Corps de l’article

Introduction

À contre-pied des travaux menés en traductologie sous le thème « l’Orient à la rencontre de l’Occident », nous avons choisi de mettre en avant un cas éloquent où l’Occident et l’Occident manquent de se rencontrer. Nous entendons là le cas curieux du non-passage des textes d’Henri Meschonnic de la France vers les États-Unis.

La non-traduction de l’oeuvre de Meschonnic se présente comme un cas dès qu’on l’inscrit dans deux contextes. Le premier se rapporte à la traductologie, notamment lorsqu’on considère la circulation de ses travaux par rapport à ceux de l’autre penseur de la poétique du traduire, Antoine Berman, dont les essais L’épreuve de l’étranger et Pour une critique des traductions ont été traduits en anglais[1]. Le deuxième contexte est celui des années 1970 et 1980, marquées par l’effervescence de nombreux projets entrepris aux États-Unis visant à traduire les travaux de toute une cohorte d’intellectuels français. Constatant la vague d’importation des écrits de Jacques Derrida, de Roland Barthes, de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, de Julia Kristeva et de tant d’autres penseurs qui ont été traduits et reçus sous l’étiquette américaine de la French Theory (Lotringer, 2001), nous nous demandons pourquoi les écrits de Meschonnic ont été laissés pour compte. Certains mettront en cause la justesse du rapprochement que nous établissons d’emblée entre les travaux de poétique de Meschonnic, de surcroît poète et traducteur de la Bible, et ceux des théoriciens français susmentionnés. D’autres affirmeront que les écrits de Meschonnic n’avaient pas la même portée que ceux de Derrida. Or, un texte n’a aucune portée en lui-même; le texte n’existe que parce qu’il est lu et, conséquemment, n’a de portée qu’entre les mains de celui qui veut le recevoir (et le transmettre). Rappelons aussi que Meschonnic était lié à ses contemporains par sa réflexion fondamentalement critique de l’héritage métaphysique de la pensée occidentale, notamment par sa critique du schéma binaire du signe. L’essai Pour la poétique, paru en 1970, est né précisément dans le brassage des grands thèmes de la fin des années 1960 en France, à savoir le rôle de l’idéologie, la centration sur l’oeuvre, la naissance du sujet et la prééminence des formes (Chevalier, 2000, p. 266).

Considérations méthodologiques

Avant de cerner les obstacles à la traduction, posons d’abord la question toute simple : qu’est-ce qui pousse une traduction à se faire?

  1. Est-ce seulement par l’amplification et le rayonnement des travaux d’un penseur dans son champ de production initial que ceux-ci finissent par provoquer leur traduction vers un champ d’accueil? Pour le dire autrement, faut-il qu’une oeuvre fasse autorité à domicile avant de pouvoir gagner l’attention d’un traducteur et « passer » à l’étranger? Le parcours de Derrida suffirait à invalider cette prémisse, puisque sa renommée lui sera en grande partie acquise aux États-Unis dans la foulée de son allocution en 1966 au colloque international de la Johns Hopkins University, « The Languages of Criticism and the Sciences of Man », que bon nombre considéreront comme l’« événement » du poststructuralisme. Les essais[2] qui feront émerger Derrida en France paraîtront en 1967, c’est-à-dire concomitamment avec son arrivée aux États-Unis.

  2. Est-ce que les liens interpersonnels fondés sur les affinités humaines qu’un penseur établit dans le champ d’accueil motivent certains alliés à entreprendre la traduction de ses écrits? Cette question peut trouver des réponses diamétralement opposées selon le cas à l’étude. Derrida s’impose à titre d’exemple par les liens de collaboration qu’il a su établir à l’Université Yale et à la University of California Irvine, où il a été invité à enseigner bon nombre de fois. De la même manière, Julia Kristeva a formé de précieuses alliances avec ses futures traductrices aux Universités Columbia et Yale, où elle a passé plusieurs trimestres à titre de professeure invitée (Penrod, 1993, p. 43). On sait que ces deux auteurs ont été amplement traduits. Or, le facteur interpersonnel n’agit pas toujours comme un moteur de traduction, tel que le révèle l’enquête de Georges Bastin, qui a mesuré l’impact d’Antoine Berman en Amérique latine. Si « l’homme [Berman] a laissé une empreinte indélébile par sa grande qualité » (Bastin, 2001, p. 182), en contrepartie, la plupart des informateurs sondés ont affirmé qu’il demeurait inconnu dans leur pays. Cette situation s’expliquait, d’une part, par le fait que le monde de la traduction latino-américaine, davantage axé sur la pratique, n’était pas tourné vers le discours théorique sur la traduction et que les rares programmes d’études supérieures en traduction étaient jeunes et toujours sous la tutelle de la linguistique (Bastin, 2001, pp. 190-191). D’autre part, la poétique du décentrement qui fonde les thèses de Berman, s’inscrivait en faux contre la tradition assimilatrice et adaptatrice de la traduction en Amérique latine et a déplu (Bastin, 2001, p. 191). La contradiction des réponses obtenues lorsque la décision de traduire est étudiée sous l’optique des liens interpersonnels ainsi que la conclusion nette de Bastin nous amènent à formuler une autre question.

