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Le jeune Poulou, graphomane précoce, détestait se relire, à en croire Les mots[1] . Mais Poulou devenu grand, c’est-à-dire Sartre ? Sans même avoir à les relire, un grand écrivain peut dialoguer avec ses propres textes. Ne cesser de les repenser, de les réécrire[2]. Il me semble que c’est le cas pour Sartre — notamment pour ce qui est de la nouvelle qu’il a intitulée « Le mur ». J’en rappellerai quelques enjeux, autour de trois motifs (les lieux, la farce et le rire final), avant de faire entendre les échos que Sartre, comme fasciné par ce glas qu’il avait fait sonner, lui a donnés dans la suite de son oeuvre.

Lieux funèbres

D’abord parue dans La NRF en juillet 1937, « Le mur » ouvre en 1939 l’unique recueil de nouvelles de Sartre. Elle lui donne son titre ; aussi bien, Gide la tenait pour un chef-d’oeuvre. On pourrait résumer le sujet du « Mur » en parodiant Victor Hugo : il ne s’agit plus du Dernier jour d’un condamné, mais de la dernière nuit de trois condamnés, durant la guerre civile en Espagne. Trois hommes que les phalangistes de Franco veulent exécuter à l’aube : le jeune Juan, Tom, Irlandais engagé dans la Brigade internationale, et Pablo Ibbieta, le personnage principal[3].

La mort est donc imminente. Or voici l’un de ses traits, dans la nouvelle de Sartre : elle s’inscrit dans l’espace. Elle revêt des figures spatiales : il y a des lieux de la mort avant même que la mort n’ait lieu. J’en retiens trois, tout particulièrement significatifs : le mur, le trou, le cimetière.

La mort se présente comme un mur impitoyable et opaque — celui-là même devant lequel l’un des condamnés, Tom, s’imagine qu’on va le fusiller : « Je pense que je voudrai rentrer dans le mur, je pousserai le mur avec le dos de toutes mes forces, et le mur résistera, comme dans les cauchemars[4]. » La mort n’est pas accueillante, elle ne murmure pas de douces paroles, comme une mère ultime ; elle est plutôt un mur dur, aux intentions hostiles. La mort ne veut même pas des morts.

Deuxième figure : le trou. Pablo n’a quitté un cachot, une « espèce d’oubliette » (OR, 214), que pour la cave qui lui sert de cellule. Au plafond de cette cave, le jour entre par un « trou rond, ordinairement fermé par une trappe » (OR, 215), laquelle est néanmoins restée levée. La trappe connote le piège : on retrouvera cette connexion dans les paroles de l’Inès de Huis clos[5] . Quel piège ? Sans doute celui d’un au-delà, qui dépasserait la situation humaine des condamnés : « par le trou du plafond je voyais déjà une étoile : la nuit serait pure et glacée » (OR, 218), « le ciel était superbe, […] et je n’avais qu’à lever la tête pour apercevoir la Grande Ourse » (OR, 220). La mort comme trou qui ouvre sur un au-delà stellaire ? Soit religieux (nous sommes dans l’Espagne très catholique), soit cosmique : la mort reconduit vers le grand tout, la mort humaine s’apprivoise un peu d’être remise à sa (petite) place dans l’univers. Malraux, romancier avec lequel Sartre se sent en rivalité, aime ce genre d’effets, et donc à opposer l’Histoire et la Nature. Mais Pablo écarte ces perspectives religieuses ou cosmiques : « le ciel ne m’évoquait plus rien » (OR, 221), « depuis que j’allais mourir, plus rien ne me semblait naturel » (OR, 223). La mort : un trou qui n’est qu’un trou, et non un tour de passe-passe qui mènerait au-delà de lui-même.

Troisième figure spatiale de la mort, qui n’a rien pour surprendre : le cimetière, où Ramon Gris, l’ami de Pablo, se cache, et où il est tué par les phalangistes. Or ce cimetière est au coeur de la farce que Pablo prétend jouer aux fascistes : il les envoie chercher Ramon au cimetière, sûr qu’il se cache chez ses cousins — « C’était pour leur faire une farce » (OR, 232). Sartre se permet alors un discret effet de mise en abyme, au sens exact que Gide donnait à ce terme, dans son Journal, en 1893, puisque ce qui s’accomplit à l’échelle des personnages vaut pour son activité d’écrivain : « Je les imaginais, soulevant les pierres tombales, ouvrant une à une les portes des caveaux » (ibid.). Ainsi Pablo se représente-t-il les franquistes en quête de Ramon — mais c’est aussi peindre l’écrivain face au mystère de la mort, que sa nouvelle explore.

Une farce macabre

Comment comprendre la farce de Pablo ? Trois réponses se proposent. La première est celle que Sartre a formulée indirectement, dans son article de 1943 sur L’étranger de Camus : « L’homme absurde […] connaît la “divine irresponsabilité” du condamné à mort. Tout est permis, puisque Dieu n’existe pas et qu’on meurt[6]. » Tout est permis — possibilité dont Dostoïevski s’angoissait —, y compris, contre la force (des franquistes, de la mort), la farce (cette parodie du faire). Ce lien entre conscience de l’absurde, irresponsabilité et farce, Sartre le précisera en 1967, à l’occasion de la présentation à Venise d’un film tiré de sa nouvelle par Serge Roullet : Pablo « n’est pas suffisamment dévoué à une cause pour que sa mort ne lui paraisse pas absurde » ; dès lors, « si Pablo s’amuse à cette farce, c’est parce qu’il trouve la situation absurde » (OR, 1828 et 1832). L’absurdité de la mort appellerait en écho l’absurdité de la farce.

