Corps de l’article

1. L’audace d’une vision

En 2011, Robert Neelly Bellah a publié auprès de la Harvard University Press son dernier grand ouvrage, Religion in Human Evolution. From the Paleolithic to the Axial Age[1](Bellah 2011). Il s’agit d’un texte ambitieux et de grande envergure, qui ne compte pas moins de sept cents pages et propose une histoire de la religion ajustée à celle de l’humanité.

Ce livre mérite qu’on en parle. À défaut de toute autre raison, on constatera qu’il est désormais exceptionnel de rencontrer un auteur sérieux se risquant à une vision aussi vaste du phénomène religieux. En effet, les intrépides qui s’aventurent dans la rédaction d’essais de ce calibre sont de plus en plus rares. C’est d’ailleurs un fait inéluctable : l’éclatement des sciences religieuses (Spineto 2010) et la prolifération quasiment incontrôlable de la bibliographie dans chacun des innombrables domaines de spécialisation rendent cet effort insoutenable, à moins de vouloir s’exposer à de copieuses et sévères critiques. Nous avançons désormais sur un terrain irrégulier et parcellisé, où les études deviennent inévitablement context related, avec, comme effet pervers que « ce qui est nouveau dans un contexte pourrait ne pas l’être dans un autre » (Antes 2004, 44). Dans les faits, cela risque de rendre toute réflexion historico-religieuse générale impraticable. Et à cela, il faut encore ajouter la critique des approches postcoloniale (Peterson etWalhoff 2002) ou déconstructionniste (MacCutcheon 1997, Fitzgerald 1999), qui contestent jusqu’à l’utilisation même du terme/concept « religion » dans le cadre de réflexions de cette ampleur, d’autant plus si elles s’exercent sur des cultures non occidentales. La religion y est considérée au mieux comme une création irrémédiablement conditionnée par des catégories conceptuelles européennes, voire latines ; au pire, comme une notion eurocentrique tintée d’impérialisme culturel.

Dans ce contexte, ici trop sommairement esquissé, la contribution de Bellah apparaît comme une tentative on ne peut plus audacieuse de relecture globale du phénomène religieux dans les cultures humaines. Pour oser se lancer dans une telle entreprise, il fallait un chercheur de cette vénérable ancienneté académique (il est né en 1927), secondé par une liste riche et variée de publications, et dont les compétences n’étaient plus à démontrer. Le résultat soulève, on s’en doute, bien des questions et — nous l’avons anticipé — des critiques, mais il ne manque pas d’alimenter une discussion revigorante pour les sciences religieuses.

2. Robert N. Bellah et la religion

Robert N. Bellah, professeur émérite de l’Université de Californie à Berkeley, est un sociologue américain de renommée internationale, étudiant de Talcott Parsons. On se souviendra de ses travaux sur la religion japonaise, dont les plus significatifs ont d’ailleurs été réunis dans un recueil publié en 2003 (Bellah 2003). On ne peut manquer de mentionner celui — tiré de sa thèse de doctorat — où il s’efforçait d’apprécier, en ce contexte, l’impact de la religion sur le développement social (Bellah 1957) : l’objectif était de faire avec le Japon ce que Max Weber (1920) avait fait avec l’Occident protestant, c’est-à-dire cerner et analyser l’influence des idées et des notions religieuses sur le développement économique d’une nation. Dans son Tokugawa Religion, Bellah (1957) démystifiait donc la vulgate qui présentait le Japon industrialisé comme un produit du protectorat américain, doublé d’une prédisposition japonaise à imiter les aspects jugés positifs des cultures étrangères. L’auteur considérait plutôt qu’il fallait chercher dans le creuset des traditions religieuses nippones le secret de l’industrialisation rapide et intense du pays.

Ce travail prototypique en dit long sur la façon dont ce savant conçoit l’interrelation entre la religion et la société. En effet, son approche est en quelque sorte opposée à celle de bien des sociologues de sa génération. Séduits par les sirènes de la thèse sur la sécularisation, ceux-ci se souciaient souvent, plus que toute autre chose, de mettre en exergue la croissante insignifiance sociale — dans les sociétés industrialisées — du phénomène religieux, réduit pour maintes raisons à une affaire privée (Wilson 1966, Berger 1967). Bien au contraire, l’auteur de Tokugawa Religion restera fidèle à une sociologie qui accorde une place importante — encore que parfois surprenante — à la religion dans la sphère publique : cette perspective revient dans ses travaux successifs et explique, au moins en partie, la genèse de ce dernier opus, qui nous intéresse ici.