  3. Est-ce l’utilité projetée du produit intellectuel qui motive l’importation de celui-ci? Bien qu’il faille éviter de lire la réalité à travers le prisme déformant du manichéisme et de prêter des intentions aux divers agents de traduction, la question de la « politique du choix » (Penrod, 1993, p. 44) demeure incontournable. Dans l’économie bien concrète de la production intellectuelle, l’importation du savoir est toujours intéressée, rappelle Pierre Bourdieu (2002, p. 5). Il s’agit donc de s’en remettre à une sociologie de la traduction, mais sans poser les incitations à l’importation d’idées en termes de gain en capital symbolique pour les professeurs-chercheurs, tel que le cadre d’analyse de Bourdieu permettrait de l’avancer. Ainsi, la notion d’« intérêt » est à comprendre comme ce qui importe à quelqu’un et le motive à agir, et non dans le sens moral d’un attachement égoïste à ce qui est avantageux pour soi sans égard pour autrui.

Pour comprendre les raisons de la non-traduction de Meschonnic vers l’anglais, nous examinerons la question de l’intérêt qui a motivé la décision de traduire les textes de deux de ses contemporains: Antoine Berman en traductologie et Jacques Derrida dans le contexte de la French Theory. Sans procéder ici à une enquête poussée qu’exigerait une « étude de terrain » attachée à élucider le qui, le quoi, le quand, le où et le pourquoi, nous présenterons certaines pistes qui mènent à une explication partielle de la non-traduction de Meschonnic.

Dans le cadre de cet article, nous entendons par « non-traduction » le fait qu’aucun des livres de Meschonnic n’a été traduit vers l’anglais de son vivant malgré la trentaine d’essais à son actif et la grande cohérence qui les relie. Effectivement, en 1970, Meschonnic publie son premier essai et maintient jusqu’en 2009 une cadence d’écriture qui ne l’empêchera pas de publier des recueils de poèmes et ses traductions de la Bible. S’il n’est pas complètement absent de la sphère universitaire anglophone, sa présence ténue ne tient qu’à quelques publications éparses diffusées d’une part en littérature comparée et, d’autre part, en traductologie. Voici, à titre indicatif, une recension d’articles et d’extraits de ses essais traduits dans des périodiques : « Translating Biblical Rhythm » (Modern Language Studies, 1985), « Rhyme and Life » (Critical Inquiry, 1988) et « Poetics and Politics: A Round Table » (New Literary History, 1988), traduits par Gabriella Bedetti, et quelque 35 pages de l’essai Modernité modernité également traduites par cette dernière, mais en collaboration avec Alice Otis (New Literary History, 1992). Il semble que Meschonnic avait trouvé une lectrice convaincue et motivée en la personne de Gabriella Bedetti, qui a publié en 1988 dans Diacritics une entrevue avec lui et à laquelle nous reviendrons plus loin. En traductologie, c’est Anthony Pym qui a pris l’initiative de traduire des passages des essais Pour la poétique II et Poétique du traduire (Target, 2003). Également, Deborah Cohen a rendu le dernier chapitre d’Éthique et politique du traduire, « The Europe of Translation » (Translation Studies, 2008).

Bien que ces efforts de traduction soient louables, l’état parcellaire des textes choisis pour la traduction a peu fait pour la dissémination de la pensée de l’auteur, livrée au compte-gouttes et maintenue dans l’incohésion. De surcroît, suffit-il de quantifier la production d’un auteur pour affirmer qu’il est lu? Méthodologiquement, il existe, entre autres moyens de jauger l’incorporation d’un auteur dans un nouveau contexte, l’enquête auprès d’informateurs, tels que des enseignants, des chercheurs et des praticiens de la traduction latino-américains (Bastin, 2001, p. 182). Il y a aussi maintenant l’impact bibliométrique, mesurable à l’aide du moteur de recherche Google Scholar, et la visibilité citationnelle, laquelle nous amènerait à fouiller dans les bibliographies de nos collègues anglophones, dans leurs anthologies et leurs plans de cours en ligne.

