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Toute production littéraire d’Ancien Régime repose sur deux piliers : la rhétorique et la poétique. La rhétorique étudie les moyens qui permettent d’aboutir à la fin visée. La poétique s’occupe de la mise en forme du fictionnel. S’il est vrai que le discours romanesque, dont on a souvent enregistré la spectaculaire montée dans le courant du xviiie siècle, participe des deux domaines, il n’en est pas moins vrai qu’il trouvait en la rhétorique un corps de principes confirmé par une tradition séculaire, alors qu’à la fin de ce même siècle, aucune poétique cohérente du nouveau genre n’avait été mise en place, en dépit des tentatives relativement systématiques d’un Lenglet Dufresnoy et d’un Marmontel ou des moins systématiques « Idées sur le roman » du marquis de Sade ou de l’Essai sur les fictions de madame de Staël. La « poétique du roman » se développe dans la marge des textes mêmes, dans leur épitexte : préfaces et avertissements d’une part, et commentaires dans les périodiques plus ou moins spécialisés d’autre part, constituent un corps hétérogène de réflexions dans lequel, rétrospectivement, le théoricien du roman peut reconnaître un certain système. Mais cette « poétique du roman » est aussi l’affaire du roman même qui, par autoréflexion et de façon spéculaire, réfléchit sur son statut fictionnel, sur sa raison d’être, sur ce qui le distingue d’autres discours, par rapport auxquels il se taille un secteur particulier du champ discursif de l’époque. Cette autoréflexivité du roman, qui constitue ce qu’on pourrait appeler une « poétique endogène du roman », en marque aussi, à proprement parler, l’intérêt.

Ce que nous appelons, à l’instar de Charles Grivel[1], l’intérêt romanesque est nécessaire au pacte de lecture. Quels sont les articles de ce contrat ? Il dépend tout d’abord de l’équilibre entre l’immense liberté dont dispose le romancier et les contraintes que lui impose le code discursif adopté : liberté d’inventer et nécessité de circonscrire cette liberté par un ensemble de prémisses qui définissent le discours narratif à un moment donné. Ensuite, l’intérêt romanesque procède de la façon dont le romancier répond à la nécessité d’expliquer la possibilité matérielle et le droit à l’existence du texte : comment l’histoire est-elle devenue le texte que le lecteur tient entre les mains ? Enfin, cet intérêt résulte de la manière dont le texte règle la question de son origine, de sa provenance, de l’« auctorialité » qui l’a inspiré. Ce ne sont pas les seuls articles du contrat de lecture, mais ils sont sans aucun doute parmi les plus intéressants.

Jacques le fataliste se situe à la fin de cette période de gestation d’une poétique endogène du roman. Diderot qui, avec l’Éloge de Richardson, a aussi laissé une importante réflexion « exogène » sur le « genre » du roman, réalise dans son grand roman un exploit autrement profond. Dans Jacques le fataliste convergent trois lignes de pensées sur le roman dont chacune, à la fin de l’Ancien Régime, a sa propre tradition. Trois articles du contrat de lecture. Trois aventures poétiques de Jacques, qui sont autant de manières pour Diderot de penser, par autoréflexion, la poétique du roman et d’en produire l’intérêt.

Première aventure poétique : liberté et nécessité

La première aventure poétique de Jacques le fataliste est d’ordre à la fois thématique et structural. Il concerne le « Grand Rouleau ». Dans le roman comme au théâtre, l’intérêt à produire dépend d’une causalité, motivée par le cadre référentiel où les événements ont lieu. Cet univers d’ensemble existe d’avance et répond au plan ou au dessein d’un « auteur ». Dès qu’il s’agit de produire l’intérêt, tout événement doit être motivé par une cause ou une raison d’être. Mais, en même temps, l’art du roman et l’art du dramaturge consistent à cacher cette causalité « régressive[2] », cette « détermination rétrograde[3] ». Diderot et le narrateur, son porte-parole, ne disent pas autre chose :

Mais quelle autre couleur n’aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens ? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d’être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. — Pourquoi pas tué ? — Tué, non. J’aurais bien su appeler quelqu’un à son secours ; ce quelqu’un-là aurait été un soldat de sa compagnie : mais cela aurait pué le Cléveland à infecter. La vérité, la vérité ! — La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ? Rien. — D’accord. — S’il faut être vrai, c’est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine ; la vérité a ses côtés piquants, qu’on saisit quand on a du génie ; mais quand on en manque ? — Quand on en manque, il ne faut pas écrire[4].

Le génie de Molière et de Richardson consiste à savoir cacher la causalité régressive qui, quand elle transparaît, rend visible dans la réalité représentée l’existence d’un « Grand Rouleau ». C’est le défaut de l’abbé Prévost. Richardson fait exception au défaut des faiseurs de romans qui ne parviennent pas à maîtriser la causalité régressive :

Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde à sa montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l’histoire de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ? — Mais il est mort. — Vous le croyez… ? Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n’y manquerait pas ; mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir frère Jean de Lisbonne ; ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à côté d’une jeune et jolie femme, ce ne sera point l’abbé Hudson.

JF, 260-261, je souligne

Malgré l’indifférence affichée par le narrateur, l’enjeu de la narration est bien l’« intérêt » qu’elle suscite. Et la « vérité » qui importe tant au narrateur est précisément cet équilibre si délicat entre l’arbitraire et la motivation. C’est Richardson qui en offre le plus brillant exemple, selon Diderot. Jacques le fataliste a été conçu dès 1765 et Diderot ne cessera de développer et d’augmenter son oeuvre, même après sa parution en feuilleton dans la Correspondance littéraire de 1778 à 1780. L’Éloge de Richardson paraît en janvier 1762 dans le Journal étranger. L’année 1761 est celle où meurt Samuel Richardson ; c’est aussi celle qui voit paraître La nouvelle Héloïse. Et, comme l’a suggéré Henri Lafon[5], la lecture du roman de Rousseau n’est peut-être pas étrangère à l’éloge du grand romancier anglais qui, comme Rousseau, avait moulé son récit dans un recueil de lettres. Le passage suivant, écrit en 1762, anticipe point par point un projet d’écriture qui sera, quelques années plus tard, celui de Jacques le fataliste :

Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant, ne le croyez pas, il vous trompe… Si vous allez là vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! Combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! j’étais, au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien. […] J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents ; je sentais que j’avais acquis de l’expérience[6].