D’ailleurs, ce point de vue ressort clairement de son article sur la religion civile américaine (Bellah 1967) : ici, Bellah attribue au religieux un rôle essentiel dans l’orientation du politique. Ces vingt pages représentent sans doute sa contribution la plus célèbre : elles lui ont valu une notoriété durable, qui a grandi rapidement bien au-delà des frontières de sa propre discipline. Et pour cause. Sa thèse est hardie, présentée de façon simple et pourtant brillante, en peu de mots, mais des mots d’une rare clarté. Au fond, on pourrait dire qu’elle tient en une seule phrase : il existe une religion civile américaine, qui ne se limite pas simplement à représenter une émanation vague et indéterminée du christianisme protestant, mais constitue le cadre religieux du politique, un cadre spécifique et indépendant (mais non pas déconnecté) des diverses religions déistes traditionnelles. Encore une fois, l’intérêt et la pertinence du religieux dans la société représentent un point essentiel de son travail. Il balaye du revers de la main ceux qui considèrent les références à Dieu qui reviennent dans les discours des présidents américains comme la confirmation de l’insignifiance du religieux au xxe siècle, supposément réduit au rang de figure rhétorique employée — sans références théologiques précises — au service du politique. L’article se termine sur des considérations qui ne se contentent plus d’analyser et de comprendre, mais entrent dans le champ de l’axiologie : le jugement de valeur sur le rôle socio-politico-religieux des États-Unis n’a pas vraiment sa place dans une contribution scientifique, mais en dit long sur l’intérêt personnel que suscite le religieux chez notre auteur.

3. La religion dans l’évolution humaine

Cet intérêt ressort très clairement dans Religion in Human Revolution. À proprement parler, cette oeuvre n’appartient pas vraiment au genre de l’essai sociologique, mais représente — sur un sujet difficile et délicat — une réflexion libre, voire désinhibée vis-à-vis des frontières disciplinaires habituelles. Les considérations méthodologiques préliminaires auxquelles on s’attendrait normalement sont quasiment absentes. Du sociologue on retiendra néanmoins l’insistance sur une appréhension de la réalité par le biais de paradigmes qui la structurent et l’ordonnent de façon cohérente : ce n’est évidemment pas là le réflexe d’un historien. Religion in Human Evolution est un livre composite : les nombreuses couches qui le forment ont été élaborées au fil des treize années de rédaction du texte. De plus, les composantes essentielles de cet agrégat s’enracinent dans un terrain déjà bien labouré par plusieurs précédentes contributions du même auteur, dont les conclusions ont été souvent reprises telles quelles (malgré le temps passé) et emboitées les unes dans les autres. De toute évidence, nous avons ici l’aboutissement ultime de réflexions qui ont accompagné toute la carrière de l’auteur. Force est de constater que, dans cette « recomposition » du texte, il est parfois difficile de percevoir l’unité qui devrait caractériser une analyse de ce genre : les premiers chapitres et la conclusion constituent le coeur argumentatif du livre, alors que les chapitres sur les contextes religieux spécifiques (qui lui donnent son poids en termes de pages) sont presque des écrits à part, très peu reliés au fil du discours proposé. Ce manque d’unité reflète — on le voit — la complexité du processus de rédaction, où sont juxtaposés les résultats d’études indépendantes. D’ailleurs, l’auteur l’avoue de façon candide dans ses conclusions (p. 567).

Toutefois, il y a un fil conducteur, un noyau théorique qui se dégage dans la première partie du volume et dont il est important de saisir les enjeux : ici apparaissent la valeur et l’originalité de l’approche de Bellah. Son parcours, après d’importantes considérations générales sur la religion, part de l’origine de l’Univers et de l’apparition de la vie sur Terre. Le développement de l’être humain et sa protohistoire constituent l’étape suivante ; celle-ci précède les chapitres sur les religions de l’époque axiale, chacune examinée dans les détails (Israël, Grèce, Chine, Inde). Malgré la masse imposante que représente cette partie dans l’économie générale du livre, ces analyses de contexte ajoutent peu à ce qui a déjà été dit, et représentent tout au plus des exemplifications de la dernière phase du processus de l’évolution cognitive humaine, une phase que nous n’avons apparemment pas encore dépassée. Le livre se termine enfin avec des conclusions visant à faire le lien avec le discours de la première partie.

4. La mystique de la « Being cognition »

Au-delà d’une référence introductive à la définition de Clifford Geertz (p. 90, 1973), la compréhension de Bellah du phénomène religieux s’appuie au départ sur une distinction qui vient de la psychologie (Maslow 1962), à savoir celle qui existerait entre deux conditions mentales expérimentées par tout être humain le long de son existence (p. 5-6). Chaque jour, nous alternons apparemment entre une situation normale de « Deficiency cognition » et des moments, plus rares, de « Being cognition (B-cognition) ». La première (D-cognition) serait caractérisée par la conscience d’un manque : or, cette cognition détermine et oriente notre quotidien, nous engageant dans toutes ces éreintantes activités vouées à la production/recherche du nécessaire pour notre survie et notre bien-être. Cette déficience est associée à un sentiment d’angoisse qui est donc sous-jacent à notre vie de tous les jours. De fait, cette situation apparaît à tout homme comme allant de soi : c’est l’expression « naturelle » du monde (Schutz 1967), celle qui nous permet de le voir « tel qu’il est ». Certes, il ne s’agit là que d’une construction artificielle et sociale, sauf que cette construction représente à nos yeux le réel dans son aspect le plus solide et contraignant. Cependant, lors des suspensions qu’il nous arrive de vivre par rapport à cette dimension de déficience, s’ouvre à nous la vision du monde tel qu’il « pourrait être » (ce qui parfois signifie simplement tel qu’il est en dehors du contexte limité de notre quotidien). La solution de remplacement proposée par la B-cognition est celle d’une perception plus vaste — voire holistique — de la réalité, affranchie du principe anthropique qui ramène toujours toute altérité à nous, êtres humains fragiles et affamés. Quand on atteint la conscience de l’« être », on se décharge du fardeau des préoccupations liées à la survie et on délaisse l’habitus mental qui en découle, soit l’attitude de « manipulation » qui nous porte à évaluer tout ce qui nous entoure en termes de ressources exploitables. Au contraire, la B-cognition conduit à un état de « participation », de communion avec le tout. On voit bien que cette deuxième condition mentale, que l’on devine moins fréquente, ne fait autre que décrire sous la forme d’une catégorie qui se veut scientifique l’expérience d’une extension du sujet, un sentiment de transcendance du soi typique du phénomène mystique. Sortir des contraintes psychologiques qui nous figent dans une condition d’angoisse égocentrique et matérialiste a toujours été le but ultime de toute illumination religieuse.

