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Introduction

La fiducie implique, dans le schéma français, qu’une personne — le constituant — transfère des droits à une autre[1] — le fiduciaire —, qui les détient non pas comme sa propriété ordinaire, mais afin de réaliser un objet particulier au bénéfice du constituant, de lui-même ou de tiers. Si les biens transférés — meubles ou immeubles, corporels ou incorporels — sont affectés à la garantie du remboursement d’une dette (le créancier étant bénéficiaire de la fiducie), la fiducie joue alors le rôle d’une sûreté. La fiducie-sûreté rentre donc dans la catégorie des sûretés-propriétés, avec pour particularité de pouvoir porter sur toute catégorie de biens et garantir tout type de créances. La pièce peut prendre plusieurs facettes : le constituant peut ou non être débiteur de la dette principale (la sûreté garantissant alors le remboursement de la dette d’autrui), le fiduciaire peut ou non être créancier de celle-ci et donc cumuler éventuellement cette qualité avec celle de bénéficiaire, elle peut être avec ou sans entiercement, le constituant peut ou non conserver la disposition du bien transféré. La qualification de « sûreté » n’est pas synonyme de statisme et n’exclut pas une gestion dynamique des biens affectés à la garantie d’une créance, tout comme le nantissement de compte d’instruments financiers peut donner lieu à des actes de disposition des titres financiers.

La fiducie-sûreté « en droit français » est un titre qui peut surprendre dans une conférence internationale où nombre des titres évoquent des aspects de droit comparé. C’est la littérature, semble-t-il assez réduite sur cet aspect de la fiducie (et du trust pour ceux qui y verraient deux institutions et non une) dans nombre de pays, qui amène à prendre pour prémisse l’analyse du droit français. Mais l’aspect comparé ne sera pas pour autant oublié et, au risque que certains y voient — sans doute avec raison — un brin de provocation, ne pourrait-on pas se demander si le droit français, après avoir été des années durant en retard par rapport à tant d’autres pays — de l’Amérique latine à l’Asie, en passant évidemment par les pays anglo-américains — en matière de fiducie, ne serait pas en phase de devenir avant-gardiste en la matière? Reste à éprouver au moins l’intérêt de la fiducie et l’utilisation de la fiducie sous forme de garantie accessoire à une créance (de sûreté).

À une époque où le crédit s’est fait rare, à l’heure où les restructurations d’entreprises se multiplient, l’intérêt d’une sûreté efficace en faveur du prêteur apparaît encore plus nettement. Le financement devrait être accordé plus facilement et à un coût moindre si la garantie offerte est efficace, réduisant d’autant le risque pris par le prêteur. La sûreté-propriété constituée par la fiducie devrait donc paraître comme un moyen idoine pour apporter la sécurité recherchée par les prêteurs et participer ainsi à fluidifier le circuit du crédit, voire à faciliter certaines restructurations d’entreprises. Mais l’intérêt du débiteur en « faillite » ne doit pas être négligé non plus et il faut concilier l’objectif de sauvegarde de l’entreprise en difficulté avec la sécurité attachée à la sûreté.

L’intérêt de la fiducie-sûreté est triple. D’abord, le créancier est particulièrement bien protégé grâce à l’exclusivité du droit de propriété qui lui est transférée. Ensuite, la constitution d’une telle sûreté est aisée. Enfin, la réalisation de la fiducie-sûreté en période de procédure collective offre un régime avantageux à son bénéficiaire. Cette sûreté pourrait donc, indépendamment des périodes de crise du crédit, se développer de manière notable.

La fiducie est parfois présentée comme récemment introduite en droit français. Certes, la loi l’instituant sous ce nom (sous forme nommée) ne date que de 2007. Toutefois, bien avant cette date, la fiducie existait, sans en porter le nom (sous forme innommée). La pratique — en particulier bancaire et financière — n’a pas attendu la fin des années 2000 pour être titulaire d’outils juridiques équivalents à ceux disponibles chez certains pays voisins. De manière ponctuelle, avec un champ d’application délimité, des fiducies, qui n’en portaient pas la dénomination, mais qui en avaient toutes les caractéristiques, ont vu le jour. En particulier, des mécanismes fiduciaires à fins de garantie ont discrètement été adoptés il y a déjà de nombreuses années en France.

« Pendant longtemps, la fiducie a été dépeinte comme relevant d’une logique étrangère au génie du droit des biens de tradition civiliste », a-t-on pu lire sur la page de présentation de cette conférence « La fiducie dans tous ses États/The Worlds of the Trust »[2]. L’analyse de la fiducie-sûreté est l’occasion d’éprouver si « la thèse de l’incompatibilité de la fiducie et du droit civil apparaît de moins en moins vraisemblable »[3]. La présente contribution n’a pas pour objet d’être une étude qui prétendrait trancher définitivement ce débat[4], mais de présenter, au travers du prisme des sûretés (et donc de l’analyse d’une propriété accessoire à une garantie), des réflexions sur ce thème, au détour d’une analyse plus générale, se focalisant sur le droit français.

La fiducie-sûreté, variante des propriétés-sûretés, implique un transfert de propriété du bien du constituant au fiduciaire[5]. La propriété détenue par le fiduciaire est alors finalisée, dédiée à la garantie du paiement de la créance. Si le fiduciaire dispose de prérogatives, il ne doit donc pas les exercer dans son intérêt propre, mais afin de réaliser l’objet de la fiducie dans l’intérêt du bénéficiaire (qui peut être lui-même). Les attributs de la propriété (fiduciaire) doivent être exercés afin que l’objet assigné à son transfert soit réalisé[6]. L’exclusivité qui découle de ce transfert en fait une sûreté particulièrement attractive pour son bénéficiaire[7] : il ne subira pas le concours des autres créanciers du constituant de la sûreté — alors que la plupart des titulaires de sûretés réelles peuvent être primés par des créanciers mieux privilégiés et que les biens grevés à leur profit ne pourront habituellement pas être appréhendés directement lors de la procédure collective du constituant.

Cette propriété n’est pas la propriété ordinaire de l’article 544 C civ, qui implique le droit de jouir et disposer des choses « de la manière la plus absolue », mais une propriété « fiduciaire »[8]. Elle était qualifiée de la sorte dans la proposition de loi instituant la fiducie ainsi que dans le projet d’alinéa 2 de l’article 2011 C civ discuté dans le cadre de la proposition de loi tendant à favoriser l’accès au crédit des petites et moyennes entreprises[9]. C’est non seulement l’étendue du droit qui est affectée, mais le droit lui-même qui est altéré. Limitée dans la durée, par la fraction des prérogatives du constituant recueillies par le fiduciaire et par la finalité qui la grève, la propriété fiduciaire ne sera en principe ni perpétuelle ni absolue, tout comme la réserve de propriété n’est pas une propriété ordinaire[10]. En effet, le propriétaire-réservataire ne peut user, jouir ou disposer de la chose. Les attributs de la propriété ordinaire (usus, fructus, abusus) lui font défaut. Il est néanmoins titulaire d’une propriété-sûreté, avec pour seul attribut le droit de revendiquer. À l’inverse, le fiduciaire peut disposer de l’usus, du fructus et de l’abusus (même si l’exercice de ceux-ci doit se faire dans le respect de l’affectation, par opposition à un usage « le plus absolu »), apparaissant davantage propriétaire que le réservataire[11]. Dans les deux cas, fiducie-sûreté et propriété-réservée[12], la propriété n’est pas destinée à procurer au propriétaire l’utilité économique découlant de la chose, mais à garantir une créance.

L’affectation de la propriété n’induit pas, selon nous, négation de la propriété. Certes, la dimension fonctionnelle de la propriété fiduciaire ne correspond pas à la conception absolue et souveraine de la propriété ordinaire. Néanmoins, le titulaire d’un droit peut valablement le transférer avec des restrictions dès lors, d’une part, qu’elles sont temporaires, et, d’autre part, qu’elles ne soient pas une négation des prérogatives du propriétaire[13]. La clause d’inaliénabilité montre que le droit de disposer peut être supprimé : a fortiori doit-il être possible de moduler les possibilités d’aliéner ou de limiter les autres attributs (usus et fructus). Le législateur va même plus loin dans les restrictions à l’exercice des attributs du droit de propriété. Ainsi, en matière de fonds commun de créances, rebaptisés depuis « fonds commun de titrisation », la loi confère la qualité de propriétaires aux porteurs de parts de ces fonds, tout en ne leur octroyant pas de prérogatives attachées à cette qualité[14]. Si le législateur peut octroyer une qualité sans aucun des attributs usuels, la convention des parties ne devrait pas pouvoir aller aussi loin et une fiducie qui n’accorderait aucune prérogative autonome au fiduciaire devrait être requalifiée, le plus souvent en mandat.

