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Le mythe de Médée est associé, du moins en ce qui a trait à sa première séquence[1], au cycle des Argonautes, lui-même centré sur la quête de la Toison d’or. Cette quête met en scène un grand nombre de héros, dont Jason, le chef des Argonautes, qui deviendra le compagnon de Médée. Dès l’Antiquité, les célèbres dramaturges que sont Euripide (vers 485-406 av. J.-C.) et Sénèque (vers 4 av. J.-C. –65 ap. J.-C.) se sont inspirés de ce mythe. Par la suite, le pouvoir d’attraction et de fascination qu’exerce Médée sur les écrivains, les artistes et les chercheurs oeuvrant dans diverses disciplines a gagné en importance. Elle en arrive, à travers les multiples « modalisations et réécritures du mythe[,] à se prêter à tous les travestissements, toutes les paraboles, toutes les “récupérations” politiques (Médée noire contre le colonialisme), féministes (Médée mère contre un Jason patriarcal), psychologiques (il y a un complexe de Médée), socio-culturelles (Médée pauvre marginale sans culture écrite contre une civilisation établie, écrite et normée)[2] ». C’est dire l’importance de cette figure protéiforme, toujours marquée du sceau de l’excès :

Médée : ce nom fait surgir en nous des images multiples et contradictoires ; celle de la femme trahie par l’homme auquel elle avait tout sacrifié, mais aussi celle de la sorcière capable de tuer ses propres enfants ; un être inhumain pourtant torturé par les émotions les plus humaines ; la haine et l’amour portés à leur comble. Ce qui fascine en elle, c’est son ignorance absolue du médiocre, cette nécessité de franchir en tout domaine les bornes du connu, cette dimension superlative qu’elle acquiert dans le bien comme dans le mal[3].

Si cette dimension superlative du personnage demeure dans la version du mythe que nous voulons analyser, soit New Medea de l’auteure québécoise Monique Bosco, publié en 1974, il n’en reste pas moins que la réécriture de Bosco tend vers la banalisation du mythe, dans les deux sens que le terme peut prendre : « suppression de toutes marques distinctives » et « action de rendre […] ordinaire[4] ». À partir du récit New Medea, nous tenterons donc de mettre en relief trois éléments qui, selon nous, concourent justement à la banalisation du mythe : la reprise des principaux mythèmes, ou invariants, du mythe, la spectacularisation du récit et la perte du caractère héroïque des protagonistes, qui s’accompagne d’un affaiblissement de la dimension sacrée dans l’oeuvre.

Médée : un scénario connu

D’entrée de jeu, le titre, New Medea, indique que l’oeuvre qui se donne à lire sera une réécriture du mythe de Médée. Le premier terme renvoie d’abord à la ville où se déroule l’action, New York, plus particulièrement à la statue de la Liberté qui accueille les immigrants désireux de se tailler une place de choix sur la terre d’Amérique : « La Nouvelle-Médée est là, avec ses rêves de puissance, vierge folle flanquée des dragons de cauchemar. Toison d’or et de flammes[5]. » Mais il renvoie aussi à l’idée de reprendre le mythe sous un angle nouveau, au souhait de présenter au lecteur une nouvelle Médée, américaine cette fois.