Le point est que l’expérience religieuse est compréhensible, dans le langage d’une analyse cognitive, comme une forme de perception alternative de la réalité. Ce constat semble permettre d’harmoniser avec la littérature psychologique plusieurs classiques des sciences des religions. Prenons par exemple le cas du sacré (p. 8), notion fondamentale de la phénoménologie religieuse : il peut surgir n’importe où et résider dans n’importe quel objet, car, au fond, il est à interpréter comme la perception d’un autre niveau du réel (ou carrément le réel par excellence) dont le déclencheur — une montagne, une liturgie, un tubercule psychotrope, etc. — est variable et contingent. Or, nous tirons justement de Durkheim (1912) l’idée d’un sacré qui se manifeste dans toute chose (soit là où les humains croient le déceler), mais qui reste bel et bien une création sociale (encore qu’inconsciente). D’autre part, si l’on en croit Otto (1917), le sacré donne lieu à un vécu significatif (Erlebnis), il est l’objet d’une expérience marquante de l’altérité. Et cette expérience s’incruste dans la mémoire par le biais d’une interprétation qui s’efforce d’en retenir la signification perçue : le symbole (p. 8) est le moyen culturel utilisé par l’homme pour évoquer cet événement après le retour à la condition normale de « déficience ». Cette fonction médiatrice du symbole est précisément celle présentée par Mircea Eliade (1952) dans ses travaux : on pourrait aisément l’expliquer comme le rôle d’intermédiaire entre l’« en-haut » d’une B-cognition (ou sacré) et l’« en-bas » d’une D-cognition (ou profane).

Dans ce même ordre d’idées s’ensuit une explication du rite comme activité qui a en soi son propre but, n’est pas affectée par le stimulus de la déficience et procure de ce fait une sensation apaisante de réalisation de soi. C’est le flow (p. 10, 590), une notion utilisée par l’anthropologue Victor Turner dans sa théorie du rite (Turner et al. 1974) et reprise par la suite en psychologie pour décrire la satisfaction que peut parfois procurer le travail (Csikszentmihalyi 1990), du moins — aux dires de Bellah — quand celui-ci est exercé d’une façon qui l’apparente au rituel.

L’opération que Bellah veut mener à terme ici est celle d’une traduction des acquis des sciences religieuses dans les termes d’une explication cognitive. S’agit-il d’une réduction de l’objet religion ? Pas nécessairement, car le statut de la réalité à laquelle on accède par une perception holistique de l’Univers n’est pas comme tel explicité, encore moins réduit à l’ordre du profane. On cherchera donc en vain une réponse à la question sur la nature de l’objet appréhendé par cette fameuse perception : création humaine ou rencontre avec l’Autre (par exemple le Ganz Andere de Otto) ? Bellah ne donne aucune réponse à cela, il ne choisit pas entre Durkheim et Otto, ce qui finit par rendre ambigu le statut — autonome ou relatif — de l’objet qu’il étudie. Dès lors, une autre question se pose, elle aussi sans réponse, à savoir si nous ne sommes pas en présence d’une forme particulièrement raffinée de concordisme : vouloir en quelque sorte établir une correspondance cohérente, quant au fait religieux, entre approche humaniste et méthode positive (on rejoint quelque peu la tension entre Verstehen et Erklären) pourrait effectivement suggérer quelque chose du genre. Il est facile de céder à la tentation de rechercher un écho dans les sciences naturelles de ce qui fait l’objet, évanescent et mal défini, des sciences religieuses : ce n’est pas un défaut en soi, si toutefois les enjeux sont bien clarifiés au préalable.

