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Introduction

La thématique de « La traduction à l’épreuve de l’écriture » nous fournit l’occasion d’examiner à nouveau l’ouvrage Ap. J.-C. de Vassilis Alexakis, auteur grec francophone contemporain, qui présente un cas exemplaire[1] d’autotraduction. Il nous servira de prisme pour essayer de comprendre, à la faveur du récit qu’en propose l’auteur, les problèmes qui se posent à l’écrivain en situation d’autotraduction ainsi que les pistes de réflexion dégagées par l’auteur concernant sa propre pratique traduisante.

Aborder l’oeuvre d’Alexakis sous l’angle de ce que l’on appelle l’autotraduction ne constitue pas en soi une nouveauté. Car il s’agit d’un retour vers le français puisque le roman Ap. J.-C. a fait l’objet d’une première écriture en grec et d’une autotraduction vers la langue française. Quels sont les choix opérationnels effectués par l’auteur pour camper un contexte aussi éloigné que le mont Athos, autrement dit la Sainte Montagne, dans Ap. J.-C., et rejoindre des imaginaires si différents? Nous dresserons d’abord un bref aperçu de la trajectoire de Vassilis Alexakis en tant qu’écrivain et autotraducteur tout en abordant la question complexe de l’autotraduction et en soulevant les problèmes sociolinguistiques et culturels qui résultent du passage d’une langue à l’autre. Nous procéderons ensuite à un survol des personnages et de la thématique de l’ouvrage pour nous intéresser dans une autre partie aux problèmes éventuels du lectorat francophone. Cette étude repose principalement sur la comparaison des deux versions, grecque et française, de l’ouvrage Ap. J.-C, nous habilitant à analyser les processus mobilisés par Alexakis pour faire passer tant d’éléments subtils vers un lecteur qui n’est pas forcément grec et les lui faire comprendre. S’il y avait un intermédiaire, c’est-à-dire un traducteur en langue française, y aurait-il des différences dans le texte? Ces différences rendraient-elles certains détails du contexte plus clairs pour le lecteur francophone? Quelle tâche paraît plus difficile? Celle d’Alexakis ou celle du traducteur, et pour quelles raisons?

1. Ap. J.-C. : Bref résumé de l’ouvrage

Le héros du roman, étudiant en philosophie de vingt-quatre ans, est chargé par sa vieille logeuse homériquement appelée Nausicaa[2] de se renseigner sur l’histoire du mont Athos. Fille d’armateur et âgée de quatre-vingt-neuf ans, Nausicaa demande à son locataire d’enquêter sur les moines qui y vivent. La famille du narrateur et celle de sa logeuse ont un autre point commun, celui du frère perdu. Cherche-t-elle son frère, disparu comme celui du narrateur? Veut-elle leur léguer sa fortune? Remonte-t-elle le temps tandis que le narrateur vieillit sans qu’ils ne puissent jamais se croiser au même âge? De ce moment jusqu’à la fin de l’histoire, nous accompagnons pas à pas le héros dans ses démarches, ses rencontres, ses surprises, ses engouements et ses répulsions. Les recherches du héros l’amènent à s’interroger sur les étapes de la christianisation de la Grèce – le passage du polythéisme au monothéisme – et sur l’histoire de l’implantation monastique sur le mont Athos, ses arrangements avec le passé et avec la modernité, les réseaux insoupçonnables qui protègent leurs privilèges, tant politiques qu’économiques.

Force est de constater que la plupart des romans d’Alexakis sont centrés sur la question de la langue, de l’identité, des mots et de l’exil. De Paris-Athènes en passant par Les mots étrangers, La langue maternelle, Je t’oublierai tous les jours, jusqu’à son dernier roman, Le premier mot, Alexakis n’a cessé de se questionner sur la langue maternelle et la langue française qui a été la première dans laquelle il ait écrit : 

Je n’ai pour ma part aucune excuse d’écrire en français : je viens d’un pays non francophone, ma langue maternelle n’est pas uniquement une langue orale, je n’ai pas rompu mes liens avec elle, enfin, il y a bien longtemps que la Grèce s’est débarrassée des colonels.

Harang, 1999

L’une des originalités du roman consiste en sa thématique. Non seulement parce que c’est la première fois que l’auteur choisit de nous parler de ses convictions religieuses, mais aussi parce que, pour la première fois, il arrive à se débarrasser des préoccupations linguistiques qui semblaient hanter son esprit jusqu’ici. L’auteur semble ne plus éprouver le besoin de se justifier au sujet de son bilinguisme qui, lors de la composition d’une oeuvre littéraire et selon les circonstances, de privilège devient fardeau et vice versa. Un renouveau thématique s’ouvre où la page de l’exil, vécue, écrite, réécrite, remaniée et revisitée est tournée, et on se renseigne, en tant que lecteurs francophones, sur l’orthodoxie, les relations qu’elle entretient avec les autres religions, sa haine de la mythologie, le mont Athos, ses moeurs.

On retrouve cependant, dans Ap. J.-C., cette sensation, propre à la plupart des romans d’Alexakis, d’être devant le journal intime du narrateur : on devient une sorte de confident, comme si l’on était convié à partager ses secrets afin de l’accompagner dans son voyage/aventure plein(e) de découvertes.