Deuxième réponse possible : la farce est tout ce qui reste à Pablo de sa liberté. Elle vaut à la fois comme liberté et comme parodie de la liberté. Elle s’éclaire en tant qu’acte ludique — on se souviendra de l’analyse que Sartre donne du jeu dans les Carnets de la drôle de guerre, en mars 1940 : « dès que l’homme se saisit comme libre et veut user de sa liberté, toute son activité est jeu : […] il pose lui-même la valeur et les règles de ses actes et ne consent à payer que selon les règles qu’il a lui-même posées et définies[7] ». Pablo paiera son engagement politique dans le camp républicain de sa mort — oui, mais dans la note qui lui plaît, farceuse. Peut-être cherche-t-il dans ce défi une forme d’héroïsme. Peut-être éprouve-t-il au plus profond de lui-même la vérité de la distinction cartésienne entre liberté (l’homme a une liberté totale et infinie) et puissance (mais sa puissance n’est que variable et limitée) — une distinction que Sartre et Beauvoir connaissaient bien. Peut-être veut-il sentir ce petit sursaut, ce léger décollement qui porte chez Sartre le nom de liberté, et qui lui fera écrire quelque dix ans après « Le mur » : « la liberté est libre de choisir la sauce à laquelle elle sera mangée[8] ».

Selon une troisième réponse possible, Pablo devient farceur parce que sa situation de condamné à mort, ou de mort en léger sursis, l’a transporté hors de l’humanité : « Je me sentis inhumain » (OR, 228). Nulle surprise alors si le monde lui apparaît soudainement peuplé d’animaux : « Vous avez vu le rat ? » demande-t-il aux phalangistes, qu’il regarde « avec curiosité, comme des insectes d’une espèce très rare » (OR, 231). Il y avait des hommes, il y a désormais des insectes. Il y avait Ramon, l’ami : il y a désormais mon rat, tous des ennemis. Certes la mort réduit l’homme à sa condition animale : organique. Mais surtout : Pablo adopte un point de vue surhumain, comme Érostrate dans une autre des nouvelles du Mur, ou comme Roquentin surplombant Bouville dans La nausée. Or faire une farce, c’est traiter un ou plusieurs hommes selon ce même point de vue : comme des objets manipulables, privés d’une pleine compréhension[9]. Oui, Pablo devient farceur parce qu’il a rompu avec les hommes.

Quel est le contenu de sa farce ? Nous y revoici : Pablo envoie les phalangistes chercher Gris au cimetière. Pourquoi donc ? Réponses possibles : c’est le lieu qui l’attend lui-même sous peu, difficile de n’y point penser. C’est ce à quoi il voue tacitement ses ennemis : à la mort. C’est enfin là où il se trouve déjà[10] . Sa dernière nuit de vivant, Pablo la vit déjà du côté de la mort. D’où des phrases comme celles-ci : « nous étions là, trois ombres privées de sang » (OR, 224), « j’avais horreur de mon corps parce qu’il était devenu gris » (OR, 226). Dès lors, l’on affirmera du « Mur » ce que Sartre écrira en août 1938 du roman 1919 : « Dos Passos s’est installé, dès les premières lignes de son livre, dans la mort[11]. » Ou bien l’on appliquera à Pablo ce que Sartre écrira bien plus tard de Poulou : « Je devins tout à fait posthume[12]. » Certes, Pablo n’a point de plume ; sa situation de condamné à une mort imminente opère néanmoins la même métamorphose funèbre qu’implique chez le jeune Sartre le fait de se vouer à la gloire. Mais il n’est pas impossible que la meilleure formule figure dans les entretiens que Sartre eut à l’été 1974 avec Beauvoir, alors qu’il évoque son âge avancé et le retour sur le passé : « C’est une espèce de point de vue pré-mortel, pas tout à fait le point de vue de la mort, mais un point de vue d’avant la mort[13]. » Pablo déjà se retrouve placé au point de vue de la pré-mort.