5. Les représentations de l’« événement unitif »

Pour analyser l’évolution de la religion humaine, il ne suffit pas d’expliquer l’origine de l’expérience religieuse, mais il faut aussi être en mesure de rendre compte des représentations qu’elle suscite (p. 11-43). Ces représentations nous permettent de faire le lien entre les données positives et le fait non positif auquel elles se réfèrent. Le présupposé de Bellah — en soi une évidence difficilement contestable — est que l’expérience religieuse n’est pas de nature à être communiquée de façon pleine et directe. Force est de constater que les moyens de représentation humaine de ce qui est nommé comme l’« événement unitif » (p. 12) sont à même de l’évoquer, mais non de le transmettre intégralement. On aboutit en pleine théorie mystique : ce n’est pas pour rien qu’on retrouve ici la référence à la théologie apophatique chrétienne et à l’enseignement bouddhiste du sunyata. D’ailleurs, une certaine ambiguïté se maintient quant à la nature de l’expérience originelle que l’on s’efforce de transmettre : sommes-nous en train de basculer dans une interprétation phénoménologique du fait religieux ? Encore une fois, l’auteur ne semble pas vouloir trancher, il ne choisit pas entre l’idée d’une « rencontre » avec l’Autre ou celle, inévitablement réductionniste, d’une « création » humaine.

Sur ces considérations de base s’articule donc le schéma des représentations. On compte quatre typologies différentes : la représentation (1) « unitive », inspirée de l’adualisme de Piaget (Piaget-Inhelder 1966) ; et les trois suivantes tirées de la psychologie cognitive (Bruner 1966), soit les représentations (2) « enactive », (3) symbolique et (4) conceptuelle. Ces quatre catégories ne font que traduire en des termes culturels le développement cognitif de l’être humain : d’abord l’indifférenciation entre le moi et le monde, ensuite la représentation corporelle ou plus précisément gestuelle, puis la production de symboles et enfin l’élaboration des concepts. Ce schéma est plus tard (p. 117-138) mis en relation avec une articulation de l’évolution mentale humaine (Donald 1991) — donc en correspondance avec l’évolution culturelle — où se succèdent les trois phases mimétique, mythique et théorétique, et ce, à partir du point de départ de la « culture épisodique », sorte de ground zero de l’intellect. À ce premier stade, on vit dans un éternel présent où les associations déclenchées par la mémoire sont tout à fait contingentes. En somme, il semble bien que Bellah ordonne, selon un schéma évolutif, les configurations successives de l’intellect humain et les modalités correspondantes de représentation, au risque de tomber inévitablement dans une vision déterministe de la culture, puisqu’en définitive celle-ci dépend directement de la nature biocognitive de l’être humain.

Cette classification des représentations élaborées par les cultures humaines constitue en quelque sorte la grammaire de base qui nous aide à déchiffrer le développement de la religion à travers les siècles. Cette idée d’une évolution religieuse humaine, Bellah l’entretient depuis longtemps : il l’avait déjà présentée dans un article (Bellah 1964). Il la reprend donc ici, en faisant démarrer l’aventure spirituelle humaine avec les origines de l’Univers (p. 50-66). De toute évidence, l’homme et son questionnement existentiel ne sont pas encore là, mais — c’est la conviction de l’auteur — il est essentiel de replacer son parcours évolutif dans un cadre plus vaste, le plus vaste qui soit et en même temps celui qui lui convient le mieux : l’histoire du cosmos. Voilà donc pourquoi on commence par présenter les principaux acquis des plus récentes cosmologies scientifiques. Ce qui justifie une telle approche, c’est ce qu’elle vise à prouver : l’Univers évolue et nous faisons indéniablement partie de ce mouvement. Il faut bien sûr s’entendre sur le sens de cette affirmation : il ne s’agit pas ici — nous dit l’auteur — de porter un jugement de valeur, en affirmant un progrès (notion tout occidentale et moderne) quelconque du cosmos, mais simplement de rendre compte d’un processus de transformation qui se fait par le passage du plus simple au plus complexe. Or, le but de ce constat est celui d’établir un parallèle avec le monde humain, notamment ses cultures et plus précisément ses religions. Nous sommes, en ce sens, syntonisés sur l’Univers, nous fonctionnons comme lui et avec lui. L’auteur évite de l’expliciter, mais c’est ce présupposé qui rend plus « vraie » la perception holistique de l’« être » (B-cognition) par rapport à celle limitée et manipulatrice de la « déficience » (D-cognition). Cette vision des choses ne va pas sans évoquer pour nous la philosophie sous-jacente au dernier film de Terrence Malick (2011), The Tree of Life.

6. Évolution : le jeu

S’appuyant sur des études provenant de la littérature scientifique (biologie, paléontologie, éthologie, etc.), Bellah décrit le processus à travers lequel les animaux d’abord et l’être humain ensuite développent des capacités nouvelles (p. 66-89). Le fait que chez certaines espèces (mammifères et oiseaux, notamment) les nouveau-nés ne soient pas en mesure de survivre sans les soins prolongés et attentifs de la mère aurait produit deux effets décisifs : d’une part, le développement d’un sentiment inédit d’empathie (De Waal 2009) liant la mère à ses enfants ; d’autre part, la possibilité pour les petits de vaquer à une activité nouvelle, surprenante par son absence d’utilité concrète : le jeu. Or, l’empathie, née pour des raisons biologiques et finalisée à la conservation de l’espèce, se traduit en une ouverture à l’autre, et donc en la capacité à jeter des ponts affectifs et cognitifs reliant les membres d’une même espèce. De fait, à ce moment s’ouvre une voie d’accès à l’altérité qui est mise en résonance avec la pensée de Martin Buber (notamment sa réflexion sur la relation Je-Tu [Buber 1923]). Ce mécanisme constitue le fondement du lien social.

