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Introduction

Le 1er juillet 2007, la Suisse a ratifié la Convention de La Haye relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance[1]. Alors que deux études approfondies menées dans les années cinquante tranchaient clairement la question de la compatibilité du trust avec le système légal suisse par la négative[2], la ratification de la convention n’a pas été particulièrement contestée près de soixante ans plus tard. Certes, il y a eu quelques évolutions en droit interne suisse qui ont favorisé ce résultat[3], mais c’est surtout un changement progressif des mentalités qui l’a rendu possible. Aujourd’hui, compte tenu de la ratification, on ne peut plus prétendre que le trust est incompatible avec l’ordre juridique suisse.

Une précision doit être faite d’emblée. Si la Suisse reconnaît et met en oeuvre les effets d’un trust de droit étranger sur la base de la Convention de La Haye. En revanche, son droit interne ne connaît pas l’institution du trust, que ce soit sous sa forme traditionnelle ou sous une forme analogue. En particulier, nous verrons que la fiducie du droit suisse ne constitue pas un équivalent fonctionnel à l’institution du trust. L’ordre juridique helvétique côtoie ainsi les trusts que dans la perspective limitée du droit international.

De nouvelles dispositions sur les trusts ont été promulguées afin de mettre en oeuvre la Convention de La Haye : d’une part, dans la Loi fédérale du 18 décembre 1987 sur le droit international privé[4], et d’autre part, dans la Loi fédérale du 11 avril 1889 sur la poursuite pour dettes et la faillite[5]. Cette activité législative en matière d’exécution forcée fait de la Suisse un cas particulier, si ce n’est unique, parmi les pays de droit civil. Il n’est donc pas inintéressant de voir comment la Suisse, juridiction civiliste sans tradition du trust, a réglementé cette question.

La présente analyse propose trois pistes de réflexion concernant le trust de common law et le droit suisse de l’insolvabilité[6]. Elles sont les suivantes :

  1. La première partie examinera la question de la compatibilité entre l’effet de ring-fencing inhérent au trust et le principe de l’unité du patrimoine qui constitue en droit suisse le socle de la responsabilité pour dettes. Nous verrons si le trustee est autorisé à détenir un patrimoine séparé qui ne répond pas de ses dettes personnelles, alors que le droit suisse prône au contraire une responsabilité générale des individus sur l’ensemble de leur patrimoine. Nous exposerons comment cette problématique a été résolue en droit suisse, ainsi que les modalités de l’article 284b LP qui furent adopté dans cette perspective.

  2. Dans le prolongement de la première problématique, nous verrons ensuite si la distraction des biens d’un trust dans la faillite est compatible avec les exigences du droit suisse en matière de publicité tabulaire. Nous examinerons en particulier s’il est nécessaire que le rapport de trust soit mentionné dans le registre public pertinent pour que cette ségrégation ait effectivement lieu. L’article 149d LDIP qui régit en droit suisse la publicité du rapport de trust ne permet pas d’y répondre clairement. Nous proposerons une interprétation de la norme, qui s’écarte de l’opinion majoritaire en Suisse.

  3. Enfin, la troisième partie portera sur la situation des créanciers au bénéfice de créances résultant de l’administration courante d’un trust. La problématique est à cet égard double. Le régime de responsabilité pour dettes représente une question matérielle préliminaire qui relève de la loi applicable au trust, tandis que l’exécution forcée est une question de mise en oeuvre qui doit être régie par le droit suisse. Le cas où — selon la loi applicable au trust — les dettes résultant de la gestion du trust grèvent directement le fonds du trust lui-même a donné lieu à l’introduction d’une nouvelle norme en droit suisse, à savoir l’article 284a LP. Nous verrons si les prescriptions prévues par cette disposition sont conformes à la logique du droit suisse et à celle des trusts et comment le législateur a veillé à leur conciliation.

I. L’effet de ring-fencing et l’unité du patrimoine

Avant de pouvoir ratifier la Convention de La Haye, le législateur suisse a dû s’assurer de la possible coexistence entre l’effet de ring-fencing inhérent au trust et le principe de l’unité du patrimoine — dit aussi de « l’unicité du patrimoine » — du droit suisse. Ce principe est commun à d’autres pays de droit civil et la question a également été discutée ailleurs[7]. Les développements qui suivent visent à exposer la façon dont cette question a été résolue dans l’ordre juridique helvétique, tout en rappelant au préalable la notion de ring-fencing.

A. Le ring-fencing : un mécanisme au coeur du concept de trust

La ségrégation du fonds du trust est, on le sait, l’une des caractéristiques essentielles de l’institution, ce que la Convention de La Haye relève très clairement à son article 2(2)(a)[8]. Sa mise en oeuvre est imposée aux pays de droit civil ayant ratifié la Convention de La Haye comme l’une des conséquences juridiques minimales de la reconnaissance d’un trust. Concrètement, si la loi applicable au trust le prévoit, le fonds du trust doit être reconnu comme formant une masse distincte des biens propres du trustee à trois égards : à l’égard du conjoint du trustee dans le cadre de son régime matrimonial; à l’égard des héritiers du trustee lors de l’ouverture de sa succession; et surtout à l’égard des créanciers personnels du trustee dans l’hypothèse de son insolvabilité[9].

L’importance de la ségrégation du fonds du trust a été mise en avant par la doctrine, notamment dans le cadre de l’article 11 de la Convention de La Haye[10]. Elle est considérée comme un élément essentiel du trust, sans lequel sa reconnaissance n’aurait aucun sens. Jonathan Harris soutient du reste que le principe de ségrégation ne doit pas être affecté ou amoindri par les articles 15 ou 16 de la Convention de La Haye — qui réservent les règles impératives du for et les lois d’application immédiate — de peur de vider la reconnaissance de son sens[11].

B. L’unité du patrimoine : un postulat à la base du droit suisse

La formation d’une masse séparée au sein du patrimoine du trustee hors d’atteinte pour ses créanciers personnels heurte a priori de plein front le principe de l’unité du patrimoine. Ce dernier établit en effet que chaque individu ne possède qu’un seul patrimoine sur lequel il répond de l’ensemble de ses dettes. Il interdit aux individus de distinguer de leur propre chef plusieurs masses distinctes à l’intérieur d’un même patrimoine[12]. L’on sait que ce principe dérive à l’origine de la théorie dite « subjective » du patrimoine élaborée par les auteurs français Aubry et Rau au 19e siècle[13]. En France, le principe a été érigé au rang de dogme[14], tendance qui se maintient aujourd’hui en dépit de vives critiques exprimées par la doctrine française[15]. En Suisse, le postulat a été embrassé avec moins d’ardeur, mais il n’en constitue pas moins un principe clé du droit suisse de la responsabilité pour dettes[16]. S’il n’a pas été codifié en tant que tel dans la loi, il est en revanche exprimé dans la doctrine que ce soit de façon explicite[17] ou implicite. En effet, la responsabilité pour dettes est souvent décrite comme générale, personnelle et illimitée, ce qui exprime la même idée d’une responsabilité uniforme sur l’entièreté du patrimoine[18].

