Corps de l’article

Introduction

« Ce n’est pas parce que je suis un vieux pommier que je donne de vieilles pommes. »

Discours de Félix Leclerc

La question du vieillissement de la population et de ses impacts socio-économiques est abondamment discutée depuis quelques années, entre autres au Québec. De l’avis de certains, les statistiques sont alarmantes et les Québécois doivent se préoccuper des conséquences sociales du vieillissement, qu’il s’agisse de l’avenir des régimes de retraite, de l’augmentation des coûts des soins de santé ou de l’alourdissement de la dette publique[1].

Avec le vieillissement de la population surgissent également des questions juridiques importantes, notamment en matière de transmission du patrimoine des personnes âgées. Une étude statistique montre que plusieurs aînés possèdent un patrimoine dont la valeur est considérable[2], patrimoine qu’ils sont susceptibles de transmettre à court ou à moyen terme. À qui vont-ils le transmettre?

Les aînés entretiennent des relations avec des personnes dont les intérêts divergent. On peut penser au conjoint, aux anciens conjoints, aux enfants nés de différentes unions, aux amis, etc. Cet éclatement des modèles familiaux, joint au vieillissement de la population, laisse présager que le contentieux en matière de libéralités et de successions devrait continuer de s’accroître au cours des prochaines années. L’étude de la jurisprudence nous apprend d’ailleurs que des libéralités consenties par des personnes âgées sont régulièrement contestées pour différents motifs.

Des proches d’une personne aînée peuvent attaquer la validité de libéralités qu’elle a consenties parce qu’ils considèrent que cette dernière n’était plus en mesure de consentir à une donation ou à un testament, notamment en raison de son grand âge (inaptitude à consentir). D’autres proches peuvent croire que l’âge avancé du donateur ou du testateur l’a rendu vulnérable ou influençable et que, conséquemment, son consentement a pu être vicié, ce qui justifierait que la libéralité soit annulée (captation et influence indue).

Étant donné que le contentieux relatif aux libéralités consenties par des personnes âgées est abondant, il y a lieu de s’interroger pour savoir s’il faut effectivement se méfier des libéralités des aînés[3]. Les personnes âgées nécessitent-elles une protection particulière à ce chapitre[4]?

Mentionnons immédiatement que notre objectif n’est pas d’étudier les normes en matière de capacité ou de consentement[5]. Nous souhaitons plutôt étudier l’impact des représentations sociales associées à l’âge dans les décisions judiciaires rendues en matière de libéralités.

Des auteurs soulignent qu’il faut prendre garde que le souci de protéger une personne âgée ne conduise pas à une perte de son autonomie[6]. Il ne faut pas oublier que la majorité des personnes âgées conservent leurs aptitudes jusqu’à la fin de leur vie[7]. De surcroît, nombreux sont les spécialistes qui mettent en garde contre l’âgisme, c’est-à-dire contre les attitudes ou les comportements qui, implicitement ou explicitement, déprécient certaines personnes en raison de leur âge[8].

Il convient cependant de distinguer les comportements « âgistes » des comportements « en fonction de l’âge d’une personne ». Si le premier type de comportement résulte de croyances erronées et de stéréotypes envers les personnes âgées, le second peut, au contraire, constituer un comportement approprié en raison de l’âge d’une personne[9].

Sachant que ces deux types de comportement à l’égard des aînés existent, nous avons voulu étudier comment l’âge de l’auteur d’une libéralité influence le raisonnement des juges. S’il est vrai que le droit se méfie généralement des libéralités[10], qu’en est-il lorsqu’une personne aînée en est l’auteure?

Notre analyse de la jurisprudence québécoise met en exergue certaines préoccupations des juges lorsqu’il est question d’un donateur ou d’un testateur du grand âge[11]. Si les juges insistent sur la nécessité de respecter l’autonomie de la volonté de tout auteur d’une libéralité, quel que soit son âge[12] (I), on remarque qu’ils refusent néanmoins de faire fi de l’âge lorsqu’il permet d’assurer une meilleure protection de l’aîné, que ce soit de son vivant ou à titre posthume dans les cas de legs ou de donations à cause de mort (II).