Le jeu, par ailleurs, a un rôle essentiel dans le raisonnement de Bellah (p. 89-116 ; 570-573), car il s’agit d’une activité « gratuite » qui se pratique dans le confort d’une condition temporaire de suspension de la « nécessité ». Le jeu est proche de la B-cognition. En effet, du point de vue de notre développement cognitif, il s’agit de la première activité permettant de centrer l’attention sur des réalités alternatives, non conditionnées par le besoin. Mais il ne s’agit pas encore d’une activité typiquement et exclusivement humaine : certains animaux jouent. Ce fait situe la pratique ludique à un point névralgique de l’évolution, elle n’est rien de moins que le chainon unissant — selon son degré de sophistication — le biologique au culturel. Une fois admis ce fait, il est aisé d’établir — par exemple en s’appuyant sur le célèbre essai de Johan Huizinga (1938) — un lien entre le jeu et la religion (repris aux p. 585-587). Les activités ludiques et cultuelles partagent en effet les dimensions rituelles et imaginatives. À vrai dire, le lien entre le jeu et le sacré avait été discuté de façon plus approfondie par Roger Caillois (1950) : ce qui fait ici l’originalité de la position de Bellah, c’est de replacer ce couple dans un schéma évolutif fondé sur les sciences naturelles.

Le jeu produit une « intentionnalité partagée » (p. 91-97), catégorie reprise de Michael Tommasello (2008), mais dont le premier terme pèse lourd au plan philosophique[2]. Au moment d’exploiter cette notion de la psychologie cognitive de fin xxe siècle afin d’expliquer un processus d’évolution culturelle (la religion dans l’histoire), il aurait pu paraître opportun de prendre en considération son antécédent philosophique du xixe siècle. D’autant plus que ce dernier a longtemps été considéré comme un élément clé dans la distinction entre le fait physique étudié par les sciences naturelles selon leurs propres méthodes et le fait culturel appréhendé par les sciences humaines avec des approches — au moins en partie — différentes. Cela ne semble pas trop inquiéter l’auteur : aucune référence n’est faite à Franz Brentano ou à Edmund Husserl. Quoi qu’il en soit, une telle syntonie dans l’intention, non pas instinctive, mais négociée, finit inévitablement par produire également une union dans l’attention, car les deux vont de pair. C’est la première étincelle d’une coopération dépassant les limites des liens familiaux. Mais — entendons-nous — cela ne réduit en rien la gratuité du jeu, de sorte qu’on ne pourrait pas dire, dans une perspective fonctionnaliste, que le jeu a la fonction de développer la collaboration : si jamais, il y aurait plutôt lieu de parler d’une fonction dans la non-fonction. Pour expliquer une conclusion de ce genre, difficile à justifier dans les sciences sociales, on se tourne vers la psychologie évolutive, évoquant l’« utile inutilité » du jeu des enfants en bas âge (Gopnik 2009, 14). Du fait que le jeu se trouve aussi à être une activité qui se répète selon des modalités fixes (les règles du jeu), avec un temps et un espace bien délimités qui organisent une réalité alternative, nous avons affaire à une véritable expression rituelle.

7. Le rite et la croyance

Nous avons dit que le jeu est un élément essentiel pour la création du lien social. Alors, si jeu et rite sont en rapport, il en découle que rite et société le sont aussi. Une façon détournée de nous dire que la ritualité est au coeur de la société. Et, en revanche, une façon très directe de dire que la religion est à l’origine une pratique (la croyance vient après ; p. 115). On n’en attendait pas moins d’un sociologue. Ici (p. 96) la citation de la définition de « pratique[3] » de MacIntyre (1981, 175) est beaucoup plus convaincante que celle, franchement malheureuse, de Pierre Hadot (2002) sur la philosophie ancienne comme discipline de vie.