Il est tout à fait raisonnable d’avancer que Meschonnic circule peu dans les réseaux anglophones parce que ses textes ne sont pas accessibles en anglais, donc que la langue fait obstacle. Mais qu’en est-il de l’affirmation contraire, à savoir que la langue ne fait pas obstacle à la circulation puisque certains traductologues anglophones maîtrisant le français auraient pu lire les textes de Meschonnic en langue originale. Nous avons mené une étude contrastive ponctuelle afin de vérifier la « présence » de Meschonnic et de Berman dans les bibliographies d’ouvrages de traductologie publiés en anglais par des chercheurs qui, nous a-t-on signalé, lisent le français : Michael Cronin, Susan Bassnett, André Lefevere, Edwin Gentzler, Douglas Robinson et Lawrence Venuti. Parmi les quatorze bibliographies consultées[3], le nom de Berman figure dans onze d’entre elles, contre quatre pour Meschonnic. Nous avons également consulté la Routledge Encyclopedia of Translation Studies (2e édition) pour nous rendre compte que Berman compte quatre renvois dans l’index et six références répertoriées en bibliographie, alors que Meschonnic est complètement absent de l’index et compte, pour toute référence bibliographique, un article paru en 1986. Par ailleurs, il est intéressant de noter que Derrida compte à son actif six renvois indexés, dont la moitié correspond à des passages qui s’étendent sur plus de deux pages. Mais ce ne sont là que des constats quantitatifs posés a posteriori. La question qui demeure et s’impose aujourd’hui est de savoir pourquoi Meschonnic n’a pas été traduit. Pourquoi les thèses de Meschonnic ne circulent-elles pas dans l’intertexte théorique anglophone?

L’intérêt de la discipline

À présupposer qu’une découverte ne soit jamais désintéressée, quels sont les intérêts à découvrir (Bourdieu, 2002, p. 5)? Au-delà de l’intention très humaniste des chercheurs de vouloir diffuser des idées neuves pour le plus grand bien de leur discipline, tel qu’ils s’en expliquent objectivement dans leur introduction et leurs notes de bas de page, les traducteurs opèrent avant tout l’importation d’un produit intellectuel étranger. À la suite de cette première étape de sélection du texte à traduire, la deuxième étape mène à une opération de marquage (Bourdieu, 2002, p. 5). Qu’il s’agisse d’une préface, d’une postface, d’une quatrième de couverture, d’une introduction, d’une note de bas de page ou encore d’un intertitre, le péritexte permet au traducteur de marquer de son commentaire le texte introduit dans le champ d’accueil. Il n’y a qu’à évoquer la préface de 81 pages que Gayatri Spivak a jointe à sa traduction de De la grammatologie pour constater l’envergure que peut prendre cette opération.

Le contexte de la traductologie

Nous estimons qu’il est possible d’inférer l’intérêt de traduire, s’il n’est pas mentionné explicitement par les traducteurs dans le péritexte, dès lors que l’ouvrage traduit est considéré dans un contexte de production. Dans le cas de Berman, par exemple, son essai L’épreuve de l’étranger sera traduit en espagnol[4] en 2003 par Rosario García López et publié par l’Université de las Palmas. La traduction fera « l’effet d’un manuel, de par sa facture même – les titres et les numéros de chapitres soulignés en gris occupent toute une page blanche –, mais également par cette mise en rapport des citations doublement traduites » (Zaslavsky, 2005, p. 266). Fait intéressant, la traductrice publiera un manuel d’enseignement de la traduction l’année suivante : Guía didáctica de la traducción de textos idiolectales. Il nous semble raisonnable d’avancer que la décision de traduire Berman en espagnol participait d’un intérêt didactique. De fait, au nombre des motivations à traduire, ce désir récurrent chez les professeurs-chercheurs de doter une discipline d’un outil qui permettra d’enseigner, de théoriser et de produire de nouvelles choses participe de ce que nous avons nommé l’intérêt de la discipline en intertitre.

Quant à la portée pédagogique des essais de Berman, qui n’a pas étudié les 13 tendances déformantes qu’il dénombre dans le cadre d’une analytique de la traduction (1999, pp. 49-68)? Clairement présentées, faciles d’utilisation, elles reviennent fréquemment dans les travaux d’étudiants sous forme de grille d’analyse des traductions littéraires. Curieusement, l’essai La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, qui héberge les tendances, n’est toujours pas traduit en anglais, bien que les tendances, elles, se trouvent en anglais dans Wikipédia, mais au nombre de 12. Il semble qu’une tendance se soit perdue en traduction sous la plume d’Andrew Chesterman (2004, p. 5), qui a omis « l’homogénéisation » de sa liste[5].

Également organisées sous forme d’une liste pratique, les 36 « Propositions pour une poétique de la traduction » (Meschonnic, 1973, pp. 305-316) ont été au nombre des premiers textes de Meschonnic à avoir été traduits en anglais en traductologie. Par contre, de par leur nature programmatique (Pym, 2003, p. 337) et leur visée épistémologique transdisciplinaire, elles ne se prêtent pas aussi facilement à une application pratique que les tendances déformantes. L’oeuvre de Meschonnic, qui s’est échelonnée sur une quarantaine d’années, n’a pas trouvé d’importateur parce que, d’un point de vue strictement pragmatique de l’importation à des fins pédagogiques, sa pensée panoramique est difficile à instrumentaliser.

Au contraire de Berman, Meschonnic recherche une théorie d’ensemble qui tient compte non seulement de la logique interne du langage mais d’une logique complexe englobant les rapports entre le langage et le sujet qui s’invente dans le langage, ceux du sujet et de sa relation à la société, et de l’interrelation entre l’histoire et le langage.