I. La sollicitude qui contribue au respect de l’autonomie

Le doyen Carbonnier évoque que le testament confère une « précieuse illusion d’immortalité » à son auteur[13]. De son côté, le professeur Grimaldi explique que consentir une libéralité est une source de satisfaction pour tout individu, particulièrement pour une personne âgée[14]. On comprend en effet que c’est souvent vers la fin de sa vie qu’une personne souhaite se départir d’un ou de plusieurs de ses biens à titre gratuit, que ce soit en prévision de son décès ou simplement parce qu’elle juge que quelqu’un d’autre — généralement une personne moins âgée — pourra en profiter davantage.

L’auteur d’une libéralité doit toutefois être juridiquement capable pour donner ou léguer[15]. Outre cette capacité juridique, il doit également avoir la volonté requise pour consentir à l’acte[16] et son consentement doit être exempt de vices[17]. Est-ce le cas lorsque l’auteur de la libéralité est une personne âgée?

Le Code civil dispose que toute personne majeure est présumée « apte »[18]. L’aptitude à consentir — volonté de tester ou de donner — est ainsi présumée par la loi[19]. Le Code prévoit également que la capacité d’une personne « ne peut être limitée que par une disposition expresse de la loi ou par un jugement prononçant l'ouverture d'un régime de protection »[20].

Ces présomptions signifient qu’une personne âgée peut disposer de ses biens à titre gratuit comme elle le souhaite[21]. Elle ne doit pas être empêchée de le faire sous prétexte qu’elle est « vulnérable » en raison de son âge avancé et qu’elle doit, par conséquent, être protégée contre elle-même ou son entourage[22]. Ses volontés doivent normalement être respectées. Il est vrai qu’elles peuvent être contestées, mais le fardeau de prouver l’incapacité ou l’inaptitude à consentir du donateur ou du testateur repose alors sur celui qui demande l’annulation de la libéralité[23].

Ce qu’il nous est apparu particulièrement intéressant d’observer dans la jurisprudence, c’est la mise en oeuvre de ces présomptions lorsque l’auteur de la libéralité est une personne âgée. Les propos des juges et leurs raisonnements témoignent de leur grand respect à l’égard de la volonté du donateur ou du testateur, quel que soit son âge et malgré les effets apparents de son vieillissement sur sa condition générale. On le remarque notamment lorsque les juges excusent ou justifient les faiblesses du testateur ou du donateur aîné pour confirmer ses libéralités (A). On le constate également lorsqu’ils cherchent à démontrer le caractère logique des choix faits par ce dernier (B).

A. La volonté en dépit de certaines difficultés

La jurisprudence fournit de nombreux exemples de testaments et de donations entre vifs ou à cause de mort dont la validité est contestée. Dans plusieurs cas, l’auteur de la libéralité est âgé et son grand âge est évoqué pour soutenir qu’il ne pouvait pas donner ou léguer ses biens.

En effet, sous prétexte que le testateur ou le donateur a vieilli et que ses capacités factuelles ne sont plus les mêmes qu’auparavant, certains intéressés peuvent plaider qu’il n’était plus en mesure de donner ou de léguer ses biens. La réaction des juges face à ce type d’argument est intéressante.

Tout d’abord, la jurisprudence est constante sur un point : l’âge avancé ne fait naître aucune présomption d’absence de volonté, ni en fait ni en droit[24]. Quel que soit son âge, une personne est présumée saine d’esprit et en mesure de consentir à un acte juridique. Si ce premier constat peut paraître une évidence puisque toute discrimination fondée sur l’âge est expressément prohibée en vertu des Chartes[25], soulignons qu’avant même la constitutionnalisation du droit à l’égalité, les juges rejetaient toute corrélation simpliste entre âge avancé et inaptitude à consentir.

Ensuite, même lorsqu’il est démontré que l’auteur d’une libéralité était en perte d’autonomie, notre étude montre qu’il est rarissime que les juges retiennent le seul âge du donateur ou du testateur pour conclure à une absence de volonté à consentir.