On l’a vu : la farce tourne mal. Curieuse explication de Sartre en 1967 : faute d’être « suffisamment engagé comme militant », c’est dans la mesure où Pablo « veut jouer avec des forces qu’il ne comprend pas qu’il dévie contre lui les forces de l’absurde », alors qu’au fond cette situation de guerre est « rationnelle » (OR, 1832). Mais que sont au juste les forces de l’absurde ? On a pu y voir « les forces du sacré qui est vécu comme absurde et vide précisément parce que les hommes sont isolés, privés des croyances et des rites généraux[14] ». Si bien que « “Le mur” reproduirait curieusement la structure de la nouvelle fantastique romantique », à la Théophile Gautier ou à la Barbey d’Aurevilly, je suppose : la « donnée principale relevant du sacré s’y trouve encadrée par la mentalité réaliste des personnages dont chacun lui est plus ou moins étranger, plus ou moins disposé à l’interpréter de la manière profane, “naturaliste”[15] ». Cette interprétation me semble passible de plusieurs objections : pourquoi réintroduire le sacré qui est rejeté explicitement par les trois prisonniers ? Avons-nous besoin ici du sacré, alors qu’eux ne veulent pas de curé ? Par ailleurs, parler de la « mentalité réaliste » des trois prisonniers constitue une erreur : Juan, transi de peur, s’évanouit, manifestant que l’émotion est une conduite magique (de fuite, ici), conformément à l’analyse que Sartre donne dans l’Esquisse d’une théorie des émotions. Pablo trouve que Tom a « tendance à faire le prophète » (OR, 222), figure peu réaliste par définition. Il le lui reproche, mais lui-même compte parmi ces trois morts-vivants qui entourent un homme positif et positiviste, le médecin belge — « nous étions là, trois ombres privées de sang ; nous le regardions et nous sucions sa vie comme des vampires » (OR, 224). Enfin, le modèle d’écriture, pour Sartre, se situe plutôt du côté de la nouvelle naturaliste que de la nouvelle romantique. Certes, la fin du « Mur » s’oppose à un certain type de nouvelles de Maupassant, celui qui sera pris à partie dans Qu’est-ce que la littérature ? : un récit comportant une moralité, tirée par les hommes d’expérience qui le font. Pourtant, au dénouement du « Mur », Sartre retrouve l’incertitude qui prévaut à la chute des nouvelles fantastiques de Maupassant, celles-là mêmes que Poulou lisait avec dilection, à en croire Les mots. Ce qui se rencontre alors, c’est, loin de toute transcendance et hors même du surnaturel, le « frisson de l’inconnu voilé », pour reprendre les mots de Maupassant, frisson que suscitent, par exemple, des « coïncidences bizarres[16] ». Cet « inconnu voilé », peut-on encore le nommer sacré ? Georges Bataille aurait répondu que oui : pour Sartre la chose est bien plus douteuse.

D’où, à propos de ces « forces de l’absurde », une autre hypothèse. L’imminence de la mort appellerait la gaffe de Pablo, parce que la mort est elle-même toujours une espèce de gaffe (certes sans remède). C’est ce que nous suggère Vladimir Jankélévitch : la mort est « l’intervention pure, l’intrusion d’un événement absolument étranger à toutes les circonstances de la vie et sans relation avec elles[17] ». En ce sens, la mort et la gaffe présentent certaines propriétés communes : venir de l’extérieur, être tout à fait inadapté. « Je ne suis pas loin, poursuit du coup Jankélévitch, de considérer la mort comme la gaffe suprême ou hyperbolique, et le défunt comme le gaffeur par excellence qui démolit par son trépas toutes les combinaisons. » Gaffe que la conduite de Ramon Gris — qui, sans le savoir, rend vain le défi de Pablo et fait de lui un traître. Gaffe que le défi de Pablo aux phalangistes — lui qui, sans le vouloir, leur livre Ramon. Aimantation des actes par la mort menaçante, qui les désoriente et les transforme en gaffes ?

Disons enfin — lecture moins risquée — que la valeur symbolique de la farce de Pablo est nette : son indifférence aux humains fait qu’ils sont tous morts pour lui. Ainsi des phalangistes, dont il remarque le « souffle pourri » (OR, 230). Le cimetière devient alors le lieu naturel (comme disait Aristote) des humains ; et Ramon Gris, en allant s’y cacher puis s’y faire tuer, ne fait que rendre effective la condition qui désormais est la sienne pour Pablo. C’est parce que Pablo a laissé mourir Ramon en lui que les phalangistes pourront tuer Ramon. Le moment de la pré-mort serait-il aussi celui où l’on se défait des autres ? La solitude face à la mort impliquerait-elle l’anéantissement mental d’Autrui ?

Les éclats d’un rire

Pour le savoir, il faut s’attacher à la chute de la nouvelle : « Tout se mit à tourner et je me retrouvai assis par terre : je riais si fort que les larmes me vinrent aux yeux » (OR, 233). Quels sens portent ce vertige et ce rire mêlé de larmes ? Tentons, pour répondre, de nous placer, rapidement, sur divers plans.

Sur le plan éthique, le rire de Pablo atteste d’un trouble… que la critique a pour sa part redoublé. Faut-il y deviner la reconnaissance par Pablo, en un éclair, de sa responsabilité de sujet moral, qui ne saurait demeurer séparé d’autrui[18] ? Ou bien doit-on, à l’inverse, y entrevoir le rejet de toute communauté et le désaveu de toute responsabilité, en un aboutissement de l’ambiguïté propre à une éthique en situation, par opposition à l’absolutisme de la rigueur kantienne[19] ? Deux arguments font à mon sens pencher la balance vers la seconde de ces lectures. D’une part, aussi bien Pablo (« Je n’aimais plus Ramon Gris », « rien n’avait plus d’importance », OR, 231) que Ramon (« il ne voulait plus rien devoir à personne », OR, 233) ont voulu rompre avec Autrui. Certes la chose s’avère, en pratique, impossible : la mort de Ramon dépend de la conduite, à distance, de Pablo ; le salut et la métamorphose de Pablo dépendent de la conduite, à distance, de Ramon. Mais — et c’est le second de mes arguments — le rire final ne semble pas supposer une quelconque communauté. De cette farce qui a fait de lui un traître, Pablo ne rit pas avec les phalangistes. Et pas non plus avec ses camarades (le boulanger Garcia). Devant eux, mais pas avec. Et c’est bien cette absence de communauté qui ramène à l’absurde : comme l’écrivait Jean-François Lyotard, « la “raison de mourir” forme toujours le lien d’un nous », et le fondement de la « belle mort[20] ». Mais si prévaut l’absurdité, alors se dissout le nous. La mort se présente comme un mur, mais le pire n’advient-il pas quand l’on se risque à la rencontrer en tant que brique disjointe ?