Godard, 2001, p. 66

Le virage éthique qu’a pris la traductologie dans les années 1990, qui tient à la dynamique du couple conceptuel décentrement-annexion, aurait dû placer Meschonnic au coeur du discours de l’altérité en traduction, puisqu’il avait déjà avancé ces notions dans ses 36 propositions en 1973. Mais ce sont les références à Berman qui prévalent.

Le contexte de la French Theory

Quant aux traducteurs de Derrida, notamment David Allison, Gayatri Spivak, Alan Bass et Barbara Johnson, qu’est-ce qui les a poussés à s’astreindre à la tâche monstrueuse de traduire les premiers essais du philosophe? Lieu de marquage, l’introduction permet au traducteur de contextualiser l’oeuvre qu’il importe et de justifier sa démarche ainsi que les impératifs qui ont présidé à son travail. L’introduction recèle donc de précieuses indications, à la lumière desquelles l’intérêt de traduire se dessine. Aussi souhaitons-nous ici faire un détour par le péritexte des premiers essais de Derrida qui ont été rendus en anglais : Speech and Phenomena, traduit par David Allison (1973); Of Grammatology, traduit par Gayatri Spivak (1976); Writing and Diffference, traduit par Alan Bass (1978) et Dissemination, traduit par Barbara Johnson (1981).

Dans son introduction à sa traduction Speech and Phenomena, laquelle compte 12 pages, Allison vulgarise certains concepts, telles « différance », « déconstruction » et « clôture ». Il établit des renvois vers d’autres textes pour le lecteur curieux d’en apprendre sur Husserl et l’ontothéologie, par exemple. Par ailleurs, il expose sa démarche traductive, marquée, signale-t-il, par le dilemme « transposer ou transformer? ». Il affirme qu’il est intervenu dans la complexité et la longueur des phrases et qu’il a évité le lexique dérivé du latin, hormis quelques exceptions, comme « altérité », terme qu’il a rendu par « otherness » et « alterity ». Il précise avoir inscrit des notes de bas de page pour expliquer les néologismes de Derrida et la source de certains termes que Derrida a traduits de l’allemand.

La préface de Gayatri Spivak à sa traduction Of Grammatology, parue en 1976, se démarque par ses allures de dissertation en six parties et sa longueur : 81 pages! Ce texte très dense ne comporte aucun intertitre ni hiérarchisation typographique dans la présentation des idées. La traductrice établit des liens de filiation entre Nietzsche, Hegel, Heidegger et Derrida. L’usage pléthorique de sigles[6] qu’aucune table d’équivalence ne vient expliciter en guise de renvois à l’intertexte philosophique tranche avec la stratégie de vulgarisation que les autres traducteurs de Derrida ont adoptée : non-initiés s’abstenir.

Dans un texte liminaire de 12 pages, Alan Bass introduit les essais regroupés sous le titre Writing and Diffference avec l’aplomb et la vue globale du spécialiste. Ne suivant pas l’ordre dans lequel Derrida a placé ses essais, Bass ordonne ceux-ci en vue d’en faciliter la lecture à celui qui s’approche de l’oeuvre avec la seule certitude que Derrida est difficile à lire (Derrida, 1978, p. xii). Le traducteur philosophe en arrive à douter de la possibilité de lire Derrida dans une langue autre que le français, ce qui l’amène à présenter les moyens qu’il a pris pour accroître la lisibilité des essais en anglais. Ainsi, il signale certains renvois que Derrida fait implicitement à ses propres textes, réaménage la syntaxe de phrases fleuves, annote le jeu étymologique des mots et se plie aux contraintes de la langue anglaise au lieu de lui faire prendre des plis inusités (1978, p. xv). En introduction, le traducteur présente certains termes de l’appareil philosophique allemand des 3 H : Heidegger, Husserl et Hegel.

L’introduction à l’essai Dissemination, traduit par Barbara Johnson, compte 27 pages et se démarque par l’effort de vulgarisation de la traductrice. Dans l’étude du livre en tant qu’objet de consommation intellectuelle, il n’est pas banal de mentionner, quant à l’exemplaire que nous avons emprunté à la bibliothèque de notre université, les nombreux soulignements des étudiants dans l’introduction, par rapport aux rares marques dans le corps même de l’essai de Derrida. En fait, la traductrice vulgarise le propos de Derrida avec une telle clarté que d’aucuns se seraient peut-être passés de lire l’essai lui-même. Son sens de la synthèse rend son texte autonome, tel qu’en témoigne la phrase qui suit : « The deconstruction of a text does not proceed by random doubt or generalized skepticism, but by the careful teasing out of warring forces of signification within the text itself » (Derrida, 1981, p. xiv). Johnson fait un premier découpage conceptuel en organisant son introduction en six sous-sections : I. A Critique of Western Metaphysics; II. Supplementary Reading; III. Deconstruction; IV. Derrida’s Styles; V. Translation et VI. Dissemination/Nonbinary Logic. Elle s’attache également à exposer, quoique très brièvement, la poétique de Derrida, notamment les allusions, la polysémie homophonique (sens blanc, sans blanc, semblant) et la syntaxe. Elle prévient son lecteur des difficultés qui l’attendent : « Derrida’s grammar is often “unspeakable i.e. it conforms to the laws of writing but not necessarily to the cadences of speech. Ambiguity is rampant. Parentheses go on for pages. » (Derrida, 1981, p. xvi) Avec un soin pédagogique remarquable, la traductrice porte à l’attention du lecteur les concepts-clés de la pensée derridienne.

