Corps de l’article

En 1965 au théâtre de l’Odéon, Jean-Louis Barrault monta une pièce classique de l’âge d’or espagnol, Le siège de Numance de Miguel Cervantès, tragédie conçue en 1584 pour célébrer le courage des « ancêtres » celtibériques, les Numantins, qui, en 133 avant J.-C., résistent toujours obstinément aux armées de Rome. Assiégés dans leur ville depuis de longues années par les légionnaires de Scipion, ils refusent de se rendre. Ravagés par la peste et la faim, au bout de leurs forces, ils choisissent de se suicider collectivement après avoir tué leurs femmes et leurs enfants. Les Romains prennent ainsi possession d’une ville fantôme et l’épisode rappelle d’une certaine manière la résolution rendue légendaire par les Israélites à Massada deux siècles plus tard, face à une autre armée romaine.

À vrai dire, la mise en scène de Barrault en 1965 était partiellement une reprise[1], puisqu’en 1937, en plein Front populaire, le très jeune Barrault avait découvert la pièce tombée dans l’oubli et décidé de la créer à la fois comme un geste d’hommage théâtral à ses maîtres, Étienne Decroux et Charles Dullin, et comme un acte de solidarité envers les républicains espagnols aux prises avec les armées envahissantes de Franco. Créée au mois d’avril au théâtre Antoine, la pièce prit une dimension prophétique lorsque les forces nationalistes encerclèrent Madrid à la fin de l’année — ce qui provoqua une mise en scène espagnole de la pièce dans la capitale[2]. Mais pourquoi la remonter en 1965 ? Barrault s’explique : « Depuis 1937, la malheureuse révolution espagnole a été dépassée en horreur par d’autres cruautés plus grandes, plus atroces, celles-ci organisées. Nous avons failli découvrir que l’on pouvait désespérer de l’Homme[3]. » En effet, pour la France en particulier, la période historique contenue entre les deux dates fut marquée par des violences encore plus sombres que celles qui sévissent ailleurs ; après le conflit mondial et la douleur particulière de l’Occupation, surviennent coup sur coup des guerres déshonorantes en Indochine et en Algérie, qui laissent des cicatrices durables, voire des plaies ouvertes. Si Barrault choisit de reprendre une création qui avait fait date à la fin des années 1930, c’est en partie que « Numance est d’une éternelle actualité[4] », mais surtout parce que la pièce témoigne en même temps d’un courage qui « reste comme une bouée, comme une petite lueur, comme la petite fille espérance[5]  ». Pour Barrault, l’oppression sera toujours vaincue par ceux qui savent dire « non », au prix même de la mort. À ses yeux, entre 1937 et 1965, le sens de la tragédie, même si celle-ci ne vise plus spécifiquement le conflit en Espagne, n’a pas sensiblement changé. Les Numantins, victimes d’une agression impérialiste, incarnent la résistance à l’oppression poussée à sa limite, les martyrs d’un engagement total. Cette lecture moderne où l’allégorie est politique, contemporaine et quelque peu manichéenne s’éloigne il est vrai d’un acte de parole autrement complexe de la part de Cervantès en 1584[6]. Toujours est-il que le sens de la pièce au xx e siècle reste pour l’essentiel tributaire des impulsions « engagées » de Barrault en France et de Rafael Alberti en Espagne. Sartre a vu la mise en scène de Barrault au théâtre Antoine et n’a pas aimé les choix esthétiques de Barrault qui ont, selon lui, étouffé la résonance politique de la pièce[7]. Il aurait, à mon sens, apprécié davantage la mise en scène d’Alberti à Madrid dont les circonstances très particulières étaient beaucoup plus proches des conditions de guerre qui ont amené Sartre à s’engager théâtralement[8].

Pour ce qui est de la mise en scène de 1937, une voix s’élève qui est totalement réfractaire à cette lecture de la pièce : « Il n’y a qu’illusion et facilité dans le fait d’aimer Numance parce qu’on y voit l’expression de la lutte actuelle[9]. » Résolument antifasciste, ce n’est pas sur le plan idéologique que Georges Bataille conteste la lecture de Barrault. Mais pour Bataille, la signification de Numance dans le contexte du Front populaire n’est pas à articuler en termes « brechtiens » où, à l’instar d’un Arturo Ui, Scipion serait à rapprocher d’un dictateur fasciste comme Franco afin de susciter une mobilisation en masse du côté de la république espagnole. À cette perspective binaire et manichéenne, Bataille substitue une lecture différente et encore plus pessimiste de la pièce. La tragédie de Numance en 1937 n’est pas à ses yeux la défaite de la résistance numantine annonçant celle de la République espagnole, car pour Bataille, la résistance — et encore moins la révolution — n’est plus à concevoir en ces termes. La véritable tragédie, comme l’a bien résumé Denis Hollier, c’est la militarisation du monde, c’est l’emprise totalitaire d’une mobilisation armée des deux côtés. À ce titre, Scipion représente non pas l’incarnation d’un pouvoir militaire fasciste, mais l’impossibilité pour un conflit idéologique de se présenter autrement que sous la forme tristement symétrique de deux camps armés. Citons Hollier :

In this sense, the suicide of the Numantines is the allegorical summation of the fate of a generation that saw the German left, the Russian revolution and the Austrian social democracy crushed one after the other… A generation that had come together in the wake of World War I and around the joint mottos of revolutionary optimism and international pacifism now found itself paralyzed, decimated and discarded by the radical deprogramming of these two positive utopias. Bataille replaced them with a negative, tragic utopia[10].