Dès 1904, la Cour suprême soulignait que « [t]he eye may grow dim, the ear may lose its acute sense, and even the tongue may falter at names and objects it attempts to describe, yet the testamentary capacity be ample »[26]. Certes, l’avancement en âge peut avoir des effets sur la condition générale d’une personne, il n’implique pas pour autant que cette personne n’est plus en mesure de donner ou de léguer ses biens[27].

Nombreuses sont les références en ce sens dans la jurisprudence. Les juges utilisent l’âge avancé de l’auteur d’une libéralité pour expliquer ses faiblesses ou ses difficultés qui sont dénoncées par ses proches, sans toutefois en conclure qu’il n’était plus en mesure de consentir. Au contraire, l’âge permet parfois de justifier certains comportements du donateur ou du testateur qui pourraient autrement apparaître « suspects ». Par exemple, parce qu’une personne est vieillissante, les juges reconnaissent qu’elle peut avoir certaines faiblesses, telles que des hallucinations et des pertes de mémoire[28]. Pour apprécier ces comportements, les juges prennent en compte l’âge avancé de l’auteur de la libéralité, ce qui a pour effet de transformer leur compréhension de sa condition générale.

Ainsi, certains juges comparent le comportement de l’auteur de la libéralité contestée avec celui d’autres personnes du même âge, montrant que les éléments évoqués au soutien de l’annulation de la donation ou du testament n’ont rien d’original dans les circonstances. Fréquemment, les juges soulignent que le donateur ou le testateur a agi « comme une personne de son âge »[29] ou que son comportement, qui peut sembler curieux de prime abord, n’a rien « d’anormal » dans les circonstances[30]. La preuve que la personne âgée dépendait de son entourage à certains égards est également jugée insuffisante pour annuler un acte qu’elle a consenti[31]. Le raisonnement des juges s’accorde ici avec l’affirmation des spécialistes du milieu de la santé selon laquelle « il n’est pas nécessaire d’être mentalement apte en toute chose pour l’être en regard de la décision à prendre ici et maintenant »[32].

Les juges s’attendent à ce qu’une personne vieillissante n’ait pas les mêmes types de comportement, les mêmes attitudes ou le même dynamisme qu’une personne plus jeune. Certains comportements généralement jugés inhabituels chez un individu peuvent être considérés comme des comportements compréhensibles eu égard au grand âge du donateur ou du testateur.

À d’autres occasions, les juges mettent en évidence les gestes de la personne âgée qui témoignent de sa lucidité et qui tendent ainsi à confirmer juridiquement sa volonté à consentir. L’autonomie générale de l’aîné dans sa vie quotidienne devient un gage de son aptitude à consentir[33].

De façon générale, les juges réalisent donc que « l’étiquette personne âgée »[34] leur en apprend peu quant à la capacité effective de l’auteur d’une libéralité et qu’ils doivent investiguer davantage. Pour conclure qu’une personne ne pouvait pas consentir une libéralité, il ne suffit pas de constater qu’elle était âgée. Le vieillissement doit avoir fait naître des conditions qui compromettent l’aptitude à consentir[35].

B. La vraisemblance des choix malgré le grand âge

Outre le fait que les juges tendent à minimiser certains effets du vieillissement, l’examen de la jurisprudence révèle qu’ils cherchent à comprendre et à expliquer les libéralités consenties par les personnes âgées, confirmant ainsi leurs volontés.

On sait qu’un donateur est libre de donner aux personnes de son choix, tout comme un testateur est libre de choisir ses légataires. Lorsque les juges analysent les libéralités consenties par un aîné, leur objectif n’est donc pas de vérifier leur caractère adéquat, mais de confirmer qu’elles s’apparentent à des libéralités qui auraient pu être consenties par une personne en pleine possession de ses moyens.

Les juges font état de la « logique » des choix effectués par le donateur ou le testateur et de leur « normalité »[36]. Les juges se réfèrent également au caractère « raisonnable » des volontés exprimées :

[T]he Court is of the opinion that the bequest to Mr. Mignault is not unreasonable in the circumstances. [...] she trusted him because he was highly recommended by her older sister, Muriel. [...] She was angry and upset with Gail. [...] It is not unreasonable that she should wish to reward him for doing so and turn to him to manage her financial affairs.