Les restrictions à l’exercice des attributs de la propriété fiduciaire peuvent être de nature variable, voire quasi-inexistantes dès lors que la finalité pour laquelle le transfert a eu lieu peut être atteinte, souvent aussi lorsque le bien transféré vient se confondre avec des biens de même nature dans son patrimoine personnel. Ainsi, le fiduciaire peut être autorisé à disposer des biens reçus, à charge simplement d’en restituer l’équivalent. Dans ce cas — qui correspond à certaines des figures des fiducies-sûretés —, la nature fiduciaire des biens n’apparaît pas manifestement incompatible avec celle de la propriété ordinaire : les restrictions à l’usage des prérogatives du propriétaire n’existent quasiment pas, si ce n’est l’obligation à la charge du propriétaire fiduciaire de restituer une chose équivalente[15] et donc de ne pas prendre d’actes qui la compromettrait (par exemple, une cession du bien en fiducie alors que le marché à l’achat est illiquide et ne permet pas de s’assurer que l’obligation de restitution pourra être exécutée). L’autonomie du propriétaire ordinaire peut donc réapparaître assez largement avec la propriété fiduciaire et comme le propriétaire ordinaire, le propriétaire fiduciaire bénéficiera d’un droit exclusif, le plaçant hors concours des (autres) créanciers du constituant.

Car la propriété fiduciaire est autre chose que la propriété ordinaire. Son régime s’en distingue, par exemple, en matière de fiducie nommée, par le compte-rendu de sa mission imposé au fiduciaire, par l’obligation qui lui est faite de dévoiler sa qualité à l’égard des tiers, par la sanction pénale d’abus de confiance ou encore par la faculté de remplacement du fiduciaire. Un propriétaire ordinaire, quant à lui, n’est pas assujetti à une obligation de reddition de comptes, ni sujet à une sanction pénale au titre de son usage de sa propriété, et encore moins ne peut-il être exclu de son droit sur la propriété par son remplacement. C’est l’affectation qui justifie ceci, y compris l’expropriation du fiduciaire d’une propriété autre qu’ordinaire, d’une propriété qui n’est pas celle visée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ou par la Convention européenne des droits de l’Homme[16]. Cette situation n’est d’ailleurs pas unique, un propriétaire peut se voir contraint de céder sa propriété dans certaines circonstances non justifiées par une utilité publique : cession des actions par un dirigeant d’une société en « faillite » à titre de sanction ou clauses d’exclusion statutaires dans certaines sociétés, par exemple[17]. Car ce transfert de propriété n’est pas celui d’une propriété ordinaire, il ne devrait sans doute pas déclencher des droits de préemption.

La facette sûreté de la fiducie n’est pas unique; elle est multiple, de vigueur différente selon les cas. Si la fiducie-sûreté instituée sous ce nom dans le Code civil doit recevoir une attention particulière et fera l’objet des principaux développements (II), il n’en faut pas pour autant ignorer la fiducie-sûreté innommée (I).

I. La fiducie-sûreté innommée

Si la jurisprudence a eu une tendance à parfois refuser de consacrer la fiducie hors des textes législatifs (A), le législateur n’a pas attendu une loi portant ce nom pour instituer des fiducies (B). Dans les deux cas, à la différence de la fiducie nommée, aucun patrimoine d’affectation n’est créé et les biens transférés viennent se fondre dans le patrimoine personnel du fiduciaire. À la différence du trust, qui commande une séparation des actifs du trustee entre ses biens personnels et ceux affectés, la fiducie innommée ne l’impose pas nécessairement, semblable alors à la fiducia romaine. Ce qui pourrait apparaître comme une imperfection du régime de la fiducie innommée n’en est pas forcément une et, au contraire, est souhaité par certains acteurs économiques.

A. Sa difficile admission par la jurisprudence

La jurisprudence n’a pas toujours été hostile aux fiducies-sûretés inventées par la pratique. Ainsi, elle a validé[18] la remise de sommes d’argent du débiteur au créancier en garantie de sa créance, sommes d’argent devenant la propriété du créancier en raison de leur fongibilité[19], lui autorisant une restitution par équivalent et donc lui ouvrant la faculté d’en disposer[20] et le plaçant hors concours en cas de « faillite » de son débiteur. Ce procédé (longtemps appelé par la pratique « gage-espèces ») est constitutif d’une cession fiduciaire à titre de garantie[21], avec peu de formalisme quant à sa constitution — aucune individualisation des sommes n’étant requise — et à sa réalisation — se dénouant hors procédure collective. En effet, la propriété des sommes est transférée du débiteur au créancier, non pas au titre d’une propriété ordinaire dont il pourrait user sans avoir à en rendre compte, mais à celui de propriété affectée à la garantie de sa créance, avec pour particularité, du fait de la nature fongible de la somme d’argent, que l’obligation de restitution porte sur l’équivalent de la somme d’argent d’origine. Une propriété transférée du débiteur au créancier et affectée en garantie d’une créance : ce procédé répond aux caractéristiques de la fiducie-sûreté, même s’il n’en porte pas le nom.

En s’étant fondue dans son patrimoine et confondue avec ses autres espèces, la propriété transférée peut être librement utilisée, à charge pour le cessionnaire de restituer l’équivalent, alors que s’il en avait acquis une propriété ordinaire, une telle obligation n’aurait pas existé. Ce n’est pas une obligation propter rem qu’induit la fiducie, mais une charge obligationnelle simultanée au transfert de propriété. On hésite à qualifier cette propriété fiduciaire d’incompatible avec les fondations du droit des biens, d’autant plus que la confusion avec les espèces déjà détenues amène à l’impossibilité de distinguer celles ayant été acquises lors d’un transfert ordinaire de celles provenant d’une aliénation fiduciaire. La coexistence des sommes fongibles, quelle que soit la nature du transfert, dans un même patrimoine, laisse penser que la nature des droits en résultant n’est pas irréconciliable. Leur fongibilité le présume en tout cas : si leur nature était si différente, leur interchangeabilité ne devrait pas exister.

La situation du créancier est particulièrement avantageuse en cas de procédure collective du débiteur : il se trouve exempté de procédure d’apurement du passif de son débiteur. À défaut d’exécution de l’obligation sous-jacente, la propriété de ces sommes demeure définitivement celle du créancier, qui les conservera à concurrence de la dette garantie et son obligation de restitution de la même quantité de choses équivalentes à son débiteur s’éteindra. Si le créancier, devenu propriétaire de la somme d’argent, est certes débiteur d’une obligation de restitution de cette somme, cette dette pourrait apparaître se compenser avec celle due par son débiteur. On hésite toutefois à retenir cette qualification. La compensation implique une réciprocité de créances, certaines, liquides et exigibles. Or, la créance de restitution ne coexiste jamais avec la créance garantie exigible, mais au contraire s’éteint à l’instant de son exigibilité à défaut de paiement[22]. Moins qu’une compensation, il s’agit sans doute davantage d’un mode de dénouement propre à cette fiducie-sûreté innommée : la propriété affectée temporairement se transforme automatiquement en propriété ordinaire lors de la résiliation de cette sûreté. Le caractère définitif du transfert de propriété au profit du créancier non payé serait en quelque sorte inhérent à la réalisation de la fiducie-sûreté, à charge de payer une soulte au débiteur si le montant de la créance est inférieur à celui de la garantie.

L’accueil par la jurisprudence de fiducies-sûretés innommées a globalement été moins favorable. Dans un arrêt du 19 décembre 2006, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a posé le principe « [qu’]en dehors des cas prévus par la loi, l’acte par lequel un débiteur cède et transporte à son créancier, à titre de garantie, tous ses droits sur des créances, constitue un nantissement de créance »[23]. Une cession de créances à titre de garantie — une aliénation fiduciaire — est donc requalifiée en nantissement par la Cour de cassation, alors que l’intention des parties n’était pas discutable. La partie se croyant cessionnaire se voit alors réduite à être simple titulaire d’un droit de préférence et non plus de propriété. La cession de créances de droit commun ne peut donc, selon cette jurisprudence, que transférer immédiatement et définitivement la propriété[24]. Cette jurisprudence convertissant aujourd’hui en nantissement la cession de la titularité d’une créance à titre de garantie est semblable à celle qui, hier, réduisit une fiducie-sûreté à un nantissement avec pacte commissoire[25].

Pourtant, la logique de la prohibition du pacte commissoire n’est pas présente en matière de créances de sommes d’argent, leur valorisation ne faisant pas débat et le risque de spoliation du débiteur étant absent. Elle illustre la difficulté à admettre un transfert de droit avec seulement une fraction de prérogatives, une propriété temporaire qui ne deviendra définitive qu’en cas de défaillance du débiteur, une propriété qui n’est pas une fin en soi, mais avant tout un moyen. Elle montre peut-être également la volonté de la jurisprudence de laisser au législateur le soin d’étendre ce procédé dont l’impact en matière de procédures collectives est certain. Elle est autrement discutable : aucun numerus clausus des contrats translatifs de propriété n’existe, le numerus clausus des droits réels ne s’oppose pas à une utilisation nouvelle du droit de propriété, aucune aliénabilité perpétuelle n’advient, aucune dissociation de la propriété n’en résulte non plus[26].