On lit depuis longtemps « Le mur » comme un dialogue avec le court texte de Kant intitulé « Sur un prétendu droit de mentir par humanité ». Sur ce même plan de l’intertextualité, mais littéraire désormais, l’on peut rapprocher la nouvelle et le roman de Malraux intitulé Le temps du mépris (1935) : si Malraux exalte l’héroïsme et la fraternité, Sartre laisse triompher l’indifférence (l’approche de la mort ruine le goût de vivre de Pablo) et la farce, si bien que la nouvelle traiterait de l’héroïsme à la Malraux « dans un sens nihiliste au moment où se tarit le recrutement des Brigades internationales[21] ». Mais rien n’empêche de lire aussi « Le mur » au regard des Conquérants (1927) du même Malraux : de l’action à l’absurde, Pablo accomplit le parcours de Garine à rebours, puisque ce dernier commence par éprouver face au monde une « sensation profonde d’absurdité » ; mais elle devient parfaitement insupportable face à ceux « dont la vie n’a pas de sens », face aux « vies murées[22] » ; si bien que Garine en tire sa force, la force de s’engager dans l’action révolutionnaire. Pourquoi, enfin, ne pas voir dans « Le mur » une nouvelle pièce du dialogue de Sartre avec Nizan, déjà amorcé dans La nausée ? Dans son roman Antoine Bloyé (1933), l’ami de Sartre se demande si la question de la mort se pose dans les mêmes termes pour qui, comme son père, a vécu une vie de bourgeois malgré lui, traître aux ouvriers, dévoré par le néant, ou une vie de révolutionnaire ; et il conclut que non : le révolutionnaire ne meurt pas seul, l’union des ouvriers défie la solitude jusque dans la mort. Moins optimiste ou moins convaincu, Sartre suggère dans sa nouvelle le contraire : Ramon Gris meurt seul, et sans doute en se demandant s’il a été trahi par ses camarades de lutte.

Sur le plan esthétique, je me bornerai à une remarque. Il est assez évident que le vertige final de Pablo programme aussi celui du lecteur, ou le reflète, de même que le mélange des affects (rire et larmes) est sans doute celui que la nouvelle requiert de son lecteur. Elle relève donc d’une esthétique du mélange des tons, associant données tragiques et éléments comiques. Pour s’en tenir au rire de Pablo, il n’est pas illégitime d’y repérer « la libération d’une angoisse tragique[23] ». Pourtant, c’est aussi un rire qui rappelle à l’amateur de Sartre le « rire jaune » analysé à propos de Bataille : rire « amer et appliqué », dépourvu d’enjouement et provoqué par l’insuffisance humaine[24] — quoi, peut se dire Pablo, même pas capable de réussir une farce ! Mais le même rire de Pablo évoque aussi le rire noir qu’illustrera en 1945 telle page de La mort dans l’âme — voici les soldats français qui, en 1940, viennent d’apprendre que l’armistice est signé ; à la défaite des républicains espagnols fait du coup miroir la défaite des républicains français : « Ils riaient, ils se cognaient aux murs de l’Absurde et du Destin qui se les renvoyaient : ils riaient pour se punir, pour se purifier, pour se venger » (OR, 1205).

*

Si je compte bien, Sartre donnera au moins sept ou huit relectures, plus ou moins précises, de sa nouvelle. Je les présente en suivant la chronologie.

1. Du prière d’insérer que l’écrivain rédigea pour Le mur, retenons ce qui concerne la nouvelle éponyme : « Pablo, qu’on va fusiller, voudrait projeter sa pensée de l’autre côté de l’Existence et concevoir sa propre mort. En vain. […] Toutes ces fuites sont arrêtées par un Mur » (OR, 1807). Comme de juste, ces lignes à la fois expliquent, suggèrent — et, par force, simplifient. Elles expliquent que la vie et la pensée humaines se heurtent à un mur infranchissable : la mort. Elles suggèrent que le désir de « concevoir sa propre mort » pourrait être figuré par ce trou rond — un oeil[25] ? — qui ouvre sur… une étoile ? des étoiles ? une « masse informe et sombre » (OR, 227) ? Mais elles simplifient : elles oublient que face à la mort imminente, Pablo et ses compagnons ne se trouvent pas réduits à la compréhension impossible, mais peuvent aussi recourir aux autres facultés du sujet, telles que les distingue la métaphysique classique. L’imagination : mon exécution, dit Tom, c’est-à-dire au moins le mourir, à défaut de la mort, « je peux me l’imaginer » (OR, 221), et Pablo de répondre : « Ça va […], je me l’imagine aussi » (OR, 222). La sensation : « je sens déjà les blessures », prétend Tom (ibid.), et Pablo : « Il suffisait que je regarde le banc, la lampe, le tas de poussière, pour que je sente que j’allais mourir » (OR, 227). Et le rêve, ou le cauchemar : « J’ai peut-être vécu vingt fois de suite mon exécution : une fois même, j’ai cru que ça y était pour de bon : j’avais dû m’endormir une minute » (OR, 225).