L’on illustrera le mécanisme de l’unité du patrimoine à travers l’exemple de la fiducie suisse[19]. Issue de la pratique des affaires, la fiducie a été admise pour la première fois par la jurisprudence du Tribunal fédéral au début du 20e siècle[20]. Elle est ainsi née et a évolué en marge de la loi, au gré du droit prétorien. La jurisprudence l’a façonnée comme une institution reposant sur le droit des contrats et impliquant un transfert complet et absolu du titre de propriété sur les biens fiduciaires. Le fiduciant transfère des biens au fiduciaire qui doit les détenir selon le but et les modalités prévus par le contrat de fiducie. Le fiduciaire est donc le plein propriétaire des biens fiduciaires, bien qu’il les détienne pour autrui, c’est-à-dire généralement pour le fiduciant ou pour les bénéficiaires de la fiducie.

En particulier, la jurisprudence suisse a expressément rejeté l’idée d’une division de la propriété entre un titre de propriété externe qui reviendrait au fiduciaire et un titre interne qui reviendrait aux bénéficiaires[21]. Aussi les biens appartiennent-ils au premier de façon indivise. Il s’agit là d’une caractéristique fondamentale qui distingue la fiducie du trust de common law. En outre, la fiducie, dans sa forme commune, est assujettie au principe de l’unité du patrimoine, lequel exclut que les biens fiduciaires forment une masse séparée au sein du patrimoine du fiduciaire. Strictement appliqué, le principe signifie que les biens fiduciaires répondent des dettes personnelles du fiduciaire de façon solidaire et indistincte avec ses autres biens, puisque son patrimoine forme un tout indivis soumis à un même régime juridique. À cet égard également, la fiducie du droit suisse se distingue de façon essentielle du trust.

La jurisprudence a certes atténué ce régime strict en appliquant par analogie à la fiducie, dans sa forme de fiducie-gestion, l’alinéa 3 de l’article 401 du Code des obligations du 30 mars 1911[22], de sorte à permettre aux meubles et aux créances acquis de tiers pour le compte du fiduciant ou pour le bénéficiaire de la fiducie d’être revendiqués dans la faillite du fiduciaire[23]. Cela étant, ce moyen ne s’applique qu’aux biens meubles et aux créances qui ont été acquis pour le compte du fiduciaire ou des bénéficiaires auprès de tiers. Il ne s’applique donc pas aux biens transférés initialement par le fiduciant au fiduciaire. Ainsi, ce moyen est relativement restreint par sa portée et par les conditions de sa mise en oeuvre[24].

Il en résulte que la fiducie reste, en l’état du droit suisse, fondamentalement régie par le principe de l’unité du patrimoine, ce qui se traduit assurément par l’une des faiblesses de l’institution. L’on relèvera qu’un projet de codification de la fiducie visant à en faire une institution apte à concurrencer le trust a été examiné simultanément à la ratification de la Convention de La Haye. Procéder dans ce sens a toutefois été rejeté au motif que la démarche n’était pas nécessairement souhaitable et qu’elle était propre à retarder le processus de ratification[25].

C. La réconciliation des principes à travers les patrimoines séparés du droit suisse

À première vue, l’effet de ring-fencing inhérent au trust et l’unité du patrimoine semblent inconciliables. Un examen attentif du droit suisse donne toutefois lieu à un constat plus nuancé. Le principe de l’unité du patrimoine n’a jamais été érigé en dogme mais tient lieu de principe soumis à des exceptions. L’ordre juridique suisse connaît en effet déjà certaines formes de patrimoines dits « séparés » ou « spéciaux »[26], dont le régime juridique diffère de celui du patrimoine personnel du titulaire commun (par exemple quant à la responsabilité pour dettes vis-à-vis des tiers, à la jouissance des biens ou à leur sort au décès du titulaire du patrimoine)[27]. L’une des formes les plus abouties de ces patrimoines spéciaux du droit suisse est celle du fonds de placement contractuel[28], qui sera brièvement exposée ci-après.

Les fonds de placement du droit suisse ont été conçus sur la base d’une structure fiduciaire. Cette structure a été choisie de préférence à d’autres formes juridiques, telle que la copropriété[29]. Les valeurs du fonds appartiennent juridiquement à la société assurant la direction du fonds, mais celle-ci les détient à titre fiduciaire pour le compte des investisseurs. Sans aménagement législatif particulier, les valeurs du fonds auraient été soumises — à l’instar de la fiducie ordinaire — au principe de l’unité du patrimoine, avec le risque d’être appelées à répondre des dettes personnelles de la direction du fonds, de façon solidaire avec le patrimoine général de celle-ci. Pour pallier cet inconvénient, le législateur suisse a introduit expressément un droit de distraction en faveur des porteurs de parts[30]. Ce droit de distraction est conçu largement et intervient ipso jure, sans qu’une requête en revendication ne soit nécessaire[31]. En outre, cette distraction est facilitée par le régime de détention séparée imposée par la loi : la fortune collective est notamment conservée séparément auprès d’une banque dépositaire[32] et la direction du fonds est contrainte de tenir une comptabilité distincte[33].

La doctrine voit dans le régime juridique auquel la fortune du fonds est soumise — avec ses éléments de détention séparée, de régime de responsabilité pour dettes distinct, d’interdiction de compensation entre les dettes de la direction du fonds qui ne découleraient pas du contrat du fonds de placement et celles du fonds de placement[34], et de subrogation réelle — des traits d’un véritable patrimoine séparé[35]. Ce patrimoine serait par ailleurs affecté, en ce sens qu’il sert spécifiquement et uniquement au placement de valeurs dans l’intérêt des porteurs de parts[36]. Cette figure, à côté d’autres encore[37], a permis de rassurer quant au fait que l’unité du patrimoine n’était pas un postulat rigide et qu’il pouvait admettre des exceptions sans pour autant s’effondrer[38]. Le trust consacre une dérogation supplémentaire à ce principe.