[...]

The Court cannot ignore the fact that the relationship between Gwennie and Gail suffered a major blow when Gail instituted the Guardianship Proceedings and filed the Motion for habeas corpus. [...] Several witnesses, other than the Defendants, confirmed that Gwennie was very upset about the legal proceedings instituted by Gail.

[...]

The Court is of the opinion that Gwennie bequeathed her property of her own free will to the people who were most significant in her life at the time [nos soulignements][37].

Les juges cherchent à s’assurer qu’il est compréhensible que l’auteur de la libéralité ait choisi d’avantager les personnes qui bénéficient de sa générosité[38]. En démontrant que les libéralités consenties sont raisonnables dans les circonstances, il devient plausible qu’elles aient été consenties par une personne en possession de ses moyens et apte à donner un consentement malgré son grand âge. Si cette appréhension des faits peut être interprétée comme une manifestation du respect de l’autonomie de la volonté du donateur ou du testateur âgé, mentionnons qu’elle favorise également le donataire ou le légataire[39].

Notre examen de la jurisprudence révèle donc que c’est avec sollicitude que les juges étudient chaque situation avant de rendre leur décision relativement aux libéralités consenties par des aînés[40]. Les juges se montrent généralement réticents à déclarer la nullité d’une libéralité pour le seul motif que son auteur était avancé en âge. L’autonomie de la volonté de toute personne est jugée cardinale[41] et les effets du vieillissement qui sont considérés comme « normaux » ne sauraient suffire à l’écarter, particulièrement lorsque les libéralités consenties apparaissent raisonnables ou logiques.

II. La vigilance nécessaire à la protection

Malgré le principe — maintes fois rappelé — de l’autonomie de la volonté du donateur et du testateur, la législation québécoise prévoit plusieurs dispositions qui ont pour objectif de protéger l’auteur d’une libéralité.

La loi prévoit, entre autres, qui peut être l’auteur d’une libéralité[42], qui peut en être le bénéficiaire[43], ce qui peut être l’objet de la libéralité[44] et comment celle-ci doit être consentie[45]. Ces différentes normes ne sont toutefois pas exclusivement destinées aux personnes du grand âge; elles visent la protection de tout donateur et de tout testateur.

Par contre, il existe de réelles préoccupations sociales en matière de protection des aînés, notamment lorsqu’il s’agit de protéger leur patrimoine[46]. Au Québec, une chaire de recherche est consacrée à la maltraitance envers les aînés[47], la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse fait de l’exploitation financière des aînés un sujet prioritaire[48] et un groupe de recherche étudie la question de l’exploitation financière des aînés[49]. Ailleurs, des provinces et des pays ont même adopté des lois qui visent précisément la protection des aînés[50].

Au Québec, aucune disposition du Code civil ne vise spécifiquement la protection des aînés. Par contre, le Code prévoit qu’il y a lieu d’établir un régime de protection d’un majeur « dans la mesure où il est inapte à prendre soin de lui-même ou à administrer ses biens, par suite, notamment, d'une maladie, d'une déficience ou d'un affaiblissement dû à l'âge qui altère ses facultés mentales ou son aptitude physique à exprimer sa volonté » [nos italiques][51]. Une personne âgée peut donc bénéficier d’une protection particulière si on procède à l’ouverture d’un régime de protection à son égard ou si un mandat en prévision de son inaptitude est homologué[52]. Sa capacité juridique est alors limitée[53]. Autrement, le Code civil traite la personne âgée comme tout autre majeur.

Ce n’est pas tout à fait le cas de la Charte des droits et libertés de la personne qui prévoit expressément :

Toute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d'être protégée contre toute forme d'exploitation.

Telle personne a aussi droit à la protection et à la sécurité que doivent lui apporter sa famille ou les personnes qui en tiennent lieu[54].