L’énorme écart, sur les plans thématique et moral, qui sépare l’univers de Clarissa de celui de Jacques n’arrive pas, cependant, à oblitérer une affinité structurale, dans la mesure où le choix d’une forme de récit, où la narration est déléguée aux personnages mêmes, est poussé à ses extrêmes conséquences par Diderot, qui décline la narration, non pas dans la conversation épistolaire, mais dans le dialogue. Dans Jacques le fataliste, les contraintes du code narratif sont explorées à travers l’invasion massive du code du théâtre dans le récit. Le code narratif est progressivement contaminé par le code théâtral, jusqu’à ce que surgisse l’incompatibilité fondamentale des deux systèmes de représentation, dans la métalepse.

À un premier niveau d’analyse, la narration extradiégétique est rongée par le bourdonnement de voix intradiégétiques. Le récit du voyage de Jacques et son maître se déroule comme une pièce de théâtre, où l’énonciation est abandonnée aux personnages, qui discutent et se racontent des histoires. Le discours du narrateur, pour autant qu’il concerne la narration des événements, reste très maigre et se limite à des interventions du genre : « Après un moment de silence, Jacques se frotta le front et secoua ses oreilles, comme on fait lorsqu’on cherche à écarter de soi une idée fâcheuse, et reprit brusquement » (JF, 59). Si le narrateur intervient, c’est le plus souvent pour commenter son récit. Ces commentaires, il les adresse au lecteur, en anticipant les réactions de ce dernier ou en y répondant. Le discours proprement narratif se rétrécit donc aussi sous le poids d’un discours métadiscursif qui prend la forme d’un dialogue métaleptique avec le lecteur : « Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu’on a volé au maître de Jacques : et vous vous tromperez. C’est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement ; mais ceci n’est point un roman, je vous l’ai déjà dit » (JF, 54). Ce lecteur, directement apostrophé, interrompt souvent le narrateur par des demandes d’explication ou des remarques critiques. Par moments, le narrateur s’énerve de ces interruptions intempestives :

Jacques suivait son maître comme vous le vôtre ; son maître suivait le sien comme Jacques le suivait. — Mais, qui était le maître du maître de Jacques ? — Bon, est-ce qu’on manque de maître dans le monde ? Le maître de Jacques en avait cent pour un, comme vous. Mais parmi tant de maîtres du maître de Jacques, il fallait qu’il n’y eût pas un bon ; car d’un jour à l’autre il en changeait. — Il était homme. — Homme passionné comme vous, lecteur ; homme curieux comme vous, lecteur ; homme questionneur comme vous, lecteur ; homme importun comme vous lecteur.

JF, 64

Le dialogue avec le lecteur traduit une impossibilité du code narratif qui ne peut être levée que par la supposition de l’irruption du code du théâtre dans celui du récit. Tout se passe en effet comme si lecteur et narrateur assistaient ensemble à la représentation scénique du voyage de Jacques et son maître. Le lecteur ne manque pas d’aviser le narrateur des contraintes de l’un et de l’autre code quand il commence à les mêler l’un à l’autre :

Il était tard ; la porte de la ville était fermée, et ils avaient été obligés de s’arrêter dans le faubourg. Là j’entends un vacarme… — Vous entendez ! Vous n’y étiez pas ; il ne s’agit pas de vous. — Il est vrai. Eh bien ! Jacques… son maître… On entend un vacarme effroyable. Je vois deux hommes… — Vous ne voyez rien ; il ne s’agit pas de vous, vous n’y étiez pas. — Il est vrai. Il y avait deux hommes à table […].

JF, 103-104

L’interpénétration du code narratif et du code théâtral provoque la métalepse. Celle-ci produit son effet aux endroits où le voyage est interrompu par le sommeil des deux compagnons. La contamination du code narratif par le code théâtral affecte surtout les entractes, pour ainsi dire, marqués par les différents gîtes où Jacques et son maître interrompent leur voyage : « Tandis que Jacques et son maître reposent, je vais m’acquitter de ma promesse, par le récit de l’homme de la prison, qui raclait de la basse, ou plutôt de son camarade, le sieur Gousse » (JF, 109-110). Mais le narrateur, qui a suivi le voyage du valet et de son maître en spectateur et qui continue à entretenir le lecteur pendant que ses héros reposent, se fatigue aussi et interrompt son récit pour faire comme eux : « Si j’allais aussi mettre ma tête sur un oreiller, en attendant le réveil de Jacques et de son maître ; qu’en pensez-vous ? » (JF, 113) Rideau.

Aux « entractes », l’invasion du code théâtral se traduit par un changement du régime temporel du récit, qui passe au présent : « Tandis que je disserte, le maître de Jacques ronfle comme s’il m’avait écouté, et Jacques, à qui les muscles des jambes refusaient le service, rôde dans la chambre, en chemise et pieds nus, culbute tout ce qu’il rencontre et réveille son maître qui lui dit d’entre ses rideaux : “Jacques, tu es ivre” » (JF, 181).