Par conséquent, les croyances et les mythologies sont des dérivés de la pratique. Bellah (p. 101-104) indique dans le développement du langage l’événement déclencheur de la « narration », soit de la propension humaine à tout structurer sous forme de récit (Deacon et Cashman 2009). La capacité langagière humaine est elle-même issue d’une mise à contribution de sa prédisposition rituelle (intention partagée et répétitivité sont les ingrédients de base du langage), de sorte que la succession jeu-rituel-langage-croyances[4] constitue la généalogie du phénomène religieux. En revenant à l’apparition du langage, on en vient donc à la conclusion que « la tendance à croire en un Au-delà pourrait être un dérivé de la tendance à la narration » (à la p. 102, où Bellah cite Deacon et Cashman 2009, 9). Comprendre le réel de façon narrative signifie le structurer selon un « avant » et un « après », ce qui porte naturellement à s’interroger sur la suite (et sur l’antécédent) des choses. Mais d’où vient l’exigence de parler ? Un besoin social, évidemment : l’augmentation démographique des groupes protohumains en accroît la complexité, d’où la nécessité d’un instrument de communication plus sophistiqué. On ne sera pas surpris d’apprendre que c’est la naissance de la société qui exige la création du langage et par suite de son dérivé, la croyance. Comme chez Durkheim, le social est au coeur du religieux. On a beau citer ici des auteurs récents, l’impression d’un déjà-vu n’en reste pas moins forte : l’idée de la religion (ou, à ses origines, de la mythologie) comme d’un phénotype du langage remonte à Friedrich Max Müller. Certes, dans son cas, on demeurait dans les bornes de la science linguistique, où la religion se profilait comme l’effet pervers d’une « maladie du langage » (Müller 1864). Ici, au contraire, on insiste sur le changement cognitif provoqué par le processus évolutif. Bref, si la ritualité est le premier échelon vers la naissance d’un phénomène que l’on peut appeler religion, le développement du langage représente l’élément clé dans l’apparition des croyances.

Mais comment mettre en rapport les deux ? Il suffira de les présenter comme deux étapes successives dans le grand calendrier de l’évolution : le mythe succède au rite (p.136) de la même manière que la communication imaginative (axée sur des associations symboliques) succède à la communication imitative (dominée par la répétition). La troisième étape sera celle de l’analyse conceptuelle, fondée sur le raisonnement dichotomique : c’est à ce moment que se développera la théorie, qui en religion correspond à la théologie.

En résumé, l’homme appartient à une espèce animale faible. Cette débilité est compensée par l’apparition d’un sentiment d’empathie de la part des parents : pendant que ceux-ci s’occupent de leurs rejetons, ceux-là se trouvent du coup affranchis des exigences de survie et, par suite, peuvent vaquer à une activité « gratuite », le jeu. De par sa structure répétitive et sociale, de par sa capacité à créer des dimensions parallèles à la dure réalité du besoin, l’activité ludique produit une aptitude rituelle qui contient en soi les outils cognitifs aptes à la création du langage. Cette nouvelle étape est franchie au moment où la croissance du groupe requiert une forme de communication complexe. Le langage articule la réalité selon une temporalité narrative qui, par un déclic mental, fait surgir la croyance en un Au-delà.

En somme, le rite est à l’origine du mythe, dont les nombreuses variations paraissent tout à fait éphémères face à sa stabilité et répétitivité (p. 136). Une position qui, malgré l’originalité des arguments de Bellah en sa faveur, s’insère de fait dans le vaste filon des études sur les rapports entre rite et mythe (Segal 2004, chapitre 4). Les grands savants des sciences des religions ont souvent pris position sur cette question. En son temps (fin xixe s.), William Robertson Smith (1889) avait déjà affirmé la longue durée du rituel par rapport aux évanescentes explications (mythiques) se succédant le long des siècles pour le justifier. D’ailleurs, l’idée que le rite précède le mythe — sinon chronologiquement du moins logiquement — est un postulat fondamental des ritualistes de Cambridge (Segal 1998, 2010).

8. Religion et cultures humaines : l’époque axiale

C’est à ce moment que nous sont présentés les cas spécifiques de cette évolution religieuse (p. 138-174). Les peuples aborigènes, avec leurs sociétés foncièrement égalitaires, sont figés à l’étape du mythique. Dans les autres cultures anciennes, le surplus de production crée une stratification sociale (p. 181) et par suite des institutions articulées de gestion du pouvoir. L’ancienne civilisation mésopotamienne (p. 214-226) exemplifie le passage à une société complexe qui se structure selon un modèle despotique : apparemment, il y a un lien entre la propension à prendre soin du prochain et, à un tout autre niveau, la prédisposition à le dominer (p. 191, 261). Dans les sociétés primitives, moins stratifiées, l’équilibre est maintenu de force par les autres membres de la collectivité, mais dans des sociétés plus différenciées, cette forme de contrôle direct est impraticable. Fait subséquemment son apparition l’institution monarchique. L’existence du roi va de pair avec l’apparition d’un dieu personnel, unique et gouverneur du monde : on lie ici histoire sociopolitique et histoire religieuse (p. 212). C’est une association qui n’est pas nouvelle, bien que Bellah ne le signale pas : Raffaele Pettazzoni (1923 ; 1957), dans une perspective historiciste, avait déjà affirmé l’absence d’a priori ontologiques dans l’apparition du concept de dieu dans les cultures archaïques ; il visait à en démontrer la dépendance des divers contextes historiques, quant à la détermination de ses caractéristiques distinctives.