D. La mise en oeuvre de l’effet de ring-fencing dans l’exécution forcée suisse (art. 284b LP)

Une fois l’obstacle dogmatique surmonté, le législateur a pu s’atteler à la mise en oeuvre de la ségrégation du fonds du trust dans le droit suisse de l’exécution forcée. Pour ce faire, il a adopté l’article 284b LP, qui ancre clairement cet effet au coeur de la loi pertinente. La norme prévoit succinctement que « [d]ans la faillite d’un trustee, le patrimoine du trust est distrait de la masse en faillite après déduction des créances du trustee contre ce patrimoine ».

En principe, au moment du prononcé de la faillite du débiteur, tous ses biens forment une seule masse, appelée « masse en faillite », quel que soit le lieu où ils se trouvent[39]. Dans la mesure où le fonds du trust forme un fonds distinct aux mains du trustee, ces biens n’entrent pas dans sa masse en faillite. C’est la signification consacrée à l’article 284b LP qui prévoit la séparation automatique des biens du trust. La ségrégation est opérée ipso jure, sans qu’une requête ou qu’une action judiciaire ne soit nécessaire. L’autorité compétente doit donc y procéder d’office, en tenant les biens du trust hors de la masse en faillite du trustee. Cela n’est toutefois vrai que si l’appartenance des biens au trust apparaît de façon suffisamment claire. En pratique, cela suppose qu’ils soient comptabilisés, voire conservés, séparément. Si au contraire le rapport de trust ne ressort pas de lui-même, il appartient aux intéressés de demander la ségrégation effective des biens du trust auprès des autorités judiciaires au moyen d’une action en revendication[40]. Le succès de cette action dépend en fin de compte de l’apport de la preuve que les biens font bel et bien l’objet d’un trust.

II. La ségrégation des biens du trust et le principe de publicité

La deuxième problématique qui sera traitée ici est celle de l’incidence du principe de publicité sur la séparation des biens du trust. La question se pose en effet de savoir si le rapport de trust doit être connu des tiers pour que la ségrégation puisse avoir effectivement lieu en cas de faillite du trustee. La norme qui a été consacrée en droit suisse à la publicité du trust, prévue à l’article 149d LDIP, ne permet pas d’y répondre clairement ni définitivement. Les considérations qui suivent visent à exposer cette problématique et à proposer une interprétation de la loi. L’on relèvera d’emblée que l’interprétation que nous suggérerons s’écarte de l’exposé des motifs du Conseil fédéral relatif à l’article 149d LDIP[41] et de la doctrine majoritaire qui s’est alignée sur ce texte[42].

Cette problématique mériterait certainement une étude détaillée compte tenu de son intérêt et de sa complexité[43]. Nous devrons toutefois nous limiter ici à quelques considérations générales. Après un exposé succinct de l’article 12 de la Convention de La Haye et de l’article 149d LDIP (A), nous verrons quels sont les effets de la publicité et de son omission à l’égard des tiers acquéreurs de bonne foi d’un bien appartenant à un trust (B). Nous examinerons ensuite si elle entraîne des conséquences pour les créanciers personnels du trustee et corollairement sur la ségrégation effective des biens du trust en cas d’insolvabilité du trustee (C).

A. La publicité du rapport de trust selon l’article 12 de la Convention de La Haye et l’article 149d LDIP

L’article 12 de la Convention de La Haye prévoit la possibilité pour le trustee de faire mentionner la relation de trust dans les registres publics des États contractants. Il dispose à cet égard que « [l]e trustee qui désire faire inscrire dans un registre un bien meuble ou immeuble, ou un titre s’y rapportant, sera habilité à requérir l’inscription en sa qualité de trustee ou de telle façon que l’existence du trust apparaisse, pour autant que ce ne soit pas interdit par la loi de l’État où l’inscription doit avoir lieu ou incompatible avec cette loi ». La norme conventionnelle vise à faciliter l’administration du trust par le trustee, en lui permettant de rendre l’existence du trust visible aux tiers[44]. Cette mesure peut s’avérer essentielle si et lorsque, dans la juridiction concernée, l’opposabilité des droits existant sur une chose dépend d’une mesure de publicité.

La publicité du rapport de trust est régie en droit suisse par l’article 149d LDIP. Il a la teneur suivante :

  1. Lorsque les biens d’un trust sont inscrits au nom d’un trustee dans le registre foncier, le registre des bateaux ou le registre des aéronefs, le lien avec un trust peut faire l’objet d’une mention.

  2. Le lien avec un trust portant sur des droits de propriété intellectuelle enregistrés en Suisse est, sur demande, inscrit dans le registre pertinent.

  3. Le lien avec un trust qui n’a pas fait l’objet d’une mention ou qui n’a pas été inscrit n’est pas opposable aux tiers de bonne foi.

Le trustee, en tant que détenteur du titre juridique (legal title) sur les biens en trust, est le propriétaire inscrit dans les divers registres publics ou privés[45]. Le trust, faute de personnalité juridique, n’a pas lui-même cette capacité. Dans ce contexte, la mention du rapport de trust permet de révéler aux tiers que le trustee les détient ès qualités, et non pas à titre privé[46]. Tel est le but de l’article 149d LDIP. La loi suisse comporte ainsi une base légale expresse permettant la publicité du trust, ce qui règle la question de la compatibilité de cette mesure avec l’ordre juridique interne, réservée par l’article 12 in fine de la Convention de La Haye.

Sont visés par la publicité en Suisse les biens et les droits ordinairement soumis à une publicité tabulaire via un registre public, à savoir les immeubles, bateaux et aéronefs, ainsi que les droits de propriété intellectuelle. Sont en revanche exclus du processus de publicité les meubles ou les créances faisant l’objet d’un trust[47]. Pour les immeubles, la publicité a lieu au moyen d’une mention indiquant que le bien en question « fait partie du patrimoine d’un trust »[48]. Le settlor peut requérir la mention du trust dans le registre pertinent au moment du transfert de propriété de l’immeuble au trustee et par ce dernier dès le transfert effectué. Par ailleurs, si l’instrument du trust ou la loi applicable prévoit la publicité du trust, mais que le trustee refuse d’y procéder, les bénéficiaires peuvent demander au juge de l’ordonner[49]. En dehors de ce cadre, les bénéficiaires semblent être privés de recours.