Lorsqu’elle rend compte de sa stratégie de traduction, Johnson résume bien les enjeux de traduire un auteur aussi sensible au jeu de la lettre et aux écarts de l’usage courant. Aussi dit-elle s’être attachée à traduire autant ce que les mots font que ce qu’ils disent en recourant au latin, aux néologismes, au slang américain. Son objectif : « [...] to align my English with Derrida’s disseminative infidelity to French rather than reduce his French to the statement of a thought about dissemination » (ibid., 1981, p. xviii). La présentation clef en main du dispositif conceptuel derridien porte à croire que la traduction était destinée aux étudiants. La traductrice a mis en italique les concepts à retenir et a aménagé de nombreuses notes de bas de page, où sont livrés des compléments d’information très pratiques, tels que des définitions ponctuelles (des termes « logocentric », « sublation », « differance », par exemple), des précisions encyclopédiques (par exemple, le Wunderblock de Freud désigne l’appareil psychique) et des explicitations sur la déstabilisation de la logique binaire traditionnelle dans l’écriture de Derrida (ibid., 1981, p. 25).

Un motif récurrent parcourt le discours de trois des quatre traducteurs-chercheurs : rendre accessible la pensée de Derrida. En vulgarisant les textes, les traducteurs outillent le lecteur et, de fait, deviennent de précieux intermédiaires à la compréhension. En fait, plus les traducteurs insistent sur la difficulté de lire Derrida, plus leur travail de médiation semble indispensable. Les opérations d’explicitation et de mise en relief des concepts clés, même par un recours typographique comme dans l’introduction de Johnson, effectuent un marquage, en ce sens que les traducteurs attirent l’attention du lecteur sur ce qu’il doit avoir retenu des textes. C’est ce qui nous amène à inscrire l’importation des textes de Derrida dans l’intérêt d’une discipline en pleine activité de consolidation, laquelle s’est effectuée par les départements d’études françaises d’universités américaines.

Les découvreurs de la French Theory ont mis en place une structure éditoriale dans les années 1970, créant des revues qui allaient servir à diffuser les textes programmatiques de la théorie. Les Universités Cornell et du Wisconsin fondent Diacritics et SubStance, respectivement, en 1971 et la University of Chicago lance Critical Inquiry en 1974. Stanley Aronowitz et Fredric Jameson créent Social Text en 1979 sous l’enseigne de la Duke University. En 1973, Sylvère Lotringer et Jim Fleming fondent la revue Semiotext(e) et ses collections diverses, « Double Agents », « Foreign Agents », « The Journal », « Native Agents », dans lesquelles paraissent en traduction les textes de Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Michel Foucault et Jean-François Lyotard. Ont suivi la traduction de livres complets assortis d’une introduction explicative ou justificative et la publication de commentaires autorisés, tel le Foucault Reader de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow. À la fin des années 1980, la plupart des livres des théoriciens français étaient traduits et leurs travaux plus courts figuraient dans des anthologies. L’espace aménagé par l’introduction de la French Theory a continué de prendre de l’expansion au gré de publications et de l’intégration progressive des textes aux programmes d’études françaises, puis aux listes de lecture des départements d’anglais (Cusset, 2003, p. 87).

Habilement, l’importation américaine de la French Theory s’est opérée de façon à réunir des penseurs a priori disparates pour constituer un « composite intellectuel » (Cusset, 2003, p. 102). La mise en marché d’auteurs hétéroclites dans des anthologies ou dans une même collection a eu pour effet de créer un espace intertextuel assez cohésif et, à la limite, cohérent. La cohésion de la French Theory résulte de deux opérations : un désancrage des textes de leur contexte de production initial et une introduction stratégique dans le champ d’accueil, pour reprendre les principes d’économie intellectuelle de Bourdieu. Entre autres moyens empruntés à cette fin, les éditeurs ont mis en dialogue des auteurs aux points de vue divergents. Un exemple éloquent de ce type de manipulation est un numéro de Semiotext(e) paru en 1987, dans lequel Sylvère Lotringer publie sous la même couverture la traduction de l’essai « Forget Foucault », écrit par Baudrillard en 1976, ainsi qu’une entrevue intitulée « Forget Baudrillard », où Lotringer demande à Baudrillard d’expliquer son parcours théorique. La proximité des noms finit par gommer la promiscuité des idées, et ce, davantage lorsque les auteurs sont rassemblés dans une anthologie sous la cohérence d’un thème commun.

