrosser l’enfant-idiot de la famille de trois volumes qui en font un rentier de province, et lui fabriquent un « portrait de notable[69] ». Quel gâchis !

C’est que Sartre, parti d’un bon pas méthodique, s’est égaré, dans cette « passivité » propre à l’artiste, ce « quiétisme secret », qu’il rejette, mais colle à Gustave qui revit en Poulou et vice versa. La dernière tentation, de La tentation de Saint-Antoine, celle d’« être matière », est alors le désir inavoué mis en oeuvre de Flaubert, mais dénié par Sartre. Dès 1983, un passage du Philosophe et ses pauvres en formulait l’essentiel :

« Être la matière », tentation ultime du Saint-Antoine de Flaubert […]. Si Sartre en rajoute […] n’est-ce pas pour prendre ses plus grandes distances avec le rêve du rentier Flaubert : l’oeuvre immobile, mer sans bords, désert sans bornes, qui, comme la nature, ne veut rien dire et fait seulement rêver ?

Rêve spinoziste d’un univers qui ne peut imiter la finalité qu’à condition de n’en pas avoir et de ne rien imiter. Rêve bourgeois de mort que le philosophe ami du peuple devrait mettre à la plus grande distance pour ne pas avoir à s’en accuser comme du quiétisme secret qui double sa passion de la justice ? Rêve d’un monde sans ouvriers par auto-organisation et signifiance propre de la matière ? Calme comme la mer, vide comme le désert d’Orient chez le bourgeois haineux de Croisset ? Peuplé des machines, des circuits, des explosions, des tournoiements et des turgescences de la quiétude perturbée chez les philosophes amis de l’égalité[70] ?

je souligne

Sartre y résiste comme il résiste à toute passivité, parce que connotée au féminin. C’est ainsi qu’il conçoit la métamorphose de Flaubert auteur en femme[71], l’assomption de sa passivité-féminité, par identification à Emma, à laquelle il insuffle en même temps du masculin viril. En revanche, pour Rancière, écrire est un acte de désidentification. Il montre un Flaubert « dévoré par sa fable, devenu l’otage de son otage […] quand l’artiste doit se faire ressentir à lui-même tout ce que doit ressentir son héroïne ou qu’il doit s’identifier à ces deux imbéciles, devenir aussi bête qu’eux pour les faire exister[72] ». Pour convertir leur « rien » en un autre « rien », littéraire. La seule liberté de l’artiste réside dans le choix de sa « passivité », dans son devenir entièrement passif, où il invente sa maladie, sa névrose, comme fiction. Sartre, précisément, lutte contre cette passivité : il veut en jouir, tout en la rejetant comme maladie bourgeoise d’écrire, comme mensonge et comme « roman vrai ». C’est pour cela, écrit Rancière, « qu’il lui tape sur le ventre : Hein, Gustave ! On est des sacrés comédiens tous les deux ; on s’y entend pour écrire des livres qui mentent sur le mensonge qu’est notre vie de comédiens[73]. » Ainsi se rejoue chez Sartre, selon Rancière, l’expulsion platonicienne des malades/menteurs.

Le petit Poulou, soumis à la « vocation », imposée par le grand-père, de devenir écrivain, s’identifie au rôle, et s’imagine devenir cet objet, un livre — sur l’étagère — et entrer dans le livre, c’est-à-dire devenir le « personnage » d’un lecteur. Par cette ubiquité spatio-temporelle délirante par laquelle il se voit dépossédé de sa vie, de son présent, de son futur, par le destin prescrit et accompli, il devient un mort-vivant, un être-de-papier-et-d’encre, qui n’existe que par ses futurs lecteurs, à qui il adresse des messages qui lui sont indéchiffrables :

Je frissonnais, transi par ma mort, sens véritable de tous mes gestes, dépossédé de moi-même, j’essayais de retraverser la page en sens inverse et de me retrouver du côté des lecteurs, je levais la tête, je demandais secours à la lumière : or cela aussi, c’était un message ; cette inquiétude soudaine, ce doute, ce mouvement des yeux et du cou, comment les interpréterait-on, en 2013, quand on aurait les deux clés qui devaient m’ouvrir, l’oeuvre et le trépas[74] ? »

À notre tour, devenue cette lectrice imaginée mais concrète, réelle, de 2013, qu’avons-nous pu faire de ces assemblages de mots, de ce pathos — peur de la mort, inquiétude, doute, mouvement du corps —, de cette « vie » vivante, prise dans les mots, passée par le logos ? Et du corps que s’est donné la grande pensée de Sartre — ou celle de Rancière — pour se réaliser ? À quels appels de ces textes avons-nous répondu ? Sous l’injonction de quels mots avons-nous essayé de nous arracher à nous-même, pour devenir autre que ce qu’on a fait de nous ? Avons-nous été, à notre tour, cette lectrice « émancipée », c’est-à-dire « abusive », qui a choisi d’entendre de là où elle lit et interroge les textes, pour ses propres besoins ? Ce qui est certain, c’est que, pour remonter du Flaubert de Rancière à celui de Sartre, il a fallu revenir aux textes, et relire Sartre. Et découvrir combien oublié il était encore vivant, agissant…