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Qualifier Éric-Emmanuel Schmitt de « mythophage » comme le journaliste belge Jacques de Decker[1] n’hésite pas à le faire est sans aucun doute pertinent, lorsqu’on pense à son évocation de Don Juan dans La nuit de Valogne[2] ou encore à celle d’Hamlet dans Golden Joe[3] ou même à sa réécriture du mythe d’Orphée et Eurydice dans L’hôtel des deux mondes[4]. Son avant-dernier roman, Ulysse from Bagdad[5], paru en 2008 et qui lui valut le Prix des Grands Espaces, ne fait que le confirmer : l’écrivain, en marchant dans les pas d’Homère et en mettant en scène le héros mythologique par excellence, Ulysse, s’inscrit dans une lignée d’auteurs tels que Joyce (Ulysse, 1921) ou encore Giraudoux auquel, d’ailleurs, il emprunte l’exergue de son ouvrage : « Il n’y a d’étranger que ce qui n’est pas humain[6]. »

Balzac disait : « Les mythes nous pressent de toutes parts, ils servent à tout, expliquent tout[7]. » En effet, depuis toujours, le mythe n’a cessé de contribuer à la création littéraire et artistique, car il nous invite à nous interroger sur notre propre condition humaine. Or, Éric-Emmanuel Schmitt, philosophe de formation, dit vouloir développer « un humanisme de la question ». Selon lui, nous sommes « frères en questions[8] », et le rôle du romancier est d’affûter la question, d’y chercher des éventails de réponses, d’être sans cesse défié par le point de vue de l’autre. Le mythe, ses invariants et ses métamorphoses, correspondent à cette humeur interrogeante et s’il en est un qui n’a cessé de subir des renouvellements, des questionnements, c’est bien le mythe d’Ulysse qui, selon Denis Kohler, tout comme celui d’Hermès, est « multiple, fait de mille fragments et de mille visages, et se tourne de tous côtés comme le poulpe[9] ».

Au cours de cette étude, on tentera de cerner comment l’ambiguïté de la personnalité du héros antique se retrouve chez le protagoniste schmittien. On analysera la façon dont l’écrivain du xxie siècle transpose ou altère les composantes du récit mythique, en examinant la structure du roman, le point de vue narratif adopté et la trace de l’influence plus contemporaine d’un maître de la réécriture du récit homérique : Jean Giraudoux. Ces différentes étapes de l’analyse conduiront à confirmer l’originalité d’Éric-Emmanuel Schmitt et à valider sa présentation de l’immigré sans papier comme la nouvelle figure de l’Ulysse contemporain.

Ambiguïté du héros mythologique d’Homère

Le héros de l’Odyssée est multiple à bien des égards : est-il fils de Laërte ou fils de Sisyphe[10] ? Il est à la fois le jeune homme et le vieillard, le mendiant et le maître : en un mot, l’homme des métamorphoses. Il est ingénieux (kairós), rusé (métis), diplomate… et double ; à la fois homme de volonté et de mémoire, froid calculateur et capable d’être ému jusqu’aux larmes. « La fortune du mythe d’Ulysse repose sur cette tension qui existe en permanence dans son caractère[11] », affirme encore Denis Kolher dans son article sur le héros de l’Odyssée. Le critique ajoute qu’Ulysse s’offre à nous, lecteurs, à chaque étape de son destin littéraire, avec une force de présence qui tend à lui faire quitter l’aura révérencielle dont jouissent d’autres grandes figures mythiques, telles qu’Antigone ou Oedipe, pour le statut d’une simple « personne » ou même de « Personne », faisant allusion à l’épisode du cyclope, c’est-à-dire pour le statut de n’importe qui, facilitant ainsi l’identification du lecteur avec le personnage.

De Laërte, il tiendrait l’intelligence (métis en grec) : la faculté de saisir rapidement une situation ainsi que celle de s’y adapter, de contourner un obstacle, de se donner, au contraire de ses compagnons de voyage (par exemple dans l’épisode de Circé), le temps de la réflexion, de l’astuce. La métis, c’est aussi l’esprit critique à l’état naissant. Cette vertu peut malheureusement devenir vice : ce qu’Ulysse tiendrait de Sisyphe, son autre géniteur possible, et alors, l’astuce se transformerait en rouerie, la souplesse en bassesse, la réserve en hypocrisie. Reste à savoir si Saad Saad, le protagoniste d’Ulysse from Bagdad possède cette même ambivalence.