Numance donnerait donc forme à une convergence tragique, un reflet en miroir opposant « le césarisme soviétique au césarisme allemand[11] ». Mise à l’épreuve du nazisme d’un côté et du stalinisme de l’autre, la notion de révolution parrainée par un esprit de pacifisme internationaliste fait définitivement naufrage au cours des années 1930. Le numéro d’Acéphale dans lequel Bataille rend compte de Numance sort en juillet 1937. Au moment de la création de la pièce, le massacre de Guernica suivi de la répression communiste à Barcelone en mai et l’extermination progressive du P.O.U.M. renforcent le pessimisme de Bataille. En définitive, ce que la tragédie de Cervantès cristallise à ses yeux, c’est le moment historique où une génération doit passer d’une vision épique à une vision tragique de la révolution.

Sartre : le projet théâtral et la question de la violence

En quoi, au-delà de la petite histoire, cette évocation des deux mises en scène de Numance concerne-t-elle Sartre ? L’historien du théâtre relèvera que les débuts de Barrault, disciple de Charles Dullin, qui fut aussi le maître théâtral de Sartre, favorisèrent sans doute la rencontre des deux hommes à l’aube de leurs carrières, et même l’idée de leur collaboration, puisque c’est Barrault qui avait accepté en principe de monter Les mouches, la première pièce de Sartre conçue pour une scène professionnelle, montée finalement par Dullin[12]. On pourrait ajouter aussi que l’origine des Mouches, le séjour sur l’île de Santorini qui donne à la pièce le décor des premières scènes, remonte à l’été 1937 quand l’impact de Numance retentit encore dans l’esprit de Bataille et rappeler que la tragédie de Cervantès fut montée par Barrault au théâtre Antoine, où, à partir de 1946, la plupart des pièces de Sartre furent présentées pour la première fois. Si on signale de surcroît l’attention que Sartre de son côté porta à André Masson, proche de Bataille comme de Barrault, illustrateur entre autres de la revue Acéphale, et la participation de Jean Cau à la reprise de 1965, nous avons les éléments principaux d’une nouvelle configuration de relations rapprochant de manière inattendue Barrault, Bataille et Sartre[13].

Mais l’enjeu de ces deux mises en scène de Barrault comme révélateur du parcours théâtral de Sartre nous semble tout autre. Les deux dates, 1937 et 1965, englobent toute la carrière théâtrale de Sartre et l’essentiel de sa réflexion sur le théâtre. Nous avons déjà évoqué la genèse des Mouches. Et 1965 est une date tout aussi fatidique dans l’itinéraire du dramaturge ; c’est le 10 mars 1965, au T.N.P. à Chaillot qu’a lieu la dernière première d’un spectacle signé Jean-Paul Sartre : une adaptation des Troyennes d’Euripide. Longtemps délaissée par la critique sartrienne pour qui l’ombre considérable d’Euripide éclipsait sans doute les quelques retouches de Sartre, l’importance de l’adaptation a été réaffirmée récemment par Jacques Deguy, qui rappelle que c’est par cet acte de création et d’hommage à la fois littéraire et théâtral que Sartre prend congé de la littérature et non par Les mots un an plus tôt, comme le veut la légende, entretenue par Sartre lui-même[14]. Ce n’est pas un hasard non plus si ces deux dates se définissent par rapport à des guerres : en 1937, la guerre d’Espagne, nous l’avons vu — et la guerre mondiale dont elle est d’une certaine manière le précurseur ; en 1965, c’est la guerre du Vietnam (alors que la France se remet péniblement de la guerre d’Algérie) qui incita Sartre et Barrault à se mobiliser de nouveau pour protester contre une nouvelle guerre injuste et criminelle. Le rapport plus général entre la guerre, la conversion politique de Sartre « au social, au socialisme[15] » et la découverte d’une nouvelle esthétique collective — le théâtre — dans le cadre d’un camp de prisonniers de guerre en 1940 n’est plus à démontrer. Le rôle primordial du théâtre de Sartre au sein de la littérature engagée non plus. Mais ces deux mises en scène de Numance nous offrent peut-être une nouvelle optique pour réfléchir à la question de la violence et à la légitimité de la violence dans le combat politique que l’on ne cesse de reprocher à Sartre.