B. Sa consécration répétée par la loi

Les milieux financiers n’ont pas attendu 2007 pour avoir recours à des mécanismes offrant la sécurité de la propriété à titre de garantie, accordant l’exclusivité de la titularité du bien au profit du créancier en l’attente de son désintéressement.

Le droit français y a eu recours depuis plusieurs décennies, conforté depuis par certains dispositifs d’origine communautaire. C’est dans le domaine des biens incorporels, dont la valeur peut être fixée de manière objective (créances de sommes d’argent, titres financiers admis aux négociations sur un marché règlementé), évitant tout risque de spoliation du débiteur et d’enrichissement du créancier lors de la réalisation de la sûreté, sans recours à un expert, que la fiducie innommée a connu un développement remarqué. C’est aujourd’hui dans le Code monétaire et financier (C mon fin) que les dispositions les régissant se trouvent, signe du domaine d’application de ces dispositifs. C’est en effet dans le milieu des opérateurs financiers qu’elles se sont développées, où le fiduciaire cumule le plus souvent cette qualité avec celle de bénéficiaire. Si la qualité de propriétaire (fiduciaire) n’était plus reconnue au cessionnaire-établissement financier des droits, les conséquences sur l’appréhension prudentielle de ces actifs auraient sans doute pour effet que le mécanisme lui-même perdrait d’intérêt, alors que, grâce à cette qualification — qui induit cette prérogative si précieuse qu’est l’exclusivité et une position évitant le concours d’autres créanciers — , son traitement en matière de ratios bancaires est très favorable, le risque de crédit étant diminué d’autant. Deux exemples l’illustreront, le premier tiré du domaine bancaire, le second du secteur des marchés financiers.

Depuis 1984, les établissements financiers peuvent se faire céder à titre de garantie des créances professionnelles de leurs clients (cession dite « Dailly », du nom de l’auteur de la loi ayant créé ce dispositif, aujourd’hui régie par les articles L. 313-23 et s. C mon fin). La cession de créances effectuée à titre de garantie en vertu de ce dispositif transfère au cessionnaire la propriété de la créance. En cas d’extinction de la dette garantie, les créances objet de la cession doivent être restituées au cédant; à l’inverse, en cas de défaillance du débiteur, la propriété de la créance demeure définitivement celle du propriétaire, sans restriction. C’est là une aliénation fiduciaire à titre de garantie : le cessionnaire devient propriétaire du bien, en garantie d’une dette et ne pourra en jouir librement qu’en cas de défaillance du débiteur. D’autres pays de droit civil, Madagascar par exemple, prennent le soin de qualifier expressément ce même mécanisme de cession fiduciaire.

Le régime de cette fiducie-sûreté innommée est particulièrement avantageux. Le formalisme est réduit à une portion congrue. C’est un simple bordereau listant les créances cédées qui devra être constitué. Le transfert de propriété du cessionnaire est opposable aux tiers dès la date apposée par l’établissement financier cessionnaire, sans publicité particulière[27]. Les formalités de constitution et de réalisation de cette sûreté sont donc peu coûteuses.

En matière d’instruments financiers, le législateur a introduit diverses fiducies-sûretés innommées. C’est le cas notamment des garanties financières, issues de la Directive 2002/47/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juin 2002 concernant les contrats de garantie financière[28] (reprenant assez largement un régime préexistant, au moins en droit français)[29]. Ainsi, à titre de garantie de certaines obligations financières, des remises en « pleine propriété » de « valeurs, instruments financiers, effets, créances, contrats ou sommes d’argent »[30] peuvent avoir lieu par le débiteur au profit de son créancier (essentiellement un établissement financier). Selon la nature des biens transférés, ceux-ci viendront se confondre avec ceux de même nature détenus par l’établissement (sommes d’argent ou titres financiers dématérialisés par exemple).

À nouveau, ce mécanisme repose sur une propriété affectée : le cessionnaire ne peut l’utiliser que conformément à la finalité qui lui est dédiée, à des fins de garantie. Toutefois, une fois reçue, cette propriété n’est pas figée et peut, sauf si le contrat s’y oppose, être quasi librement utilisée (ce qui facilitera le refinancement de l’établissement financier), à charge pour le cessionnaire de s’assurer qu’il sera en mesure d’en rendre l’équivalent. C’est à nouveau l’aspect obligationnel qui accompagne le transfert de propriété qui s’illustre. C’est aussi la quasi-absence de restrictions aux prérogatives du propriétaire fiduciaire qui en ressort : le fiduciaire peut assez librement disposer des biens transférés et parfois ne peut d’ailleurs même pas distinguer ceux détenus comme propriété ordinaire de ceux acquis au titre d’un transfert fiduciaire en raison de leur fongibilité.

À nouveau, le régime de cette fiducie-sûreté innommée est particulièrement attractif. La constitution et l’opposabilité aux tiers d’une garantie financière n’obéissent qu’à peu de formalisme — la rédaction d’un écrit permettant l’identification des biens en cause et attestant leur transfert — et la réalisation de la garantie financière échappe aux contraintes usuellement imposées aux créanciers bénéficiaires d’une sûreté lorsque leur débiteur est en « faillite » et peut se faire par compensation, appropriation ou vente, selon les modalités d’évaluation prévues par les parties.

On voit d’ailleurs là une particularité de la fiducie-sûreté innommée : si elle implique une aliénation à titre de garantie, elle n’induit pas une isolation des biens dans un patrimoine d’affectation. Au contraire, ceux-ci viennent se fondre dans le patrimoine général et se confondre avec ceux de même nature du créancier-propriétaire temporaire. Ceci amplifie la protection du créancier — fiduciaire et bénéficiaire —, lui permettant d’en être directement titulaire et n’étant soumis à aucune restriction en cas de non-paiement et de « faillite » de son débiteur (alors que s’ils avaient été transférés dans un patrimoine d’affectation, le dénouement de la sûreté aurait pu être sujet à délais). La situation du créancier est particulièrement confortable lorsque, pour garantir sa créance, c’est un bien qui se trouve dans son propre patrimoine et non dans celui de son débiteur, d’un tiers, ou d’un patrimoine affecté, qui est utilisé. Grâce à la propriété transférée à titre fiduciaire — qui évite à son cessionnaire tant le risque de concours avec les créanciers du débiteur que la nécessité de revendiquer la propriété[31] — c’est le créancier acteur du marché bancaire et financier qui est privilégié au détriment de son débiteur — d’où un traitement favorable en matière de ratios bancaires — et, par delà lui, le marché bancaire et financier dans son ensemble est protégé. C’est ici la logique de sécurité de ce marché qui va prédominer et justifier le développement de la fiducie-sûreté innommée.

II. La fiducie-sûreté nommée

Longtemps attendue en France, précédée par multiples formes innommées de l’institution, la fiducie intégra le Code civil par la Loi no 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie[32]. On aurait pensé que cette naissance tardive serait harmonieuse. Il n’en fut rien, elle fut chaotique, un peu due au hasard aussi. Le Parlement aurait dû discuter des actions de groupe, mais vit ce thème retiré in extremis de l’ordre du jour : c’est une proposition de loi instituant la fiducie qui vint combler le vide créé. Loin de permettre un champ d’application général, ce ne fut qu’une petite fiducie qui fut initialement introduite : seules des personnes morales soumises à l’impôt sur les sociétés avaient la capacité d’être constituants, seules des « banques » et « assurances » pouvaient être fiduciaires, et la fiducie-libéralité fut proscrite[33]. La fiducie nommée française faisait alors bien pâle figure, à l’ombre de ses voisines de droit continental et cousines anglo-américaines[34].

Alors que les bougies de son premier anniversaire venaient d’être soufflées, la Loi no 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie[35] est venue corriger certaines des imperfections du texte initial. Peut-être était-ce là un nouveau signe de l’instabilité du droit et de sa formation par strates successives; mieux valait une correction à court terme qu’aucune. Ainsi, la qualité de constituant fut étendue à toute personne, mettant fin à une discrimination non justifiée[36], ce qui permet en particulier aux personnes physiques — notamment les entrepreneurs individuels — de constituer des fiducies-sûretés comme les personnes morales le pouvaient déjà, rétablissant ainsi une concurrence entre les entrepreneurs, qu’ils aient ou non opté pour une société personnifiée. Cette loi de 2008 a aussi prévu une opposabilité simplifiée du transfert de créances au fiduciaire — recourir à des formalités d’huissiers ou de notaires pour rendre opposable le transfert des créances était dissuasif —, autorisé l’avocat à être fiduciaire[37], ou encore, étendu la durée maximum du contrat de fiducie de 33 à 99 ans.

Votées en 2007, modifiées par la loi du 4 août 2008, puis par l’Ordonnance no 2008-1345 du 18 décembre 2008 portant réforme du droit des entreprises en difficulté[38], précisées par l’Ordonnance no 2009-112 du 30 janvier 2009 portant diverses mesures relatives à la fiducie[39], laquelle a, en particulier, créé des dispositions relatives à la propriété cédée à titre de garantie[40], la Loi no 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures[41] vient, en dernier lieu, retoucher les dispositions sur la fiducie-sûreté. Après ce marathon de peaufinage législatif, le régime de la fiducie-sûreté s’est stabilisé.