2. Septembre 1939 : le mur de la mort s’est rapproché de Sartre mobilisé. Le 23, il note dans son premier carnet de guerre : « Songé un instant à écrire pour Paulhan des “Réflexions sur la mort”[26] ». Il ne donnera jamais rien de tel à La NRF. À cet article se substituent ses notations dans les Carnets de la drôle de guerre : la mort qui menace rend le présent « transparent » et « indéterminé », elle le dépersonnalise radicalement ; pire : « la mort nous joue quand nous ne prenons pas nos précautions contre elle[27] ». Voilà qui nous importe : la mort est joueuse (dans un film de Bergman, Le septième sceau, on se souvient qu’elle engage une partie d’échecs). Dès lors, il est logique que la farce qu’elle joue aux hommes appelle une contre-farce — c’est ainsi que, sous cet éclairage, nous apparaît la farce de Pablo. Mais tel n’est pas le choix de Sartre, en 1939, qui écrit superbement : « On doit pouvoir se retenir de la mort jusqu’à ce que la tâche soit terminée[28]. » Né en 1905, trente-quatre ans seulement : j’ai encore mon oeuvre à faire. Elle me protège d’une mort précoce. D’ailleurs n’oublions pas que je suis déjà mort : devenu tout à fait posthume dès que je me suis saisi d’une plume. Un mort ne re-meurt pas. L’oeuvre comme talisman, comme instrument de salut personnel : c’est faire de la littérature un prolongement ou un substitut de la religion. Opération mystifiante que Sartre critiquera avec une profonde ironie dans Les mots, en 1964.

3. Se faire malicieux et joueur face à la mort qui nous joue : Camus dénoncera en 1956, dans La chute, avec l’épisode du rire entendu par Clamence sur le Pont des Arts, ce rire de Pablo, qu’il tient sans doute pour moralement irresponsable. Mais c’était ne pas prendre en compte le fait que depuis 1937 (ou 1939), Sartre l’avait doublement mis à distance.

Dans le roman Le sursis (publié en 1945, mais achevé en 1943), le héros, Mathieu, en pleine crise de Munich, livre le fond de son sentiment à son frère Jacques : « La guerre, la paix, c’est égal » ; quand on aura massacré les hommes « jusqu’au dernier, l’humanité sera toujours aussi pleine qu’auparavant, sans une lacune, sans un manquant. […] Elle continuera à n’aller nulle part » (OR, 920). La mort : on n’avance plus — mais peu importe puisqu’on n’allait nulle part. La mort : un seul être vous manque et rien n’est dépeuplé, pas un seul trou dans le mur de l’absurde. Mathieu semble retrouver Pablo. Oui, mais ce nihilisme, qu’il soit rieur ou désespéré, n’est qu’un moment dans le parcours de Mathieu, lequel, comme on sait, en viendra à prendre conscience de sa liberté-néant, puis à s’engager aux côtés des humains.

4. Une autre répudiation du nihilisme auquel la mort avait conduit Pablo s’opère, sur le plan philosophique, dans L’être et le néant (1943). Je ne suivrai pas dans leurs détails la vingtaine de pages que Sartre consacre à une analyse de la mort, et qui sont d’une grande profondeur. Elles commencent par une allusion au « Mur » : « Après que la mort ait paru l’inhumain par excellence puisque c’était ce qu’il y a de l’autre côté du “mur” […][29]. » J’en retiens donc les thèses qui font écho à la nouvelle de 1937.

Deux d’entre elles réassument des positions que laissait deviner le texte narratif. Ainsi du caractère « absurde » et farcesque de la mort :

On a souvent dit que nous étions dans la situation d’un condamné parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Mais ce n’est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l’échafaud et qui, entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole[30].

En quelques lignes, Sartre oppose, aux prisonniers du célèbre cachot de Pascal, un condamné bravache à la Danton, que la grippe espagnole surprend comme elle fit d’Apollinaire. — Ainsi encore de l’impossibilité de voir au-delà du mur de la mort, ou à travers lui : elle n’est pas « une lucarne » sur un « absolu non-humain[31] » : on se souvient que le trou dans la voûte de la cave ne fait apercevoir à Pablo, pour finir, que la masse informe de la nuit.