Or, si on l’analyse, une autre ère s’annonce pour Alexakis et ses lecteurs. Il crée pour son roman un personnage qui n’est guère tourmenté par son exil ou par un bilinguisme difficilement vécu. Dès le début de l’ouvrage, Alexakis emploie un ton humoristique pour raconter une histoire érudite sans en avoir l’air, car les personnages restent accessibles et ancrés dans la réalité. En outre, sur le plan romanesque, le jeu du récit jongle entre présent et passé, permettant ainsi à Alexakis de passer des dialogues aux discours indirects et par là au récit :

Le fait que le mont Athos se réclame de l’Empire byzantin le place hors du temps, dans une certaine immobilité. En apparence, car la plupart des moines ont des téléphones portables, Internet, jouent à la bourse de New York, etc. On est dans le mensonge et une fausse perception du temps, ce qui se retrouve également chez mes personnages. C’est le cas de Nausicaa qui est très vieille et qui, malgré tout, est associée au portrait dans lequel elle n’a que 20 ans. Ce portrait reste aussi présent que la vieille dame. Et c’est finalement ce jeu qui donnera la fin du livre. C’est également le cas pour le narrateur qui a 24 ans au début du livre mais qui progressivement se fatigue et oublie des choses. Il apparaît plus vieux que son âge. Ainsi, le temps nous trompe en n’étant qu’une apparence et permet d’imaginer certaines scènes.

cité dans Yadan et al., 2007

La manière dont l’auteur fait le portrait de Nausicaa, sa logeuse, remplit le lecteur de bons sentiments envers la vieille dame. En effet, il prend bien soin de faire partager ses propres sentiments pour elle, et en même temps, il nous apprend qu’il n’aurait jamais entamé une recherche sur le mont Athos si elle ne lui avait pas demandé ce grand service. Il rend ainsi clair, dès le début du roman, qu’il prend ses distances vis-à-vis de la religion chrétienne, quoique ce soit elle, de par le titre, qui constitue le thème principal de l’oeuvre. Si cela peut être considéré comme une contradiction, on réalisera qu’il y en a de nombreuses autres qui ne tardent pas à émerger au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture de l’ouvrage : au sein même de l’église orthodoxe, nous avons, d’une part, le mont Athos, d’autre part, l’île de Tinos. Péninsule située dans l’État grec, le mont Athos reste cependant une théocratie, dépendant du Patriarcat oecuménique de Constantinople. Surnommé « le jardin de la Vierge », Athos est exclusivement réservé aux hommes adultes. Au contraire, l’île de Tinos, « lieu éminemment saint » (Ap. J.-C., 2007, p. 14), d’où vient aussi bien la famille du narrateur que celle de sa logeuse, est surnommée « l’île de la Vierge », et est connue en Grèce notamment pour son pèlerinage marial. Cette île n’est donc pas significative du seul fait qu’elle constitue le lieu d’origine des personnages centraux du roman, mais aussi grâce aux similitudes et différences qu’elle comporte par rapport au mont Athos. C’est là où habitent encore les parents du narrateur, dont la mère est une femme croyante et pratiquante, à l’opposé de son père, plombier et présocratique. C’est d’ailleurs dans un cadre d’oppositions et de contrastes que se déroule la totalité de l’histoire.

Le père de Nausicaa était armateur, et suite à la disparition de son frère, elle seule a hérité de sa fortune. Le narrateur lui témoigne respect et admiration. Il décrit minutieusement tant ses qualités physiques que morales, mais aussi ses habitudes, sa maison et sa femme de ménage, de même que Tania, Yanna, Paulina et Myrto sur lesquelles il fantasme. C’est ainsi que nous assistons à un glissement constant du psychique, du spirituel et du philosophique, au charnel et au matériel, paramètres qui tissent la réalité humaine.

Sa manière de progresser est pleine d’humour, mêlant de façon pittoresque l’érudition et les croyances populaires, ses rêves de la nuit d’avant et ses fantasmes, des souvenirs d’enfance et des élucubrations universitaires, mais aussi ses relations avec les femmes, ses confidences à sa mère, enfin, l’affirmation de ses propres positions au fur et à mesure de ses prises de conscience. Parallèlement à tout cela, s’entrelacent continuellement les événements de la vie quotidienne, la description de l’université où le narrateur suit des cours d’histoire et de philosophie, les allusions à ses professeurs, camarades, amis et amours, mais aussi l’émergence des grands sujets d’actualité, comme le bombardement en Irak, la fondation en Grèce des universités privées, les jeux olympiques, qui tous attribuent à l’histoire des repères chronologiques, rendent la narration plus vive et renforcent, chez le lecteur, l’impression de la lecture à la dérobée d’un journal intime. L’auteur ne manque pas de faire allusion à des scènes et événements caractéristiques de la Grèce contemporaine, comme par exemple la pénétration des partis politiques dans les facultés, pénétration dont le degré se révèle notamment lors du déroulement des élections universitaires :