En droit suisse, la publicité du rapport de trust est prévue sous une forme facultative. Les intéressés ont donc le choix de révéler ou non l’existence du trust aux tiers. Cependant, à y regarder de plus près, il ne s’agit pas d’une véritable faculté, car la loi sanctionne le défaut de publicité. En effet, l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP prévoit que le rapport de trust qui n’a pas été mentionné dans le registre pertinent n’est pas opposable aux tiers de bonne foi. Autrement dit, l’existence du rapport de trust n’est pas remise en cause, mais elle ne peut être efficacement invoquée contre les tiers de bonne foi, faute d’avoir été publiée. Est de bonne foi au sens du droit suisse la personne qui ignorait effectivement l’existence du trust et qui n’aurait pas pu la connaître en faisant preuve de l’attention commandée par les circonstances[50]. N’est donc pas de bonne foi celui qui connaissait l’appartenance du bien au trust d’une autre façon, nonobstant l’absence de publicité. En définitive, l’article 149d LDIP va plus loin que l’article 12 de la Convention de La Haye, lequel assortit le défaut de mention d’aucun effet juridique.

B. Les effets de la publicité et de son omission sur les tiers acquéreurs de bonne foi

Nous examinerons ci-après la problématique des effets de la publicité du trust et de son omission en rapport avec le registre foncier. Les considérations qui suivent sont toutefois valables mutatis mutandis pour les autres registres publics, tels que le registre des bateaux et des aéronefs, et les registres relatifs aux droits de propriété intellectuelle[51].

Le registre foncier permet de réaliser le principe de publicité en matière immobilière. Il constitue un registre établi au niveau cantonal, organisé la plupart du temps selon des règles strictes et soumis à la surveillance de l’État. Il vise à révéler les divers droits réels ou relations juridiques existant sur un immeuble[52] et permet notamment de les rendre opposables aux tiers. Un droit réel ne peut généralement déployer l’effet erga omnes dont il est revêtu que si les tiers sont informés de son existence.

La publicité du rapport de trust a pour effet d’écarter la bonne foi du tiers, en ce sens qu’elle ne lui permet plus de prétendre ignorer l’existence du trust et l’appartenance de l’immeuble à celui-ci[53]. Ainsi, l’acquéreur d’un immeuble, dont le registre indique qu’il fait partie d’un trust, doit s’assurer que le trustee dispose effectivement du pouvoir d’aliéner l’immeuble. À défaut, s’il apparaît ensuite que le trustee n’était pas doté des pouvoirs ou des autorisations nécessaires, le tiers n’est pas protégé dans son acquisition faute d’être de bonne foi. Il s’expose ainsi à une revendication de l’immeuble par les bénéficiaires du trust sur la base de leur droit de tracing. La publicité garantit ainsi l’exercice effectif du droit de tracing des bénéficiaires[54].

En revanche, lorsque le rapport de trust n’est pas publié au registre foncier, l’acheteur est légitimé à croire que l’immeuble appartient au trustee en propre et qu’il dispose corollairement des pouvoirs nécessaires pour le vendre. S’il apparaît par la suite que tel n’est pas le cas, le tiers acquiert néanmoins la propriété de la chose. C’est l’effet de l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP qui rend le trust non publié inopposable aux tiers de bonne foi. Dans ce cas, l’existence du trust n’est point remise en cause, mais elle ne peut être opposée à l’acquéreur[55]. Celui-ci est de bonne foi si, au moment de l’acquisition, il ne connaissait pas l’existence du trust et ne pouvait la connaître, en faisant preuve de l’attention commandée par les circonstances. Du point de vue des bénéficiaires, l’absence de mention du trust au registre foncier paralyse leur droit de tracing sur le bien immobilier aliéné en violation du trust à un tiers[56]. En d’autres termes, le trustee peut certes choisir de ne pas mentionner l’existence du trust au registre et de le garder confidentiel, mais c’est aux risques et périls des bénéficiaires.

Cette acquisition valable d’une chose des mains d’une personne non autorisée déroge au principe nemo plus juris ad alium transferre potest quam se ipse habet (nul ne peut transférer plus de droits à autrui qu’il n’en a lui-même). Elle est fondée et se justifie en droit suisse par le principe dit de la « foi publique » du registre foncier, exprimé partiellement à l’article 973 CC[57]. Ce principe établit une fiction selon laquelle le registre foncier est complet et exact, dans la mesure où il est organisé selon des règles strictes et est soumis à la surveillance de l’État. L’inscription au registre foncier d’une personne en tant que propriétaire d’un bien déterminé est réputée complète et exacte, même si elle ne correspond pas à la réalité. En cela, le principe de foi publique sert la sécurité des transactions immobilières. Dès lors, dans la mesure où le trustee apparaît comme le véritable propriétaire selon le registre foncier et que cette inscription est réputée complète et exacte, l’acheteur acquiert le droit de propriété sur l’immeuble, même si le trustee n’était pas habilité à le vendre, étant soumis aux restrictions imposées par le trust.

Il ressort de ce qui précède que le tiers acquéreur de bonne foi bénéficie d’une protection expresse en droit suisse. Il en va logiquement de même dans le cadre de l’article 149d LDIP, dont l’expression « tiers de bonne foi » vise précisément le tiers acquéreur. Cela n’est pas controversé dans la doctrine suisse.

Plus complexe et débattue est en revanche la question de savoir si les créanciers peuvent également être considérés comme des « tiers de bonne foi » au sens de l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP et si la ségrégation effective des biens du trust inscrits au nom du trustee dépend de la mention du rapport de trust.

C. Les effets de la publicité et de son omission sur la ségrégation des biens du trust

Lorsque l’indication du rapport de trust est portée dans le registre pertinent, elle permet de signaler que le bien n’appartient pas au patrimoine propre du trust, mais à un fonds séparé dont le bénéfice économique revient aux bénéficiaires du trust. Les créanciers sont ainsi informés que le bien en question ne répond pas des dettes personnelles du trustee. Que se passe-t-il en revanche lorsque le rapport de trust n’est pas mentionné dans le registre public pertinent? Cela fait-il obstacle à la ségrégation effective des biens du trust en faveur des bénéficiaires du trust? Autrement dit, est-ce que le créancier qui fait crédit au trustee à titre personnel, en pensant de bonne foi que tel ou tel bien inscrit à son nom dans le registre public pertinent lui appartient en propre, peut obtenir la réalisation forcée de ce bien à son profit?