Depuis longtemps et de manière plus insistante depuis sa mort, cette thématique fait l’objet de commentaires divergents et souvent embarrassés dans les milieux sartriens. Pendant toute la période de sa grande notoriété — de la Libération et l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1960 —, ses adversaires politiques lui reprochaient de cautionner, d’une part, la violence des régimes socialistes totalitaires et, d’autre part, la terreur issue des mouvements de libération qu’il soutenait ouvertement, comme le FLN en Algérie, ou l’insurrection de Castro à Cuba. Après sa mort et la « fin » du communisme, ces détracteurs grandissent en nombre et ne se réclament plus exclusivement de la droite gaulliste ou autre. Au cours des années 1990, où ce réquisitoire dressé contre Sartre devient généralisé[16], le crime de Sartre — aux yeux du grand public qui comprend désormais une gauche libérale et socio-démocrate qui lui oppose volontiers une morale camusienne — est d’avoir fait l’apologie d’actes de violence indéfendables. Depuis que les chutes du mur de Berlin et de l’U.R.S.S. ont enlevé au débat une grande partie de son contexte essentiel, ses commentateurs se trouvent souvent sur la défensive, comme en témoigne, par exemple, le titre du livre de Ronald Santoni paru en 2003 : Sartre on Violence : Curiously Ambivalent, qui résume toute la difficulté à présent de réhabiliter l’image de Sartre au tribunal de l’opinion publique[17].

Le théâtre aurait-il son mot à dire sur la question ? Y a-t-il une réflexion théâtrale sur la violence chez Sartre ? Et si oui, est-ce que celle-ci s’articule de la même manière en 1965 qu’en 1942 quand Sartre mobilise ses souvenirs de 1937 pour sa première pièce professionnelle ? Disons-le d’emblée : trois raisons m’incitent à choisir le théâtre comme un site privilégié pour réfléchir à la violence sartrienne. Primo : Sartre découvre le théâtre comme forum à mobiliser pendant l’occupation allemande, c’est-à-dire dans un contexte de répression et de censure très visible pour tous les Français, où le problème de la violence subie est omniprésent et suscite naturellement la question : comment y répondre ? Secundo : Dans ses premières réflexions sur son théâtre, Sartre insiste sur l’importance dramatique de mettre en scène des « situations-limites » qui « présentent des alternatives dont la mort est l’un des termes[18] ». Le théâtre de Sartre sera par conséquent un terrain propice à la violence, surtout à la mort violente. Tertio : Le couvert de la fiction qui suppose un rôle primordial accordé à l’imagination et au fantasme permet à Sartre d’explorer autrement et peut-être plus librement la question de la violence que ses textes philosophiques. De surcroît, la structure unique du théâtre — en tant que spectacle monté et joué — exige l’achèvement, rare dans l’oeuvre de Sartre. Rappelons à cet égard le caractère disparate et fragmentaire des réflexions sur la violence le long des textes théoriques et notamment dans les Cahiers pour une morale inachevés et — du vivant de Sartre — inédits[19].

L’assassinat revendiqué

Le théâtre de Sartre naît dans un contexte de violence. Ce sont les contraintes liées à l’Occupation et à la censure qu’elle impose qui forgent tout l’enjeu de la mise en scène des Mouches au Théâtre de la Cité en 1943[20]. On pourrait même dire que le sens de la pièce est tributaire du sens de la violence qui s’y exprime. Pour contourner la censure et camoufler la raison d’être de la pièce, Sartre a stratégiquement recours à la mythologie grecque. En reprenant à son compte un épisode de l’Orestie qui propose déjà un engrenage familial d’assassinat et de vengeance, la signification de la violence mythique revue par Sartre a pu rester voilée. Dans l’adaptation sartrienne montée par Dullin, le double assassinat d’Égisthe et de Clytemnestre se prêtait à des interprétations diverses, de sorte que pour la censure et une bonne partie du public, la violence pût demeurer somme toute « littéraire ». En pleine Occupation, dans l’interview accordée à Yvon Novy avant la première, Sartre pouvait habilement entretenir toute l’ambiguïté du spectacle en soutenant que la pièce mettait en scène « un homme libre en situation […] qui s’affranchit au prix d’un acte exceptionnel, si monstrueux soit-il […][21] ». C’est d’ailleurs, poursuit Sartre, la monstruosité de ces meurtres qui explique le recours au mythe : « Si j’avais imaginé mon héros, l’horreur qu’il eût inspirée le condamnait sans merci à être méconnu. C’est pourquoi j’ai eu recours à un personnage qui, théâtralement, était déjà situé[22]. »