Sur les murs, autour de nous, étaient encore placardées les affiches des élections universitaires qui venaient d’être remportées par les étudiants affiliés au parti de droite, la Nouvelle Démocratie. Leur slogan, Nous pensons librement, était illustré par la photo d’un dauphin. Le Parti communiste grec avait emprunté une image à Astérix qui montrait les Gaulois donnant l’assaut aux Romains. Quant aux gauchistes, ils avaient composé un collage intitulé Renversons les équilibres et représentant un éléphant qui, assis à l’extrémité d’un banc, propulsait dans les airs la dame placée à l’autre bout […]. J’ai aussi repéré deux affichettes qui proposaient à des prix avantageux des excursions à Mykonos et à Santorin.

ibid., p. 33

Alexakis n’hésite pas à rentrer dans la communauté monastique et à nous en révéler la hiérarchie, les règles qui la régissent, son fonctionnement : « Les sociétés fermées ont des secrets. J’aimerais que vous les déceliez aussi. Quel genre de personnages les moines athonites sont-ils donc, d’où sortent-ils, quelles sont leurs ressources? » (ibid., p. 15). Les ecclésiastiques de la Sainte Montagne sont appelés athonites ou hagiorites. Saviez-vous que cette péninsule de la Grèce – territoire de l’Union Européenne donc – est interdite aux femmes et aux jeunes enfants?

Je trouve complètement injuste que les femmes soient exclues de l’Athos, a remarqué Sophia. La règle de l’abaton n’est-elle pas en contradiction avec le principe de l’égalité des sexes? Le Parlement a voté par deux fois en faveur de l’abrogation de cette règle, nous a informés Sophia. L’État grec continue pourtant d’appliquer une loi de 1953 qui caractérise sa violation comme un délit puni d’une peine d’emprisonnement.

ibid., p. 69

C’est la loi de l’abaton, instaurée par les moines orthodoxes qui se sont installés depuis le Xe siècle après J.-C. sur la Sainte Montagne. C’est d’ailleurs de là que vient le titre de l’ouvrage, Ap. J.-C., parce qu’il y a eu un « Avant » – cet « Avant » que les moines n’ont cessé de nier – et parce qu’il y aura fatalement un « Après ». La citation suivante en témoigne : « “La Grèce est deux pays”, ai-je conclu en m’approchant du vendeur de petits pains ronds qui avait installé son étal au bord de la place du Soldat-Inconnu » (ibid., pp. 93-94). à la question « Qu’espérez-vous pour la Grèce? », Alexakis répond :

Qu’elle retrouve la mémoire en reprenant contact avec les philosophes d’antan. Ils ont beaucoup d’humour et donnent de merveilleux conseils. Ils sont de bien meilleure compagnie que tous les saints de l’église. Ils sont au moins plus drôles. Par exemple, si l’on demande à un présocratique quand il faut être amoureux, il répond : « Quand on veut être malheureux ».

Yadan et al., 2007

Alexakis oppose dans ce roman la théologie qui, selon lui, a « des réponses à tout » à la philosophie qui est « un questionnement permanent ». Si les allusions à la philosophie sont nombreuses et s’étendent de l’Antiquité grecque à Axelos et à Castoriadis, l’allusion à la littérature est significative : « Le roman historique ne me paraît acceptable que lorsqu’il ne prétend pas à l’érudition ». C’est peut-être ce à quoi pense Alexakis « quand il met l’histoire au service du roman, comme le fait si bien Alexandre Dumas. Je me suis soudain demandé si l’auteur des Trois mousquetaires a donné le nom d’Athos à l’un de ses personnages en songeant à notre péninsule » (Alexakis, 2007, p. 128).

2. Entre deux langues. Entre autotraduction et réécriture

Le meilleur traducteur est quelqu’un qui a consciemment appris à parler couramment une seconde langue. Quand on est bilingue, on ne voit pas les difficultés, la frontière entre les deux langues n’est pas assez nette dans l’esprit.

Steiner, 1978, p. 178

Alexakis appartient à cette catégorie d’écrivains bilingues qui, loin de s’abandonner à l’impulsion de l’inconscient, réécrivent leurs ouvrages consciemment sans que la réécriture dans la seconde langue soit définitive. Nous tenons à souligner ici que, lorsqu’il s’agit d’un sujet proprement grec, Alexakis s’attache à écrire son ouvrage en grec et ensuite en français. D’où, par ailleurs, l’écriture première en langue grecque comme c’est le cas d’Ap. J.-C. même si la première publication de l’ouvrage fut en français.

Or, lorsque Alexakis s’attache lui-même à traduire sa propre oeuvre, s’agit-il d’un processus qui va dans un seul sens, ou bien cela entraîne-t-il des modifications au texte de départ? « Le changement de langue intervient avant la version définitive dans l’une et l’autre langue », souligne Alexakis. Ses propos en témoignent :

J’écris une première version. Dès que le livre existe, mais qu’il n’est pas encore abouti dans la première langue, je prolonge le travail d’écriture en effectuant une révision de la première version à travers une nouvelle langue. Je récupère alors toutes les améliorations apportées par cette fausse traduction pour corriger la première version. On pourrait dire qu’il n’y a pas de version originale. La version définitive du texte apparaît dans la seconde langue. Il s’établit ainsi avant la publication un dialogue entre les deux langues.