Bien que l’article 48 de la Charte n’implique aucunement que les personnes âgées ne peuvent pas consentir une libéralité[55], il laisse entendre qu’elles sont susceptibles d’être plus vulnérables et qu’il peut être nécessaire de les protéger contre différentes formes d’exploitation[56]. Si l’autono-mie des aînés ne doit pas être limitée, ni même mise en doute, uniquement en raison de leur âge, l’article 48 de la Charte confirme que la question de l’âge peut difficilement être évacuée totalement[57]. Rappelons également que le Code civil dispose expressément qu’il doit être lu « en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne »[58].

L’âge avancé de l’auteur d’une libéralité est donc susceptible d’accroître la vigilance des juges dans leur appréciation d’une libéralité. Le souci de protéger le donateur ou le testateur aîné peut ainsi influer sur leur prise de décision. On l’observe notamment lorsque les juges se réfèrent au grand âge comme à un facteur susceptible d’influencer l’aptitude générale à consentir de l’auteur d’une libéralité — existence du consentement (A). On le remarque également lorsqu’il est question d’influence indue et de captation, dans quel cas l’âge avancé peut être présenté comme un élément facilitant l’exploitation du donateur ou du testateur — caractère libre et éclairé du consentement (B).

A. Le grand âge susceptible d’influencer les capacités

On a vu que l’âge avancé seul n’est jamais un synonyme d’une inaptitude à consentir dans la jurisprudence. Par contre, l’âge joint à d’autres conditions peut ultimement mener à une conclusion d’absence de consentement[59].

Par exemple, si à l’âge s’ajoute la maladie, un accident ou la démonstration d’un état de sénilité avancé, la libéralité consentie par l’aîné pourra être annulée en raison de son inaptitude à consentir[60].

C’est d’ailleurs souvent à la suite d’une énumération de facteurs — par opposition à une cause unique — que les juges concluent à l’inaptitude à consentir du donateur ou du testateur :

Compte tenu de son âge avancé, de sa surdité, du fait qu’il était illettré, et des ravages déjà accomplis par la maladie d'Alzheimer, le Tribunal conclut que M. Charest n’avait pas la capacité de donner un consentement libre et éclairé [à l’acte de donation en faveur de son fils] [nos italiques][61].

Vu l’âge du “de cujus”, vu la preuve faite qu'à l’époque, il souffrait de démence qui avait grandement affecté et affaibli ses facultés intellectuelles, que son état de santé était très mauvais, qu’il était très dépendant de son épouse, [...] le testament [...] doit être annulé [nos italiques][62].

Given the testator's age, the seriousness of his illness, his weak condition, the fact that he had always been on good terms with his brothers and sisters and the unusual circumstances surrounding the events that occurred following the testator's release from hospital, I can see no error in that conclusion. I share the opinion of the trial judge that there was sufficient evidence to create very serious doubt as to the mental capacity of the testator to make a will [nos soulignements][63].

En plus d’être décrit comme un facteur susceptible, parmi d’autres, d’influer sur l’aptitude, l’âge avancé du donateur ou du testateur est également présenté comme un facteur aggravant. Par exemple, le juge a constaté dans une affaire que la cause principale de l’inaptitude à consentir de l’auteur d’une libéralité était l’alcoolisme, celui-ci ayant causé son isolement, sa dépendance et sa vulnérabilité. Le juge souligna alors que ces différents éléments étaient « conjugués aux effets de l'âge »[64]. L’âge avancé du donateur ou du testateur est donc susceptible d’accentuer d’autres éléments incapacitants.

Le grand âge peut également mener à une conclusion d’inaptitude partielle à consentir. En effet, dans une décision récente, la juge a conclu que la testatrice était en mesure de consentir de façon générale, mais qu’elle n’était pas en mesure de comprendre une clause en particulier, notamment en raison de son âge avancé, et ce malgré le fait qu’il s’agissait d’un testament notarié :

Il est facile de trouver des explications logiques, surtout pour le notaire qui l'a rédigée. Il faut toutefois se mettre à la place de Denyse Forest, âgée de 82 ans, souffrant d'insuffisance cardiaque terminale avec effets sur les poumons et les reins et vraisemblablement sur le cerveau, à qui on administre de la morphine et de l'oxygène. [...] Elle est constamment entourée de sa famille à cause du décès de son mari. C'est beaucoup demander à une personne en fin de vie que de comprendre une telle clause [nos italiques][65].