Dès la Libération, en revanche, libéré de toute contrainte liée à la censure, Sartre tient manifestement à dissiper toute équivoque et mettre les pendules à l’heure : le double assassinat commis par Oreste, affirme-t-il, est bel et bien à voir comme un acte de résistance armée contre l’occupant allemand. À la revue Carrefour, Sartre déclare en septembre 1944 : « Pourquoi faire déclamer des Grecs […] si ce n’est pour déguiser sa pensée sous un régime fasciste […]. Le véritable drame, celui que j’aurais voulu écrire, c’est celui du terroriste qui, en descendant des Allemands dans la rue, déclenche l’exécution de cinquante otages[23]. » Quatre ans plus tard, en Allemagne, lors d’une mise en scène controversée des Mouches au Hebbel Theater à Berlin, Sartre revient sur le sens de la mise en scène parisienne de 1943, expliquant que sa pièce était surtout alors une allégorie politique : elle devait encourager les auteurs d’attentats contre les Allemands à assumer leurs actes, même si ceux-ci devaient entraîner l’exécution d’otages innocents[24]. Que cette interprétation de Sartre recouvre ou non la totalité de l’adaptation — ce que contesteraient la plupart des commentateurs avertis[25] — me semble moins pertinent ici que la volonté de Sartre de mobiliser la pièce dans le sens d’une apologie de la violence, voire de l’assassinat comme tactique résistante légitime. Est-ce d’ailleurs un hasard si cette déclaration se fait à quelques semaines de la première des Mains sales, pièce controversée aussi dans l’itinéraire de Sartre qui reprend et approuve la tactique de l’assassinat comme arme politique ?

Ces prises de position en faveur d’actes de violence allant jusqu’à l’assassinat sont d’autant plus frappantes qu’elles sont contemporaines d’un dialogue naissant, pour l’essentiel souterrain, avec Camus sur la légitimité de la violence dans la lutte contre l’oppression. La brouille de 1952 se prépare déjà dans la série d’articles publiés par ce dernier dans Combat en 1946 sous le titre : « Ni victime, ni bourreau » dans lesquels Camus dénonce le « terrorisme confortable » de l’assassinat politique et « un état de terreur » dont il attribue la responsabilité à la légitimation du meurtre au nom du « réalisme politique » pratiqué avant tout par les communistes. D’autres publications développent son refus du marxisme et les principes de sa morale pacifiste où Sartre est clairement un interlocuteur visé : des Meurtriers délicats à L’homme révolté en passant par sa pièce Les justes qu’on peut voir comme la riposte de Camus aux Mains sales, celui-ci affirme une morale humaniste et pacifiste que Sartre de son côté considère naïve et insuffisante. L’affrontement le plus visible dans le domaine de la fiction a lieu dans un scénario de film, L’engrenage, rédigé par Sartre en 1946, jamais réalisé (et qui à l’origine portait le titre Les mains sales), plus tard adapté pour la scène[26], dans lequel Sartre affronte encore plus directement le problème de la violence et esquisse même ce qu’on pourrait considérer comme une apologie de la terreur révolutionnaire. Au cours d’une interview accordée en 1968 à Bernard Pingaud, Sartre a rappelé que « 1946, c’était aussi l’époque où, sans connaître encore l’exacte vérité sur les camps, on commençait à découvrir les ravages du stalinisme […]. Je suis seulement parti d’une affirmation très répandue, et en grande partie fausse à mon avis : “Staline ne pouvait rien faire d’autre que ce qu’il a fait.” J’ai pensé à un pays où on ne pourrait “rien faire d’autre”[27]. »

Le protagoniste de L’engrenage, Jean Aguerra, est le chef d’un parti révolutionnaire qui est arrivé trop tôt au pouvoir (on se rappelle que c’était la hantise principale de Hoederer dans Les mains sales) pour réaliser les principes socialistes du parti dans un petit pays de l’Europe de l’Est, arriéré et en voie d’industrialisation. Incapable d’affronter militairement un puissant voisin qui détient les droits sur toute l’exploitation pétrolière de son pays, Aguerra doit temporiser et mener une politique de répression contre ses anciens camarades qui voudraient nationaliser sur-le-champ l’industrie du pétrole. Conscient de la nécessité de moderniser le pays, Aguerra impose aussi une industrialisation de l’agriculture, se heurtant à la mentalité traditionnelle des paysans. Lorsque ceux-ci brûlent les récoltes en signe de protestation, Aguerra envoie l’armée et fait régner la terreur. Son meilleur ami, Lucien Drelitsch, rédacteur d’un journal, La Lumière (qui reflète les prises de position pacifistes de Combat en 1946), horrifié par la montée de la violence, dénonce dans son journal les mesures prises par Aguerra qui le fait arrêter. Drelitsch meurt en prison peu avant qu’Aguerra soit arrêté et exécuté à son tour.