2007, p. 128

C’est dans ce sens qu’Alexakis pratique l’autotraduction. La deuxième version prolonge la première dans une sorte de coexistence de deux langues, devenant ainsi une continuation de l’écrit original qui ne sera complet qu’une fois révisé par l’autotraduction. Cependant, Alexakis, se permettant des écarts quand il s’autotraduit, n’oublie jamais son premier texte de référence. Antoine Berman affirmait à ce propos :

Une traduction ne vise-t-elle pas, non seulement à « rendre » l’original, à en être le « double » (confirmant ainsi sa secondarité), mais à devenir, à être aussi une oeuvre? […] Lorsqu’elle atteint cette double visée, une traduction devient un « nouvel original ».

1995, p. 42

Si les deux textes, français et grec, sont si proches, c’est à cause de la façon dont ils ont été écrits. L’autotraduction oblige Alexakis à voir quelles sont les faiblesses du texte original. Donc, c’est grâce au français qu’il améliore le texte grec, et vice versa. Cette procédure lui permet de réviser et peaufiner sa réécriture. Son écriture consiste à relier, à créer une passerelle, un pont. Faire passer d’une langue dans l’autre, c’est l’acte même de traduire, mais dans le cas d’Alexakis, la traduction le mène plus loin, à une sorte de jeu de langue, de la bi-langue dans le sens où il fait preuve de l’intraduisible. Traditionnellement, la traduction, et d’autant plus l’autotraduction, introduit le rapport entre soi et l’autre, entre le propre et l’étranger. La pratique de l’autotraduction chez Alexakis l’aide à trouver l’équilibre entre les deux cultures et surtout à le sauver de la dissonance :

Le bilinguisme est quelquefois dur à assumer, mais je ne sens pas qu’il m’a appauvri […] Le grec est la langue de ma mère, le français celle de mes enfants. Je ne pense pas qu’il y a lieu de choisir […]. Peut-être ai-je trouvé dans les deux langues un territoire où je me sens moi-même.

Alexakis, 2006, p. 44

Comme chez tout écrivain bilingue, la dualité identitaire et linguistique est au coeur des préoccupations d’Alexakis. Mais pour cet écrivain fervent du multilinguisme et du bon usage des langues, ce clivage binaire a été, au fil des ans, transformé en enrichissement intérieur, en bilinguisme positif, à l’opposé de ce que Todorov proclame dans son ouvrage, L’homme dépaysé, à savoir que « la pluralité des voix aboutit à une schizophrénie, à la scission de personnalité » (Todorov, 1997, p. 44). Les propos d’Alexakis en témoignent :

Oui, déjà des auteurs bilingues, il n’y en a pas beaucoup. Encore moins qui se traduisent eux-mêmes; le seul qui faisait cela à ma connaissance, c’était Beckett. Il y en a d’autres qui sont passés au français mais qui ont renoncé à leur langue maternelle. Il y a des cas et ce sont les plus fréquents, de gens qui renoncent à leur langue maternelle, pour des raisons politiques, historiques ou autres, pour changer définitivement, comme Nabokov, Conrad. La difficulté, c’est de pouvoir garder les deux langues. Ça, je trouve que c’est une richesse extraordinaire.

Marchand, 2002

Au fil du temps, Alexakis a éprouvé, au sein même de son existence, la précarité liée à cet écartèlement entre les deux cultures, l’amenant à travailler sans cesse sur la diversité, les oppositions et les rapprochements de deux langues, français et grec. En réalité, Alexakis a traversé les étapes de déculturation et d’acculturation pour acquérir la transculturation de Todorov où l’acquisition d’un nouveau code linguistique et d’un nouveau code de valeurs sans la perte du premier, lui donne l’opportunité de les mettre en valeur tous les deux. Pour Alexakis, la France représente le quotidien, un sentiment de connu, étant son identité présente et celle de ses enfants. Son identité passée, la grecque, n’est autre que celle de ses parents.

« On sent bien que lorsque l’on ne parle pas une langue, celle-ci meurt, même lorsqu’elle est maternelle », dit Alexakis, qui avait failli oublier sa propre langue maternelle dans les années suivant son établissement à Paris. On dit que l’auteur pratique l’autotraduction afin de combler la distance entre ses deux langues. Dans cet esprit, il avoue qu’il réécrit ses livres en grec pour se réapproprier sa langue maternelle et pour mettre en place des choses confuses dans son esprit. « Apprendre une langue étrangère oblige à s’interroger sur la sienne propre » (Alexakis, 2002, p. 78), affirme-t-il dans Les mots étrangers. Il faut d’ailleurs souligner que les romans Talgo, Contrôle d’identité et Paris-Athènes font l’objet d’une réédition en langue française. Alexakis écrit donc plusieurs versions en deux langues dans le but de « pousser son écriture plus loin à chaque acte de réécriture, continuellement peaufiner le texte d’origine et y refléter son évolution identitaire personnelle » (Halloran, 2008). Ses années d’exil en France l’ont poussé à l’apprentissage de l’altérité, l’ont élargi et confirmé. Si, en France, il a fait des études de troisième cycle, s’est marié et a eu des enfants, Alexakis a aussi découvert la relativité de ses appartenances.