Saad Saad, un héros schmittien à l’identité complexe

D’entrée de jeu, l’identité du héros de Schmitt est, elle aussi, complexe. Le titre du roman est pour le moins annonciateur d’un personnage aux multiples facettes : sur le plan de l’origine d’abord, il semble être un double de la grande figure homérique du passé. En effet, la préposition « from » est empruntée à l’anglais qui fait office de lingua franca dans notre monde internationalisé. Quant au choix de la ville de Bagdad, il est lourd de signification, renvoyant à un endroit précis du monde où il ne fait pas bon naître et vivre aujourd’hui. Cette préposition indique aussi peut-être la façon cavalière dont notre société de consommation traite l’espèce humaine : Saad Saad, alias Ulysse, paraît plus une commodité, un objet d’échange, « from » serait en quelque sorte comparable au label made in. En ce qui concerne le prénom du protagoniste, Saad Saad, il change de signification, passant du positif au négatif, selon que l’on se réfère à l’arabe où il signifie « espoir » ou à l’anglais où sa sonorité évoque le qualificatif « triste ». Le jeune Irakien, même si sa filiation est univoque (il est bien le fils de son père, bibliothécaire irakien de la ville de Bagdad), semble confus quant à son identité, tout comme l’ensemble de ses compatriotes dont le pays a plié successivement sous le joug de la dictature de Saddam Hussein et sous l’occupation américaine :

[C]hacun de nous portait en lui plusieurs êtres différents.

Qui étais-je moi-même ? Irakien ? Arabe ? Musulman ? Démocrate ? Fils ? Futur père ? Épris de justice et de liberté ? Étudiant ? Autonome ? Amoureux ? Tout cela ; pourtant tout cela résonnait mal ensemble […] Sitôt que je m’exprimais, je constituais donc un orchestre à moi seul, mais un orchestre aux timbres et aux instruments discordants, un tintamarre.

UFB, p. 45-46

Emprunts évidents à l’Odyssée

Éric-Emmanuel Schmitt ne se contente pas de prêter l’identité confuse d’Ulysse à son jeune héros, il puise plusieurs péripéties du voyage de Saad Saad aux épisodes de l’Odyssée. Ainsi le chapitre 5 du roman en reprend le Chant ix qui raconte l’histoire des Lotophages, d’ailleurs cité de mémoire par le fantôme du père du protagoniste, érudit tué à cause d’une bavure américaine : « Le dixième jour, Ulysse et ses compagnons abordèrent le pays des mangeurs de fleurs appelés Lotophages. […] Or quiconque en goûtait le fruit aussi doux que le miel, ne voulait plus rentrer chez lui » (UFB, p. 116). L’écrivain reprend également, sans toutefois respecter la chronologie de l’épopée homérique et en accommodant la trame épique à son récit du xxie siècle, le passage de Circé (chap. 6/Chant x), celui des sirènes (chap. 8/Chant xii), celui du cyclope (chap. 9/Chant ix), le passage de Charybde et Scylla (chap. 10/Chant xii), l’idylle du héros grec avec Calypso alias Vittoria (chap. 10/Chant v), qui ayant trouvé Saad Saad nu sur la plage, « telle Nausicaa découvrant Ulysse nu entre les roseaux […] » (UFB, p. 210), décide de le surnommer Ulysse (chap. 10/Chant vi). Et le héros de Schmitt d’approuver sa nouvelle identité avec désinvolture : « Ulysse ? Ça me va » (UFB, p. 210).

On le comprendra, Éric-Emmanuel Schmitt s’amuse : il prend un vif plaisir à utiliser la structure mythique traditionnelle de l’épopée odysséenne pour tenir un discours d’actualité. Pourtant, plutôt que de détailler chaque allusion directe ou indirecte à l’Odyssée, il me paraît plus intéressant de voir en quoi le roman de Schmitt diverge de ce récit fondateur et surtout pourquoi il a éprouvé le besoin de se placer sous l’égide d’Homère et de transmettre à son protagoniste, immigré clandestin, un tel héritage, un tel pedigree.