Plus que dans toute autre oeuvre de Sartre, le débat sur la violence dans L’engrenage est porté par la métaphore célèbre et controversée des mains « propres » ou « pures » par rapport aux mains « sales » ou « pleines de sang[28] ». Comme je l’ai montré ailleurs, même si sur le plan du discours, les arguments de Drelitsch — qui peut se vanter d’avoir « gardé jusqu’au bout les mains propres[29] » — sont traités avec respect, la fiction et la poétique du scénario les assimilent aux émanations d’une angélique virginité[30]. En revanche, les décisions difficiles prises à contrecoeur par Aguerra qui a « du sang sur les mains » (et dont il faut relever le nom fortement connoté) semblent emporter toute l’adhésion de Sartre. La structure du scénario fait de lui le protagoniste incontestable, voire le héros tragique d’un engrenage de la violence où, comme il l’explique au jeune révolutionnaire François venu l’arrêter, lui, le « tyran », il n’y avait pas — et il n’y a toujours pas — d’autre politique à faire. La dernière scène nous montre François qui l’a remplacé au pouvoir, contraint de promettre à l’ambassadeur du puissant pays voisin qu’il ne touchera pas au pétrole.

De 1943 à 1951, on peut dire que le théâtre de Sartre non seulement affirme, mais — compte tenu des déclarations du dramaturge — clame le droit à la violence comme réponse à la violence subie et à l’oppression. On pourrait aussi soutenir que cette assomption d’une éthique de la violence trouve son apogée en 1951 dans Le Diable et le Bon Dieu, la pièce qui suit Les mains sales. Cette pièce, située par Sartre en pleine réformation allemande, construit toute une enquête morale du Bien et du Mal sur les préceptes chrétiens de la soumission et de la non-violence, avant de les dénoncer comme des chimères et de revendiquer pour des classes opprimées le droit à la lutte armée pour arriver à la justice sociale. La dernière scène voit le protagoniste, le reître Goetz, prendre le commandement de l’armée des paysans et abattre d’un coup de poignard un général récalcitrant qui mettait en cause son droit à assumer les pleins pouvoirs militaires nécessaires à sa nouvelle fonction. La dernière réplique de la pièce est une déclaration on ne peut plus claire de Goetz : « Il y a cette guerre à faire et je la ferai[31]. »

L’assassinat en cause

Et pourtant, en 1965, la dernière réplique de tout le corpus théâtral de Sartre est placée dans la bouche d’un dieu grec, Poséidon. Elle reprend la question de la violence assumée par Oreste, Aguerra et Goetz. De nouveau, la guerre est évoquée, mais en des termes diamétralement opposés aux ultimes paroles de ce dernier : « Faites la guerre, mortels imbéciles […]. Vous en crèverez. Tous[32]. » La différence de perspective est saisissante. Que s’est-il passé ?

La décennie, ou presque, qui sépare Le Diable et le Bon Dieu des Séquestrés d’Altona, l’avant-dernière pièce de Sartre, semble avoir opéré, chez le dramaturge du moins, un investissement très différent dans la problématique de la violence, alors que ce changement est moins perceptible dans ses écrits ultérieurs. Dans une étude comparative des Mouches et des Séquestrés qui fit date dans les annales de la critique sartrienne, René Girard fut l’un des premiers à relever — pour la contester — l’opposition que Sartre s’efforçait d’établir dans la pièce de 1943 entre Oreste et l’homme qu’il abat, son beau-père, Égisthe[33]. Sur le plan structural, note Girard, Oreste comme Égisthe — et poussé par une femme, lui aussi — tue le souverain régnant et fait de son crime un instrument de prestige. Oreste veut libérer son peuple, dira-t-on, alors qu’Égisthe veut faire régner le remords. Mais est-ce aussi clair ? Soucieux de distinguer entre le crime libérateur du jeune homme et celui par lequel l’usurpateur avait pris jadis le pouvoir, Sartre a échoué selon Girard à maintenir la netteté de l’opposition entre les deux. Quinze ans plus tard, poursuit Girard, c’est beaucoup plus sciemment que Sartre revient sur la thématique de la révolte mise en évidence dans Les mouches. Dans Les séquestrés d’Altona, Sartre démontre en toute lucidité la stérilité de la révolte qui oppose le fils au père. En figurant le moment de la révolte au passé, en insistant sur la prise de conscience de Frantz — aussi involontaire qu’elle soit —, Sartre fait de celui-ci « un Oreste revenu de ses illusions[34] ».

La démonstration de Girard vise avant tout le thème de la révolte dans le cadre familial des deux pièces, mais son analyse souligne le rôle de la violence dans la structure mimétique méconnue par Sartre. L’efficacité des Mouches, Girard l’a bien vu, est calquée sur la capacité de Sartre de donner à l’acte d’Oreste un caractère unique et libérateur, de séparer et de sortir l’assassinat d’Égisthe et de Clytemnestre du cercle vicieux de la violence qui caractérise le mythe dans son ensemble. Mais à chaque moment, note Girard, la démonstration sartrienne est menacée par la structure circulaire du mythe, la symétrie des situations, un art de l’équilibre bien mis en évidence par Sophocle qui souligne avec une impartialité implacable le retour de l’identique : « Dans l’ordre éthique, la tragédie n’a pas de message et s’il est un message de cette absence de message, c’est le cercle vicieux lui-même, la répétition de l’identique, le malheur où chacun retombe par sa volonté même de le briser, dans un recours plus vain à une violence plus extrême[35]. »

Entre le dramaturge des Mouches et de l’après-guerre et celui des Séquestrés et des Troyennes, il serait absurde ou du moins beaucoup trop schématique d’évoquer un Sartre « revenu de ses illusions » quant au rôle de la violence dans les luttes pour la justice sociale. Sartre ne désavouera jamais le droit des peuples opprimés à prendre les armes pour leur libération. En 1960, six mois après la première représentation des Séquestrés, Sartre se trouve à Cuba et accorde tout son soutien à l’insurrection triomphante de Castro. L’année d’après, il rédige l’un de ses textes les plus incendiaires, la préface aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon dont la violence de certaines phrases soutenant le droit des colonisés à abattre leurs oppresseurs fit proprement scandale[36].