Les diverses versions du mythe de Médée, notamment celles d’Euripide, de Sénèque, de Corneille et d’Anouilh, nous amènent à cerner trois principaux mythèmes ou invariants du mythe, qui seront repris par Monique Bosco. Le premier mythème peut se lire comme suit : Médée est amoureuse de Jason. Et il s’agit d’un amour passionnel, exclusif : « Tant d’amour pour un seul homme. Si beau. Unique. Lui. Toujours lui. Depuis toujours attendu, espéré » (NM, p. 11). L’exclusivité de l’amour de Médée pour Jason aura plusieurs conséquences. Ainsi, malgré les infidélités répétées de Jason et en dépit du fait qu’elle pourrait aisément séduire d’autres hommes, Médée lui reste fidèle. À partir du moment où elle pose les yeux sur lui, elle ne sera plus que la femme d’un seul homme. En outre, Médée abandonnera tout pour Jason : sa famille, ses études et même son savoir. Mais qui plus est, la passion qu’elle éprouve pour Jason réduira à néant tout autre sentiment, même l’amour maternel qu’elle pourrait ressentir pour ses fils : « Pauvres enfants. Médée voudrait les aimer. Mais aucun autre sentiment ne peut se faire jour en son âme. Jason. Unique obsession » (NM, p. 52). L’amour de Médée pour Jason est non seulement un amour exclusif, mais c’est un amour qui lui enlève tout sens moral, qui l’amène à se situer au-delà des lois. Pour lui, elle volera le trésor de sa famille, qui est comparé à la Toison d’or, et assassinera son frère. Elle mettra ensuite au monde deux enfants, deux « Belles toisons d’or » (NM, p. 53), nous dira Bosco, mais uniquement afin qu’ils lui servent d’otages pour retenir Jason auprès d’elle, et elle ira jusqu’à vendre de la drogue dans les rues pour permettre à ce dernier de mener une vie oisive, tout occupée par le jeu dans les tripots. Ainsi, dans l’oeuvre de Bosco, à l’instar des autres versions du mythe analysées par Florence Fix, « avant même de commettre l’infanticide, Médée incarne [ce qui est excessif], suspect […] et potentiellement inacceptable » (M, p. 13).

Le deuxième invariant du mythe montre que les sentiments de Jason pour Médée ne sont pas de même nature que l’amour qu’elle lui porte : Jason abandonne Médée pour une autre femme. Cette femme, qui prend, chez Bosco, le nom d’Ève[6], est jeune, riche et socialement privilégiée, son père étant un homme puissant, possédant « maisons de jeu, terrains et champs de course, couverts par la respectabilité d’un nom que rien n’a encore officiellement terni » (NM, p. 66). Alors que Jason est las de la vie de misère et de pauvreté qu’il mène, les dix années passées à voyager dans les plus beaux palaces d’Europe ayant épuisé l’argent du père de Médée, alors qu’il est lassé aussi de son quotidien aux côtés d’une Médée vieillissante, jalouse, qui l’épie même dans son sommeil, Ève lui offre, en plus de la richesse, légitimité et reconnaissance sociales. Jason accepte donc aisément de voir son mariage avec Médée déclaré non valide, grâce à l’habileté d’un avocat, pour épouser Ève.

Enfin, le troisième et dernier invariant du mythe est celui qui a le plus contribué à faire de la figure de Médée une figure de l’horreur : Médée décide de se venger en assassinant sa rivale et/ou ses enfants. Si, comme l’affirme Florence Fix, « Médée doit aimer ses enfants pour que le mythe fasse sens[, sinon, elle n’est qu’une] mère “dénaturée”, incapable de sentiment maternel et donc criminelle » (M, p. 153), chez Bosco, elle est effectivement une criminelle, qui laisse la vie à sa rivale, mais tue de sang-froid ses deux enfants qu’elle n’aime pas. Après leur avoir injecté à chacun un somnifère, Médée les enveloppe dans des étuis de plastique où ils meurent asphyxiés. Elle porte ainsi un coup fatal à Jason — le meurtre des enfants équivalant au meurtre de leur père —, qui se lance dans le vide par la fenêtre ouverte de leur appartement.

Par le respect des trois invariants du mythe, le récit de Bosco rencontre parfaitement l’horizon d’attente du lecteur. Aucune dérogation majeure n’est apportée à la structure du mythe de Médée, donc peu de surprises à la lecture de l’oeuvre. Le New du titre ne tient pas ses promesses. On rejoint ainsi le premier sens du terme « banalisation » : Bosco ne cherche pas à imprimer à son texte des marques distinctives importantes par rapport au scénario de base du mythe fixé par les invariants. Cette fidélité n’est pas, comme le souligne Catherine Khordoc, sans dérouter le lecteur : « Mais ce qui demeure de plus perturbant dans ce roman, c’est qu’en dépit des modifications apportées au mythe afin de le moderniser, nous le reconnaissons et donc le lisons en avançant anxieusement vers sa conclusion inévitable[7]. » Le destin des personnages est dès lors prédéterminé[8], de sorte que, dans le récit de Bosco, ils apparaissent comme des pantins conscients, trop conscients, de devoir jouer un rôle écrit à l’avance.