La jurisprudence suisse n’a pas encore eu à se pencher sur la question. L’interprétation de l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP prônée par le Message du Conseil fédéral concernant l’approbation et l’exécution de la Convention de La Haye est, quant à elle, la suivante : lorsque l’existence du trust n’est pas indiquée dans le registre pertinent, le droit de distraction des bénéficiaires échoue en faveur des créanciers qui ont fait crédit au trustee, en pensant de bonne foi qu’il était propriétaire du bien inscrit[58]. En d’autres termes, l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP protégerait non seulement l’acquisition d’un droit réel de bonne foi, mais aussi l’octroi de crédit de bonne foi[59]. La doctrine majoritaire suisse s’est alignée sur la position du Message du Conseil[60].

Le bien-fondé de cette interprétation de l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP, telle que préconisée par le Message du Conseil et la doctrine dominante, mérite toutefois d’être remis en question. Comme il sera développé ci-après, cette interprétation présente à nos yeux trois défauts majeurs. Premièrement, elle repose sur un postulat, à savoir l’octroi de crédit de bonne foi, qui n’est pas conforme au droit suisse et à la logique des registres publics. Deuxièmement, elle est contraire à l’esprit de la Convention de La Haye qui attache à l’effet de ring-fencing une importance fondamentale. Troisièmement, sa mise en oeuvre donnerait lieu à d’inextricables difficultés pratiques[61].

En premier lieu, l’on relèvera qu’en droit suisse le principe de la foi publique est ancré à l’article 973 CC[62]. Or, cette norme, de portée générale, n’offre sa protection qu’à celui qui acquiert de bonne foi un droit réel sur la chose, à l’exclusion de celui qui acquiert une créance contre le propriétaire inscrit[63]. De façon générale, quel que soit leur degré d’organisation, les registres publics suisses n’ont ni la vocation ni l’aptitude de protéger l’idée que les créanciers se font au sujet de la solvabilité du débiteur ou de la composition effective de son patrimoine. En particulier, les registres ne garantissent pas au prêteur que tel ou tel bien en fait véritablement partie et qu’il pourra en obtenir la réalisation dans une procédure d’exécution forcée future contre le débiteur. Le seul moyen pour le créancier de s’assurer de la mainmise d’un bien en cas d’exécution forcée est de constituer un gage sur celui-ci[64]. Celui qui se contente au contraire de vérifier les actifs du débiteur sans prendre de sûreté réelle doit assumer le risque de l’indisponibilité ultérieure du bien. La bonne foi du créancier, même fondée sur les indications du registre public pertinent, ne saurait pallier l’absence de sûreté réelle.

L’alinéa 3 de l’article 149d LDIP, dans la mesure où il n’y déroge pas expressément, doit être interprété conformément à la norme générale de l’article 973 CC, ainsi qu’aux principes mentionnés ci-dessus. Au demeurant, il nous paraît important que les effets de ces deux normes coïncident, car à défaut l’on créerait une rupture dans la logique des registres publics et une différence de traitement difficilement justifiable : la foi publique ne protégerait pas, à titre général, l’acquisition d’une créance de bonne foi, mais une telle protection serait néanmoins donnée en présence d’un trust non mentionné au registre foncier. Cette solution prête évidemment le flanc à la critique.

Faut-il au surplus rappeler que la protection de la bonne foi constitue une dérogation à la situation matérielle réelle et qu’à ce titre elle doit être admise restrictivement? Selon la jurisprudence, elle n’est protégée qu’en vertu d’une disposition particulière qui en précise la portée[65]. À l’évidence, l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP ne satisfait pas à ces exigences, puisqu’il ne prévoit pas clairement et ouvertement un régime dérogatoire dans le texte même de la loi.

En deuxième lieu, la solution prônée par le Message du Conseil a le grand inconvénient d’être contraire à l’esprit de la Convention de La Haye. Il appartient en effet aux États d’interpréter leurs normes internes en harmonie avec ladite convention, sous réserve de ses articles 15, 16 ou 18 qui portent respectivement sur les règles impératives, sur les lois d’application immédiate et sur l’ordre public du for. Compte tenu de l’importance attribuée par la Convention de La Haye à l’effet de ring-fencing, la ségrégation des actifs du trust doit être admise par les États signataires dans une mesure aussi large que possible. À notre avis, il n’y a pas motif à invoquer l’une ou l’autre des clauses de sauvegarde précitées pour préserver un intérêt qui n’est pas formellement protégé en droit interne, à savoir l’octroi de crédit de bonne foi [66].

Enfin, l’on relèvera que la protection des créanciers de bonne foi, à supposer qu’il faille l’admettre, soulève d’importantes difficultés de mise en oeuvre voire d’égalité de traitement entre créanciers. Elle requiert en effet de déterminer qui est un créancier « de bonne foi » au sens de l’alinéa 3 de l’article 149d LDIP et sur la base de quels critères, étant précisé que la consultation effective du registre n’est pas une condition de la protection en droit suisse[67]. Si l’on admet la protection du bailleur de fonds, ne faut-il pas également protéger les autres créanciers contractuels du trustee qui auraient ou n’auraient pas consulté le registre? Et dans la négative, comment justifier une telle inégalité de traitement? Qu’en est-il par ailleurs des créanciers délictuels, alors qu’à l’évidence l’effet de publicité des registres publics ne leur est pas adressé? À vrai dire, la protection des créanciers de bonne foi n’est pas sans évoquer la boîte de Pandore : une fois ouverte, il n’est plus possible de contrôler ce qui en sort. Dès lors qu’on entend octroyer à une simple créance des prérogatives sur un bien spécifique qu’elle n’a pas naturellement (à la différence d’un droit réel), et ce sur la simple bonne foi de son titulaire, il n’y a plus de critère de rattachement objectif avec le bien visé et les limites de la protection légale peuvent être repoussées presque à l’infini.

En conclusion, contrairement à l’opinion prônée par le Message du Conseil et la doctrine majoritaire en Suisse, la ségrégation des biens du trust, en cas de faillite du trustee à titre privé, ne doit pas dépendre d’une mention du rapport de trust dans le registre public pertinent. Notons qu’une réponse équivalente a été donnée par certains auteurs dans d’autres juridictions de droit civil[68]. En tous les cas, c’est aux tribunaux qu’il appartiendra de trancher cette épineuse question.