Pour ses romans en grec, car Alexakis veut garder la richesse des deux langues comme il l’avoue dans l’extrait ci-dessus, l’auteur effectue plusieurs séjours en Grèce, comme pour se faire pardonner son absence passée. Au début des années 1980, Alexakis voyage à l’intérieur de sa patrie, la redécouvre, pose des questions, tout en s’interrogeant et en interrogeant ses amis sur l’évolution de sa langue. C’est grâce à cette exploration du pays et de son parler qu’il parvient à trouver une nouvelle affirmation de son identité grecque. En bref, ce recentrement imaginaire d’Alexakis sur la Grèce est le signe, comme le prouve la toute récente thèse de Marianne Halloran (2008), que l’écrivain a réussi à exorciser l’exil : celui de l’éloignement de son ex « il », lié aux coordonnées de la culture qu’il quitte, et celui d’un nouveau « il » qui se construit progressivement par le balbutiement du langage culturel du pays d’accueil. Au bout du compte, Alexakis réussit à avoir un contact permanent avec les deux langues, ce qui ne peut être que profitable pour la littérature :

Je ne suis pas francophone mais hellénophone. Je n’ai que la nationalité grecque et je suis écrivain de langue française et de langue grecque. En 1995, j’ai eu le prix Médicis pour Les mots étrangers et Makine a eu le prix Goncourt pour Le testament français. Deux étrangers qui n’avaient rien à voir avec la colonisation ont attiré l’attention du public. Je pense que ces distinctions ont contribué à faire évoluer les mentalités. L’an dernier il y a eu un palmarès groupé d’écrivains étrangers à l’occasion des prix littéraires. Les étrangers qui utilisent une langue qui n’est pas la leur y introduisent une musique, un ton un peu différent; c’est excellent pour la langue.

Alexakis, 2008

Lorsque l’écrivain décide de devenir lui-même le traducteur de sa propre oeuvre, et procède, de ce fait, à ce que l’on appelle l’autotraduction de son ouvrage, il acquiert un privilège énorme vis-à-vis d’un éventuel traducteur extérieur, puisqu’il se donne la liberté d’un répertoire élargi de choix entre les mots dont le traducteur intermédiaire, même s’il en dispose, hésitera à utiliser, de peur de trop s’éloigner de l’original. Le traducteur est toujours en alerte devant le risque de voir sa traduction se transformer en la création d’une nouvelle oeuvre, sa mission étant de reproduire fidèlement l’original dans une autre langue, et non pas d’en créer une autre à sa place. L’autotraducteur n’est pas confronté à ce risque puisque, dans les deux cas, c’est lui le créateur. Il est, par ailleurs, généralement guidé par un élan intérieur qui lui dicte le mot, et cela, le plus souvent, sans rapport direct avec les normes lexicographiques et les suggestions dictionnairiques. En guise d’exemple, quelques propositions d’autotraduction vont servir d’appui à nos réflexions.

Nous avons choisi de commencer nos tableaux par la traduction française du « mont Athos », non seulement parce que c’est autour de lui que se déroule la totalité de l’histoire, ni parce qu’il apparaît dès la première page du roman et tout au long de celui-ci jusqu’à la fin, mais aussi, et notamment, parce que l’alternance entre les termes « mont Athos » – en grec moderne « το Όρος Άθω » et « Sainte Montagne » – en grec moderne « το Άγιο(v) Όρος » – est si frappante que c’est comme un prélude à ce qui suivra. Déjà, au début du deuxième paragraphe, apparaît la « Sainte Montagne » – dans la version grecque – « le mont Athos » en français, et le troisième paragraphe commence avec « le mont Athos » en grec – « Sainte Montagne » en français :

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Qu’est-ce que c’est que le mont Athos[3]? à quel point de sa lecture le lecteur francophone se rend-il compte que, lorsque l’auteur parle du mont Athos ou de la Sainte Montagne, le référent reste le même? Il est possible que le lecteur ne se rende compte qu’il s’agit d’une seule et même montagne que lorsque l’auteur nous révèle la faveur que Mme Nausicaa Nicolaïdis voulait lui demander. Progressivement, et d’une démarche dont on dirait qu’elle va du général au particulier (Orthodoxie – Byzance – Mont Athos), s’ajoutent des renseignements qui vont aider à une meilleure compréhension du sujet qui préoccupe l’auteur.

Les occurrences tant du « mont Athos » que de la « Sainte Montagne » sont si nombreuses que leurs traductions sont différentes à chaque fois. Alors que le fait de préférer l’un ou l’autre terme ne change en rien le sens de la phrase, on observe qu’Alexakis choisit l’un au détriment de l’autre, qui est cependant plus proche de l’équivalent exact et qui aurait très probablement été préféré par un traducteur extérieur. C’est comme si l’auteur voulait prévenir le lecteur averti que ce genre de changements – écarts d’un texte à l’autre – sera de règle dans son oeuvre. Au fait, Alexakis nous fait des clins d’oeil astucieux pour nous avertir que ce phénomène de traduction d’un mot par un autre qui lui est proche, mais qui n’est pas son équivalent exact, sera réitéré d’une façon continue.