Selon notre analyse de la jurisprudence, l’âge n’est pas un facteur auto suffisant pour conclure à l’inaptitude à consentir. Néanmoins, il est régulièrement décrit et présenté comme un facteur parmi d’autres ou comme un facteur aggravant d’autres conditions jugées problématiques. C’est la conjugaison du grand âge avec ces différentes conditions qui permet de conclure que le donateur ou le testateur n’avait plus l’aptitude requise pour se départir de ses biens à titre gratuit.

B. Le grand âge expliquant la vulnérabilité

Outre le fait que l’auteur d’une libéralité doit être apte à consentir, la loi requiert que son consentement soit exempt de vices et qu’il soit libre[66]. Ce ne sera pas le cas si le donateur ou le testateur a été victime d’influences indues ou de captation[67].

L’influence indue et la captation sont fréquemment alléguées lorsqu’une libéralité consentie par une personne âgée est contestée[68]. En effet, lorsqu’il y a un transfert à titre gratuit, il n’est pas rare qu’on soit en présence d’une relation de confiance ou de proximité entre l’aîné et le bénéficiaire de la libéralité, un contexte propice à l’influence indue et à la captation. La loi se méfie d’ailleurs des libéralités consenties dans un tel contexte, ce qui explique qu’elle interdit certains legs ou donations dans des situations précises où les risques de captation sont jugés trop importants[69].

L’influence indue et la captation impliquent que des personnes usent de subterfuges pour influencer l’auteur d’une libéralité, en profitant de sa naïveté ou de sa vulnérabilité. Dans un arrêt de principe, la Cour suprême reprenait les propos de Châteauguay Perrault[70] pour, d’une part, expliquer ce que signifie la captation et, d’autre part, montrer comment l’âge du testateur peut devenir un élément pertinent pour déterminer s’il y a effectivement eu captation :

Les mots « suggestion et captation » illustrent assez bien de quoi il s’agit: quelqu’un s’empare de la volonté du testateur et lui suggère comment il doit tester. Mais ce qui doit être considéré comme suggestion et captation pourra varier d’un cas à l’autre, selon les circonstances particulières propres à l’affaire soumise. L’âge, l’état de santé, la condition sociale du testateur pourront avoir joué un rôle quant au degré de résistance qu’il pouvait opposer aux manoeuvres dont il était l’objet [italiques dans l’original][71].

La Cour suprême exprime clairement que l’âge de l’auteur de la libéralité constitue l’un des critères qui peuvent être considérés par le tribunal pour apprécier s’il y a eu captation[72]. Les tribunaux se réfèrent d’ailleurs largement à ce passage de la décision de la Cour suprême dès qu’une libéralité consentie par une personne âgée est contestée pour motif de captation ou d’influence indue[73]. Dès lors qu’une libéralité qui a été consentie par un donateur ou un testateur du grand âge est contestée, les juges apparaissent d’autant plus vigilants afin de détecter toutes les circonstances suspectes.

La lecture de la jurisprudence en matière d’influence indue et de captation montre qu’âge avancé et vulnérabilité sont fréquemment associés par les juges lorsqu’il s’agit d’apprécier le consentement du donateur ou du testateur. Or, si la vulnérabilité renvoie aux notions de fragilité et de besoin de protection, on sait qu’elle recouvre des réalités multiples[74]. Soulignons d’ailleurs que la vulnérabilité n’est pas véritablement un concept juridique[75]. Elle n’est pas mentionnée dans le Code civil ni même dans la Charte. Il s’agit d’une notion large et floue qui peut englober divers facteurs et recouvrir différentes situations. L’âge est souvent présenté comme une cause de la vulnérabilité lorsqu’une personne cherche à prouver qu’il y a eu captation ou influence indue. Il est généralement jugé inversement proportionnel au degré de résistance aux influences[76].