Malgré les imperfections du texte initial de 2007 (tel le mutisme de la loi quant aux modalités de réalisation de la fiducie-sûreté), les praticiens y ont eu recours et continuent d’en vanter les mérites. Les deux premières fiducies ont été annoncées en février 2008[42], tout juste un an après l’adoption de la loi l’instituant. Toutes deux prennent la forme de fiducies-sûretés et impliquent Gaz de France (constituant) et la Caisse des dépôts et consignations (fiduciaire), pour garantir certains engagements au profit des salariés de GDF (bénéficiaires) pour l’une et une société en difficulté et débitrice d’une dette fiscale (constituant), Natixis (fiduciaire) et l’État (bénéficiaire) pour la seconde[43]. Ceci confirmait que cette institution répond à un besoin de la pratique, l’utilisant tant pour des opérations de garantie de dettes monétaires que pour garantir des engagements ne résultant pas de prêts.

En 2009, la presse révélait qu’une entreprise spécialisée en panneaux contreplaqués (Plysorol), alors placée en redressement judiciaire, avait mis en place une fiducie-sûreté sur ses stocks afin d’obtenir un prêt et ainsi éviter la liquidation judiciaire[44]. Toujours en 2009, un hypermarché présentant des difficultés de financement a transféré les titres de la société civile immobilière titulaire des murs à un fiduciaire pour obtenir un emprunt bancaire[45]. Plus récemment, en 2010, la société CPB (laquelle gère le site pétrochimique de l’Étang de la Berre et est membre du groupe LyondellBasell) a constitué une fiducie, la Caisse des dépôts et consignations étant fiduciaire, afin de garantir le service des droits que ses salariés tiraient d’un accord d’entreprise[46]. De manière analogue, la société Rol Pin a constitué une fiducie au premier trimestre 2010 au profit de bénéficiaires de son plan de sauvegarde de l’emploi, Equitis étant fiduciaire[47]. Une fiducie-sûreté a aussi été mise en place en 2010 pour assurer le remboursement d’une nouvelle avance en compte-courant d’associés d’une société d’agences photo en redressement judiciaire[48], ayant pour objet des fonds photographiques avec droits d’exploitation (le constituant en conservant toutefois l’usage et la jouissance) et la cour d’appel de Paris a confirmé, le 4 novembre 2010, que les biens qui y avaient été transférés ne pouvaient être « inclus dans le périmètre du plan de cession » au profit du repreneur[49]. Des praticiens ont aussi évoqué comme exemple d’utilisation de la fiducie-sûreté « la mise en place d’une affectation rigoureuse des financements de projet » ou encore « la garantie de l’acquéreur de la bonne fin des opérations de dépollution d’un terrain »[50].

Faute de registre public, il est impossible de connaître le nombre de contrats de fiducies conclus depuis 2007. L’absence de registre national des fiducies jusqu’à sa création par décret le 2 mars 2010[51] et les réformes annoncées du droit de la fiducie par ordonnances, en vertu d’habilitations issues de la loi de modernisation de l’économie[52], ont pu freiner l’essor de cet instrument après sa naissance.

Distinguons, tour à tour, sa nature juridique (A) de son régime (B).

A. La nature juridique de la fiducie-sûreté nommée

La fiducie-sûreté nommée se caractérise comme une propriété-sûreté avec patrimoine d’affectation (1) et les principaux griefs usuellement formulés à l’encontre de propriétés-sûretés ne peuvent pas lui être opposés (2).

1. Une propriété-sûreté avec patrimoine d’affectation : un droit exclusif protégé

a. L’exclusivité de la propriété

À la différence des fiducies innommées, la propriété de tout type de bien peut être cédée au fiduciaire en garantie d’une créance contre le constituant. La loi vise par exemple la cession de créances, afin de leur conférer un régime dérogatoire, particulièrement attractif, en matière d’opposabilité[53]. Même si certains conflits pourront naître (tel celui d’un sous-traitant titulaire d’une action directe si l’entrepreneur a transféré sa créance sur le maître d’ouvrage à un fiduciaire[54]), ce procédé devrait connaître un succès certain après le refus de la jurisprudence de valider la cession de créances à titre de garantie hors les hypothèses permises par la loi[55]. Outre des droits mobiliers, des droits portant sur des immeubles pourront également l’être, à charge de respecter le formalisme de l’acte authentique et la publicité foncière. À la différence d’autres sûretés affectées à la garantie d’un type particulier de créances, la fiducie peut garantir tout type de celles-ci[56].

La propriété devient exclusivement celle du fiduciaire[57], lui permettant d’éviter tout concours avec les créanciers du constituant. Le constituant n’est pas pour autant dénué de tout droit de regard puisqu’il peut faire nommer un tiers-protecteur[58]. Quant au fiduciaire, le transfert de propriété n’est pas un mécanisme à protection absolue. Si le constituant conserve la détention des biens meubles, faute de publicité de l’affectation fiduciaire, des tiers saisissants pourront se prévaloir de la possession apparente par le débiteur, au détriment du bénéficiaire de la fiducie, tout comme le titulaire d’une clause de réserve de propriété peut se voir opposer par un tiers son entrée en possession de bonne foi. Le conflit est de même nature et se résout de manière équivalente : l’inconvénient est donc relatif, le succès de la clause de réserve de propriété ne s’étant pas démenti malgré celui-ci, il n’y a pas de raison de penser qu’il affecterait davantage la fiducie-sûreté.

Le fiduciaire, le plus souvent, aura pour prérogative la conservation de la chose transférée en garantie d’une créance. Mais, il pourrait, comme en matière de fiducie innommée, disposer de l’ensemble des attributs d’un propriétaire ordinaire, à charge de rendre l’équivalent au constituant-débiteur ou au tiers-bénéficiaire lors de l’extinction de la sûreté par paiement de la dette sous-jacente ou sa réalisation en cas de non-paiement. Ceci permet de ne pas rendre indisponibles les biens fiduciés, ce qui peut avoir un intérêt lorsque la garantie dure sur une longue période. Sa propriété fiduciaire sera donc modelée d’un degré plus ou moins important, selon les éventuelles restrictions aux attributs usuels de la propriété qui lui seront imposées et toujours par l’affectation à fin de garantie du bien.

b. Le patrimoine d’affectation

Le bénéficiaire de la fiducie nommée évite le concours des créanciers personnels du fiduciaire, grâce à la constitution d’un patrimoine d’affectation, qui reçoit la propriété transférée[59]. Cette isolation des actifs transférés dans le patrimoine fiduciaire permet également au bénéficiaire de ne pas supporter le risque de « faillite du fiduciaire », l’analyse de la cessation des paiements s’effectuant au vu des actifs et passifs du seul patrimoine fiduciaire[60]. En effet, les biens fiduciés ne font pas partie du patrimoine personnel du fiduciaire, mais prennent place dans un patrimoine d’affectation. Certes, les dispositions du Code civil ne le disent pas nommément, contrairement à la lettre de la proposition de loi instituant la fiducie, dont le premier article était conceptuellement plus riche et prenait le soin de le qualifier de la sorte. Mais, cette qualification se déduit nécessairement des dispositions du Code civil. L’article 2011 C civ pose que les biens mis en fiducie sont tenus séparés du « patrimoine propre » du fiduciaire et l’article 2024 C civ indique que l’ouverture d’une procédure collective « au profit du fiduciaire n’affecte pas le patrimoine fiduciaire ». Les dispositions comptables prennent, elles, le soin de qualifier positivement le patrimoine fiduciaire de patrimoine d’affectation, permettant, paradoxalement, de rendre plus intelligible le Code civil.

En conséquence, les biens affectés le sont en principe exclusivement au service du paiement de la dette garantie. Si le constituant est dessaisi de ses biens par l’effet translatif de la fiducie, le transfert n’a pas lieu au profit personnel du fiduciaire, mais afin de réaliser une finalité déterminée, ce qui explique qu’ils n’entrent pas dans son patrimoine personnel. La fiducie nommée apparaît davantage respectueuse de l’affectation du bien que celle innommée, où il vient se confondre les biens personnels du fiduciaire et où la charge obligationnelle se résume en une obligation de restitution de biens équivalents. Étant donné que les biens fiduciés ne sont pas intégrés dans son patrimoine personnel, le fiduciaire ne peut pas les utiliser à sa guise, ne pouvant en faire qu’un usage conforme à leur affectation et dans les limites des prérogatives transférées. Ce patrimoine d’affectation est utile, car, une fois qualifié de propriétaire, le risque de confusion par des tiers entre ces biens fiduciaires et ceux qui sont la propriété ordinaire du fiduciaire existe et les créanciers personnels du fiduciaire pourraient les appréhender. Lorsque le fiduciaire sera bénéficiaire de la garantie, de la fiducie-sûreté, l’intérêt de cette séparation pourrait, de prime abord, apparaître moindre. Elle conserve en réalité son intérêt : le débiteur doit en principe exécuter son obligation et ce n’est que subsidiairement que la garantie doit éteindre la dette principale. En isolant le bien fiducié du patrimoine fiduciaire, le débiteur ne subit ainsi pas le risque de la faillite du fiduciaire, à la différence des fiducies innommées.