La barrière entre le voyage de Jacques et son maître d’une part et le narrateur et le lecteur d’autre part, entre la scène et la salle, n’est cependant pas étanche. Le spectacle observé n’a pas lieu dans une salle, mais en plein air, dans la vie réelle. La scène de théâtre, c’est le monde. Jacques, le maître, le narrateur et le lecteur partagent le même univers : « Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son maître ou de moi ; il est certain qu’elles sont de l’un des trois, et qu’elles furent précédées et suivies de beaucoup d’autres qui nous auraient menés, Jacques, son maître et moi, jusqu’au souper, jusqu’après le souper, jusqu’au retour de l’hôtesse, si Jacques n’eût dit à son maître : […] » (JF, 132).

Le narrateur, spectateur de la « pièce » du voyage, que les gîtes divisent en « actes », observe aussi le lecteur : « Lecteur, il me vient un scrupule, c’est d’avoir fait honneur à Jacques ou à son maître de quelques réflexions qui vous appartiennent de droit ; si cela est, vous pouvez les reprendre sans qu’ils s’en formalisent. J’ai cru m’apercevoir que le mot Bigre vous déplaisait. Je voudrais bien savoir pourquoi » (JF, 230). Dans ce passage, il ne s’agit plus d’une irruption du code théâtral dans le récit ou d’une interpénétration. La métalepse atteint ici un degré d’intensité tel que le narrateur-spectateur intervient directement dans la scène au point de dicter aux personnages ce qu’ils ont à dire ou à faire :

Ici Jacques reprit sa gourde, oubliant qu’il n’y avait ni tisane ni vin. Son maître se mit à rire. Jacques toussa un demi-quart d’heure de suite. Son maître tira sa montre et sa tabatière, et continua son histoire que j’interromprai, si cela vous convient ; ne fût-ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu’il n’était pas écrit là-haut, comme il le croyait, qu’il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais.

JF, 272

Le code narratif, qui repose, dans sa formulation classique, sur la séparation de la narration et du narré, est ici complètement rompu par le code théâtral. Le narrateur devient non seulement spectateur de sa « pièce », mais aussi son commentateur et « son metteur en scène ». Le lecteur qui tient en main le livre n’assiste pas à la pièce en tant que telle, comme son double dans le livre qu’il lit ; il lit le récit d’une mise en scène : « the making of Jacques le fataliste ».

À un deuxième niveau d’analyse, la narration intradiégétique, par les personnages donc, est rongée par l’interaction discursive des personnages. Le récit des amours de Jacques en particulier est constamment interrompu, non seulement par les soubresauts de son cheval ou par d’autres incidents survenus en cours de route, mais aussi par la curiosité du maître qui a la manie de deviner le dénouement des amours de Jacques. Jacques en est irrité : « Eh ! non, non, de par tous les diables ! non. Mon maître, il est écrit là-haut que vous en avez pour le reste de vos jours ; tant que vous vivrez vous devinerez, je vous le répète, et vous devinerez de travers » (JF, 221-222). Le récit de Jacques s’effiloche constamment à cause des interruptions qui le font bifurquer :

Le Maître. — Mais qu’est-ce que ton frère Jean était allé chercher à Lisbonne ?
Jacques. — Il me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d’avoir atteint la fin de mes amours.

JF, 56

L’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf vient elle aussi malencontreusement interrompre le récit de Jacques :

Jacques. — C’est-à-dire que pour aujourd’hui le ciel veut que je me taise ou que ce soit l’hôtesse qui parle ; c’est une bavarde qui ne demande pas mieux ; qu’elle parle donc.
Le Maître. — Tu prends de l’humeur.
Jacques. — C’est que j’aime à parler aussi.
Le Maître. — Ton tour viendra.
Jacques. — Ou ne viendra pas.

JF, 119-120

À un troisième niveau d’analyse, la plupart des récits qui viennent interrompre le récit des amours de Jacques ou qui meublent les entractes, aussi disparates qu’ils puissent paraître, s’articulent autour d’un même argument, explicité par l’histoire du faux-monnayeur, un des compagnons de prison de Gousse. Cette histoire est seulement annoncée sans être réellement développée. Elle est abandonnée à l’état embryonnaire et dès lors réduite à son essence même. La visite du narrateur à Gousse dans sa prison est un de ces passages qui meublent les pauses que fait le narrateur quand il est lui-même accablé de fatigue :

Je lui demandai ce que c’étaient que ces gens-là. « Le vieux que vous voyez avec ses lunettes sur le nez est un homme adroit qui sait supérieurement le calcul et qui cherche à faire cadrer les registres qu’il copie avec ses comptes. Cela est difficile, nous en avons causé, mais je ne doute point qu’il n’y réussisse.
— Et cet autre ?
— C’est un sot.
— Mais encore ?
— Un sot, qui avait inventé une machine à contrefaire les billets publics, mauvaise machine, machine vicieuse qui pèche par vingt endroits.
— Et ce troisième, qui est vêtu d’une livrée et qui joue de la basse ?
— Il n’est ici qu’en attendant ; ce soir peut-être ou demain matin, car son affaire n’est rien, il sera transféré à Bicêtre.
— Et vous ?
— Moi ? Mon affaire est moindre encore. »

JF, 101-102

L’histoire du faux-monnayeur donne la clé argumentative des deux autres histoires. La réalité n’est pas ce qu’elle paraît, elle est fiction, théâtre, mise en scène. Gousse est lui aussi un faussaire. Il veut se séparer de sa femme sans se séparer de ses meubles. Pour se débarrasser de l’une et récupérer les autres, il signe des billets à sa maîtresse, faisant ainsi un procès à lui-même. Sa maîtresse est censée exiger le paiement des billets à leur échéance faute de quoi les meubles seraient saisis. Le fourbe pourrait ensuite s’installer chez sa maîtresse, avec ses anciens meubles. Mais, à trompeur trompeur et demi : la maîtresse n’est intéressée que par l’argent comptant. La tromperie est découverte et Gousse se retrouve en prison. Le racleur de basse de viole, l’autre compagnon de prison de Gousse, est l’intendant d’une grande maison amoureux de la femme d’un pâtissier. Pour se délivrer du mari encombrant, il obtient une lettre de cachet qui pourrait disposer de la liberté du pâtissier, accusé de mauvaise conduite, si ce n’était de l’exempt qui doit exécuter la lettre de cachet et qui se trouve être un ami du pâtissier. Mis au courant du vilain tour que veut lui jouer l’intendant, le pâtissier tourne la situation à son avantage en faisant prendre l’intendant en flagrant délit dans le lit de sa femme. L’exempt, qui ne fait qu’exécuter la lettre de cachet, se saisit du « pâtissier » et le conduit en prison.