L’écart dans la traduction des exemples suivants permet d’entrevoir la double identité linguistique d’Alexakis :

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Les remarques que ces exemples peuvent susciter sont diverses. Nous distinguons d’emblée une allusion de l’auteur aux idées reçues. Les phrases du cinquième exemple : « […] une Française, nous apprenait les bonnes manières », et « une langue [le français] dépourvue de jurons et de gros mots », sont aussi connotées que l’allusion qui touche aux professeurs de la Sorbonne. Alors que le lecteur français aura plutôt tendance à penser que l’auteur nous parle de sa propre expérience, le lecteur grec se demandera s’il ne s’agit pas ici de l’opinion très répandue en Grèce concernant les professeurs français. Force est de souligner l’emploi du verbe « imaginer » : « J’imagine que tous les professeurs de la Sorbonne ont exactement cet air-là ». Dans le même esprit, une confiture doublement appréciée par un Français acquiert plus de valeur que si elle l’était par un Grec. L’auteur ajoute ainsi des pincées d’humour à ces opinions communément admises en Grèce.

Nous ne pouvons pas ne pas signaler la seule transcription en caractères grecs du « Ça va » du sixième exemple. L’auteur nous fait un clin d’oeil, sachant que même un lecteur non francophone connaît le sens de cette expression française. Les autres mots français restent tels quels dans la version grecque. Le mot « hirondelle » du quatrième exemple, n’étant qu’une marque de vélo, est peu apte à susciter la curiosité du lecteur grec non francophone. L’auteur nous donne cependant la traduction grecque du mot, sans pour autant faire de même pour la phrase entière du septième exemple : « Elle est exceptionnelle », qui peut ne pas être comprise par un hellénophone. Le septième exemple contient le même paradoxe, mais, cette fois-ci, dans la version française. Alors que dans la version grecque, il est parfaitement compréhensible que le narrateur dise qu’il préfère ne pas traduire le juron français, dans la version française, le commentaire : « Je préfère ne pas vous traduire ce que cela signifie », n’a presque aucun sens. Apparemment, l’auteur choisit de rappeler au lecteur francophone qu’il est hellénophone, et vice versa, avec de petites allusions de ce genre.

Les exemples 1 et 3 trahissent de manière différente la double identité de l’auteur. Dans le premier, Alexakis se sert du mot « semestre », plus usuel en grec que l’« année » académique. Ainsi la deuxième et la troisième année sont rendues par « τρίτο και πέμπτο εξάμηνο ». L’exemple 3 est également significatif : alors qu’en France, on considère qu’il est « assez tard dans la soirée » si un cours a lieu « entre dix-huit et vingt heures », en Grèce, un tel commentaire ne serait pas valable, d’où l’omission de cette phrase dans la version grecque.

Dans le prolongement de notre étude, nous nous rangeons à l’avis d’Irina Mavrodin (Constantinescu, 2009, pp. 165-168) qui soutient que dans le cas de l’autotraduction, on glisse souvent dans ce que l’on nomme « infidélité », par un processus – parfois quasiment insaisissable – de réécriture. On observe qu’Alexakis « adapte » ses pensées aux deux langues, et il le fait, d’après ce qu’il dit lui-même, de façon simultanée. La preuve se trouve dans le repérage de passages entiers de la traduction d’une langue à l’autre dont nous ne citerons ici que quelques exemples :

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Nous sommes tentés de procéder à une brève analyse du tableau ci-dessus par une hiérarchisation des écarts, en allant du plus au moins marqué. En lisant la phrase du huitième exemple en entier, nous ne pouvons que nous étonner du changement complet du sens de la seconde phrase. Dans la version française on lit : « Elle n’a vu aucune statue. Elle les a imaginées car elle était étourdie par la tempête », alors que dans la version grecque, on observe que le mot « voyage » est substitué au mot « tempête ». Au troisième exemple, si, en français, il a simplement « croisé » un vieillard, en grec il est allé beaucoup plus loin que cela, en « nouant une amitié » avec ce même vieillard. Au quatrième exemple, le chauffeur du taxi qui le ramène chez lui explique au narrateur qu’il « connaissait » le titre d’un des livres que le narrateur s’était procurés, alors que dans la version française le même chauffeur « avait lu » ledit livre. Les « limites de son territoire » du sixième exemple sont devenues, en grec, « limites de sa vie », et la « culture intellectuelle » du premier est rendue par « culture universitaire ». Si le narrateur se rend soudain compte qu’il nous « parle de tout et de rien » (ex. 7), il n’a pas exactement la même impression quand il nous dit en grec « πήρα φόρα » (« prendre son élan », « foncer »), d’autant plus que cette expression grecque comporte en général une connotation de ferveur. C’est l’intensité de l’adverbe qui attire notre attention au deuxième exemple où l’on voit l’adjectif français « terriblement » se substituer à l’adjectif grec « πολύ » (« très »). Le neuvième exemple s’insère dans la phrase suivante : « J’ai brusquement ouvert les yeux en croyant que nous étions arrivés, mais ce n’était pas le cas ». L’auteur rend en grec la dernière proposition de cette phrase par : « nous avions encore un long chemin à faire ».