L’actif fiduciaire devra aussi répondre du passif fiduciaire : les créanciers titulaires de créances nées de la conservation ou de la gestion des biens fiduciés pourront les recouvrer sur le patrimoine fiduciaire. Dans l’hypothèse d’une fiducie-sûreté, ces créances devraient, sauf exception, être d’un montant faible[61].

Quant à l’entorse à l’unité du patrimoine, elle ne doit pas être exagérée. Une même personne habilitée à agir en qualité de fiduciaire peut, certes, être titulaire de plusieurs patrimoines : son patrimoine personnel et un ou plusieurs patrimoines fiduciaires. Mais, déjà, une personne pouvait affecter certains de ses biens à une fin particulière par le biais d’une personne morale, notamment à associé unique, venant alors affecter certains de ses actifs — hors de son patrimoine personnel — à la réalisation d’un objet spécifique. La loi prévoit aussi que les actifs d’un compartiment déterminé d’un organisme de titrisation ne répondent que des dettes de ce compartiment[62] et non pas de l’ensemble des dettes de cet organisme, brisant à nouveau le dogme de l’unité du patrimoine. Et aujourd’hui, tout entrepreneur peut affecter des biens à son activité professionnelle, les isolant — ainsi que les dettes y afférant — de son patrimoine personnel, avec l’adoption de la Loi no 2010-658 du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée[63]. Il ne fait donc plus de doute que l’affectation de biens peut aujourd’hui se réaliser sans recours à une personne morale. D’ailleurs, l’originalité de la fiducie n’est peut-être pas tant la multiplicité des patrimoines du fiduciaire que la possibilité pour le constituant d’isoler certains actifs à une fin déterminée : c’est alors davantage le constituant qui brise l’unité de son patrimoine que le fiduciaire.

2. Une propriété-sûreté sans inconvénient dirimant

a. La mise à disposition du bien au profit du constituant

Le transfert de propriété du bien au fiduciaire présente des inconvénients (non dirimants), pour le constituant. Le premier est la perte d’utilisation du bien. Il est aisé de remédier à ce problème : le contrat de fiducie peut stipuler que le fiduciaire laissera la jouissance ou l’usage du bien au constituant[64], un peu comme lors d’un « gage immobilier-bail ». La fiducie-sûreté sans dépossession est d’ailleurs expressément visée par le législateur[65]. Toutefois, lorsque la fiducie porte sur des meubles non soumis à publicité, en l’absence de dépossession du constituant, le bénéficiaire de la fiducie est à risque de subir des droits concurrents d’ayants-cause du constituant. L’absence de publicité — même facultative — apparait ici comme une faiblesse du régime français. Comme déjà mentionné, en cas de mise à disposition d’un bien au constituant, en l’absence de publicité, le risque qu’un tiers le saisisse ou l’acquière en opposant ensuite son entrée en possession de bonne foi existe. Mais ce risque est de même nature que celui subi par le propriétaire-réservataire, lequel n’a pas été un frein au succès de la clause de réserve de propriété.

b. La recharge

Le second inconvénient est le risque de gaspillage du crédit, le bien mis en fiducie pouvant valoir plus que le montant de la dette. Cette difficulté est résolue par la faculté de recharge[66] de la fiducie[67], dans la logique de l’hypothèque rechargeable[68]. Le bien mis en fiducie peut ainsi être affecté à la garantie d’une nouvelle créance, émanant du créancier originaire ou d’un autre, évitant la non-utilisation du résidu de la valeur et permettant de maximiser la richesse. Ce faisant, cette garantie déroge au principe de l’accessoire : l’extinction de la dette initiale n’entraîne pas nécessairement sa disparition. Elle module également le principe de spécialité de la créance garantie, qui peut n’être déterminée qu’ultérieurement sans devoir être déterminable ab initio. La faculté de recharge permet, de plus, d’éviter une critique pour garantie disproportionnée au titre de l’article L. 650-1 du Code de commerce (ci-après « C com »), sachant que la jurisprudence ne la retient que dans des cas particuliers[69]. Si elle est acceptée, elle risque d’imposer au fiduciaire éventuellement bénéficiaire de premier rang de continuer d’exercer cette fonction au profit d’un bénéficiaire de second rang après qu’il eut été désintéressé de sa créance garantie.

B. Le régime de la fiducie-sûreté

La nature de la fiducie-sûreté étant clarifiée, analysons la constitution (1), la recharge (2) et la réalisation (3) de la fiducie-sûreté.

1. La constitution

a. Les personnes en cause

Si aujourd’hui toute personne peut constituer une fiducie (sauf résidente dans un paradis fiscal[70]), alors que seules certaines personnes morales le pouvaient à l’origine, le fiduciaire ne peut être qu’une banque, une compagnie d’assurance ou un avocat[71]. Certains verront dans cette restriction l’inverse de la confiance, laquelle est pourtant l’étymologie de la fiducie, le constituant ne pouvant pas choisir la personne en qui il aurait le plus confiance pour effectuer une mission grâce à la propriété qu’il lui aurait transférée. Les craintes d’utilisation de la fiducie à des fins de blanchiment de capitaux expliquent cette restriction à des professionnels déjà aguerris aux obligations de vigilance en cette matière, qui est partagée par d’autres pays, tel le Luxembourg. Cette restriction n’est pas un frein à l’essor de la fiducie-sûreté : les prêts garantis seront souvent accordés par des établissements de crédit et si une personne non habilitée à être fiduciaire souhaite en bénéficier, elle le pourra librement à charge de recourir à un fiduciaire. Sa mission se résumera, le plus souvent, à conserver la chose, garantissant sa créance (ou celle du bénéficiaire). Mais, comme en matière de fiducies innommées, rien n’interdit d’octroyer au fiduciaire le droit d’en disposer, les biens acquis intégrant alors le patrimoine d’affectation par le jeu de la subrogation réelle. Le fiduciaire peut cumuler cette fonction avec la qualité de bénéficiaire, ce qui n’induit pas qu’il peut passer outre les conditions d’exercice de ses droits posées par contrat conclu avec le constituant. Le fiduciaire devant réaliser sa mission avec diligence et loyauté, certains verront dans cette « double casquette » de fiduciaire-bénéficiaire un conflit d’intérêts de nature à nier l’obligation de loyauté du fiduciaire. Rien n’empêche toutefois, comme en matière de trust, au contrat de fiducie d’anticiper certains intérêts croisés du fiduciaire/bénéficiaire et de les autoriser[72]. De plus, la loyauté n’est pas due uniquement envers le bénéficiaire, mais aussi à l’égard du constituant par rapport à l’objet devant être réalisé.

b. Les mentions obligatoires

La constitution de la fiducie-sûreté présente certaines particularités : si elle doit se conformer au droit commun de la fiducie[73], d’autres dispositions doivent aussi être appliquées.

Outre les mentions obligatoires à tout contrat de fiducie[74] — détermination des biens transférés, durée, identités du constituant, du bénéficiaire et du fiduciaire, « mission » et prérogatives de ce dernier[75] et que tout contrat aurait de toute façon en principe mentionné indépendamment de cette exigence légale —, celui constitutif d’une sûreté doit mentionner « la dette garantie et la valeur estimée » de l’actif transféré[76].

Faire mention de la dette garantie ne pose pas de difficulté : la fiducie répond aux mêmes exigences que les autres sûretés réelles et exprime le principe de spécialité de la créance garantie, connu en droit des sûretés. Le bien mis en fiducie vient garantir une créance, déterminée ou déterminable.