À tout ceci succède l’époque axiale, celle où apparaissent les grandes réformes religieuses. Les traditions anciennes passées en revue sont celles d’Israël, de la Grèce, de la Chine et de l’Inde (p. 265-566). Ces cas constituent les variantes d’un seul thème, celui de la révolution axiale, justement. Les nouveaux prophètes stimulent une réflexion autour du pouvoir et partagent tous — heureuse coïncidence — la volonté d’affirmer une vision alternative à la réalité présente. Dans la chronologie utilisée par Bellah nous sommes désormais arrivés à l’équivalent de la dernière phase de l’évolution mentale humaine, celle appelée « théorétique » (p. 272-273). La correspondance si opportune entre celle-ci et l’époque axiale, dernière étape — pour l’instant — de notre évolution religieuse, n’est pas le fruit d’un hasard : là où se termine le modèle du développement cognitif de l’individu, se congèle aussi l’histoire spirituelle de l’homme. Car nous n’avons guère dépassé ce stade, semble-t-il. Mais, il faut bien l’admettre, il serait difficile de concevoir un progrès ultérieur, du moment que le stade « théorétique » correspond à l’âge adulte (c’est-à-dire la phase « conceptuelle », la dernière, de la croissance cognitive de l’homme).

9. Les problèmes

Nous l’avons dit, les réflexions de Bellah soulèvent un certain nombre de problèmes. Impossible de les discuter tous ici : nous allons donc mentionner quelques points critiques qui méritent de retenir l’attention du lecteur.

9.1. Premier problème : Religion et histoire

Le livre fait état d’une connexion entre l’évolution du monde et l’essor de la religion, éliminant de fait toute solution de continuité entre les transformations de la nature et celles de la culture : les unes s’imbriquent aisément dans les autres. Sauf que, généralement, les deux ordres de phénomènes ne vont pas ensemble, et ce, pour de très bonnes raisons. Une approche historique — donc en mesure de déchiffrer le changement — est de fait toujours liée à la culture et laisse de côté la nature (même la nature de l’homme) : c’est pourquoi on n’a jamais écrit une histoire de la géologie terrestre (Prost 1996). Quand on a écrit celle du climat, comme dans l’oeuvre de Le Roy Ladurie (1967), on l’a fait du point de vue de l’homme et à partir d’un contexte culturel et social bien précis. Cette limite n’est pas arbitrairement établie, elle découle d’une prise de conscience sur la pertinence des méthodes d’analyse que l’on peut mettre à contribution. Si l’on part du présupposé que l’histoire, en tant que science humaine, est en quelque mesure dépendante d’une épistémologie liée au Verstehen et d’une lecture du fait historique comme fait intentionnel (Prost 1996), on ne peut que travailler sur des documents nous fournissant des informations — même minimes — sur la dimension humaine de notre passé. Un passé où l’on se doit bien évidemment de présupposer un acteur humain comparable à nous (similia similibus cognoscuntur disaient les Latins). Même les efforts de l’anthropogéographie déterministe (à partir de Friedrich Ratzel [1882-1891, aussi Durkheim 1898-1899]), qui entendaient mesurer l’impact du territoire sur la culture, devaient faire leurs comptes avec la réaction de l’homme à son environnement : l’homme y est, toujours. D’où la question : dans quelle mesure la préhistoire du monde et de l’humanité peut-elle être prise en compte pour évaluer notre parcours ? Ce qui a eu lieu avant l’histoire n’est pas le fait d’une intentionnalité, à moins que l’on ne présuppose un acteur non humain de notre évolution. L’incontournable distinction de Dilthey entre l’objet (et par suite la méthode) des Geisteswissenschaften (les sciences de l’esprit) et des Naturwissenschaften (les sciences de la nature) se fonde sur une discontinuité essentielle entre esprit humain et tout autre objet de la nature. Cette distinction peut, bien entendu, être discutée et critiquée, mais elle ne peut être mise de côté de façon aussi expéditive[5].

9.2. Deuxième problème : l’évolutionnisme

L’utilisation de la méthode ou, plutôt, de la perspective, qui vient des sciences naturelles — en particulier la biologie — appliquée à un phénomène culturel comme la religion engendre un deuxième problème, celui de la récupération d’une vision évolutionniste de la culture, et donc de la religion. On a beau avoir soin de préciser qu’il n’y a aucune considération d’ordre axiologique (p. 137) inhérente à cette démarche, celle-ci n’en reste pas moins une forme d’évolutionnisme. Une variante certes différente de celle d’un Auguste Comte, avec son lot de préoccupations politiques et sociologiques. Bellah s’efforce effectivement d’élaguer toute approche coloniale ou impérialiste. Nous avons affaire à un évolutionnisme postcolonial, donc. Sauf que la question n’est pas seulement d’être équitable envers la diversité culturelle, car le bienfondé scientifique d’une position ne correspond pas forcément à sa valeur éthique. Le vice d’une pensée qui remonte à des personnages tels que Tylor, Frazer ou Marett ne consiste pas exclusivement à provoquer une attitude de paternalisme raciste envers les cultures non occidentales des colonies (le fameux « fardeau de l’homme blanc »), mais aussi à présupposer un mode « évolutif » du développement humain. Ce qui pose problème c’est l’idée même de progrès, une idée trop dépendante d’un darwinisme simplifié et recyclé par les sciences humaines. Le fondement le plus insidieux en est la théorie de Spencer (1857) sur l’évolution sociale comprise comme passage du simple au complexe, une théorie contestée par des anthropologues tels que Franz Boas. Ce dernier avait souligné, dès 1896 (Boas 1896), que dans le cas de la classification des langages, le modèle de Spencer ne fonctionne pas : qu’ils soient anciens ou modernes, cela n’a aucun rapport avec leur complexité. Bref, encore une fois, le parallèle entre nature et culture s’avère problématique, car force est de constater que l’évolution de nos créations culturelles ne peut être traitée à l’instar de celle des organismes pluricellulaires. De là la question qui s’ensuit : pouvons-nous dire que les réalités humaines évoluent, au sens où évolution signifie passage du simple au complexe ? La question est certes fascinante, mais elle est aussi débattue depuis longtemps et ne mène certainement pas à une réponse simple.