L’influence de l’autotraduction touche à différents phénomènes linguistiques et, comme on l’observe bien, elle devient sensible lors de la confrontation du texte grec au texte français à travers des exemples précis. Dans le tableau suivant, nous aurons l’occasion de voir de près comment, lors de l’autotraduction, le passage d’une langue à l’autre peut aussi entraîner la transition d’un niveau de langue[4] à un autre :

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La double fonction d’Alexakis, auteur et autotraducteur, lui donne le droit de choisir plus librement les mots et il paraît en profiter pleinement. Elle lui donne aussi le droit de jouer avec les mots ou même de supprimer certains d’entre eux, même s’ils ne sont pas intraduisibles, si bon lui semble[5] :

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Le premier exemple est plus marqué en grec, puisque « δεν αξιώθηκα » renvoie à « ne pas être en position de », « ne pas être capable de », sèmes qui ne sont point percevables dans la version française. Si nous pouvions nous permettre une traduction mot-à-mot du deuxième exemple, nous dirions « elle a jugé inutile de me répondre ». La phrase « Je suis donc descendu par l’escalier » du troisième exemple, aurait aussi bien pu être omise dans la version française que restituée dans la version grecque. Quant au dernier exemple de notre tableau, le narrateur français a l’air d’être plus sûr concernant le nom du présocratique que le narrateur grec qui emploie le verbe « θαρρώ » (« penser », « croire »).

Autotraduction, réécriture, ou, selon les termes mêmes de l’auteur « prolongation du travail d’écriture » dans une autre langue, l’autotraduction repose, dans une certaine mesure, tant sur l’intuition que sur les connaissances acquises qui sont devenues des habitudes langagières. Pour l’auteur, la procédure d’autotraduction constitue une médiation entre les deux langues, grecque et française, mais également entre les deux cultures qui lui sont propres jusqu’à ce jour. écrire dans une langue qui n’est pas la sienne n’est pas seulement une question technique, mais aussi, et notamment, culturelle.

En tant qu’écrivain et autotraducteur, Alexakis est privilégié dans le sens où il est en mesure de connaître de façon approfondie les deux contextes, grec et français, avec leurs secrets et affinités. Plus précisément, à la question « Comment s’est passé le passage de la langue grecque au français », Alexakis répond :

Aussitôt le texte grec achevé, j’ai commencé à le traduire en français oralement à quelqu’un qui le tapait. Ce n’était pas très bon mais le texte commençait à exister en français, et déjà j’avais fait des transformations. Ce texte français, je l’ai repris trois fois. Maintenant je corrige le texte grec en me référant au français, et il n’est pas exclu qu’il y ait une petite amélioration. Les traducteurs voient les faiblesses des textes. Mais les malheureux ne peuvent pas y toucher. Les passages que j’ai le mieux traduits oralement étaient les meilleurs passages du texte grec. La qualité suppose quelque chose de clair et de simple. Ce n’est pas difficile à traduire, c’est difficile à trouver les mots.

Kantcheff, 1995

3. Quels problèmes pour un lectorat français ou francophone?

Le fait que la création romanesque d’Alexakis est accessible à un large public n’exclut pas une autre réalité latente : le lecteur bilingue se trouve privilégié, notamment s’il décide de confronter les deux versions du même roman. Ceci est d’autant plus valable pour le linguiste bilingue qui procèdera par une comparaison minutieuse des deux versions, puisqu’il y trouvera un terrain fertile à ses études, la confrontation d’un mot français ou d’une expression française à son équivalent grec s’avérant d’un intérêt majeur. Comment un écrivain-autotraducteur tel qu’Alexakis permet-il au lecteur français ou francophone d’« entrer » dans son texte, de rendre accessible un tas de renseignements complètement étrangers à la réalité, non seulement française, mais aussi grecque?

Alexakis présente au lecteur le sujet dont il sera question dès la première ligne de son roman : l’église orthodoxe : « Mardi, 7 mars 2006. L’église orthodoxe célèbre aujourd’hui la mémoire de Laurent de Mégare, d’Éphraïm et d’Eugène. Je ne connais aucun des trois » (2007, p. 11).

Dès le premier paragraphe, l’auteur est conscient de la difficulté de la tâche qu’il entreprend, soucieux de rendre claires les notions-clés de son roman et de présenter au lecteur – même le non-initié – l’austère ambiance monastique. Pour traduire la réalité athonite, les rites, les moeurs et les coutumes monastiques, le quotidien et les habitudes des moines, nombre de mots inconnus sont abordés par Alexakis avec simplicité et dans une fiction romanesque qui rend le lexique religieux compréhensible à ses lecteurs grecs et français. Mais comment rendre toutes ces particularités lexicales, comme les noms des ustensiles servant aux rituels et les noms des locaux en français?