Et pourtant, même si par ailleurs l’activisme politique et anticolonialiste de Sartre semble s’intensifier au cours des années 1960 — n’oublions pas notamment son engagement au Tribunal Russell pour le peuple vietnamien —, on dirait que ses deux dernières pièces s’inspirent d’une vision tragique du monde, elle-même issue d’une vision tragique de la violence. Car le protagoniste des Séquestrés d’Altona, Frantz von Gerlach, n’est pas seulement l’héritier impuissant d’Oreste des Mouches, mais son parcours inverse également et contribue à ruiner la démonstration au fond optimiste de la pièce Le Diable et le Bon Dieu. Il y a un rapport fondamental entre le pessimisme de la pièce et l’impossibilité pour la violence d’y assumer le moindre rôle positif. C’est comme si pour la première fois, la violence ne trouvait aucun rôle salutaire dans aucun projet humain.

C’est que Les séquestrés répondent aussi à L’engrenage. Si Sartre s’est efforcé dans son scénario de réduire au maximum la marge de liberté dont dispose le protagoniste, il met toujours en valeur, comme un mal nécessaire, la violence incontournable imposée par Aguerra. Rien de tel dans Les séquestrés où Sartre, mettant au coeur de la pièce le concept élaboré dans la Critique de la raison dialectique de la « contre-finalité », le vol de la praxis individuelle par l’environnement social et technique, construit un monde où la liberté semble tout aussi inexistante, mais où la violence se présente uniquement sous une forme abjecte et destructrice. Le rêve d’héroïsme qui nourrissait le jeune Frantz von Gerlach, traumatisé par l’assassinat sous ses yeux du rabbin qu’il avait tenté de sauver d’un camp de concentration — crime et révélation du Mal que Frantz fut impuissant à empêcher — s’est transformé en cauchemar. À la place de l’acte héroïque rêvé, le passage à l’acte qui tourmente Frantz est celui qui l’a poussé à s’engager dans l’armée d’Hitler où, pris dans un autre engrenage, il finit par devenir tortionnaire de deux partisans russes sur le front de l’Est. Acte d’ailleurs qui n’a fait que confirmer son impuissance puisque les partisans ont gardé le silence et ainsi, comme l’a dit le Père, faisant écho aux thèses de Sartre sur la torture dans « Une victoire » et Qu’est-ce que la littérature ? : « Le règne humain, ce sont eux qui en ont décidé[37]. » De retour avec le reste de l’armée allemande en déroute, l’auto-séquestration de treize ans que Frantz s’inflige depuis est la réponse peu satisfaisante à une situation qu’il n’arrive pas à assumer. C’est le Père, à la fin de la pièce, qui fournit le diagnostic accablant qui mènera à leur double suicide : « Mon pauvre petit […]. Tu n’es rien, tu ne fais rien, tu n’as rien fait[38]… » À l’abri des poursuites, protégé par la richesse de sa famille et les relations qui en découlent, Frantz, inexistant, est réduit à élaborer dans la solitude des fantasmes compensatoires et à fabriquer pour lui-même une image factice de martyr messianique, celui qui prendra sur ses épaules toute la violence du siècle.

Mais si le statut de la violence dans Les séquestrés a totalement changé, c’est aussi que son champ d’action n’est plus facilement localisable : la genèse de la pièce, c’est l’impossibilité de parler directement de la pratique de la torture par l’armée française en Algérie, d’où la stratégie sartrienne de faire entendre le contexte algérien tout au long de cette pièce consacrée à l’Allemagne hitlérienne et son héritage. Mais comme l’a bien vu Jean-François Louette, d’autres références dans la pièce étendent encore plus loin la portée de la violence. L’évocation des crimes du « petit père[39] » rappelle Staline et suggère l’ambition de Sartre de montrer « l’égarement du xx e siècle dans la violence et l’extermination[40] », comme si la violence n’était plus à contenir ni à contrôler. C’est précisément ce problème de l’égarement de la violence qui est repris par le monologue célèbre qui clôt la pièce :

le siècle eût été bon si l’homme n’eût été guetté par son ennemi cruel, immémorial, par l’espèce carnassière qui avait juré sa perte, par la bête sans poil et maligne, par l’homme. Un et un font un, voilà notre mystère. La bête se cachait, nous surprenions son regard, tout à coup, dans les yeux intimes de nos prochains ; alors nous frappions : légitime défense préventive. J’ai surpris la bête, j’ai frappé, un homme est tombé, dans ses yeux mourants j’ai vu la bête, toujours vivante, moi[41].