La mention de la valeur estimée du bien, à peine de nullité de la constitution de la sûreté, est plus originale. Peut-être est-ce un signe d’évolution des préoccupations des pouvoirs publics, pour lesquels la problématique de surendettement devient plus marquée. Mais on hésite à suivre l’argument : ce n’est pas la sûreté qui crée l’endettement, les dettes peuvent être recouvrées sur chaque bien du débiteur, grevé ou non de sûretés. Est-ce alors la crainte de voir le constituant perdre la propriété de son bien, d’une valeur supérieure à celle qu’il pensait? La possibilité pour le constituant de conserver la jouissance du bien (le transfert de propriété lui est alors indolore en terme d’utilité de la chose puisqu’il la conserve), de recharger la fiducie-sûreté en l’affectant au service d’une autre dette[77] (et donc d’utiliser la valeur du bien), et, surtout, l’impossibilité pour le créancier de s’enrichir lors de la réalisation de la sûreté, minore ce risque. L’opportunité de cette mention laisse donc sceptique, sauf à y voir une protection pour le créancier. Mais si telle est la justification, pourquoi limiter une telle exigence, assortie d’une telle sanction, à cette seule sûreté?

c. Les formalités fiscales

Le contrat de fiducie doit, à peine de nullité, être soumis à la formalité d’enregistrement auprès de l’administration fiscale dans un délai d’un mois à compter de sa conclusion, ce qui induit un coût de 120 euros de droit fixe. Ajoutée aux mentions obligatoires, cette formalité, qui implique nécessairement un contrat écrit, lève tout éventuel doute sur le type de contrat de fiducie, qui rentre dans la catégorie des contrats solennels. Les avenants au contrat sont soumis à la même obligation. C’est, semble-t-il, à partir de l’enregistrement que les informations pertinentes seront transmises au registre national des fiducies, accessible uniquement à certaines administrations, à des fins notamment de lutte contre le blanchiment de capitaux. De plus, une déclaration d’existence de la fiducie doit être déposée auprès du service des impôts compétent dans un délai de quinze jours de la conclusion du contrat. Ce faisant, les formalités de constitution de la fiducie-sûreté nommée sont plus lourdes que celles des fiducies-sûretés innommées, même s’il convient de ne pas amplifier ce coût et ce formalisme. De plus, la transmission des droits résultant du contrat de garantie devra, également à peine de nullité, donner lieu à un acte écrit enregistré dans un délai d’un mois au service des impôts. Cette dernière formalité rend sans véritable effet le caractère automatique du transfert de la garantie avec la créance garantie, habituellement obtenu par le jeu de l’accessoire, puisqu’à défaut d’acte exprès enregistré, la transmission sera réputée non advenue.

d. L’irrévocabilité de la sûreté

L’irrévocabilité de la sûreté accordée au créancier conditionne l’efficacité de la garantie. La fiducie-sûreté est originale sur ce point, l’irrévocabilité n’étant pas expressément prévue. Le créancier, bénéficiaire d’une fiducie-sûreté, est à risque que le droit commun de la révocation du contrat de fiducie s’applique. Mais il ne faut pas exagérer la portée de cette situation. L’article 2028 C civ distingue deux cas. Première situation : le bénéficiaire n’a pas accepté le contrat de fiducie, il peut être révoqué. Cette cause de révocation est analogue à celle applicable lors d’une stipulation pour autrui (dont la fiducie est une variante). Pour se prémunir contre ce risque, il suffit au créancier-bénéficiaire d’accepter la fiducie-sûreté. Deuxième situation : une fois accepté, le contrat peut être modifié ou révoqué, soit avec l’accord du bénéficiaire, ce qui ne pose pas de difficultés, soit par décision de justice, selon la lettre de l’article. Un tribunal pourrait donc, en théorie au moins, révoquer la sûreté constituée, au détriment du créancier-bénéficiaire. En réalité, il ne faut pas donner une portée plus grande à ce texte qu’il ne devrait en avoir. L’intention du législateur était, sans ambiguïté, de rendre irrévocable la fiducie-sûreté[78], l’intervention du juge devant se limiter, « pour les modifications, [à] la désignation d’un nouveau fiduciaire et, pour les révocations, [à] la nullité résultant de l’intention libérale du constituant, du non-respect des mentions obligatoires dans le contrat ou du défaut d’enregistrement dans les délais impartis »[79]. La fiducie pouvant durer 99 ans, il n’est pas illégitime de permettre l’intrusion du juge dans le contrat lorsqu’un phénomène d’imprévisibilité survient. La logique de ce texte pourrait aussi permettre au juge de modifier à la marge le contrat de fiducie lorsque cela est nécessaire, voire de le révoquer lorsque des circonstances exceptionnelles l’exigent (impossibilité pour le fiduciaire de poursuivre sa mission si les circonstances de marché rendent l’exécution de sa mission extrêmement difficile ou sérieusement dommageable[80]). Cette possibilité, à utiliser avec précaution par le juge, devrait essentiellement l’être dans le cadre de fiducies à titre de gestion. Mais ce texte n’a certainement pas vocation à mettre à mal le créancier-bénéficiaire de la sûreté : on imagine difficilement les circonstances qui rendraient difficile ou impossible la poursuite par le fiduciaire de la détention d’un bien à titre de sûreté, son rôle allant essentiellement être passif, en attendant le dénouement de la sûreté.

Le créancier-bénéficiaire de la fiducie est aussi à risque que la résiliation anticipée du contrat soit prononcée. Mais ce risque est encore plus faible que le précédent. L’article 2020 C civ prévoit deux types de causes de résiliation. Les unes ne posent pas de difficultés en matière de fiducie-sûreté : survenance du terme (de 99 ans maximum) ou réalisation du but poursuivi[81], ou encore renonciation par les bénéficiaires à leur droit. Les autres causes de résiliation — disparition du fiduciaire suite à une cession (concept qui laisse songeur, est-ce une cession du fonds de commerce du fiduciaire qui serait visé, mais, sauf s’il implique sa dissolution, aucune disparition n’advient), une absorption, une liquidation judiciaire ou une dissolution, cessation de la profession d’avocat du fiduciaire-avocat —, sont plus gênantes. Elles donnent l’impression que la sûreté disparaîtra lors d’un tel événement. Mais le contrat de fiducie peut aisément y remédier. D’une part, il peut prévoir l’exigibilité anticipée de la dette lors d’un tel événement : la résiliation du contrat provoquera le transfert du bien fiducié au profit du bénéficiaire en paiement de celle-ci. D’autre part, le contrat peut prévoir les conditions dans lesquelles il se poursuit et il aura tout intérêt à les prévoir, pour éviter par exemple que la fiducie-sûreté ne disparaisse sans que la dette sous-jacente ne soit remboursée.

En 2007, l’article L. 632-1, 9° C com prévoyait une nullité de plein droit de tout contrat de fiducie conclu en période suspecte, c’est-à-dire entre le moment où l’entreprise est en cessation des paiements (dans l’impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible) et l’ouverture de la procédure collective. Prévoir une nullité automatique pour une fiducie contractée pendant la période suspecte afin de garantir une dette née antérieurement eut été logique du fait de l’atteinte à l’égalité entre créanciers qu’elle crée et cohérente avec l’actuel 6° de l’article L. 632-1, I C com, qui annule un certain nombre de sûretés constituées dans de telles circonstances. Loin de cette logique, le texte adopté institua une insécurité pour toute fiducie, peu importe son objet, le tiers-bénéficiaire et le fiduciaire allant être dans l’impossibilité pratique de s’assurer de l’absence de cessation des paiements du constituant lors de la conclusion du contrat de fiducie et donc de l’existence d’une nullité automatique. L’ordonnance du 18 décembre 2008 est venue, très opportunément, faire disparaître cette imperfection pour les fiducies-sûretés : un transfert en fiducie « à titre de garantie d'une dette concomitamment contractée » ne sera pas annulé[82].

C. La recharge

1. Le principe

L’intérêt économique des sûretés rechargeables se comprend : lors du remboursement du crédit, une réserve de crédit se reconstitue; lors de l’augmentation de la plus-value latente, une nouvelle réserve se crée[83]. Cet intérêt augmente en présence d’une sûreté-propriété telle la fiducie : la recharge évite qu’une fraction de la valeur du bien ne puisse pas être affectée en faveur d’un crédit[84]. La loi admet la fiducie rechargeable sous certaines conditions, certaines étant propres aux constituants personnes physiques.

2. Les modalités

La faculté de recharge doit être prévue dans le contrat de fiducie, ce qui permet au fiduciaire de ne pas se voir imposer la poursuite de sa mission une fois la dette initiale — peut-être la sienne — éteinte. La convention de recharge est soumise aux mêmes conditions de forme, d’enregistrement ou d’inscription que le contrat de fiducie. Le créancier aura tout intérêt à les effectuer au plus tôt, car c’est cette date qui déterminera l’ordre des créanciers.

La loi impose que la recharge de la fiducie-sûreté constituée par une personne physique ne soit affectée « en garantie d’une nouvelle dette que dans la limite de sa valeur estimée au jour de la recharge »[85] . Cette règle évite qu’un constituant (personne physique) ne s’endette en anticipant une (éventuelle) hausse de la valeur du bien[86] et, au contraire, impose qu’il constate la plus-value latente lors de la recharge de la sûreté. On peut toutefois se demander si cette limite est suffisante et si derrière la volonté d’utiliser la valeur du bien pour l’affecter à des nouvelles dettes, tout emprunteur (y compris une personne physique profane) ne risque pas d’être incité à s’endetter de manière excessive, sans possibilité de rembourser lorsque la valeur du bien baissera. À cela, on rétorquera que le devoir de conseil du banquier ou du notaire devrait minimiser la survenance de ce cas.