La tromperie, dans les trois cas, pivote autour d’un document, d’un écrit — billet ou lettre — auquel on arrive à faire dire autre chose que ce qu’il ne dit en réalité : un signe dans lequel on parvient à inscrire un signifié qui ne renvoie pas à une réalité, mais à une fiction. La fausse monnaie est l’emblème même du signe non référentiel, de la fiction[7].

Les deux « nouvelles exemplaires » que sont l’histoire de Madame de la Pommeraye et celle de l’abbé Hudson constituent de plus longs développements du même argument. La première est l’histoire d’une colossale mise en scène par une femme qui se voit quittée par son amant, le marquis des Arcis, et qui veut se venger. L’abbé Hudson est un habile hypocrite qui a rétabli l’ordre dans son couvent, mais ne s’en tient pas lui-même aux règles austères qu’il impose. Mis au courant de sa vie de débauché, le supérieur de son ordre envoie deux enquêteurs. L’abbé Hudson parvient cependant à inverser la situation et les enquêteurs sont eux-mêmes entraînés, par ses soins, dans un bordel, où ils sont pris en flagrant délit et ensuite mis en prison. Le faux-monnayeur se développe en metteur en scène dans les récits longs du roman.

À un quatrième niveau d’analyse, la contamination du code narratif par le théâtre affecte aussi les interventions du narrateur qui, tout en se désistant généreusement de la fonction narrative largement dévolue aux personnages, prend en charge un discours métadiscursif où la question du faux-semblant est explicitée, dans une mise en garde du lecteur : « Soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà averti, et je m’en lave les mains » (JF, 79-80).

À un cinquième niveau, la question du vrai et du faux et leur facile permutation est relancée sur le registre théâtral. Le narrateur déclare avoir rencontré dans la réalité le pendant du Médecin malgré lui, qu’il avait « regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions » (JF, 80). Molière n’a rien inventé, la réalité a précédé la fiction. Goldoni offre le cas inverse. La violente discussion de l’hôte de l’auberge du Grand-Cerf avec le paysan infortuné, qui semble sans rapport direct avec les autres événements et récits du Décameron chaotique qu’est Jacques le fataliste, contient cependant une autre clé argumentative : la fiction préexiste à la réalité. Le réel, avant même de se dérouler sous les yeux de Jacques et son maître, existe dans une pièce de théâtre que le lecteur peut connaître : « Je vous entends, lecteur ; voilà, dites-vous, le vrai dénouement du Bourru bienfaisant. Je le pense. J’aurais introduit dans cette pièce, si j’en avais été l’auteur, un personnage qu’on aurait pris pour épisodique, et qui ne l’aurait pas été. Ce personnage se serait montré quelquefois, et sa présence aurait été motivée » (JF, 120). « Et si je rencontre jamais M. Goldoni, ajoute le narrateur, je lui réciterai la scène de l’auberge » (JF, 121). Et le lecteur de répondre : « Et vous ferez bien ; il est plus habile homme qu’il ne faut pour en tirer bon parti » (JF, 121).

La réalité apparaît comme théâtre : théâtre plus vrai que le théâtre de fiction, car ce dernier est réglé par la « motivation », c’est-à-dire que rien n’y arrive, ou ne devrait y arriver, « par hasard ». Les interventions narratoriales, en dialogue avec le lecteur, s’organisent autour du problème capital du rapport entre le « vrai » et le « vraisemblable ». Le narrateur proclame hautement que son récit dit vrai et que, précisément, les événements s’y produisent « par hasard », sans faire partie d’un plan ou d’un dessein conçu d’avance. C’est pourquoi son récit n’est pas un roman. Le défaut d’un roman est de répondre à un plan conçu d’avance par un créateur, à un « Grand Rouleau », en quelque sorte.

Mais s’il est vrai que la réalité est (comme) un théâtre, qu’en est-il de la causalité régressive ? Y a-t-il un Grand Rouleau qui répond au dessein qu’a ou qu’a eu le Grand Créateur avec le monde dans lequel Jacques et son maître entreprennent leur voyage ? Ce monde-là, qui est un théâtre, est-il aussi réglé selon un plan écrit au préalable ? Est-il vrai que, comme le pensait le capitaine de Jacques, « chaque balle a son billet » ? La question que Jacques le fataliste pose dans son mode de composition en constitue aussi le thème principal. La mise en spectacle du thème dans le code est une modalité fondamentale de la mise en abyme[8].