III. La poursuite pour les dettes nées régulièrement dans l’exercice du trust

Nous en venons maintenant à notre troisième piste de réflexion, consacrée aux droits des créanciers qui ont eu affaire à un trustee agissant dans l’exercice du trust, que ce soit à titre contractuel, délictuel ou autre. Ceux-ci doivent être habilités à recouvrer leur créance par le biais de l’exécution forcée, en cas de défaut de paiement du trustee. Telle a été la préoccupation du législateur suisse que de prévoir des procédures de poursuite spécifiques pour les dettes nées régulièrement dans l’exercice du trust.

Ce phénomène devrait toutefois rester relativement marginal. L’on peut en effet attendre du trustee qu’il exécute de façon diligente les obligations touchant au trust. L’exécution forcée conserve néanmoins sa pertinence — et son importance — lorsque le trustee fait preuve de négligence ou qu’il ne peut acquitter la dette en raison, par exemple, d’un manque de liquidités. L’examen de cette problématique est surtout intéressant, en ce qu’il révèle la façon dont la Suisse, en tant que juridiction de droit civil sans tradition du trust, a réglementé la question.

Nous examinerons à titre préalable le régime de responsabilité pour dettes d’après la loi applicable au trust, puisqu’il constitue l’inévitable toile de fond de la réglementation suisse (A). Nous verrons ensuite le déroulement de la procédure d’exécution forcée en Suisse (B), d’abord lorsque les dettes sont à charge du patrimoine personnel du trustee puis lorsqu’elles sont directement à charge du fonds du trust.

A. Le régime de responsabilité pour dettes d’après la loi applicable au trust

L’introduction d’une procédure d’exécution forcée pour une dette née dans l’exercice du trust suppose impérativement de déterminer au préalable qui, ou plus précisément quel patrimoine, doit en répondre. Au vu de sa nature matérielle, la question relève de la loi étrangère applicable au trust, soit en premier lieu la loi choisie par le settlor au sens de l’article 6 de la Convention de La Haye ou, à défaut, celle qui est déterminée d’après les critères objectifs de l’article 7 de ladite convention. L’on sait en effet que le trustee est formellement le titulaire de deux masses de biens séparées, à savoir son patrimoine personnel et le fonds du trust. En fonction de ce que prévoit la loi applicable, la dette peut incomber soit à l’un soit à l’autre.

En matière de responsabilité pour dettes, deux approches principales semblent pouvoir être identifiées dans les diverses lois de trust, à savoir l’approche « classique » (1) et l’approche « moderne » (2). Elles seront examinées sur un plan très général et de façon succincte, sans que nous puissions évidemment prétendre appréhender toutes les nuances qui existent au sein de chacune de ces tendances.

1. L’approche classique de responsabilité pour dettes

L’approche classique, qui est encore aujourd’hui[69] celle du droit anglais, prévoit comme modèle de base une responsabilité personnelle et illimitée du trustee à l’égard des tiers pour les dettes encourues dans l’exercice du trust. Cette responsabilité personnelle se fonde sur sa qualité de propriétaire des biens du trust. La situation du trustee se distingue à cet égard de celle d’un représentant (agent), dans la mesure où le trust — faute de personnalité juridique — ne peut tout simplement pas être représenté[70]. Il en résulte que les actions du trustee agissant en cette qualité ne lient pas directement le trust mais le trustee personnellement sur son patrimoine personnel. Il en est ainsi, que les dettes aient été contractées de façon régulière ou non.

La responsabilité personnelle du trustee est assortie de divers correctifs. Premièrement, le trustee bénéficie d’un droit d'indemnité à l'encontre du fonds du trust (right of indemnity) qui lui permet d'y prélever directement les montants dus ou d'en obtenir le remboursement[71]. Ce droit est toutefois soumis à de strictes conditions. Par exemple, il n’est accordé que si la dette a été contractée régulièrement et dans l’intérêt du trust. Par ailleurs, le trustee ne doit pas être redevable au fonds du trust en raison d’une violation de ses devoirs commise dans d’autres circonstances[72]. Le cas échéant, le droit d’indemnité n’existe que pour la part qui excède le montant que le trustee doit lui-même au trust. Deuxièmement, en matière contractuelle — mais non délictuelle — le trustee peut limiter, voire exclure, sa responsabilité personnelle dans le cadre du contrat conclu avec le tiers. Une telle clause de limitation ou d’exclusion de responsabilité est admissible à l’intérieur de certaines limites et à certaines conditions[73]. Le trustee est par exemple fondé à restreindre sa responsabilité personnelle à un montant déterminé ou à concurrence des biens en trust disponibles pour couvrir les prétentions de tiers.

Quant aux créanciers dont les créances résultent de la gestion du trust, ils ne peuvent s’en prendre en principe qu’au patrimoine personnel du trustee, à l’exclusion du fonds du trust[74]. À certaines conditions, l’approche traditionnelle leur reconnaît toutefois un droit de subrogation qui leur permet de se subroger au trustee dans son droit d’indemnité contre le trust. Il s’agit toutefois d’un droit dérivé qui dépend de l’existence concrète d’un droit d’indemnité du trustee, de sorte qu’il n’est pas toujours ouvert[75]. Le cas échéant, et en raison de circonstances qu’il ne maîtrise pas, voire dont il n’a pas connaissance, le créancier n’a ainsi pas accès au fonds du trust et ne peut compter que sur les biens propres du trustee, ce qui le laisse dans une situation délicate si le trustee est insolvable.

Malgré l’existence de ces divers correctifs, notamment le droit d’indemnité et la limitation contractuelle de la responsabilité, le scénario de base de l’approche classique est une responsabilité personnelle du trustee pour les dettes issues de l’administration du trust. C’est donc son patrimoine personnel qui doit être visé en cas d’exécution forcée. D'une façon générale, l'approche classique de responsabilité est propice au trust, mais inversement peu favorable aux trustees et aux créanciers.

2. L’approche moderne de responsabilité pour dettes

La seconde approche de responsabilité pour dettes est celle du droit américain, tel qu’illustré par la législation uniforme[76], et de certaines juridictions extraterritoriales, dont Jersey, Guernesey et Anguilla[77]. Elle prévoit, sous certaines conditions, une exonération de toute responsabilité du trustee sur son patrimoine personnel et une imputation directe des dettes au fonds du trust. En matière contractuelle, cela suppose toutefois que le contrat ait été conclu par le trustee dans sa capacité fiduciaire et que cette capacité ait été indiquée dans le contrat[78]. En matière délictuelle et pour les obligations résultant de la détention de la propriété, cela implique que le trustee n’est pas personnellement en faute[79]. Il semble donc possible d’affirmer, avec une certaine dose de prudence et de retenue, que la tendance moderne revient concrètement à aménager un droit direct des créanciers sur les biens du trust.