D’un autre côté, le Sartre philosophe de 1943 nous permet de comprendre les deux erreurs que commet Pablo, l’une personnelle et l’autre politique. La première consiste à vouloir radicalement couper d’autrui sa vie à l’agonie : « je me sentis inhumain : je ne pouvais avoir pitié ni des autres ni de moi-même. Je me dis : “Je veux mourir proprement” » (OR, 228). On devine que Sartre ici joue sur les deux sens de l’adverbe : sans la saleté du pathos, mais aussi en pleine propriété de soi. Or la chute de la nouvelle a suggéré que la mort n’est pas une affaire entre soi et soi : elle implique le rapport à autrui (lequel tue Ramon et sauve Pablo, qui devient un traître malgré lui). L’être et le néant explicite cette relation, dans une critique de la célèbre analyse de la mort donnée par Heidegger dans Être et temps : non, la mort n’est pas de l’ordre de la Jemeinigkeit (la mort comme ma possibilité la plus propre), autrui se trouve toujours mêlé à la mort, fût-ce la mienne. D’une part dans la mesure où — la formule est devenue célèbre — « être mort c’est être en proie aux vivants[32] » : si Pablo se suicidait, il passerait à tout jamais pour une donneuse aux yeux des phalangistes. D’autre part — et c’est ce qui explique l’erreur politique de Pablo —, un vivant ne peut jamais se défaire des morts (parfaits défunts ou vivants en court sursis), pour autant que « Le pour-soi doit prendre position par rapport aux morts » : « nous choisissons notre attitude par rapport aux morts[33] » ; l’on peut les confondre dans l’anonymat et l’inefficience, marchant alors vers le nihilisme de Pablo, ou bien marquer ceux qu’on blâme et ceux qu’on distingue. Voué à une mort imminente, Pablo en vient à confondre tous les humains, vivants et morts, dans une indifférence qui faisait d’eux autant de défunts à ses yeux. C’est à ce point qu’il eût plutôt dû se sentir solidaire du sérieux propre au militantisme politique de Ramon : préférant la farce, il a choisi de faire de l’entreprise politique un jeu dépourvu de sens. Dans Les mains sales, Hugo optera à l’inverse : refusant d’en faire la victime d’un crime passionnel, l’acteur d’un vaudeville ordinaire, occis par un mari jaloux (Hugo) pour avoir embrassé sa femme (Jessica), il choisira de donner un sens politique à la mort de Hoederer.

5. Sartre ne cessera de recréer la pré-mort de Pablo. Mais par un coup de force fantastique, elle deviendra après-mort dans le scénario Les jeux sont faits (rédigé vers la fin de 1943) et dans Huis clos (écrit entre octobre et décembre 1943, créé en mai 1944).

Les jeux sont faits : Ève, empoisonnée par son mari, et Pierre, descendu par un traître, sont morts — ils deviennent invisibles et impuissants. Ils se rencontrent chez les morts : mais comme il apparaît très vite qu’ils étaient destinés l’un à l’autre, les voici autorisés — en vertu d’un mystérieux article du règlement qui prévaut outre-tombe — à retourner sur terre. Ils ont vingt-quatre heures pour mettre à l’épreuve leur amour et gagner le droit, s’ils parviennent entre eux à une parfaite confiance, de vivre toute une existence humaine. Mais la différence de classe sociale, les appartenances politiques opposées rendent leur amour difficile ; surtout, Pierre voudrait faire différer par ses camarades l’insurrection contre le dictateur qu’il a lui-même organisée : il a appris, lors de son séjour chez les morts, qu’elle ne peut, le secret en ayant été éventé, qu’échouer. Trahi par un comparse, Pierre meurt et les miliciens arrêtent les conspirateurs. Morale du scénario : « On ne reprend pas son coup[34]. » Nulle modification de sa vie n’est à attendre de la mort. Nouvelle confirmation de la célèbre phrase de L’espoir que Sartre cite par trois fois dans L’être et le néant : « Ce qu’il y a de terrible dans la Mort, c’est qu’elle transforme la vie en Destin. »

Huis clos : la cellule est devenue chambre d’hôtel aux allures de salon bourgeois, les bancs prennent la forme de trois divans, et la pré-mort est de nouveau remplacée par l’après-mort. Aux vivants du « Mur » qui étaient déjà morts succèdent des morts qui ont encore l’apparence de vivants[35]. Mais au moins deux traits rattachent sans métamorphose ni inversion la courte pièce de 1944 à la nouvelle de 1937. Le rire, tout d’abord : de nouveau un rire noir, qui secoue Inès, Estelle et Garcin, à la toute fin de la pièce, lorsqu’ils comprennent leur impuissance absolue : ils ne peuvent ni s’entre-tuer (ils sont déjà morts) ni se séparer (telle est la peine qu’ils doivent subir éternellement). Rire de désespoir, rire d’impuissance, rire qui se convulse devant l’irrémédiable : tout cela vaut aussi pour Pablo. D’autre part, Sartre pousse à l’extrême la révélation que Pablo n’a fait qu’entrevoir : on ne se défait pas d’autrui. Singulière donnée, en effet, si l’on y songe, que celle qui fonde l’enfer de Huis clos, ou plutôt étrange fantasme : même les morts ne sont pas seuls. Toute fosse est commune.