Il faut souligner, quant à la cohérence de la French Theory, qu’elle a été produite par la littérarisation des textes et leur structuration en une métathéorie de la méfiance. Les concepts philosophiques de Derrida et de Deleuze ou les points de vue sociologique chez Baudrillard et archéologique chez Foucault ont été appliqués à l’interprétation de textes littéraires. Bien au-delà de toute intention hégémonique chez ces penseurs, un véritable régime idéologique s’est implanté dans les sciences humaines. Le grand constat qui a catalysé un mouvement théorique d’abord chez les littéraires, et a fini par gagner d’autres disciplines, peut se résumer à l’idée selon laquelle la langue sert à fabriquer la réalité davantage qu’elle ne sert à représenter le réel. Conséquemment, les concepts de présence, d’origine, de progrès, de cohérence du sujet pensant et de l’objectivité du savoir sont mis en doute. Naît tout un mouvement de relecture critique de textes de philosophie, d’histoire, d’anthropologie et de sociologie. Les disciplines procèdent à la révision de leur tradition théorique, mettant en cause leurs schèmes de pensée, leurs catégories, leurs valeurs et tout objet traditionnellement tenu pour évident, logique ou naturel.

Ne passons pas sous silence le gain substantiel d’autorité que les études littéraires ont réalisé en se positionnant en discipline maîtresse des sciences humaines. Dans son chapitre « Littérature et théorie », l’auteur-phare du parcours de la French Theory file à dessein la métaphore de cette prise de position :

C’est en brandissant quelques concepts opératoires et quelques noms d’auteurs nouvellement traduits que le champ littéraire va sortir vainqueur d’un tel conflit [avec d’autres disciplines concurrentielles et l’exode des étudiants vers les sciences et les affaires au milieu des années 1970]. Son arme : le relativisme narratif (plus que normatif) qui permet de relire les discours philosophique, romanesque, sociologique ou historique comme autant de récits, enchâssés dans une vaste structure narrative. Sa tactique : l’usage d’un tel soupçon pour modifier la cartographie des savoirs, étendre son pouvoir disciplinaire à des champs contigus […]. Trois phénomènes ont eu lieu qui assurèrent cette victoire : une interprétation littéraire des textes français, une offensive institutionnelle pour imposer ce discours neuf et, facteur clé, l’extension du nouveau paradigme narratif à des sous-champs plus ou moins rattachés au champ littéraire […].[7]

Cusset, 2003, p. 88

Les textes de Meschonnic n’ont pas retenu l’attention des découvreurs de la French Theory parce qu’ils ne cadraient pas avec leur intérêt à doter la critique littéraire d’un outil critique puissant comme l’était la déconstruction, Meschonnic lui-même l’affirmera en 1988, dans l’entrevue avec Gabriella Bedetti. Lorsqu’elle lui demande son avis sur la réception de ses travaux en France et ailleurs depuis 1970, Meschonnic répond que la réception est toujours fonction du degré d’accord ou de dissension des travaux avec les tendances dominantes. À ce chapitre, Bedetti souligne la propension des sciences humaines américaines à politiser leur objet (1988, p. 104) dans les années 1980. Sur le plan littéraire effectivement, la déconstruction s’est attachée à révéler les failles, les paradoxes, les contresens et le foisonnement sémantique des textes; dans son projet politique, elle a travaillé à ruiner l’unité illusoire d’une langue ou d’une culture et a installé la pensée dans une dynamique de méfiance à l’égard de l’ordre établi. Aussi nombreux soient-ils, les facteurs institutionnels qui ont influé sur la décision de traduire Derrida ne nous retiendront pas plus longtemps, et nous nous concentrerons sur l’intérêt que présentent les textes de Meschonnic et de Derrida en tant qu’objets discursifs.

L’intérêt du texte

Il se trouve une observation précieuse faite par Bedetti, toujours dans son entrevue avec Meschonnic. Celle-ci lui demande si la rigueur avec laquelle il définit les termes de ses arguments, sa systématicité et sa prise de position n’auraient pas été perçues comme un résidu d’académisme et joué contre lui (Bedetti, 1998, p. 104). Meschonnic oppose une fin de non-recevoir à ce lien de causalité entre rigueur théorique et marginalité. Le présupposé dont participe l’hypothèse de Bedetti témoigne en lui-même de certains critères de réception, ou plutôt de sélection, des textes théoriques. Pour le dire autrement, dans le contexte comparatiste qui nous occupe, les essais de Meschonnic ne présentaient pas le potentiel interprétatif qui a valu aux textes de Derrida d’être importés dans l’espace intellectuel américain. Et nous posons cette hypothèse en citant de nouveau Bourdieu, qui n’hésite pas à imputer la circulation des idées à leur ductilité et à leur potentiel de domestication :

Très souvent, avec les auteurs étrangers, ce n’est pas ce qu’ils disent qui compte, mais ce qu’on peut leur faire dire. C’est pourquoi certains auteurs particulièrement élastiques circulent très bien. Les grandes prophéties sont polysémiques. C’est une de leurs vertus et c’est pour cela qu’elles traversent les lieux, les moments, les âges, les générations, etc. Donc, les penseurs à grande élasticité sont pain bénit, si je peux dire, pour une interprétation annexionniste et pour les usages stratégiques.