S’il est « facile de faire des contes ! » (JF, 19), c’est que l’immense liberté que s’arroge le faiseur de romans de faire courir à ses personnages « tous les hasards qu’il (lui) plairait » (JF, 19) est au détriment de la vraisemblance. La vraisemblance se définit, chez Diderot, comme une semblance de vrai, qui parvient à produire un effet de réel que ne détruit pas l’empreinte d’un tout, conçu d’avance, dans la partie. Cette vraisemblance réside dans la façon dont le créateur de l’oeuvre d’art parvient à motiver les hasards. Dans l’art du roman, le hasard est la cheville ouvrière entre l’arbitraire et la motivation, entre l’entière liberté du romancier et une liberté réglée par un tout conçu d’avance. Le récit n’est vraisemblable que quand il parvient à traduire les hasards de la vie qui, contrairement à la conviction de Jacques et son capitaine, n’est pas réglée par un Grand Rouleau. Le Grand Rouleau, le plan conçu d’avance, est l’ennemi du romancier véritablement libre. Sa liberté n’est pas à chercher du côté de l’arbitraire d’une invention illimitée. Le vrai romancier, pour Diderot, est celui qui écrit lui-même le Grand Rouleau, mais sans en avoir l’air. La vraisemblance, telle que l’entend Diderot, est appelée « vérité », que seul le « génie » peut créer. C’est cette « vérité » qui suscite ce que nous avons appelé l’« intérêt » : un équilibre à chercher.

S’il est vrai que Diderot a écrit avec Jacques le fataliste un antiroman, il est sûrement vrai aussi que l’oeuvre reflète, explicitement et jusque dans l’excès de sa composition même, un type de roman « idéal » dont rêvait Diderot. Un roman où la création du faux-semblant s’effectue au travers d’une écriture vraisemblante, c’est-à-dire qui refuse la liberté de l’arbitraire tout en cachant la nécessité de la motivation.

Le narrateur-spectateur, qui possède une liberté métaleptique, qu’en même temps il circonscrit sans cesse, est une première figuration de la « fonction auteur » dans Jacques le fataliste. L’auteur s’autoreprésente dans l’impossible conjonction de deux codes de la représentation. Il y pense la liberté que lui donne le processus créateur. Cette liberté, dont il fait étalage, impose en même temps une énorme contrainte au romancier, dans la mesure où la liberté créatrice doit s’exercer à se cacher. Comme Dieu, le romancier est en principe omniscient et tout-puissant, mais pour que le processus créateur réussisse et que le pacte de l’intérêt romanesque soit accepté par le lecteur, il faut qu’il parvienne à refouler le « Grand Rouleau ». L’illusion, qui constitue la finalité essentielle du roman, dépend de la manière dont ce « Grand Rouleau » est immergé dans la construction narrative.

Deuxième aventure poétique : la possibilité du récit

Dans le roman d’Ancien Régime, que nous voyons toucher à sa fin et à son aboutissement dans le chef-d’oeuvre de Diderot, l’illusion et l’intérêt sur lesquels se fonde le contrat de lecture affectent non seulement le narré, mais aussi son support. Dans une seconde aventure poétique, que Jacques le fataliste met en scène par autoréflexion, le rapport entre le livre et les événements s’inverse. Le processus créateur ne consiste plus à immerger dans la construction narrative un livre écrit d’avance, mais au contraire, à montrer et à mettre en scène la progressive apparition d’un livre surgissant des événements. La vraisemblance, qui, dans la première aventure poétique, concernait le rapport entre le livre écrit d’avance et les événements narrés, s’impose ici comme une nécessité poétique au texte comme objet, dont l’existence est censée découler de la trame événementielle même. L’intérêt romanesque se répand jusque sur l’objet que le lecteur tient entre les mains. Dans ce deuxième volet de la poétique romanesque, la « fonction auteur » se traduit d’une triple façon. Il s’agit de donner au texte suffisamment d’« autorité » pour susciter l’adhésion du lecteur. Ce premier aspect est intimement lié à un deuxième : dans le roman d’Ancien Régime, le roman découvre très tôt les ressources du document « authentique » comme fondement de l’« autorité » textuelle. Et, troisièmement, la « fonction auteur » s’effectue dans un processus d’« autorisation ». L’intérêt romanesque exige en effet que le texte explique sa propre possibilité dans un double sens : en parlant d’abord de sa provenance et de son origine, qui sont censées attester sa possibilité matérielle ; en parlant ensuite de ses qualités et de ses raisons d’être, qui fondent sa possibilité morale.

Dans Jacques le fataliste, la figuration de l’instance créatrice dans l’univers du roman ne s’effectue donc pas seulement par le biais d’un narrateur-spectateur qui affirme sa liberté, mais aussi à travers un narrateur-lecteur qui voit son pouvoir de représentation limité par ce qu’il trouve dans des sources, orales et écrites. « Tout ce que je vous débite là, lecteur, je le tiens de Jacques, je vous l’avoue » (JF, 198), déclare le narrateur. Le narrateur connaît Jacques, il a dû le rencontrer ou assister à l’une ou l’autre séance narrative autour du bavard. Mais Jacques n’est pas la seule source d’information du narrateur, loin de là. Le récit du cortège funèbre escortant la dépouille du capitaine de Jacques est confirmé par une source qui paraît objective : « Tel fut le récit que j’en avais entendu faire aux Invalides, je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez un M. de Saint-Étienne, major de l’hôtel ; et l’historien qui parlait en présence de plusieurs autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un personnage grave qui n’avait point du tout l’air d’un badin » (JF, 79). Jacques semble être, par ailleurs, un personnage assez insaisissable, car sur les moindres faits de son voyage avec le maître les versions divergent :

Il y a deux versions sur ce qui suivit après qu’il eut éteint les lumières. Les uns prétendant qu’il se mit à tâtonner le long des murs sans pouvoir retrouver son lit, et qu’il disait : « Ma foi, il n’y est plus, ou, s’il y est, il est écrit là-haut que je ne le retrouverai pas ; dans l’un et l’autre cas, il faut s’en passer » ; et qu’il prit le parti de s’étendre sur des chaises. D’autres, qu’il était écrit là-haut qu’il s’embarrasserait les pieds dans les chaises, qu’il tomberait sur le carreau et qu’il y resterait. (JF, 182)