6. Dans les Cahiers pour une morale (rédigés en 1947 et 1948, mais publiés de façon posthume en 1983), Sartre propose une description de l’impuissance absolue, qui évoque de fort près la situation de Pablo tout en la poussant à l’extrême : « je suis ligoté, enchaîné et l’on vient pour me mettre à mort » ; il est trop tard pour me tirer d’affaire « en livrant le nom de mon complice » ; si bien qu’« aucun acte, d’aucune sorte, fussé-je décidé à sauver ma vie par tous les moyens, ne peut émaner de moi qui modifie la situation[36] ». Que reste-t-il ? Des conduites vaines : la prière (n’en parlons pas) ; le refus, mais il est d’une parfaite inefficacité ; l’acceptation (« commander moi-même le peloton d’exécution qui me fusillera »), mais elle ne constitue rien de plus qu’une « simagrée purement symbolique », qui vise à me faire croire « que je suis à l’origine directe d’actes qui n’ont pas besoin de moi pour s’exécuter[37] ». Une simagrée : ne tient-on pas là une manière de comprendre la farce de Pablo provoquant les phalangistes en leur servant (ce qu’il prend pour) un mensonge ? Mais cette impuissante simagrée, bien qu’elle ne change rien à la situation réelle, trouble la conscience tout entière : « avec ses propres possibilités et sa certitude de soi-même vacillent les notions de Bien et de Mal qui n’ont plus aucun sens dans ce devenir inexorable de l’être pur », où l’homme est « le jouet du monde[38] ». Ce vacillement ne rejoint-il pas le vertige final de Pablo ?

7. Dans Les séquestrés d’Altona, en 1959, Sartre part de nouveau de la situation finale de Pablo. Même s’il s’est incarcéré de lui-même, Frantz von Gerlach vit dans sa chambre comme dans une cellule. Et de même que Pablo et ses camarades se trouvaient soumis à la vigilance de leurs gardiens, de même Frantz, qui dit à sa soeur Leni : « nous vivons en résidence surveillée », « On te regarde[39] ». Mais qui regarde ? Selon Frantz, qui joue (de) sa propre paranoïa, l’Histoire, le Tribunal des siècles. Sartre développe donc la structure du jugement perpétuel par Autrui déjà à l’oeuvre dans Huis clos, mais il l’historicise plus nettement. Et comme dans Huis clos ou comme dans « Le mur », les prévenus sont des morts-vivants : Frantz, qui passe pour mort en Argentine et qui s’est retiré du monde, au premier chef ; mais ceux qui vivent en résidence surveillée, explique-t-il encore à sa soeur, ce sont « Toi, moi, tous ces morts : les hommes[40] ». Curieuse situation que celle de Frantz, à la fois dans l’après-mort (personnelle et universelle), et dans la pré-mort (tout en attendant le Jugement des siècles, il ne cesse de juger sa vie). Mais la grande différence qui sépare Frantz de Pablo, c’est que le premier nommé prétend assumer ses responsabilités devant l’Histoire. Ou plutôt : pour éviter de porter le poids de sa responsabilité (officier allemand, il a laissé ses soldats torturer des partisans russes, durant la Deuxième Guerre mondiale), il se cache soit derrière le fantasme d’une Allemagne détruite de fond en comble par les Alliés et jamais reconstruite — ce qui inverse les torts à ses yeux —, soit derrière la revendication d’une responsabilité universelle, si bien qu’il se pose en nouveau Christ, qui prend tout le Mal de l’univers sur ses épaules. Le péché du monde occulterait ainsi la faute particulière. Mais Frantz n’est pas dupe de sa propre mauvaise foi, et plus d’une fois son rire, « sauvage et sec[41]  », fait un lointain écho à celui de Pablo : l’un comme l’autre ont été les dupes de l’Événement.

8. Pour Mathieu désespéré, l’humanité, même massacrée tout entière, demeurerait telle quelle, « sans une lacune » : on n’évide pas le vide. Sans doute Pablo aurait-il souscrit à ce propos radical. Mais le Sartre de la Critique de la raison dialectique les prend tous deux à contre-pied. Dans le tome II, rédigé en 1958, et laissé inachevé, il donne en effet, en quelques pages, une relecture de sa nouvelle de 1937 — et aussi de l’analyse de la mort dans L’être et le néant. Soit « un insurgé, arrêté par des hommes, condamné, gardé à vue par des hommes et qui sait que d’autres hommes le mettront à mort[42] ». Comment éprouve-t-il la mort imminente ? Certes pas, répète Sartre, fidèle à L’être et le néant, sur le mode d’une compréhension ou même d’une connaissance intuitive. Mais comme cassure, lacune et lucarne.

Cassure : la mort révèle le « conditionnement en extériorité de toute action humaine » : elle fonctionne toujours comme un mur contre lequel on se heurte, elle vient au prisonnier comme « définitive impossibilité d’agir historiquement », comme « indépassable et scandaleuse cassure interne de l’Histoire ». Ce qui correspond exactement à l’anéantissement de l’action sensée tel que l’éprouve Pablo.

Lacune : la mort est « transformation de l’humanité de l’homme — comme existence pratique dans un champ d’intériorité — en simple lacune inerte ». Lacune parce que l’entreprise du mort, ou de celui qui sait ne pouvoir échapper à la mort imminente, demeure inachevée, en défaut ou en déficit par rapport à son projet. Un tel est mort : il manque, il nous manque, et il manque à ses propres desseins. Du coup, « l’Histoire se dévoile […] comme trouée » par toutes ces lacunes inertes : « ses morts sont les milliards de trous qui la percent ». L’Histoire : une passoire infinie, les mortels y passent de déboire en déboire ?