La spectacularisation du récit

Comme l’écrit Florence Fix, le « mythe de Médée se trouve au coeur d’un questionnement sur la représentation, sur le spectacle et le goût du spectaculaire » (M, p. 148). En plus du fait que le sous-titre de l’oeuvre de Bosco soit « Ébauche pour un drame » et que la dimension tragique soit une constante de l’intrigue[9], on peut noter l’importance de la mise en scène tout au long du récit. À plusieurs endroits, le vocabulaire du spectacle est même utilisé pour mettre en relief l’idée de mise en scène. Par exemple, un soir où Jason rentre plus tôt qu’à l’habitude et que les enfants ne dorment pas encore, la nourrice Cora improvise une fête : « Les enfants jouent le jeu de la joie. Cette fête impromptue les rassure. De la cuisine, une bonne odeur se répand dans l’appartement. Ils se mettent à table. Tout paraît paisible. Une touchante fête de famille. Parfaite scène d’harmonie. Médée peut entrer » (NM, p. 47). Ce qu’elle fait, revenant d’une soirée de travail. Et le spectacle continue : « À chaque entrée de Médée, les enfants peuvent deviner le ton qu’ils auront à adopter. L’heure est aux effusions. Avec bonne grâce, ils lui donnent la réplique » (NM, p. 53). Devant Médée en mère de famille, Jason s’attendrit, ce que Médée perçoit : « Voilà l’unique rôle où je peux le séduire. Il s’agit de le jouer. À la perfection » (NM, p. 55). Elle prend alors Jacques dans ses bras et « devant cet enfant si frêle, elle souhaite soudain que cette comédie soit vraie » (NM, p. 55). Mais ce qui est à retenir dans la spectacularisation du récit, c’est moins la mise en scène de certains épisodes que le fait que les personnages témoignent, tout au long de l’histoire, de la conscience qu’ils ont d’incarner un rôle qui leur est dévolu d’avance par le mythe.

Le mythe de Médée, identifié sur la page couverture par le titre de l’oeuvre, surdétermine le récit de façon plus qu’explicite. Dans le premier prologue, qui donne la parole à Médée, l’auteure précise que le récit s’inscrit dans une histoire prévisible, qui allie de fatale façon l’amour et la mort : « Médée. C’est moi. Moi. La mort. L’amour. L’amour de la mort. Douce mort des autres qui ratisse la route » (NM, p. 9). Cette surdétermination du récit attribue ainsi des rôles prédéterminés aux principaux actants et infléchit l’histoire dans un sens immuable. Suivant cet ordre d’idées, Médée a conscience de la fatalité de son destin et adopte les rôles qu’elle doit incarner à tel ou tel moment de l’intrigue. Nous pourrions dire que Médée devient une comédienne qui interprète son propre rôle. Cora lui dira d’ailleurs après le meurtre des enfants : « Ta besogne est faite » (NM, p. 149). Dès ce moment, Médée est vouée à la solitude, aux ténèbres, à l’obscurité d’une vie de fugitive :

C’est fini, Médée. Tu es seule. […] Médée s’en va. La nuit commence à tomber. Enfin la nuit. Médée va s’y perdre. Retrouver les siens. Les monstres qui hantent la ville, la ville pleine d’êtres qui lui ressemblent. On lui fera place dans le cortège. Les fous, les folles, les vieillards hagards, les mendiants. On peut traîner longtemps dans cet enfer. […] Médée est prête. Elle s’enfonce dans la nuit qui l’attend.