B. La procédure d’exécution forcée en Suisse

L’un des défis du législateur suisse a été de concrétiser dans son droit de l’exécution forcée les diverses approches de responsabilité pour dettes prévues par les diverses lois applicables au trust (soit tout particulièrement l’approche classique et moderne). Le droit suisse prévoit aujourd’hui deux procédures distinctes, en fonction du patrimoine qui répond de la dette, c’est-à-dire soit le patrimoine personnel du trustee (1), soit le fonds du trust (2).

1. La poursuite pour les dettes grevant le patrimoine personnel du trustee

Si, selon la loi applicable au trust, la dette encourue dans l'administration du trust est à la charge du patrimoine personnel du trustee — ce qui correspond au modèle de base de l’approche classique[80] —, la procédure d’exécution forcée en Suisse se déroulera de la même façon que si le trustee était poursuivi pour ses dettes privées, comme n’importe quelle autre personne morale ou physique. Le législateur suisse n’a pas jugé utile d’adopter des règles spécifiques pour réglementer ce cas, les règles légales existantes lui ayant paru suffisantes dans les circonstances.

La seule particularité de cette procédure consiste dans le fait que les biens du trust ne doivent pas servir à désintéresser les créanciers personnels du trustee, dans la mesure où — à teneur de la loi applicable au trust — ils ne sont pas tenus des dettes. Dans ce cas, l’article 284b LP permet leur ségrégation effective[81].

2. La poursuite pour les dettes à charge du patrimoine du trust (article 284a LP)

a. En général

L’article 284a LP régit la poursuite pour les dettes qui sont directement à la charge du fonds du trust lui-même, comme cela peut être le cas dans l’approche moderne de la responsabilité pour dettes[82]. Il s’agit d’un nouveau type de procédure en droit suisse. Comme nous le verrons, le législateur suisse a fait preuve d’une certaine créativité, en adoptant des solutions nouvelles. Toutefois, l’on relèvera que ces solutions ne sont pas entièrement conformes à la logique du droit suisse de l’insolvabilité et à celle du trust.

L’article 284a LP, intitulé « poursuite pour dettes du patrimoine d’un trust », a la teneur suivante :

  1. Lorsque le patrimoine d’un trust au sens du chap. 9a de la LDIP répond d’une dette, la poursuite doit être dirigée contre un trustee en qualité de représentant du trust.

  2. Le for de la poursuite est le siège du trust selon l’art. 21, al. 3, LDIP. Lorsque le lieu de l’administration désigné n’est pas en Suisse, le trust est poursuivi dans le lieu où il est administré en fait.

  3. La poursuite se continue par voie de faillite. La faillite est limitée au patrimoine du trust.

L’alinéa 1 de l’article 284a LP régit l’organisation de la poursuite. L’on relèvera que le premier avant-projet de loi prévoyait que le trust pouvait être poursuivi séparément et de façon indépendante, puisqu’il est matériellement le débiteur de la dette. Au cours de la procédure de consultation, il a toutefois été porté à l’attention du législateur que dans le système anglo-américain, c’est toujours contre le trustee qu’il faut agir, le trust n’ayant pas lui-même la capacité d’être partie[83]. La solution finalement retenue par la loi suisse fut donc autre. Selon l’alinéa 1 de l’article 284a LP, quand bien même c’est le trust qui répond de la dette, la poursuite doit malgré tout être formellement dirigée contre le trustee — ou l’un des trustees — en sa qualité de « représentant du trust ». Cette expression n’est pas adéquate puisque le trust ne peut guère, à strictement parler, être « représenté » faute de personnalité juridique[84]. Elle permet néanmoins de signaler que le trustee n’est pas visé dans sa capacité personnelle et qu’il n’assume pas de responsabilité patrimoniale propre. La règle suisse va à cet égard dans le même sens que la règle américaine de l’Uniform Trust Code qui prévoit que la poursuite peut être dirigée contre le trustee « in his fiduciary capacity » même dans l’hypothèse où le fonds du trust répond directement de la dette[85].

L’alinéa 2 de l’article 284a LP fixe le lieu où la poursuite peut être requise. Aux termes de la loi, elle peut être introduite au lieu où se trouve le « siège du trust ». Cette notion a été directement empruntée au droit des sociétés et sa définition calquée sur celle du siège d’une société[86]. Cet emprunt n’est pas forcément opportun, et n’était du reste pas nécessaire, puisqu’il fait apparaître une notion étrangère à la logique du trust. Quoi qu’il en soit, le « siège du trust » se comprend en premier lieu comme l’endroit où le trust doit — à teneur de l’instrument du trust — être administré[87]. Autrement dit, la poursuite peut être requise au lieu de l’administration désignée par le settlor, à supposer que ce lieu se trouve en Suisse. S’il a été en revanche désigné hors de Suisse, mais que le trust y est néanmoins effectivement géré, la poursuite peut alternativement être introduite au lieu de l’« administration effective » en Suisse. C’est la signification in fine de l’alinéa 2 de l’article 284a LP. L’objectif de cette règle est d'empêcher qu'un trust effectivement administré en Suisse ne soit soustrait à une procédure d'exécution forcée dans ce pays par la désignation, éventuellement fictive, d’un siège à l'étranger[88].

L’alinéa 3 de l’article 284a LP fixe le mode de continuation de la poursuite. En l’occurrence, il assujettit le patrimoine du trust à la faillite[89]. En d’autres termes, le législateur suisse a opté ici pour un mode d’exécution forcée collective et générale. Cela signifie qu’au moment du prononcé de la faillite, tous les biens du trust viennent former une « masse en faillite », destinée à terme à être réalisée au profit de l’ensemble des créanciers du trust. L’alternative aurait été de soumettre le trust à la saisie, mode d’exécution forcée individuelle et spéciale, qui aurait permis au contraire de ne prélever que les biens nécessaires au désintéressement du ou des créanciers ayant spécifiquement requis la saisie. Le choix de la faillite a été principalement justifié par des considérations d’égalité de traitement, au motif qu’il permet seul d’assurer que les créanciers du trust soient désintéressés simultanément et de façon équitable[90]. À cet égard, le trust a été comparé à une entité juridique (legal entity) qui est régulièrement opposée à une multitude de créanciers[91].