Initialement imposée à tout constituant, le législateur a réduit le champ d’application de cette obligation d’évaluation aux seules personnes physiques. L’idée est, peut-être, que les personnes morales méritent moins de protection que les personnes physiques. L’argument ne convainc qu’à moitié. Comme déjà indiqué, ce n’est pas l’affectation d’un bien en garantie qui crée l’endettement; la dette permettra au créancier de saisir tout bien. Que le constituant personne physique affecte un bien d’une valeur vénale inférieure à la valeur prétendue n’a donc pas d’incidence majeure pour lui : son patrimoine est et demeure le droit de gage de son créancier qui a, en outre, en garantie un bien mis en fiducie (c’est l’endettement excessif qui, lui, a une incidence néfaste). C’est davantage le créancier qui pourrait en subir le contrecoup. En prenant pour garantie un bien d’une valeur en réalité inférieure à celle espérée, le créancier est à risque que sa sûreté ne lui offre qu’une sécurité partielle. Mais cet inconvénient[87] existe tant avec un débiteur personne physique qu’avec un débiteur personne morale et tant lors d’une recharge que lors de la constitution initiale d’une sûreté, le bien pouvant perdre de sa valeur dès ce dernier évènement. Pourquoi d’ailleurs imposer à une personne morale une estimation de la valeur du bien lors de la constitution de la fiducie-sûreté[88] et l’en exonérer lorsqu’elle affecte ultérieurement ce même bien en garantie d’une autre dette, lors de la « recharge »? L’absence de parallélisme des formes laisse perplexe. On peut, peut-être, voir un intérêt dans cette disposition en faisant le parallèle avec un phénomène ayant participé à la crise des subprimes[89] : ces emprunteurs, après avoir acheté leur logement, ont, pour certains, rechargé leur hypothèque, en garantie d’autres prêts, notamment à la consommation. Lors du retournement du marché immobilier, les créanciers se sont vus dans l’impossibilité de recouvrer leurs créances sur l’immeuble affecté. Si la volonté du législateur était de lutter contre ce risque, cette obligation d’estimation du bien devrait s’appliquer aussi aux personnes morales, ce qui n’est plus le cas depuis la loi du 12 mai 2009[90], voir aussi à l’hypothèque rechargeable, qui subit également le risque de dépréciation du bien affecté et dont la seule mention d’une somme limite dans l’acte constitutif ne suffit pas à l’éviter.

3. La réalisation

Si la créance garantie est éteinte, la fiducie-sûreté deviendra sans objet et il sera mis fin au contrat, sauf recharge éventuelle. Si la sûreté doit être réalisée, il faut distinguer selon qu’elle ait lieu lors d’une (b), ou hors (a), procédure collective, avec pour point commun une situation particulièrement privilégiée par rapport aux autres titulaires de sûretés, laquelle est sans doute l’une des causes de l’essor de cette sûreté.

a. La réalisation hors procédure collective

Si une cause de la réalisation de la sûreté prévue par le contrat intervient, de deux choses l’une. Soit le fiduciaire est aussi bénéficiaire : le bien quitte le patrimoine fiduciaire pour son patrimoine personnel et, d’un propriétaire fiduciaire, il devient propriétaire ordinaire[91], libre de toute charge ou affectation. Soit la sûreté est au bénéfice d’un tiers. Alors le créancier, bénéficiaire de la fiducie, se voit transférer la propriété du bien[92] qui, elle aussi, redevient une propriété ordinaire. Contractuellement, le créancier-bénéficiaire peut aussi prévoir que le fiduciaire vende le bien et lui remette le prix, évitant qu’il ne s’encombre d’un bien dont il n’aura pas toujours d’utilité. Le transfert de propriété du fiduciaire au bénéficiaire ou au tiers commandera d’anticiper qu’aucune restriction ne s’y opposera, en purgeant les droits de préemption ou les obligations d’agrément dès la constitution de la fiducie. Ni le pacte commissoire ni la clause de voie-parée ne sont donc interdits, ce qui fait de la fiducie une sûreté au mode de réalisation souple[93], sachant qu’elle n’impose pas non plus des procédures de saisies préalables à la réalisation, le fiduciaire étant déjà propriétaire.

Afin d’éviter tout enrichissement du créancier et toute spoliation du débiteur, la valeur du bien devra être estimée par un expert[94] lors de la réalisation de la sûreté. Il est possible de déroger à cette exigence si la valeur du bien ne pose pas question : actif faisant l’objet d’une cotation sur un marché organisé (Euronext ou Alternext par exemple) et a fortiori sommes d’argent. Et la différence positive entre cette estimation et la dette garantie est restituée au débiteur.

L’excédent servira toutefois, d’abord, à désintéresser les créanciers nés du chef de la gestion fiduciaire, avant d’être transmis, pour le solde, au constituant[95]. On aurait pu penser que les créanciers nés de ce chef devraient être désintéressés avant tout transfert hors du patrimoine fiduciaire[96], mais le législateur n’a pas retenu ce parti.

b. La réalisation lors d’une procédure collective

Alors que le droit des procédures collectives est une zone de liaisons dangereuses entre l’intérêt du créancier et celui de l’entreprise en difficulté[97], la loi instituant la fiducie est apparue, dans sa version d’origine, très favorable aux créanciers titulaires d’une fiducie-sûreté, grâce à l’exclusivité que la propriété fiduciaire leur confère. Dans le même temps où l’appropriation contractuelle d’un bien affecté en garantie d’une dette était — en droit commun — bannie lors d’une procédure collective, enlevant tout intérêt réel au pacte commissoire, aucune disposition de la loi de 2007 ne venait restreindre la réalisation d’une fiducie-sûreté en période de procédure collective du constituant. L’ordonnance du 18 décembre 2008 est venue nuancer la donne et propose un compromis intéressant entre les intérêts en cause. Observons, tout d’abord, la sécurité attachée à la fiducie-sûreté lorsque le constituant est en faillite, avant d’étudier sa réalisation en pareilles circonstances.

La situation du bénéficiaire de la fiducie-sûreté est particulièrement stable en cas de faillite du constituant[98]. Le contrat de fiducie-sûreté n’étant pas un contrat « en cours » au sens des procédures collectives, il ne pourra donc pas être résilié par les organes de la procédure. Le créancier-bénéficiaire d’une fiducie est exclu des comités des créanciers, évitant que des abandons de créances ou délais ne lui soient imposés[99]. En cas de cession d’entreprise, ni le bien mis en fiducie ne peut être transféré au cessionnaire (ce qui est logique, car il n’est plus la propriété du constituant en faillite), ni même l’éventuelle convention de mise à disposition, ce qui permet au fiduciaire de récupérer la jouissance de la chose avant le terme de la convention de mise à disposition. Si le constituant souhaite retrouver l’usage du bien mis en fiducie, il peut désintéresser de manière anticipée son créancier, entorse à l’interdiction de paiement des créanciers antérieurs qui se justifie par l’intérêt du créancier à pouvoir user de ce bien[100].

Le cadre général venant d’être posé, étudions, tour à tour, le régime applicable à la réalisation de la fiducie-sûreté en période de sauvegarde, inspirée de la procédure du Chapter 11 américain, et de redressement judiciaire puis celui lors d’une liquidation judiciaire.

Le régime applicable en période de sauvegarde et de redressement judiciaire se scinde en deux, selon qu’une convention d’usage ou de jouissance du bien au profit du constituant a été ou non conclue.

Si le fiduciaire, devenu propriétaire du bien, en a laissé l’usage ou la jouissance au constituant afin de faciliter la sauvegarde ou le redressement du constituant, la loi prévoit que le bien doit demeurer à la disposition de ce dernier. La loi, en quelque sorte, le présume irréfragablement nécessaire au constituant, évitant de devoir qualifier d’essentiel ou non tel actif (avec le contentieux qu’un tel critère subjectif aurait entraîné). Dans cet esprit, l’article L. 622-23-1 C com vient interdire toute réalisation de la fiducie-sûreté avec convention de mise à disposition du fait d’un défaut de paiement d’une créance antérieure au jugement d’ouverture ou d’une clause d’exigibilité anticipée fondée sur l’ouverture d’une telle procédure collective. Le créancier ne pourra donc être désintéressé qu’à l’issue de la période d’observation ou du plan. La règle aurait pu être plus flexible : dès lors que le bien n’est plus la propriété du constituant, rien n’aurait dû empêcher le fiduciaire de le transférer au bénéficiaire, quitte à simplement confirmer l’opposabilité de la convention d’usage ou de jouissance afin de protéger le constituant (la personne propriétaire du bien devrait lui être indifférente s’il a l’utilité du bien), un peu comme un contrat de bail est opposable au cessionnaire d’un bien immeuble.

Si aucune convention d’usage ou de jouissance n’a été conclue au profit du constituant, par une lecture a contrario de l’article L. 622-23-1 C com, la réalisation de la fiducie-sûreté doit être permise et le fiduciaire devrait pouvoir transférer le bien au bénéficiaire. Le bien n’étant plus dans le patrimoine du constituant ni utilisé par ce dernier, il n’y a pas de logique à geler le patrimoine fiduciaire et, au contraire, il y en a à permettre la réalisation de la sûreté et de libérer le bien, jusqu’alors en fiducie, de l’affectation qui le grevait. La fiducie-sûreté avec dépossession apparaît en tout cas comme « la meilleure des sûretés » en cas d’ouverture d’une procédure collective, ce qui laisse augurer du développement, en pratique, de la fiducie-sûreté avec entiercement[101].