Si un lecteur francophone averti peut comprendre des mots tels que « catholicon » (p. 119), « higoumène » (p. 125) et « abaton » (p. 121), ce n’est cependant pas le cas pour tous. Les deux premiers termes sont repérables dans le Trésor de la langue française, mais « abaton » n’apparaît dans aucun dictionnaire français. De même pour une pléiade d’autres mots employés par l’auteur qui, conscient de la difficulté que représentent pour le lecteur les termes inconnus et les notions compliquées, intervient dans son texte afin de supprimer cet obstacle à la compréhension. Ainsi observe-t-on, dans le texte français, le recours aux notes de bas de page : « Zeus se nomme également Dias en grec » (p. 55); « Esphigménou signifie enclavé » (p. 56); « acathiste signifie non assis » (p. 163); « μοναχός » (p. 265), en grec dans le texte français, sa transcription et sa signification en note de bas de page : « Monachos, le moine »; « la catharévoussa » (p. 266) : Alexakis préfère transcrire en caractères français, « langue épurée ».  Il nous donne ainsi en note de bas de page une brève définition du mot « catharévoussa » : « Grec archaïsant, qui fut la langue officielle de l’état jusqu’en 1976 ». Enfin, à la page 345, le narrateur se rend chez Syméon, moine péruvien et poète qui a quitté son pays une quarantaine d’années auparavant. Ce point commun entre la vie du moine et celle de l’auteur et la conversation qui suit, nous donne le droit de nous demander si nous n’entr’apercevons pas l’auteur lui-même. Cette impression naît d’abord de la première question que le narrateur pose au moine :

« Quels sont les plus beaux mots de la langue grecque? », mais aussi, et notamment, de la réponse : « Phos, thalassa et anthropos [en note de bas de page : Lumière, mer et homme] […] j’aime beaucoup votre langue […] Mon lien le plus solide avec la Grèce est cette langue ».

2007, p. 345

Les notes de bas de page auraient pu être beaucoup plus nombreuses. L’auteur arrive cependant à insérer dans le corps du texte, avec la dextérité remarquable qui lui est propre, définitions, traductions et renseignements utiles à la compréhension des notions et des termes nouveaux, sans pour autant fatiguer le lecteur. Ainsi, sa description des « anasthénaridès », ceux qui marchent sur le feu, occupe huit pages dans son roman (pp. 242-250). Alexakis nous donne l’étymologie du mot, le lieu d’origine et les dates de leurs grandes fêtes, nous explique la raison de leur dévotion, nous expose analytiquement leurs coutumes, il nous répète même les paroles des chansons qu’ils chantent. C’est ainsi qu’à la fin de cette longue description, le lecteur, même celui qui n’avait jamais auparavant croisé le mot « anasthénaridès », éprouve une certaine familiarité à l’égard du terme.

De la même manière nous expose-t-il l’hymne acathiste, le poème « probablement le plus fameux de la tradition orthodoxe » (p. 162). Après quatre pages de présentation (pp. 162-167), le lecteur sait pourquoi l’hymne s’appelle acathiste, pour quelle raison il a été composé, par qui, à quelle date, pendant quelle période de l’année il est chanté. Il a même sous les yeux une analyse des principaux vers du poème ainsi que du refrain et des expressions les plus célèbres.

Quand le lecteur arrive vers la fin du livre, il se sent déjà, avec le narrateur, quelque peu initié aux mystères de la langue de l’église orthodoxe. Ce ne doit donc pas être un hasard si l’auteur choisit de nous faire connaître le dialecte athonite dans la dernière partie de son roman. Ainsi rencontrons-nous des mots tels qu’« archontaris », « aphypnistis » et « gyrovague », termes qui s’appliquent à différentes fonctions des moines; mais aussi les « chrysobulles » impériaux, et des phrases entières tirées des Évangiles. Pour qu’un traducteur français puisse comprendre le sens de ces termes, il lui aurait fallu s’engager dans une recherche tant longue que pénible, suivie de la quête d’un équivalent français approprié.

Conclusion

Vassilis Alexakis est parvenu à transformer son expérience de vie dans l’entre-deux-langues en un espace d’exploration, de création et de réécriture. Cette forme de retravail donne naissance à deux ouvrages qui sont à la fois originaux et définitifs. Si un tiers traduisait les ouvrages d’Alexakis, y aurait-il des différences, des écarts par rapport à sa propre réécriture? Comme il l’a déjà fait pour son premier roman Talgo qui fut traduit par sa mère, Alexakis ne se contenterait pas d’une simple traduction littéraire, fidèle au texte. Car pour citer Henri Meschonnic : « Traduire un texte n’est pas traduire de la langue mais traduire un texte dans sa langue, qui est texte par sa langue, la langue étant elle-même par le texte » (1973, pp. 303-457; p. 311).

Et Alexakis l’a bien démontré, il a besoin de vivre dans les deux langues tout en écrivant dans les deux langues.

Comme d’autres écrivains qui partagent cette même pratique, Beckett, Kundera, Nancy Huston et bien d’autres, il s’aventure dans son « ex-il de langue » et nous fait découvrir la problématique des lieux, psychiques ou collectifs, qui cherchent à exister dans et par la langue. Il en est ainsi dans Ap. J.-C. et tout particulièrement dans son dernier roman, Le premier mot. Pour terminer, qu’il s’agisse d’une oeuvre écrite en grec et ensuite reprise en français ou vice versa, Alexakis écrit/crée dans les deux cas. Toute traduction étant par ailleurs un acte d’écriture, Alexakis en particulier souligne : « Nous sommes les enfants d’une langue. C’est une identité que je revendique. J’écris pour convaincre les mots de m’adopter » (1995, p. 371).