Au coeur de la violence « égarée », une figure centrale se précise : celle du cercle. Au terme des Séquestrés, Sartre restaure la circularité implacable du mythe de l’Orestie — que Les mouches avaient tenté de briser — comme la vérité de la violence dans l’Histoire. Il ruine du coup, comme l’a bien compris Girard, l’une de ses tentations durables : « l’espoir d’une violence enfin décisive[42] », c’est-à-dire d’une violence susceptible d’instaurer une situation — dont l’avatar suprême serait, précisément, la fin de l’Histoire — qui rendrait caduque la violence elle-même. Dans Les séquestrés, c’est cette conception eschatologique de la violence comme sage-femme d’un monde juste, celle qui sous-tend Les mouches et le théâtre de l’après-guerre, qui fait naufrage. À sa manière, le dramaturge — à la différence de l’activiste militant qui va bientôt abandonner l’art dramatique en même temps que la littérature — se désolidarise du partage militant et manichéen dénoncé aussi plus de vingt ans plus tôt par Bataille dans ses réflexions sur Numance.

Messianisme et violence

Sartre n’est pas Bataille. Loin de là. Mais son parcours théâtral, qui doit en principe sa genèse et sa raison d’être à une perspective très éloignée de toute préoccupation de Bataille, finit par entrer curieusement en dialogue avec ce dernier. Si l’ultime monologue des Séquestrés réintroduit la structure circulaire de la violence mise en valeur par le mythe de l’Orestie, on pourrait y voir aussi la reprise en miroir du césarisme soviétique face au césarisme allemand, l’affrontement symétrique de deux camps armés qui signale pour Bataille la défaite de toute possibilité de révolution. Sartre se gardera bien d’aller aussi loin, mais le pessimisme absolu qui se dégage de ses deux dernières pièces découle d’une saisie tout aussi tragique de la violence qui ne mène plus qu’à la mort. Tentant d’exprimer à la fois son admiration et son désarroi en tant que spectateur de Numance, Bataille avait invoqué « l’entrée dans la mort de la cité tout entière[43] ». C’est évidemment le sort de Troie aussi que Sartre étendra dans la tirade ultime des Troyennes à l’intégralité de l’espèce humaine, faisant écho à sa manière à la conclusion de Bataille pour qui « aucune représentation ne peut être plus déconcertante que celle qui donne la mort comme objet fondamental de l’activité commune des hommes[44] ».

C’est ici pourtant que cette convergence apparente entre Sartre et Bataille dissimule peut-être une divergence plus profonde, car pour ce dernier, méconnue par le monde moderne, cette représentation d’une ville qui meurt « s’appuie sur l’ensemble de la pratique religieuse de tous les temps[45] ». À ses yeux, Numance est l’expression atroce d’une « commune conscience de ce qu’est l’existence profonde : jeu émotionnel et déchirant de la vie avec la mort[46] ». Si la vérité de la pièce est religieuse, c’est que son sens profond « ne touchait ni au drame individuel ni au sentiment national mais à la passion politique[47] ». Cet oxymore final, si on donne au mot « passion » toute la dimension christique qu’il suppose pour Bataille, nous éloigne en principe des tragédies laïques et historiquement situées de Sartre[48].

Rien n’est moins sûr. La première oeuvre théâtrale résistante de Sartre est une Nativité, Bariona, ou le jeu de la douleur et de l’espoir, une pièce de Noël créée de concert avec les prêtres prisonniers du stalag XII D en Allemagne, en décembre 1940. Mais cette Nativité, conçue de manière habile par un athée pour s’adresser indistinctement aux croyants et aux non-croyants, dissimule une passion dans la mesure où le protagoniste, Bariona, est appelé à la fin de la pièce à se sacrifier dans une mission suicidaire contre les Romains pour assurer la survie du Christ qui vient de naître. Tentant de séculariser le mythe chrétien, Sartre finit par l’intégrer à une nouvelle structure messianique qui, d’après Michel Contat, s’avérera tenace dans la dramaturgie sartrienne. Depuis Oreste dans Les mouches qui aspire à racheter les fautes des citoyens d’Argos jusqu’à Frantz qui, dans sa folie simulée, a voulu prendre son siècle « sur (s)es épaules », rares sont les protagonistes du théâtre de Sartre qui ne cèdent pas à la tentation messianique, à l’attrait du parcours christique « critiqué, contredit, réaffirmé en douce[49] ». En 1979, un an avant sa mort, Sartre donna une dernière interview sur son théâtre à Bernard Dort dans laquelle il affirme avoir médité, après Les séquestrés et Les Troyennes, un « retour en force[50] » à la scène théâtrale : les dernières paroles de l’interview décrivent un projet exposé pour la première fois par Colette Audry dans les Cahiers Renaud-Barrault en 1955[51]. À l’instar de Bariona, il s’agit au départ d’une naissance, d’un couple dont la femme est enceinte et qui ne veut pas accoucher de son enfant, étant donné la misère du monde. Survient un personnage surnaturel qui lui montre la vie future de son fils. Les spectateurs voient alors — exposée à l’aide de « mansions » comme dans la tradition médiévale — la vie future du fils, un chef révolutionnaire. C’est un parcours terrible, conçu comme un chemin de croix et qui se termine au poteau d’exécution. Le fils meurt pourtant heureux, insiste Audry, car la révolution à laquelle il a consacré toute son existence a triomphé. Revenant en 1979 à ce projet, provisoirement intitulé Le pari, Sartre met encore davantage en valeur son aspect messianique :