NM, p. 149

Médée n’est plus la figure de la liberté, de la révolte et de la magie. Sa vengeance n’est pas suivie d’un départ triomphal sur le char du Soleil. L’oeuvre se clôt sur la solitude, le silence et l’errance noire de Médée.

Les autres personnages pressentent aussi la fatalité de leur destin. New Medea étant « le récit d’une mise à mort annoncée, […] les fils eux-mêmes savent qu’ils mourront jeunes » (M, p. 63). Ainsi, Jacques et Jean vivent dans la peur, ne dormant que sporadiquement la nuit, et demandent à la nourrice Cora d’empêcher leurs parents de les tuer. Jason, pour sa part, fera régulièrement le même cauchemar dans lequel il entrevoit sa mort. Enfin, Cora admettra que l’angoisse assombrit ses jours depuis les débuts de l’histoire du couple, dont elle connaît le dénouement fatal. Comme on peut le constater, Bosco insiste tout au long de l’oeuvre sur le fait que les personnages eux-mêmes connaissent l’histoire qui sera la leur, ce qui, d’une certaine façon, contribue à la banalisation du mythe puisque l’impression alors donnée, c’est que tout est prévu d’avance, malgré la liberté offerte à tout écrivain désireux d’actualiser un mythe, de donner une nouvelle vie à une figure mythique.

La simplification des personnages

Si, jusqu’à maintenant, nous avons vu que Bosco ne cherche pas à mettre en relief les marques distinctives de son oeuvre par rapport au scénario mythique traditionnel, rendant même les personnages conscients de la prédestination qui pèse sur eux, il faut voir qu’elle met en scène des personnages prosaïques, se mouvant dans un monde profane. Ce faisant, elle banalise le mythe, suivant le deuxième sens du terme « banalisation », « action de rendre ordinaire », puisqu’elle les prive de tout caractère héroïque. En ce qui concerne le personnage de Médée, la perte du sacré se traduira par le renoncement au savoir, la coupure avec la mémoire matrilinéaire et le reniement de toute transcendance.

Sous la plume de Bosco, le personnage de Médée perd en puissance et en force. Médée est présentée comme une femme de quarante ans, vieillie prématurément, usée tant psychologiquement que physiquement et n’éveillant plus guère le désir chez Jason. Elle recourt même aux paradis artificiels pour l’amener dans son lit et tente de lui dissimuler sa déchéance : « Elle cache sa faiblesse pour que Jason craigne encore son ancienne puissance. Il ignore qu’il se trouve devant une femme vaincue, impuissante. Stérile. Vieillie » (NM, p. 52). Dès les premières pages du récit, la magicienne de Colchide, membre de la famille royale, maîtrisant les éléments et capable de modifier l’ordre du réel, apparaît sous les traits dégradés d’une étudiante en médecine, qui n’obtiendra même pas son diplôme, ratant ses examens pour sauver Jason, accusé de chantage et d’abus de confiance, menacé de poursuites policières. Ses connaissances seront à peine suffisantes pour l’aider dans ses projets : c’est ainsi qu’elle ne donne pas la bonne dose de somnifères à son frère et à son père lorsque Jason et elle décident de s’emparer de la fortune familiale qui demeure enfermée au fond d’un coffre-fort dans la maison paternelle, située quelque part au sud des États-Unis. Cette lacune dans le savoir de Médée aura des conséquences tragiques : le frère s’éveille trop tôt et s’interpose lorsque les deux voleurs veulent s’enfuir. Médée l’abat alors avec un fusil fourni par Jason, et le père, devant le meurtre de son fils et la trahison de Médée, sombre dans la folie. « Et ce jour-là, je suis devenue Médée » (NM, p. 110), précise-t-elle, soulignant ainsi le lien existant entre le nom qu’elle porte en héritage, cet « affreux nom de présage et de malédiction » (NM, p. 12), et le destin funeste qui lui est attaché.