Le choix de la faillite semble problématique à divers égards. En premier lieu, sa justification pêche à la base. Outre le fait qu’il est inadéquat d’assimiler le trust à une entité juridique[92], celui-ci semble rarement confronté à un grand nombre de créanciers, en particulier lorsqu’il est créé dans un but de planification patrimoniale. La situation d’endettement excessif, qui constitue le scénario ordinaire justifiant la faillite, n’est au contraire pas typique du trust[93]. La saisie aurait probablement été plus adaptée à l’insolvabilité d’un trust et aurait permis de mieux conserver sa substance, notamment en considération d’éventuels bénéficiaires futurs[94]. Deuxièmement, il est incertain de savoir ce qu’il adviendrait du trust frappé par la faillite. En règle générale, la faillite conduit à la liquidation des entités juridiques qu’elle vise. Qu’en est-il dans le cas d’un trust? Prend-il fin ipso facto ou peut-il subsister au-delà de la faillite? À vrai dire, ces questions ne relèvent pas du droit suisse, mais de la loi applicable au trust[95], qui ne prévoit toutefois pas cette hypothèse. Enfin, il est également difficile de prédire comment un jugement de faillite suisse portant sur le patrimoine d’un trust sera perçu à l’étranger et s’il peut y être reconnu.

b. Vers une « personnification » du trust?

Il ressort de ce qui précède que l’article 284a LP a une certaine tendance à « personnifier » le trust, en lui prêtant diverses caractéristiques propres aux personnes morales[96]. Vont notamment dans ce sens l’emploi du terme « représentant » pour désigner le trustee à l’alinéa 1 de l’article 284a LP, le recours à la notion de « siège du trust » à l’alinéa 2 du même article, voire à celle d’ « administration effective », ou encore à l’assujettissement du patrimoine du trust à la faillite. Certes faut-il préciser que cette tendance ne vaut pas de façon générale, mais s’inscrit dans le contexte de l’exécution forcée et s’attache à un type particulier de poursuite mis au point pour les besoins de l’approche dite moderne de responsabilité pour dettes. En dehors de ce cadre, l’ordre juridique suisse ne remet pas fondamentalement en cause l’absence de personnalité juridique du trust.

Quoi qu’il en soit, cette tendance à la « personnification » du trust en matière d’exécution forcée n’est pas nécessairement opportune, car elle ne correspond pas à la logique traditionnelle de l’institution. Au contraire, cette tendance va bien au-delà du rapprochement opéré entre le trust et les personnes morales dans certaines juridictions de common law[97]. En outre, même si chaque État dispose d’une certaine liberté dans l’aménagement de la reconnaissance des trusts, surtout en matière d’exécution forcée qui relève de leur compétence souveraine, il est préférable d’éviter — lorsque cela n’est pas nécessaire — d’attribuer à une institution étrangère des caractéristiques qu’elle n’a pas dans son droit d’origine, afin de ne pas compromettre sa cohérence.

Quant aux motifs qui ont poussé le législateur suisse vers une telle « personnification » du trust, il n’est pas exclu à notre sens qu’elle soit due aux difficultés d’insérer le trust dans la logique civiliste. Il peut en effet paraître plus simple pour les systèmes de droit civil de rapprocher les trusts des personnes morales, pour lesquelles le cadre juridique est déjà bien défini et la réglementation prête à l’emploi, par exemple en matière d’insolvabilité ou de fiscalité.

Conclusion

L’on conclura cette étude qui aura permis un rapide survol du traitement du trust dans l’exécution forcée suisse par trois remarques finales tirées des considérations qui précèdent.

Premièrement, à l’instar d’autres systèmes de droit civil, le droit suisse repose sur le principe de l’unité du patrimoine. La reconnaissance du trust en tant que patrimoine séparé, imposée par la Convention de La Haye, n’a toutefois pas posé de difficultés majeures. D’abord, parce que le droit suisse n’a jamais érigé l’unité du patrimoine en dogme immuable et inflexible et, deuxièmement, parce que des dérogations à ce principe, sous des formes et dans des mesures diverses, existaient déjà en droit suisse avant que les trusts anglo-saxons ne soient reconnus via la Convention de La Haye. L’unité du patrimoine demeure aujourd’hui le modèle de base, même s’il compte désormais avec le trust une exception supplémentaire de taille. De façon générale, si d’autres exceptions au principe devaient être admises à l’avenir[98], peut-être conviendrait-il alors de réfléchir au rôle et à la place que doit occuper ce principe dans les divers ordres juridiques qui le connaissent.

Deuxièmement, nous avons vu que l’article 149d LDIP traite de la publicité d’un trust. Il ne dit toutefois pas si la mention du rapport de trust dans le registre public pertinent est une condition nécessaire à la ségrégation du bien concerné. Selon la conception défendue ici, qui s’écarte de l’avis majoritaire exprimé jusqu’ici dans la doctrine suisse, tel n’est pas le cas. À notre avis, les registres publics ne protègent pas les créanciers qui n’ont que des droits personnels, par opposition aux acquéreurs de bonne foi d’un droit réel sur le bien. L’article 149d LDIP doit ainsi être interprété conformément au droit en vigueur. En définitive, le rapport de trust, de même que la ségrégation des biens concernés, est opposable aux créanciers personnels du trustee indépendamment de toute mesure de publicité. Cette solution a par ailleurs l’avantage de favoriser l’effet de ségrégation, qui est imposé par la Convention de La Haye comme une conséquence minimale de la reconnaissance d’un trust et évite bon nombre de problèmes de mise en oeuvre.

Enfin, le droit suisse a abordé la question complexe de la poursuite pour les dettes qui sont — à teneur de l’approche moderne de responsabilité pour dettes — directement à charge du fonds du trust. Le législateur suisse a clairement fait preuve de créativité en adoptant des solutions nouvelles à l’article 284a LP. Ces solutions ne sont toutefois pas toujours alignées avec la logique du droit de l’exécution forcée suisse et celle du trust. En particulier, le droit suisse opère une certaine « personnification » du trust, en lui associant diverses notions et concepts qui lui sont étrangers. Même si elle s’inscrit dans le cadre spécifique de l’exécution forcée, cette tendance n’est pas anodine, car elle évoque un risque plus général : celui que les juridictions civilistes traitent le trust comme une quasi-personne morale à la moindre difficulté d’intégration ou de mise en oeuvre dans leur droit interne[99]. L’on conclura cette analyse avec le constat suivant : il a longtemps été craint que le trust ne présente un danger de dénaturation pour les ordres juridiques civilistes; il n’avait en revanche pas été prévu que l’inverse pourrait également se produire…