Divergences quant à la structure du récit

En premier lieu, la structure d’Ulysse from Bagdad diffère du récit mythique initial : Saad Saad, contrairement à Ulysse, ne se livre pas à un voyage de retour. En fait, pour ce qui est de sa structure, Ulysse from Bagdad emprunterait plus à l’Iliade car son héros s’éloigne de sa patrie, non pour partir en guerre mais au contraire pour fuir la guerre, non pour une quête héroïque comme celle qui conduira Ulysse à Troie afin de sauver l’honneur des Grecs mais pour échapper à un régime dictatorial, s’évader d’un pays à feu et à sang et s’inventer un avenir en Grande-Bretagne, démocratie occidentale qui a donné le jour à Agatha Christie, à qui lui et sa petite amie Leila vouent une admiration sans bornes :

— Rien ne me tranquillise autant que la lecture d’un de ses romans, m’avoua [Leila]. C’est rassurant.
— Rassurant ? Pourtant les journaux l’appelaient « la Reine du crime » !
— Quoi de plus apaisant qu’un monde où il n’y a que des crimes domestiques, raffinés, artistiquement mis en scène par des criminels intelligents, usant de poisons sophistiqués. Pour nous, ici, qui vivons dans un univers de brutes où la force domine, c’est délicieux, d’un exotisme enchanteur.

UFB, p. 48-49

Le rôle de Leila se démarque de celui de Pénélope puisqu’elle est déclarée morte sous les bombes au début du roman et qu’elle constitue une des raisons principales du départ de Saad d’Irak. Toutefois, le personnage féminin est aussi le double de la femme d’Ulysse, puisque Saad lui reste fidèle en respectant leur choix commun de cette nouvelle patrie, l’Angleterre, où il finira miraculeusement par la retrouver. Cette Angleterre à laquelle s’attache le héros de Schmitt, à laquelle il ne veut pas renoncer malgré ses tribulations offre une variante au thème odysséen de ce que la critique a identifié comme : « La fumée d’Ithaque », le « dur désir de rentrer[12] », la notion d’intimité à retrouver, chère au héros homérique. Pour souligner le fait que sa protagoniste descend bien de l’Odyssée, à la fin du roman, au moment où Leila et Saad se retrouvent et projettent de finalement réaliser leur rêve de refaire leur vie en Grande-Bretagne, Schmitt fait de la jeune femme, double de Pénélope la tisserande, une brodeuse : « […] Leila et moi filions le parfait amour sur une mer paisible. Au matin, elle partait travailler chez une brodeuse qui l’employait contre quelques centimes et son pain de la veille » (UFB, p. 290)[13].

Enfin, au tout début du roman, l’auteur avait déjà introduit le motif du tissage, du travail d’aiguille qui définit Pénélope à travers le personnage de la mère de Saad qui, au départ de son fils d’Irak lui donne, en souvenir d’elle, « une petite couverture » (UFB, p. 104). Il lui fait alors le serment suivant :

Je ne la perdrai jamais. Lorsque je m’installerai en Angleterre, je l’encadrerai […] Chaque 1er janvier, je la désignerai à mes enfants et je leur expliquerai : « Regardez ce tissu, c’est une couverture de votre grand-mère. En apparence, on dirait une vieille carpette très moche ; en réalité, c’est un tapis volant. Sur elle, j’ai traversé les continents pour m’établir ici, vous donner une belle vie avec une excellente éducation dans un pays prospère et en paix […]. »

UFB, p. 104-105

Le roman est donc celui du départ vers l’inconnu : Saad Saad n’a pas le choix, il y va de sa survie et, dans le préambule, il honnit cette existence de fuite conditionnée par le lieu où l’on naît. Sa quête héroïque est inversée : tandis que celle d’Ulysse, son voyage de retour vers Pénélope et les siens, vers ses racines, était centripète, la sienne est centrifuge. À l’opposé d’Ulysse qui reçoit un accueil sans pareil, sa renommée le précédant et dont on attend avec impatience le récit des exploits, Saad n’est reconnu nulle part et doit taire son identité. Et pourtant, Schmitt, qui met en scène un exclu de la société, se refuse à en faire un anti-héros. Au contraire, il confère à l’Irakien Saad Saad certains attributs d’Ulysse parce qu’il veut redorer son blason d’immigré clandestin, d’apatride qui, selon lui, fait preuve d’un courage « héroïque » et à qui pourtant, cruellement, la communauté humaine ne reconnaît aucun nom. Saad Saad est devenu « Personne » car, pour lui, revendiquer une identité menace sa sécurité. Avec un douanier « atypique » un peu plus intelligent et moins inhumain que les autres, il a cet échange :

— Comment vous appelez-vous ?
— Ulysse
— Pardon ?
— Ulysse. Parfois aussi je m’appelle Personne. Mais personne ne m’appelle Personne. D’ailleurs personne ne m’appelle […].
— D’où venez-vous ?
— D’Ithaque.
— D’Irak ?
— Non d’Ithaque. Là d’où viennent tous les Ulysse.
— Où est-ce ?
— On ne l’a jamais su […].
— Qui nous assure que vous [n]’êtes pas criminel ?
— Je suis un cas non prévu par la loi, mais pas contre la loi.
— J’ai peur de très bien vous comprendre.