Mais ce « Néant-en-soi » qu’est la mort vaut en même temps comme « lucarne sur l’Être-en-soi ». Ainsi Sartre assume en 1958 le mot de lucarne qu’il refusait en 1943 (soutenant alors, je le rappelle, que la mort n’est pas une lucarne qui donnerait sur un absolu non-humain). Et il ne s’avère donc plus vain, quoi qu’en ait dit le prière d’insérer du Mur en 1939, de vouloir deviner « l’autre côté de l’Existence » en regardant par cette lucarne. Mais que voit-on exactement ? Non pas un absolu non-humain : le Sartre de 1958 ne contredit pas celui de 1943. Mais il le corrige : par la lucarne de la mort l’on entrevoit la ligne de fuite par laquelle l’humain se rattache au non-humain. Par cette lucarne, c’est en effet « l’être-en-soi de l’Histoire » qui apparaît. Or qu’entendre par là ? Dans ces pages très denses, Sartre paraît chercher sa réponse. L’être-en-soi de l’Histoire semble se composer de trois strates qui se mêlent : 1. La part inerte qu’elle oppose à l’action historique humaine, part qui s’éprouve dans « l’ensemble d’erreurs et de contre-finalités » que produit malgré elle toute action historique humaine. 2. L’« irrémédiable facticité des organismes humains », c’est-à-dire le caractère périssable des agents historiques, mortels comme tout organisme. 3. La « non-humanité de l’univers », c’est-à-dire « l’infinie dispersion cosmique » qui nous entoure et nous attend[43] — l’inhumaine fin du monde et des humains.

La mort est une fenêtre (une lucarne), mais la mort est aussi à la fenêtre, et le jeune Poulou (Sartre) le savait bien : « Je vis la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais mais je n’osais rien dire[44]. » Elle ne dit rien non plus, animale et mutique — mais sa seule présence suggère qu’un jour il n’y aura plus ni fenêtre, ni balcon des siècles, ni mourants.

Pour conclure, deux remarques, l’une propre à l’oeuvre de Sartre, l’autre plus générale. La nouvelle de 1937 fonctionne pour Sartre comme une matrice d’engendrement textuel. Pour se borner à ses rejetons philosophiques, elle anticipe sur l’analyse philosophique de L’être et le néant : la mort est déjà un mur en 1937 comme elle le sera en 1943 ; selon l’un et l’autre texte, sans pouvoir la comprendre, nous l’éprouvons physiquement, nous la pré-sentons. Il se peut aussi que dans son rire mêlé de larmes Pablo entrevoie la responsabilité des vivants à l’égard des morts que Sartre explicitera en 1943. Mais la nouvelle de 1937 suscite aussi chez l’écrivain une réflexion autocritique. L’absurde, qu’est-ce au juste ? Que sont les « forces de l’absurde » dont Sartre parlera encore en 1967 ? Sa réponse, il l’a donnée en 1958 : la mort serait lucarne sur la face extérieure de notre humanité, c’est-à-dire à la fois sur la facticité irrémédiable des organismes humains, et sur l’extériorité d’indifférence de l’Histoire. Au total, et même si l’on fait la part de l’illusion rétrospective (on ne lit plus « Le mur » sans avoir en tête la suite de la production sartrienne), la nouvelle enveloppe déjà l’essentiel de la philosophie qui sera par la suite développée et articulée. Le génie de Sartre tient à ce que ses deux facettes d’écrivain et de philosophe ne cessent de se relancer l’une l’autre.

Une conclusion plus générale consisterait à s’interroger sur une remarque formulée dans Qu’est-ce que la littérature ? : « Aussi loin qu’il [le lecteur] puisse aller, l’auteur est allé plus loin que lui[45]. » Et Sartre de préciser aussitôt : « Quels que soient les rapprochements qu’il établisse entre les différentes parties du livre — entre les chapitres ou entre les mots — il possède une garantie : c’est qu’ils ont été expressément voulus. » Changeons d’échelle : cette règle — qu’on pourrait certes discuter — vaut-elle aussi, à l’intérieur d’oeuvres « complètes », de livre en livre ? Je l’ai plus ou moins supposé, en organisant mon jeu d’échos, dans la mesure où Sartre a soutenu avoir conçu son oeuvre comme un ensemble… Soyons sensibles en tout cas à ce fantasme sartrien de maîtrise. Blanchot le contestera, en écrivant : « l’écrivain ne lit jamais son oeuvre. Elle est, pour lui, l’illisible, un secret, en face de quoi il ne demeure pas. Un secret, parce qu’il en est séparé[46]. » Une telle assertion catégorique, bien dans la manière de Blanchot, s’éclairerait en fonction des distinctions qu’il trace entre l’oeuvre faite et l’oeuvre idéale (Faux pas), ou entre livre écrit et oeuvre qui le double, le livre n’étant jamais que « le substitut, l’approche et l’illusion » de l’oeuvre[47]. Elle nous pousse en tout cas à considérer qu’un texte, pour son auteur même, pourrait bien être… un mur. Illisible ? Mais sur lequel, du coup, l’on peut écrire et ré-écrire.