9.3. Troisième problème : l’époque axiale

Une autre grande question du volume est celle de la périodisation historique. Nous avons constaté que l’on y utilise le concept d’époque axiale, élaboré par le psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers (1949). La locution indique une période allant approximativement de 800 av. J.-C. à 200 apr. J.-C., durant laquelle des penseurs révolutionnaires se sont manifestés au sein des grandes civilisations du monde et ont diffusé leur message, sans contact apparent les uns avec les autres. Ce qui justifie l’existence d’une telle périodisation, dans l’esprit de ceux qui la défendent, c’est que ces messages présentent des ressemblances remarquables et font converger dans la même direction la croissance spirituelle de toutes les grandes civilisations humaines. Les pages de Bellah sur l’époque axiale reprennent celles d’un article écrit en 2005 (Bellah 2005). Il a ensuite retravaillé ce thème dans un volume collectif (dirigé avec Hans Joas) qui recueille les interventions faites à un colloque tenu à Erfurt en 2008 (Bellah et Joas 2012) : fait significatif, les auteurs sont presque tous sociologues ou philosophes, et aucun historien n’en fait partie[6]. Cela pose problème, vu que l’on traite d’une nouvelle unité chronologique qui n’a pas cours dans les livres d’histoire, mais est présentée comme si elle allait de soi. C’est tout le contraire. Avant tout, il faut comprendre que l’idée même d’époque axiale présente des conséquences importantes en ce qui concerne la philosophie de l’histoire. En effet, elle se fonde sur une prétendue correspondance chronologique des grandes réformes de l’antiquité religieuse, dont elle refuse d’emblée l’explication diffusionniste (la première que les historiens recherchent). Seules restent les solutions structuraliste, cognitive, ou théologique. Mais avant même de discuter de ce choix, il faudrait se demander quel a été le critère de sélection des faits qui justifient l’institution d’une époque soi-disant axiale. D’ailleurs, on remarquera au passage que celle-ci s’étale sur non moins de 600 ans, néglige comme secondaires l’apparition du christianisme et de l’islam (des dérivés, de toute évidence) et laisse de côté tous les peuples qui, n’ayant pas une vision « historique » de leur présence en ce monde, ne se conçoivent pas et de fait ne sont pas en mode évolutif (Spiller 1997, Eliade 1969). Bellah a bel et bien tenté de nous convaincre que son évolutionnisme est dénué de toute considération axiologique, mais en adoptant le schéma de Jaspers il finit tout de même par souder ensemble les concepts de changement, évolution et progrès spirituel. C’est dire que l’humanité est programmée pour atteindre des paliers évolutifs communs, suivant une vision téléologique qui n’a rien à envier à celle de Hegel. Sur la façon de proposer des périodisations, on peut argumenter à l’infini, mais ce sur quoi les historiens s’accordent (Prost 1996, 114-118) c’est qu’il s’agit d’un processus arbitraire, utile sur le plan heuristique et pédagogique, mais absolument infondé dans l’essence des choses : on pourrait parler d’un nominalisme chronographique des historiens. Dans cette perspective, la façon dont la période axiale est élaborée est discutable : non seulement la sélection de ses éléments distinctifs est arbitraire, mais l’idée même d’une période plus importante que toute autre (elle est axiale !) est un non-sens historique. Tout cela ne serait rien si cette unité temporelle ne prétendait pas être fondée dans l’essence des choses : la relativité intrinsèque à toute périodisation historique se trouve à être remplacée par l’absolu d’une étape universelle, franchie en ces siècles par l’humanité entière (et ce, malgré la dispersion des cultures). L’enjeu est ici de taille, car ce que nous propose Bellah est une lecture orientée de notre passé, une vision de progrès historique appuyée sur les acquis des sciences naturelles. Cette évolution n’est peut-être plus idéaliste au sens hégélien du terme, car il ne semble pas qu’il faille y voir la réalisation de l’ « esprit du monde ». Mais, sait-on jamais, ce dernier a peut-être troqué les institutions étatiques — lieu de ses épiphanies chez Hegel — pour les capacités cognitives de l’homme.

Quoi qu’il en soi, le problème est encore et toujours la superposition des deux mondes : le naturel, où la notion d’évolution reste effectivement neutre, et le culturel, où elle devient inévitablement celle de progrès, un mythe typiquement occidental (Bury 1920, Nisbet 1980). L’opération menée par Bellah est fascinante, mais présente bien des risques, car il ne précise pas sur quel plan il se situe.