Le lecteur n’a qu’à choisir entre deux versions et le récit pourra continuer sans que le narrateur se mette en peine pour trancher. La ramification du récit en versions divergentes affecte jusqu’aux détails les plus futiles dans Jacques le fataliste : « Après quelques moments de silence ou de toux de la part de Jacques, disent les uns, ou après avoir encore ri, disent les autres, le maître s’adressant à Jacques, lui dit : “Et l’histoire de tes amours ?” »

JF, 242

L’ironie, très manifeste dans ces deux passages, est un moyen de souligner le conflit entre le doute qu’implique l’existence de plusieurs versions du récit et les protestations de véridicité telles que « Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli » (JF, 261). Jacques Le fataliste, qui ne marque d’aucune façon une exception, reflète ironiquement une règle assez générale du roman d’Ancien Régime où le pacte de lecture est fondé sur ce même conflit entre un processus d’accréditation parfois complexe et l’impossibilité de vérifier les dires du narrateur à cause de la multiplication des versions, parfois divergentes, du récit[9].

Le narrateur de Jacques le fataliste ne transgresse aucune règle quand il appuie la véridicité de son propos sur l’existence d’un manuscrit. Dans la deuxième aventure poétique, l’instrument de l’autoréflexivité n’est pas la transgression, mais l’ironie, qui met en évidence une pratique dont le roman d’Ancien Régime est coutumier :

Il y a ici une lacune vraiment déplorable dans la conversation de Jacques et de son maître. Quelque jour un descendant de Nodot, du président de Brosses, de Freinshémius, ou du père Brottier, la remplira peut-être : et les descendants de Jacques ou de son maître, propriétaires du manuscrit, en riront beaucoup. Il paraît que Jacques, réduit au silence par son mal de gorge, suspendit l’histoire de ses amours ; et que son maître commença l’histoire des siennes. Ce n’est ici qu’une conjecture que je donne pour ce qu’elle vaut.

JF, 247

Un « récit génétique[10] » s’écrit en filigrane du récit qui rend compte du voyage de Jacques et son maître. Si la source première du récit est la parole de Jacques lui-même et si le narrateur peut donc, au départ du récit génétique, se prévaloir d’un témoignage direct et sans doute fiable, la multiplication des sources orales et l’état lacunaire des témoignages écrits sapent peu à peu l’accréditation du texte dont le récit génétique est au début chargé. Le récit génétique commence à entourer le texte d’un halo de suspicion qui se confirme à la fin du roman, quand le narrateur, qui a dit tout ce qu’il sait de ses deux personnages, décide de s’arrêter. Au lecteur de continuer le texte, soit qu’il le fasse à sa fantaisie, soit qu’il se rende sur le site et aille rendre visite à Jacques dans sa prison, soit enfin qu’il se fie à des mémoires que le narrateur « a de bonnes raisons de tenir pour suspects » (JF, 306). Sachant que le lecteur « ne peut s’intéresser qu’à ce qu’[il] croit vrai » et « qu’il y aurait de la témérité à prononcer sans un mûr examen sur les entretiens de Jacques le fataliste et de son maître », le narrateur décide de se donner huit jours pour lire le manuscrit suspect « avec toute la contention d’esprit et toute l’impartialité dont [il] est capable » (JF, 306-307). Il s’avère que le manuscrit interrogé contient trois paragraphes de plus que celui qui a servi de base au récit. Le dernier paraît original au narrateur, qui s’appelle désormais « éditeur », le deuxième est une interpolation copiée de Tristram Shandy de L. Sterne, et le premier, original aussi, « suppose une seconde lacune dans l’entretien de Jacques et de son maître » (JF, 307).

Le récit génétique souligne un effilochement qui éloigne le texte de sa source première et vérifiable. La tentative de fonder la vraisemblance du texte sur l’« authenticité » de sa source, ou sur l’« autorité » des témoignages échoue. Le récit génétique, qui est censé prendre en charge ce processus de vraisemblabilisation du texte, raconte en définitive « l’impossible possibilité » du texte. Dans l’exagération ironique des ressources du récit génétique, Jacques le fataliste ne fait ici que refléter le pacte de lecture tel qu’il est conclu dans le roman à la première personne tout au long du xviiie siècle. Le récit génétique ne fait pas de dupes. Il demande au lecteur qu’il l’autorise à chercher la vérité au sein même de la fiction. C’est par ce paradoxe que se solde le pacte de lecture de cette deuxième aventure poétique de Jacques le fataliste : le lecteur accepte d’être trompé, mais il souhaite que ce soit avec « vraisemblance ».

Le terme d’« éditeur », qui surgit dans les dernières pages du roman, rattache le narrateur au monde du livre et de l’imprimé. Il est l’autre face du narrateur, qui, dans la première aventure poétique, cherchait ses affinités du côté des choses vues et du théâtre. Narrateur-Janus donc, pris dans une double aventure poétique où il est le catalyseur de deux alchimies du verbe : une première, où un livre écrit d’avance doit autant que possible s’immerger dans la réalité événementielle tout en la conditionnant et une deuxième, où le livre émerge peu à peu de la réalité de l’aventure. Le livre devenu événement et l’événement devenu livre : deux façons différentes de penser le problème de la vraisemblance sur laquelle repose l’illusion romanesque. L’« aventure poétique du roman » est le passage d’un livre à l’autre. C’est de cette « aventure » qu’une poétique historique du roman devrait rendre compte.

L’aventure poétique de Jacques le fataliste concerne donc au premier chef la figuration de l’auteur. D’un côté, l’auteur aspire à l’idéal hors de portée d’une représentation narrative immédiate — théâtrale et orale — du monde et, de l’autre, il se voit lié à une culture livresque qui lègue au romancier certaines traditions qui exigent que le texte même élabore les conditions de sa propre possibilité. Une troisième aventure poétique s’ébauche dans l’intersection des deux autres : elle concerne à la fois un rapport d’immergence et d’émergence et englobe simultanément le problème de l’autonomie de l’auteur et celui de l’origine du discours. La tradition l’a appelée l’inspiration.