UFB, p. 253-254

Ainsi donc, bravant tous les dangers qu’implique un tel voyage loin des siens, Saad Saad contribue au renouvellement du mythe du héros : « l’une des rêveries les plus constantes de l’homme[14] ». En effet, en lui s’incarne parfaitement le modèle héroïque que Philippe Sellier caractérise dans son ouvrage Le mythe du héros par « le désir d’échapper, aux limites d’une vie terne pour accéder à la lumière, la volonté de quitter les bas-fonds pour les hauts espaces[15] ».

Un point de vue narratif original

Se démarquant toujours d’Homère qui présente Ulysse et les autres acteurs de son épopée par le biais d’un narrateur omniscient, Schmitt donne directement la parole à Saad Saad qui, en racontant sa propre histoire, se trouve ainsi être doublement maître de son destin. En effet, la dimension merveilleuse de la saga homérique avec l’intervention continuelle des dieux dans la destinée des hommes, Athéna par exemple, la protectrice par excellence du héros, celle qui a de l’indulgence pour sa « métis » ambiguë[16], est pratiquement évacuée. La déesse, conseillère d’Ulysse, est en fait remplacée par la présence burlesque du fantôme du père de Saad Saad qui rend régulièrement visite à son fils de l’au-delà et lui apporte ses conseils et son soutien. Ainsi est évoquée, mais de façon inversée, la descente aux enfers du Chant xi de l’Odyssée où c’est Ulysse lui-même qui, à la suggestion de Circé, se rend dans l’Hadès pour y recueillir les conseils du devin Tirésias quant à la façon de retourner sain et sauf à Ithaque.

Éric-Emmanuel Schmitt confirme, à travers les propos de ce père fantôme, qu’il ne faut pas chercher dans sa personnalité fantasque le merveilleux épique. À son fils qui s’interroge sur cette intervention paternelle quotidienne dans sa vie : « Pourtant il faut bien que tu arrives de quelque part ! Un monde parallèle […] », le père répond : « Ce quelque part, c’est l’intérieur de toi, Saad. Je viens de ton corps, de ton coeur, de tes lubies. Tu es mon fils. Je suis inscrit en toi, dans tes souvenirs autant que dans tes gènes » (UFB, p. 183). Ce personnage haut en couleurs permet à Schmitt de rappeler la poésie homérique des épisodes de la saga odysséenne, tout en s’en démarquant avec ironie. Intellectuel érudit qui a passé sa vie dans les livres et a essayé de les sauver de l’autodafé du régime anti-intellectuel de Saddam Hussein (UFB, p. 102), le père de Saad Saad s’exprime comme Homère quand il interpelle son fils. En effet, le leitmotiv, « Saad Saad, chair de ma chair, sang de mon sang, sueur des étoiles » (UFB, p. 18-19), nous rappelle les envolées lyriques de l’aède grec, telle « la fille du matin, l’aube aux doigts roses », qui ponctuent les chants de l’Odyssée. Toutefois, frustré d’être incompris de son fils, le père de Saad Saad opte souvent pour le registre argotique avec une aisance tout aussi créative qui distille de l’humour dans le roman et permet de marquer une distance ironique par rapport au texte matriciel :

Ainsi passait-il de « peu me chaut » à « rien à cirer », de « cesse de m’emberlificoter, facétieux lutin » à « te fiche pas de moi, crétin ». En fait mon père ignorait les mots usuels ; il ne pratiquait que les extrêmes, vivant aux deux étages les plus distants de la langue, le noble et le trivial […].

UFB, p. 19

En plus de constamment faire des clins d’oeil complices au lecteur, en lui faisant partager ses propres souvenirs de l’Odyssée, en plus de donner des lettres de noblesse à son héros, de témoigner de son courage et de son héroïsme dignes de la grande figure grecque et ce, pour des raisons moralement plus louables — la recherche de la paix, de la liberté, le désir de porter secours à sa famille restée en Irak —, Éric-Emmanuel Schmitt se livre à une autre prouesse : celle de donner une dimension parodique à son roman en travestissant les épisodes homériques.