La femme est enceinte : l’idée de mettre un enfant au monde, dans le monde tel qu’il est, l’horrifie. Soudain, son horreur tourne en joie : c’est qu’elle a eu un rêve. Elle a vu la vie du fils qu’elle attend. Alors brusquement la scène s’allume, et l’on voit plusieurs étages de mansions, avec des personnages, pour l’instant immobiles et silencieux, dont la dernière, tout en haut, se termine par une sorte de croix, entourée de soldats armés de fusils. Au moment où naît l’enfant, meurt, là-haut, un homme de trente-cinq ans. Cet homme est un révolutionnaire. Ensuite, toute sa vie va se dérouler, de mansion en mansion. Et l’on comprend la joie de sa mère : c’est la vie d’un révolutionnaire, et sa fin est tragique mais heureuse. Car il est le dernier révolutionnaire à mourir pour la révolution. Celle-ci a triomphé[52].

Pour tout lecteur de Sartre, comment interpréter le tableau stupéfiant d’un révolutionnaire mort en Christ (il a trente-cinq ans) sur une croix ? Serait-ce l’équivalent sartrien de l’ultime représentation tragique de la révolution proposée par Bataille, résumée décisivement par Hollier : « In Bataille’s dionysian christology, the revolution is the ultimate incarnation of the crucified, the final metamorphosis of the king who dies[53]  » ? Je ne le pense pas. Si, comme l’a bien vu Contat, le messianisme sartrien est fondamentalement lié au fantasme posthume de la gloire dont on trouve des avatars partout dans l’oeuvre de Sartre, il ne s’épuise pas pour autant dans la mort. Ce que le tableau ultime du Pari communique — et de la manière la plus spectaculaire qu’on puisse imaginer —, c’est tout d’abord l’héroïsme de la violence subie éclipsant la violence perpétrée à des fins pragmatiques[54]. Du combat révolutionnaire lui-même dans Le pari on n’a pas le moindre écho. Ce résumé du projet permet à Sartre de résoudre le problème de la violence révolutionnaire en créant un raccourci fulgurant qui court-circuite dans le condensé d’un tableau surdéterminé toutes ses analyses critiques ultérieures : on se souvient que depuis la Critique de la raison dialectique, pour Sartre (et Bataille l’avait déjà conclu à l’époque de Numance), une révolution au pouvoir est une révolution trahie dans la mesure où c’est la révolution, précisément, qui est la première victime du pouvoir.

Face au pessimisme de l’analyste, confirmé sur les terrains soviétiques et asiatiques, cubains et algériens (et j’en passe), Le pari affiche un optimisme parfaitement injustifiable dans la mesure où il ne repose sur rien de démontrable. Mais à la différence de Bataille, le messianisme chez Sartre n’est pas une fin ; il est porteur d’une volonté qui s’ouvre sur une naissance — d’une révolution, d’un monde nouveau, voire d’un homme, mais conçu comme un projet et qui donc se détache à ce titre de la simple contingence. Bref, il est inséparable du principe de l’espoir. Si Le pari ne fut pas — et n’aurait jamais pu être — le véhicule permettant à Sartre un « retour en force » à la scène théâtrale, il montre à quel point le lien entre l’action humaine et la transcendance demeure incontournable pour celui-ci ; il reformule d’une manière humaniste le pari pascalien. Irréalisable pour le dramaturge, parfaitement intraduisible pour l’activiste militant, Le pari nous aide à mieux comprendre toutes les composantes — les fantasmes comme les réflexions — qui nourrissent les représentations de la violence théâtrale chez Sartre.

Après Les Troyennes, Sartre se détourne du théâtre comme de la littérature pour se consacrer de nouveau au problème inextricable de la violence et de la justice sociale dans le monde. C’est qu’en dehors de ses convictions intellectuelles — pessimistes, pour l’essentiel, à l’aube de la guerre du Vietnam —, la volonté de poursuivre une action contre le colonialisme et les crimes de guerre demeure. Dans un monde où les enfants meurent de faim — d’une façon inéquitable d’un continent à l’autre —, Sartre engage son pari.