Troisième aventure poétique : la nostalgie de la culture chaude

Qui l’eût cru ? Le grand bavard qu’est Jacques est aussi l’auteur d’un « petit traité de toutes sortes de divinations » (JF, 245). L’autoréflexivité ne saurait être plus claire ni plus explicite. Jacques le fataliste, avatar du « Livre de divination » de Jacques, est loin d’être un traité, c’est-à-dire un exposé systématique et méthodique sur les questions du destin, du hasard, de la causalité, de la liberté, etc. C’est un discours qui cherche à poser le problème de la divination en le projetant sur un fond « idéal ». Idéal hors de portée et conflictuel qui n’en a pas moins des « modèles » dans la tradition livresque. Le manuscrit de l’ouvrage de Jacques est en effet décoré de deux portraits, au bas desquels on lit : « Anacréon et Rabelais, l’un parmi les anciens, l’autre parmi les modernes, souverains pontifes de la gourde » (JF, 246). La gourde de Jacques est pour lui « une espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt qu’elle était vide » (JF, 245). Jacques consulte sa gourde, suspendue à l’arçon de sa selle, à toute occasion, pour

résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les avantages ou les désavantages d’une opération de politique, d’une spéculation de commerce ou de finance, la sagesse ou la folie d’une loi, le sort d’une guerre, le choix d’une auberge, dans une auberge le choix d’un appartement […].

JF, 245

Aussi, la gourde est-elle consultée chaque fois que Jacques reprend son récit. Le narrateur avoue avoir oublié de le dire, mais c’est ainsi que les choses se passent : c’est de haut en bas que Jacques reçoit l’inspiration. Quand sa gourde est vide, il n’a rien à dire et quand elle n’est remplie que de tisane, il devient bête.

Jacques le fataliste s’inscrit donc bien dans une tradition livresque que Diderot invite à explorer à reculons. Elle nous ramène à la Renaissance et, par-delà l’oeuvre de Rabelais, à l’Antiquité. Quand Pantagruel et ses compagnons arrivent, après un très long périple, à l’oracle souterrain de la Dive Bouteille, Panurge, qui se demande s’il doit prendre femme, est introduit dans une chapelle ronde au milieu de laquelle se trouve une fontaine d’albâtre de forme heptagonale pleine d’une eau claire dans laquelle est posée la Bouteille sacrée. La noble Pontife Bacbuc invite Panurge à s’asseoir par terre, « entre deux chaises[11] ». La réponse à la question de Panurge ne se fait pas longtemps attendre :

[…] de la bouteille sacrée sortit un bruit semblable à celui que font les abeilles jaillissant de la chair d’un jeune taureau tué et préparé selon la manière qu’inventa Aristée, ou semblable à celui que fait une flèche, quand se débande l’arbalète, ou que fait une forte pluie d’été tombant soudainement. Alors on entendit ce mot : Trinch[12].

Afin d’interpréter le mot de l’oracle, Panurge est ensuite conduit à la fontaine vivifique où la prêtresse Bacbuc remplit d’eau une bouteille d’argent en forme de livre qu’elle offre à boire à Panurge en lui disant : « Les philosophes, prêcheurs et docteurs de votre monde, vous repaissent les oreilles de belles paroles ; ici, nous vous administrons réellement nos préceptes par la bouche. C’est pourquoi je ne vous dis pas : lisez ce chapitre, voyez cette glose ; je vous dis : goûtez ce chapitre, avalez cette belle glose[13]. » L’autoréflexivité de ce passage est évidente : elle donne la clé de la scène précédente où Panurge est placé par Bacbuc « entre deux chaises ». L’objet de la question de Panurge se déplace des femmes aux livres. Son hésitation au sujet du mariage s’efface devant le choix qu’il doit nécessairement faire entre deux manières de connaître le monde : entre la connaissance livresque qui s’écoute et se répète elle-même et la connaissance qui provient d’une parole d’avant la rhétorique, qui écoute la voix des tripes récusant la densité de toute pensée au profit d’une vérité saisie dans le délire, du rire par exemple, ou du vin. Après que Panurge a bu l’eau de la fontaine vivifique contenue dans la bouteille-livre, Bacbuc interprète le mot « panoraculaire », compris par toutes les Nations, de l’oracle :

Notez, amis, que de vin divin on devient, et qu’il n’y a pas d’argument aussi sûr, ni d’art de divination moins fallacieux. Vos académiciens l’affirment, en rendant compte de l’étymologie du vin, dont ils disent qu’en grec « oinos » correspond à « vis », la force, la puissance car il a le pouvoir de remplir l’âme de toute vérité, de tout savoir et de toute philosophie. Si vous avez remarqué ce qui est écrit en lettres ioniques sur la porte du Temple, vous avez pu comprendre que dans le vin est cachée la vérité. La Dive Bouteille vous y envoie, soyez vous-mêmes interprètes de votre entreprise[14].

Dans son « traité de toutes sortes de divinations », Jacques le fataliste avait donné la préférence à la divination par la gourde. Les vrais oracles de Bacbuc ne se font entendre que par le goulot. Parmi les sectateurs de la Dive Bouteille, Jacques compte Rabelais, la Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière, Panard, Gallet, Vadé (JF, 246). Platon et Jean-Jacques Rousseau sont « de faux frères de la gourde », qui « prôn[ent] le bon vin sans en boire » (JF, 246).