La perte du savoir et, conséquemment, des pouvoirs de Médée ne se limite pas aux connaissances médicales. Constatant que Jason n’apprécie pas vraiment qu’elle soit, comme il le dit lui-même, savante, Médée renonce volontairement à ses compétences intellectuelles : « Médée se promet d’oublier ce qu’elle a appris. Pour lui plaire, elle redeviendra ignorante comme une fille de ferme, une serve des temps anciens, la seule suivante de cet homme-dieu qu’elle a élu, à jamais » (NM, p. 112). À leur retour à New York, une fois la fortune paternelle dilapidée, elle devra se faire diseuse de bonne aventure, allant d’un restaurant à l’autre et d’une boîte à l’autre, afin de gagner quelque argent pour nourrir sa famille et permettre à Jason de s’adonner au jeu.

Le renoncement au savoir, chez Médée, ou, à tout le moins à une certaine forme de savoir, précède sa rencontre avec Jason. Toute jeune, elle s’est coupée de tout ce qui pouvait la relier à sa mère, morte en lui donnant naissance : « J’arrive et tout se rompt. Premier cri de vie, de victoire. Tu meurs. Tu me livres passage. Il serait plus juste de dire que je me le fraie, à grands coups et cris. Je règne, en ton lieu et place » (NM, p. 10). Refusant l’héritage maternel, Médée oppose aussi un refus farouche à la maternité et forcera Cora à multiplier les avortements sur elle. Lorsqu’elle acceptera finalement l’idée de donner une descendance à Jason, pour le retenir près d’elle, elle ne voudra lui donner que des fils, uniquement des fils, afin de ne pas avoir de rivales. Comme dans d’autres versions du mythe, « ainsi se trouve brisé le fil de la transmission féminine et celui de la mémoire matrilinéaire » (M, p. 81).

Enfin, il faut souligner l’absence de sacré entourant le personnage de Médée chez Bosco, pour lequel nous pouvons faire nôtres les propos de Florence Fix concernant d’autres réécritures du mythe. Ainsi, dès sa naissance, mais plus particulièrement à partir de sa rencontre avec Jason, « Médée nie la validité des dieux institutionnels et collectifs : […] elle ne connaît pas la peur de la transcendance, l’obéissance à une force extérieure, la mauvaise conscience. Ce qui en fait une redoutable figure du mal puisqu’elle est sans remords » (M, p. 50). Dans le récit de Bosco, comme dans plusieurs autres versions du mythe, « il n’y a pas de transcendance car Médée crée sa propre justice en tuant ses enfants et en se soustrayant à la colère des dieux comme à la vengeance des hommes » (M, p. 50), ici, en se perdant dans la ville. Médée incarne donc l’absence de foi, l’absence de croyance en toute transcendance.

Pour sa part, Jason, le chef des Argonautes, héros de la quête de la Toison d’or, sera présenté chez Bosco comme un jeune immigrant venant de la Grèce pour tenter de faire fortune en Amérique. Ce n’est donc plus Médée l’étrangère, la barbare Colchidienne introduite dans le monde civilisé de la Grèce, mais Jason, un arriviste ne connaissant rien aux bonnes manières et aux convenances et parlant avec un horrible accent, qui incarne maintenant cette figure. Nous sommes loin du héros légendaire, appartenant à une civilisation puissante, en force et en droits. Jason est l’étranger, l’exclu, déprécié à la fois par sa propre famille, qui l’a obligé, étant jeune, à mendier et à se prostituer, et par celle de Médée.