Par ailleurs, les juges ne manquent pas de souligner que certaines situations sont particulièrement pénibles pour les personnes aînées. Devant pareilles situations, la vulnérabilité du donateur ou du testateur s’en trouve accrue :

On sait combien un déménagement est une éventualité pénible et stressante pour la plupart des gens. Pour une personne âgée, cela devient facilement inimaginable. [...] Ça l’est encore plus pour une personne qui est âgée de 90 ans, qui se sait au crépuscule de sa vie, qui n'est plus en parfaite santé, qui ne peut plus vivre seule et a besoin d’aide, et qui craint plus que tout d’aller finir ses jours en institution [nos italiques][77].

Le grand âge peut donc être perçu comme un facteur accentuant la vulnérabilité d’une personne et les juges y sont particulièrement sensibles lorsqu’ils soupçonnent la présence d’influence indue ou de captation. En procédant de la sorte, non seulement ils veillent à la protection du donateur ou du testateur vulnérable, mais ils s’assurent également que le bénéficiaire de la libéralité ne profite pas de ses comportements retors[78].

En somme, s’il est vrai que la personne âgée est généralement en mesure de donner un consentement, il serait toutefois faux de prétendre que son âge n’a aucune influence dans l’appréciation des libéralités qu’elle a consenties. Parce qu’il est âgé, l’auteur d’une libéralité est souvent jugé plus vulnérable que la moyenne des gens. Par conséquent, les juges se montrent particulièrement attentifs à tout signe de faiblesse du donateur ou du testateur aîné qu’aurait pu exploiter un bénéficiaire peu scrupuleux.

Conclusion

Dans une affaire récente où l’âge avancé d’un donateur était mis en preuve pour contester la validité de donations qu’il avait consenties, la Cour d’appel soulignait que « [l]a personne âgée et malade a certes le droit d'être protégée contre toute forme d'exploitation, mais elle conserve également le droit d'être généreuse envers ceux qui l'accompagnent dans cette période de fin de vie »[79].

La Cour d’appel rappelait alors que la prudence est de mise lorsqu’il est question d’empêcher une personne âgée d’agir, même au nom de sa propre protection.

En matière de décisions relatives aux soins de santé, le médecin et maître en philosophie Gilles Voyer explique qu’à son avis « il n’est pas légitime de tenir compte de l’âge si cela vise à en faire un critère de décision unique. […] Mais il est légitime de tenir compte de l’âge en tant qu’un des éléments constituant la situation globale du malade »[80]. Notre analyse de la jurisprudence nous conforte quant à la sensibilité des juges à cet égard lorsqu’il est question de libéralités.

Si la littérature à propos de l’importance de rechercher un équilibre entre « autonomie » et « protection » lorsqu’il s’agit des personnes âgées est abondante, notre étude confirme que de manière générale, les juges sont attentifs à la réalité particulière de certains aînés.

D’un côté, les juges n’hésitent pas à retenir le grand âge comme un des facteurs pouvant expliquer la vulnérabilité de l’auteur d’une libéralité. De l’autre, ils se montrent soucieux de préserver l’autonomie de la personne âgée, et ce même si sa condition générale s’est transformée avec les années[81].

Comme le vieillissement se manifeste différemment chez chaque personne, « selon son genre, sa génération, son statut social, ses conditions socio-économiques de vie, son appartenance ethnoculturelle, son orientation sexuelle, etc. »[82], il est difficile de l’appréhender juridiquement[83]. Les juges doivent demeurer vigilants lorsqu’il est question de libéralités consenties par des personnes du grand âge, mais ils doivent également apprécier les faits avec sollicitude.

Leur tâche n’est pas simple puisqu’ils doivent être attentifs au besoin de protection de certaines personnes âgées, tout en évitant que leur jugement ne soit affecté par des généralisations ou des préjugés à leur égard. Ils doivent se méfier de l’âgisme présent dans la société en général, de celui qui peut émaner de leurs propres représentations du vieillissement, ou encore de celui qui peut teinter les propos des proches du donateur ou du testateur insatisfaits des libéralités que ce dernier a consenties[84].

Il s’agit, certes, d’un exercice de pondération délicat entre autonomie et protection[85].