Mais de Rabelais, il faut remonter à l’Antiquité grecque, au deuxième souverain de la gourde, à Anacréon, dont le portrait orne, à côté de celui de Rabelais, le « traité » de Jacques. Dans le sym-posion, l’ivresse qui en constitue la raison d’être s’empare des buveurs dans une communauté rituelle de gestes, de plaisirs et d’émotions. L’ivresse, qui est une possession divine, ne vient dans le corps des buveurs que moyennant la circulation de la coupe, accompagnée du chant et suivie de l’amour, car aux côtés de Dionysos, les Muses et Aphrodite descendent dans les corps des buveurs, dans la mesure même où ils s’offrent la coupe en la faisant circuler. Dionysos n’est pas automatiquement présent là où il y a du vin ; il faut aller le chercher dans la sauvagerie. Éros est le dieu du désir sans destinataire précis, c’est le désir pur qui rend fou. Aphrodite est la déesse des couples, des amours humaines qui enlèvent l’homme à la bestialité. Les Muses, associées aux sources, sont l’eau mêlée au vin. Ensemble avec le vin et l’amour est offerte la chanson, dans le même geste rituel d’invocation sacrificielle :

Ô Théodore, reçois cette chanson à boire

Tirée de mes poèmes, je te la fais passer à droite

À toi le premier après avoir mélangé dans la coupe des Grâces,

Les grâces de l’amour

Et toi après avoir accepté ce don, donne à ton tour des chansons

En ornant le banquet[15].

La poésie (anacréontique), à l’origine, n’est donc pas un produit esthétique autonome, mais un geste rituel de suppliant, un énoncé performatif où la coupe offerte en partage et la demande au Dieu de descendre dans le vin s’effectuent ensemble. La chanson actualise les Dieux : Dionysos dans le vin, Aphrodite dans le geste de partager, les Muses dans l’eau. La chanson à boire n’est donc pas récupérable en tant que littérature, elle n’a de sens que dans le contexte et dans le moment du banquet, qui ne peuvent être conservés. La voix qu’on entend n’est pas celle de l’individu, elle sourd du plus profond de lui-même, dans la performance de donner la coupe à partager. Elle n’est d’aucune façon l’expression du sujet comme individu. Elle vient d’ailleurs. Les paroles sont conventionnelles, ce qui signifie qu’elles sont sans importance, car l’essentiel est dans la performance même. Les paroles sont comme un vide qui se remplit tout à coup d’une performance, quand la voix, venue d’ailleurs, monte (ou descend).

D’une culture de l’improvisation, on est passé à une culture de l’exemplarisation et de la modélisation. À partir du viiie siècle, la montée de la cité État et le panhellénisme détruisent ou remplacent, dans la spécificité que chaque cité recherche par rapport à d’autres, l’infinie diversité des pratiques rituelles. Une culture d’État, qui promeut des formes synthétiques produites devant un destinataire unifié lors de performances officielles, se substitue à une culture populaire et rituelle. La poésie devient une institution et le peuple devient public. De cette culture du festival, l’ivresse est absente. Au lieu de participer à l’ivresse, le spectateur de concours se construit une identité de Grec, d’Athénien ou de Corinthien. Le garant de l’efficacité de ce processus est l’« auteur », technicien et maître de la parole et de la musique, qui se substitue à l’actant du symposion, qui fut auteur-compositeur et interprète inspiré par le moment.

Le poème, dans son énonciation effective lors du concours, ne fait désormais qu’évoquer une énonciation fictive qui est celle du banquet. Le public doit l’imaginer et à chaque performance, la voix originale du banquet s’éloigne davantage. L’énonciation est ainsi disloquée et ne fait que reproduire une voix absentée dans l’énonciation même.

Ce qui importe pour l’élaboration d’une poétique historique du roman est ce dédoublement en une énonciation effective et une énonciation fictive de l’oeuvre. La dislocation de l’instance énonciative, au double sens de dédoublement et de délocalisation, marque une des conditions de possibilité de la littérature. Elle est le symptôme d’une décontextualisation — d’une pratique rituelle devenue Institution, d’un culte devenu Littérature — ou, dans l’approche de Florence Dupont, du passage d’une culture chaude à une culture froide :

Une culture chaude comme le vin et les baisers qui brûlent les buveurs romains de la comissatio, comme l’ivresse qui embrase les danseurs du cômos et les chanteurs du symposion, comme les plaisirs consensuels du public romain au théâtre. Chaude comme une fiesta flamenca. Une culture froide comme la pierre tombale, le livre monument où s’inscrit le nom du poète, comme une assemblée d’amis assistant à la lecture publique du panégyrique de Trajan, comme un traité d’histoire naturelle. Froide comme la solitude du lecteur[16].

Culture chaude et culture froide se heurtent dans Jacques le fataliste. Le bavardage de Jacques est sans arrêt arrosé par le vin de sa gourde comme le récit de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf par force bouteilles de champagne. Aucune barrière ne sépare les conteurs de leur auditoire, même pour le narrateur, qui se laisse importuner par les interruptions du lecteur. L’ambiance est celle du Banquet, où la bouteille circule entre les narrateurs. Mais en même temps, le récit est tributaire de la culture livresque de la transcription qui arrête la mouvance de l’ivresse et la fige dans un discours qui s’expose à la dialectique du vrai et du faux. C’est explicitement le cas des « mémoires » sur lesquels le livre s’achève et que le narrateur a « de bonnes raisons de tenir pour suspects » (JF, 306).

La mise en abyme d’une énonciation fictive qui reflète et explique l’existence et la possibilité de l’énonciation effective est un procédé où la littérature narrative occidentale, dès ses premières manifestations dans les épopées homériques, déclare, par autoréflexivité, ce qu’elle est : un discours en quête d’une origine irrécupérable qui puisse l’accréditer, le légitimer, l’autoriser. Mais le roman, dès sa naissance, souffre d’un manque fondamental : il vit dans la nostalgie de la dive bouteille.