2002, p. 5

La « déconstruction » de Derrida, le « désir » de Deleuze, le « métarécit » de Lyotard et l’« archéologie » de Foucault ont été autant de thèmes porteurs assortis de concepts charismatiques que les critiques littéraires américains ont utilisés pour aménager leur aire de recherche. Mais dans le cas plus particulier de Derrida, c’est un jeu de déstabilisation qui caractérisait la facture même de ses textes. Aussi ardue la lecture des écrits de déconstruction fût-elle, la reproduction de ce mode d’écriture n’en était pas moins captivante. On aimait la déconstruction pour ce qu’on pouvait en faire. Sur le plan rhématique, c’est-à-dire dans le déroulement du discours, « la démarche ludique, la logique de l’injustifiable [et] l’impératif d’originalité » (Cusset, 2003, p. 104) des essais de Derrida ont exercé un puissant effet de séduction sur ses lecteurs. De surcroît, ce mode discursif était facile à imiter et, en ce sens, très gratifiant pour les usagers de la théorie, ainsi portés à la propager. Cela peut certes expliquer la diffusion de celle-ci à l’échelle des sciences humaines dans les universités américaines.

Inventive, mais surtout gratifiante, la déconstruction séduisait ses usagers, qui reprenaient à leur compte les nombreux procédés stylistiques qui parsèment les textes de Derrida : « Everyone involved in French theory and literary criticism learned to some extent its poetics by playing with words, “unpacking” and splicing them with dashes and slashes » (Loselle, 2001, p. 219). Au nombre de ces tours stylistiques, notons le jeu de la polysémantisation par l’ajout ou la modification de signes diacritiques (le trait d’union, l’espace, la majuscule ou les parenthèses). Ainsi, les auteurs ont joué sur les lettres, comme dans le titre de la revue SubStance et dans le terme féministe « herstory », ils ont juxtaposé les mots pour les mettre en valise et ils ont introduit un trait d’union pour disjoindre le préfixe du radical et « dé-tourner » le sens d’un mot ou encore les parenthèses pour créer un mot gigogne, tel que « Le texte r(est)e-tombe » (Derrida, 1974, p. 10). Le phénomène épigonal de la poétique de Derrida dans le milieu des années 1980 aux États-Unis a fédéré un paradigme transdisciplinaire, par lequel la déconstruction s’est institutionnalisée pour devenir déconstructionnisme. De fait, la réception de la French Theory aux États-Unis a été telle qu’elle a fini par se professionnaliser par la voie des Cultural Studies. La création de sous-disciplines universitaires, telles que les Gender Studies, les Post-Marxist Studies, les études postcoloniales et féministes, etc., confirme le degré de fixation disciplinaire, voire d’institutionnalisation de ce que l’histoire des idées nommera après coup le poststructuralisme. Le degré d’ancrage se jaugerait aujourd’hui à l’aune du sociolecte en usage chez les étudiants des Cultural Studies. Sous forme de troncations, de néologismes et d’abréviations ludiques, tout un modus loquendi s’est établi : « de-con », « pomo » et « poco » pour « deconstruction », « postmodernism » et « Postcolonial Studies » et « D&G » pour « Deleuze et Guattari » (et référence ludique à la griffe Dolce et Gabbana).

Résistant aux dérives conceptuelles, les essais de Meschonnic épuisent l’ordre du jour, luttent contre la métaphorisation explicative et montrent l’« assimilation molle » de la pensée (Meschonnic, 2007, p. 83). On ne lui fait pas facilement dire ce que l’on veut. Quiconque a lu Critique du rythme jusqu’à la page 713 nous le concèdera d’emblée. Ce ne sera que dans ses essais ultérieurs en fait que le penseur trouvera son langage. Se pourrait-il que sa réflexion intransigeante n’ait pas laissé entrevoir les possibilités rhétoriques et conceptuelles de l’indéterminisme des thèses derridiennes? Se pourrait-il que les textes de Meschonnic n’aient pas présenté le même intérêt, dans le sens, cette fois-ci, d’une valeur d’usage? Sa critique coriace de Heidegger à contre-courant institutionnel aura participé à le rendre impopulaire. De plus, les bases conceptuelles qu’il a jetées dès ses premiers essais – la poétique de Roman Jakobson, la signifiance d’Émile Benveniste et la valeur de Saussure – ne présentaient certes pas le potentiel de créativité des concepts de différance et de logocentrisme que le déconstructionnisme a capitalisés à partir des écrits de Derrida. Pas très porteuse non plus la différenciation pointue et systématique des termes « langue » et « langage », sur laquelle repose toute la critique du schéma structuraliste du signe que Meschonnic a échafaudée depuis 1970. En anglais, au demeurant, l’effet de levier est ruiné par une lacune lexicale, et ces deux termes sont uniment rendus par « language[8] ». Loin de l’indéterminisme dans sa manière de travailler les concepts, Meschonnic construit une réflexion cumulative et cohérente sur le langage, qui s’enchaîne d’un essai à l’autre depuis Pour la poétique.