Être sans envergure, inapte à trouver un emploi, inconstant, fourbe, coupable de crimes qu’il n’ose même pas perpétrer lui-même, il est tel que le présente Cora : « égoïste, vaniteux, paresseux, faible et lâche, toujours à l’affût de la bonne occasion où il pourra briller, sans risque ni péril inutiles. Un pauvre homme, en somme, et qui fut si longtemps pauvre et démuni que rien ne peut tarir sa soif de jouissance et de prestige » (NM, p. 29). Si le Jason de Bosco se démarque toujours par ses prouesses physiques, ces dernières sont rattachées au monde de la prostitution vulgaire plutôt qu’au monde guerrier. Il se pose sans scrupules comme un va-nu-pieds cherchant à vivre aux crochets d’autrui : le mariage projeté avec Ève est alors aussi une manière d’échapper aux réalités économiques en passant du statut de sans-emploi à celui de rentier. En fait, seule la paternité lui donne une certaine valeur et lui confère quelque grandeur : « Alors ce fou de Jason m’était fidèle. Veillant sur sa semence. Dans l’attente de cette moisson, il accomplissait l’impossible. Pour ces misérables avortons en puissance, Jason demeurait sagement à mes côtés. Chaque nuit, à mon flanc, guettant, au creux de son oreille, les battements de ce coeur étranger. En muette adoration devant cet écho de lui-même » (NM, p. 13). Le personnage de Jason est si outré qu’il se prête au grotesque par moments. En fait, l’« Ébauche pour un drame » pourrait facilement verser dans la parodie si ce n’était du ton de l’oeuvre, qui demeure tragique de la première à la dernière page.

Jason est un personnage tellement falot, que ce n’est pas lui qui éveille les sentiments d’Ève, mais bien Médée, qu’elle rencontre d’ailleurs la première et pour qui elle éprouvera haine et jalousie, au point de vouloir lui prendre Jason. Ève est présentée comme une enfant gâtée, égoïste, qui désire obtenir l’attention de Jason pour montrer son pouvoir et, surtout, pour se venger de Médée qui n’inspire plus la crainte révérencieuse qu’impose ordinairement un personnage sacré. Peu charitable envers les enfants, uniquement préoccupée d’elle-même, la rivale de Médée organise patiemment son exclusion. Les points communs entre les deux femmes valent d’être soulignés. Comme Médée, Ève n’a plus de mère et son père lui a passé tous ses caprices. Comme Médée, elle a joui d’une vie aisée et protégée toute son enfance. Enfin, comme Médée autrefois, elle est une riche héritière et n’est plus que cela. Médée elle-même établira un lien entre elles lorsqu’elle dira qu’elle a fait comme Ève autrefois, en convoitant Jason : « Elle ne hait pas Ève. Jadis elle en a fait autant. Ève, elle, joue simplement son rôle de fille riche, à qui rien ne résiste » (NM, p. 92). Est-ce parce qu’elle apparaît comme un double bien pâle de Médée qu’elle a la vie sauve ? Il semble en effet que la rivale ait si peu de consistance qu’elle ne mérite même pas qu’on se venge d’elle, qu’elle n’est même pas digne d’être mise à mort et sacrifiée, ne serait-ce que par l’intermédiaire d’un autre personnage. « Médée ne cherche pas à liquider Ève et son père. Elle se moque d’eux » (NM, p. 139), insistera Bosco.

La banalisation d’un mythe

New Medea de Monique Bosco met ainsi en scène une réunion de bien tristes personnages, dépourvus de grandeur, humains trop humains pourrions-nous dire, et dont les traits sont parfois grossis jusqu’à la caricature. Évoluant dans un monde moderne, matérialiste, ils se coupent de toute transcendance pour se contenter d’un quotidien qui, s’il n’est pas exempt de passion, n’en demeure pas moins fort prosaïque. Ce phénomène, constaté chez Bosco, se retrouve dans l’oeuvre de plusieurs auteurs contemporains s’intéressant au mythe de Médée où, comme le note Viviane Koua : « le statut des personnages est voué à un processus de banalisation et de dégradation, à la fois morale, physique et sociale[10] ». En outre, chez Bosco, bien que les principaux personnages ne dérogent pas du rôle qui leur est attribué dans la structure traditionnelle du mythe, la dimension sacrée est réduite à sa plus simple expression, à tel point que l’on peut se demander si la banalisation du mythe pourrait être une des formes prises par la désacralisation en littérature.