La parodie : l’apport giralducien dans Ulysse from Bagdad

En cela, il inscrit son roman dans un autre palimpseste : celui des textes de Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), et surtout, Elpénor, publié en 1926 qu’il cite en exergue de son ouvrage. Ce roman giralducien met en scène le plus minable personnage de l’Odyssée, celui qu’Ulysse, le héros d’Homère, décrit comme un « jeune homme point trop vaillant dans les combats et peu ferme d’esprit[17] » et qui mourut prématurément et peu noblement en tombant accidentellement du toit du logis de Circé. La critique a vu dans les quatre textes giralduciens juxtaposés d’Elpénor une vision burlesque de l’épopée, l’envers du décor homérique où Ulysse est quasiment exclu de sa propre histoire. Schmitt emprunte donc à Giraudoux le ton parodique. La parodie se définit comme un dénigrement des valeurs non par le contraire mais par le même, elle fonctionne sur la dissonance entre le modèle et son imitation, elle s’attaque souvent au sacré, au sublime et au tragique[18]. Un exemple de ce ton parodique dans Ulysse from Bagdad serait l’épisode des sirènes transformées en rockeuses. Boubacar, l’ami africain de Saad Saad, comme lui sans papiers, trouve, au Caire, une façon de financer leur voyage vers l’Europe : devenir les gardes du corps d’un groupe de rockeuses, « Les sirènes », quitte à en devenir sourds et ce, malgré de la cire dans leurs oreilles :

Les Sirènes n’illustraient pas la légende antique ; elles n’avaient rien en commun avec les femmes-poissons […], créatures fatales qui, paraît-il, noyaient les marins après les avoir séduits. Davantage que les sirènes d’autrefois, les Sirènes évoquaient celles d’aujourd’hui, ces alarmes électriques qui se déchaînaient lors de l’irruption du feu ou du voleur.

UFB, p. 161

La parodie est alors épopée retournée qui génère le rire car, selon Genette, « le comique n’est qu’un tragique vu de dos[19] ». En ce sens, Elpénor, écrit au lendemain de la Première Guerre mondiale, en parodiant l’Odyssée, était aussi l’expression de la révolte d’un esprit normalien détruisant « les valeurs apprises », remplaçant le héros par l’anti-héros : « C’est un texte prémonitoire portant en germe le nihilisme des années trente[20]. » Or, Schmitt s’inspire autant d’Homère que du dramaturge du xxe siècle. La quête héroïque de Saad Saad est plus personnelle que celle d’Ulysse. La défense de la patrie se réduit à la survie de la famille et à sa propre survie. L’heure n’est plus au nationalisme à tout prix. Elle n’est toutefois pas non plus à la totale dérision : la citation que Schmitt choisit du texte de Giraudoux, « il n’y a d’étranger que ce qui n’est pas humain » (parole de la nymphe Nausicaa, 130), devient la seule valeur possible, celle qui dénonce la condition scandaleuse de l’émigré clandestin, hors-la-loi alors que tout être humain digne de ce nom se devrait d’accueillir l’autre, son prochain.

*

Ce recours au mythe homérique est-il gênant dans la mesure où sa réécriture, tout en donnant une clef de lecture, une explication à l’histoire de l’émigré clandestin Saad Saad, la décontextualise en la rendant atemporelle ? En effet, ce dernier, érigé au statut héroïque, perd de son immédiateté aux yeux du lecteur. Le passage au mythe nous empêche-t-il de réfléchir à notre monde actuel, aux troubles qui le secouent et contribuent à des impasses telles que celles où se retrouvent l’Afghanistan et l’Irak, ou encore, plus récemment, à la situation inquiétante des révolutions libyenne ou syrienne, car les lecteurs, captivés par la saga odysséenne, renonceraient à interroger leur part de responsabilité dans ces événements ? L’auteur d’Ulysse from Bagdad place son héros dans un contexte historique précis : le régime totalitaire de Saddam Hussein, la Guerre du Golfe et la triste conséquence de l’immigration clandestine du Moyen-Orient vers l’Europe. À notre avis, l’humour de Schmitt, sa verve de conteur et ses emprunts à la grande épopée homérique ainsi qu’à ses versions parodiées, ne nous détournent pas du sérieux de la condition de Saad Saad, ils nous permettent paradoxalement d’en mesurer la gravité. En conférant à l’immigré clandestin, au sans-papier, laissé-pour-compte dans notre monde de plus en plus cynique, un statut de héros mythologique, en soulignant ses qualités de courage, d’intelligence et d’humanité qu’il a en partage avec l’Ulysse homérique, en rendant ce dernier plus proche de son lecteur, Éric-Emmanuel Schmitt continue d’être « un écrivain de l’espérance dans un monde désespéré[21] ».