Essentiellement, il faut travailler en précision, dit Meschonnic. « On s’imagine souvent que le progrès de la linguistique sortira de théories nouvelles. Ce qui en réalité est essentiel, c’est de réaliser un progrès de plus dans la précision des observations » (Meschonnic et Dessons, 2005, p. 1). Dans le fondement de la poétique, Meschonnic s’appliquera sans relâche à penser la spécificité des textes. La poétique est la recherche des raisons de l’originalité dans une oeuvre et des principes unificateurs d’un langage, d’une écriture. Or, cette démarche se trouve aux antipodes de l’approche déconstructionniste, qui prend le texte comme prétexte à penser. Déconstruire pour Derrida c’était dévoiler, à partir de textes fondateurs, les inconséquences et les contresens des concepts philosophiques de la pensée traditionnelle. Meschonnic/Derrida : voilà deux épistémologies, dont la deuxième aura permis aux études littéraires d’étendre leur champ de compétence toujours plus loin. On en viendra à poser la déconstruction de Derrida comme une métacritique (Cohen, 2001) et ce, contre le principe de décentrement à la base même de la réflexion de Derrida. Lotringer résume bien le mouvement contradictoire entre le décentrement théorique et la centralisation disciplinaire : « Derrida’s brilliant textual strategies fed right into literary studies, and it is there that they remained for the most part: in the margins of the text, at the center of academe » (Lotringer, 2001, p. 131).

C’est précisément contre la mise en marge du texte que Meschonnic s’escrime, contre la marginalisation du texte pris comme prétexte du philosophe : « Je m’arrêterai seulement sur une phrase de Derrida que je ne lui pardonne pas, il dit : “un poème est philosophème”, c’est-à-dire un poème est un morceau de la philosophie » (Meschonnic, 2008)! L’importation des essais fondateurs de Derrida vers les États-Unis vient à peine de commencer dans les années 1970 lorsque Meschonnic publie Le signe et le poème, essai dans lequel il consacre une centaine de pages à l’écriture de Derrida. Il s’attache à mettre en lumière la tautologie profonde du discours du philosophe, dont le ton « fait sa propre démonstration par le seul fait de dire, et dont l’avancée implique l’adhésion » (Meschonnic, 1975, p. 403). Certains ont reproché à Derrida l’indéterminisme interprétatif, voire l’hermétisme, créé par le recours répété de divers procédés rhétoriques, tels que l’antimétabole, l’oxymore, le paradoxe, l’investissement théorique de termes courants (« la trace », « le supplément », « la dissémination ») et la conciliation des contraires (Vandendorpe, 1999). Meschonnic avait cerné le succès de « l’effet Derrida » (Meschonnic, 1975, p. 492), dans le double sens de la séduction de son écriture et de l’engouement des usagers pour la pratique de la déconstruction. Presque 25 années plus tard, il n’est pas moins cinglant à l’égard des disciples déconstructionnistes, ces « quelques attardés qui croient différer le sens, mais diffèrent la poétique » (Meschonnic, 1999, p. 84). Nous suggérons que la critique de Meschonnic à l’égard du déconstructionnisme et de Derrida serait à considérer au nombre des obstacles à l’importation américaine de ses travaux. Si tant est que la réception soit toujours fonction du degré d’accord ou de dissension des travaux avec les tendances dominantes, il est légitime de croire que le paradigme déconstructionniste fortement institutionnalisé aurait exclu de son ordre conceptuel les essais de Meschonnic.

Conclusion

Il n’y a pas tant à conclure du constat de non-traduction de Meschonnic – sans doute paradoxal dans son long détour par Berman et Derrida –, sinon que toute parole est entendue dans l’histoire d’une écoute, donc forte d’une certaine acuité, mais surtout faible d’une certaine surdité. Dans une géopolitique de la traduction, où la circulation des idées est tributaire des intérêts locaux, les limites infranchissables sont celles que l’on ne voit pas; même entre deux langues-cultures occidentales, les rencontres ne sont pas courues d’avance. À l’heure où les études littéraires, la littérature comparée et la traductologie ont commencé à délaisser un cadre d’analyse qu’elles estiment trop eurocentrique et se tournent vers un paradigme transnational, Meschonnic manquera-t-il encore une fois d’attrait? Nous n’en croyons rien. Le frémissement que Meschonnic avait prédit chez la génération des jeunes chercheurs des années 1980 est aujourd’hui en pleine ébullition. Cette dynamique se traduit par des colloques en France et ailleurs autour de l’oeuvre de Meschonnic, des traductions aux quatre coins du monde[9] et un discours foisonnant dans la blogosphère, nouveau mode de collectivisation du savoir.