Dès la fin de la période d’observation ou du plan (ou en cas de non-respect du plan[102]), y compris si une liquidation judiciaire[103] est ouverte, la réalisation de la fiducie-sûreté pourra avoir lieu. Aucune restriction à sa réalisation n’existe, ce qui permet au créancier d’être désintéressé plus rapidement que s’il devait attendre la réalisation orchestrée par un organe de la procédure. En conséquence, « la comparaison avec la situation d’un créancier hypothécaire par exemple ou d’un créancier nanti sur le fonds de commerce se passe de commentaires tant la supériorité de la fiducie est manifeste au cours de la liquidation judiciaire »[104]. En effet, à la différence de ceux-ci, le bénéficiaire d’une fiducie pourra être désintéressé dès l’ouverture de la liquidation judiciaire (et donc sans attente) et sans être primé par des créanciers privilégiés, tout en ayant laissé à son débiteur la jouissance du bien jusque-là, comme le débiteur ayant nanti son fonds ou grevé son immeuble d’une hypothèque en aurait conservé l’usage.

La fiducie-sûreté pourrait aussi prendre le pas sur le nantissement de compte d’instruments financiers, qui, certes, bénéficie d’une forme d’exclusivité par le droit de rétention qu’il confère, mais ne permet pas au créancier de réaliser à son gré la sûreté lors d’une procédure collective[105]. Le droit de rétention est en effet aussi efficace qu’il est frustre. Le créancier qui en bénéficie sera, certes, amené à recevoir un paiement intégral et exclusif en contrepartie du rendu de la chose à la demande du liquidateur judiciaire. Mais il est pour le moins paradoxal que le créancier doive attendre un paiement exclusif qui lui est destiné au gré du déroulement de la procédure de liquidation judiciaire, sans pouvoir l’obtenir dès son ouverture. L’intérêt de la fiducie-sûreté qui, elle, le permet est certain; peut-être verra-t-on une désaffection des droits de rétention réels au profit de la fiducie-sûreté, les deux conférant une forme d’exclusivité, mais l’un offrant une aisance dans la réalisation qui ne bénéficie pas à l’autre. Et s’il y a cession de l’entreprise, le créancier de la fiducie-sûreté n’en souffrira pas. Non seulement sera-t-il mis un terme à une éventuelle convention de mise à disposition, mais le bien lui-même sera réalisé afin de désintéresser le créancier, à la différence d’autres sûretés réelles où le droit de préférence s’exerce sur une partie du prix de cession, qui ne reflète pas toujours la valeur vénale du bien.

Finalement, ce régime préserve les chances de redressement de l’entreprise, en ne la privant pas d’un actif utile (présumé l’être par le jeu de la convention de mise à disposition), tout en laissant la possibilité au créancier de réaliser sa sûreté, hors concours, lorsque ce n’est pas le cas : soit que le bien ne soit pas utile à l’entreprise, soit que l’entreprise n’ait pas de chance de se redresser (liquidation judiciaire). Le droit français est alors particulièrement compétitif par rapport à d’autres pays souvent réputés protéger davantage leurs créanciers.

Conclusion

Malgré son éveil tumultueux, la fiducie-sûreté nommée pourrait-elle devenir reine des sûretés[106]? D’autres sûretés efficaces existent. On pense aux fiducies innommées — à la cession de créances dite « Dailly » à titre de garantie, aux garanties des obligations financières régies par le code monétaire et financier —, ainsi qu’aux nantissements de créances[107]; mais leurs domaines d’application sont tellement restreints qu’elles ne peuvent prospérer de manière générale. C’est aussi le cas de la réserve de propriété, qui elle n’intéresse que le vendeur ou fournisseur d’un bien[108]. Quant au gage-espèces, autre forme de fiducie innommée, l’absence de patrimoine fiduciaire n’impose pas d’individualisation des sommes, ce qui pourrait apparaître comme une facilité en comparaison avec la fiducie nommée, mais en faisant supporter au débiteur constituant la garantie le risque de faillite de son créancier, l’avantage apparent pourra parfois être analysé comme un inconvénient dirimant. À l’inverse, tout bien pouvant être mis en fiducie nommée, à charge de respecter un formalisme de constitution assez simple, l’exclusivité conférée par la propriété fiduciaire et les modalités de réalisation de la sûreté pourraient séduire de nombreux créanciers et la flexibilité d’utilisation de l’actif, même en période de sauvegarde ou de redressement, rassurer le débiteur. Les sûretés conférant un droit de rétention — et donc une situation protectrice pour le créancier — pourraient donc à terme s’estomper au profit de la fiducie-sûreté. A fortiori, les autres sûretés subiront aussi sa concurrence, la fiducie pouvant porter sur toute catégorie de biens.

La fiducie-sûreté nommée française n’est pourtant pas sans inconvénient. Citons-en trois. Premièrement, l’absence de publicité est de nature à créer des conflits, lesquels pourront se résoudre au détriment du bénéficiaire de la fiducie-sûreté sans dépossession et au profit du tiers se fondant sur l’apparence de la possession du constituant. Cet inconvénient ne concerne toutefois que les fiducies-sûretés sur meubles sans inscription à un registre public et sans dépossession et est équivalent à celui subi par le titulaire d’une clause de réserve de propriété, aussi à risque d’être en conflit avec un tiers entré en possession de bonne foi, dont l’expérience montre qu’il n’est pas dirimant. Deuxièmement, en affectant la propriété d’un bien d’une valeur supérieure au montant de la dette garantie, la sûreté peut s’avérer disproportionnée, le risque de gaspillage du crédit existe donc. Toutefois, la nature rechargeable de la fiducie nommée est de nature à le limiter. Troisièmement, la rémunération du fiduciaire induira un coût que d’autres sûretés n’impliquant pas d’intermédiaires évitent. Ce coût devrait toutefois demeurer limité, sa mission s’apparentant essentiellement à de la conservation, voire ne pas exister lorsqu’il y a transfert de biens incorporels au titre d’une sûreté dont il est le seul bénéficiaire. Les avantages prendront-ils donc le dessus sur ces inconvénients?

C’est l’avenir qui dira si la greffe de cette technique nommée se fera sans rejet. Elle bouscule certains principes du droit des sûretés. La notion d’accessoire ne se retrouve pas avec sa vigueur habituelle en matière de fiducie nommée : lorsque la créance garantie est cédée, le transfert de la sûreté au cessionnaire nécessite un écrit enregistré et ne lui est donc pas transmise automatiquement; lorsque la dette est éteinte, la sûreté ne s’éteint pas automatiquement et peut perdurer si elle est rechargeable. Le principe de spécialité de la créance est également aménagé, ne pouvant être déterminé qu’après la constitution de la fiducie rechargeable. Elle laisse aussi songeur sur certains aspects du régime, que ce soit l’absence de mention exprès de l’irrévocabilité de la sûreté, la mention ad validitatem de la valeur estimée du bien mis en fiducie-sûreté ou encore la valeur estimée du bien comme limite de la recharge de la sûreté pour les seuls constituants personnes physiques.

Elle fait aussi évoluer certains concepts classiques. La théorie de l’unité du patrimoine est battue en brèche par le patrimoine fiduciaire. La notion traditionnelle de propriété doit aussi être revisitée, avec le concept émergent de propriété fiduciaire. La fiducie repose sur un transfert de propriété original, finalisé dans l’intérêt d’un but déterminé, avec exclusion de prétentions d’autrui sur la chose. Grâce à la propriété et à son exclusivité, un régime avantageux en cas de faillite du débiteur et en matière de ratios prudentiels lorsque le bénéficiaire est un établissement de crédit en découle. L’analyse des fiducies-sûretés innommées qui, souvent, confèrent au fiduciaire une propriété avec tous les attributs d’une propriété ordinaire, propriété transférée à titre fiduciaire qui vient même se confondre avec sa propriété ordinaire lorsqu’elle porte sur des choses fongibles, présume l’absence d’incompatibilité entre celles-ci et le droit des biens. Cette compatibilité laisse présager que la propriété modelée induite par la fiducie nommée, illustration de la flexibilité de la propriété, sera recevable.

L’Association Nationale des Sociétés par Actions affirme que cette « fiducie [nommée] … [peut] augurer d’un avenir prometteur pour l’institution »[109]. L’accueil que la pratique réservera à cette institution confirmera ou non ce pronostic : l’avenir dira si la figure nommée reçoit un succès équivalent à celui de ses demi-soeurs innommées, dont on peut penser qu’elles continueront à être largement usitées, leurs modalités de constitution, d’opposabilité et de réalisation étant, également, particulièrement attractives, outre l’absence de patrimoine d’affectation qui peut être préféré par le créancier-fiduciaire. Pourrait-elle même en venir à inspirer certains pays de common law[110], où l’utilisation du trust comme sûreté semble moindre? Ce serait alors une illustration des influences croisées des systèmes juridiques.