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Dans Le conservatisme au Québec, Frédéric Boily entreprend la difficile tâche de définir le conservatisme et d’explorer ses racines québécoises. Partant de la récente « montée » de l’idéologie conservatrice au Québec, notamment observable par la percée du Parti conservateur du Canada lors de l’élection de 2006, l’auteur argumente que le conservatisme a toujours été présent chez les intellectuels québécois. Plus précisément, l’argument de l’ouvrage comporte deux propositions. D’une part, au Québec, « le conservatisme constitue une tentation permanente » (p. 8) ; d’autre part, « le pur conservatisme n’existe pas » (p. 9). Pour élaborer ces propositions, l’ouvrage se divise en trois grandes parties : la première cherche à définir le concept de conservatisme, la deuxième explore le rapport au conservatisme de grands penseurs québécois, la dernière explore comment cette idéologie s’est répercutée sur les partis politiques de la province.

Le premier chapitre vise directement à définir le conservatisme. Comme le relève l’auteur, toute définition est incomplète, puisque le concept s’exprime sous différentes facettes. Si certains disent que « les conservateurs sont ceux qui se donnent pour mission de conserver ce qui est », Boily cherche à aller plus loin, en tentant d’explorer les sources du conservatisme. Il relève deux rapports importants pour les conservateurs : celui à la religion et celui à la tradition. Ces liens sont particulièrement saillants dans leur vision du contrat social, qui oppose Edmund Burke à John Locke. En effet, « les conservateurs vont interpréter l’histoire comme étant la persistance, à travers les générations, de structures et de mentalités qui s’imposent à l’individu » (p. 21).

Mais l’exploration du conservatisme passe aussi par ses frontières poreuses. Boily y voit plusieurs similitudes avec le fascisme et même le libéralisme. Si beaucoup d’intellectuels considèrent que « le conservatisme fait le lit du fascisme » (p. 25), il en est autrement. Le fascisme est, malgré ses similitudes, d’une tout autre nature, soit une nature révolutionnaire, notamment en raison de sa volonté de rupture avec le monde bourgeois. De leur côté, les fervents du libéralisme se rapprochent aussi des conservateurs sur quelques éléments puisque, pour les deux idéologies, « le marché se révèle la seule arène où vont pouvoir se rencontrer les individus » (p. 26). De plus, certains libéraux « reconnaissent qu’il n’est pas possible de tout recommencer à chaque génération » (p. 27), montrant l’importance de la tradition, quoique cette dernière n’ait pas le statut ou le sens primordial que lui accordent les conservateurs.

La deuxième section de l’ouvrage, qui recoupe les chapitres deux et trois, vise à retracer les moments significatifs du conservatisme chez les penseurs québécois. Le chapitre deux se concentre sur la période 1900-1960. La réflexion de Boily est riche, alors qu’il explore le développement de L’Action nationale. Il relève plusieurs paradoxes inhérents à cette revue catholique, notamment la difficulté de choisir entre catholicisme et nation. Durant la même période, la présence de l’École sociale populaire, un mouvement antilibéral, est aussi marquante pour le conservatisme. Pour Boily, les écrits du père Joseph-Papin Archambault, directeur de l’ESP dans les années 1930, comportent un message assez clair : « l’ennemi, c’est d’abord l’individualisme libéral » (p. 46). D’autres penseurs de l’époque ont également un rapport intéressant au conservatisme. Notamment, Boily argumente que François Hertel, un important intellectuel de l’époque, a même, dans certains écrits, fraternisé avec le fascisme.

La période post-1960 est couverte dans le troisième chapitre de l’ouvrage. L’auteur montre que bien que le conservatisme semble avoir disparu à la fin des années 1960, il reste présent chez certains penseurs ; il suffit de savoir où chercher. Par exemple, malgré son engagement socialiste, le sociologue Fernand Dumont n’a jamais été unidimensionnel. En effet, selon Boily, Dumont voit dans l’indépendance du Québec un processus « organiquement lié au passé et, conséquemment, il doit en tirer ses valeurs » (p. 69). Dumont critique aussi le multiculturalisme, considérant que le Canada fait l’économie du passé (p. 71). De son côté, le politologue Léon Dion, souvent vu comme très libéral, a aussi flirté avec le conservatisme. Selon l’auteur, « il croyait que la question de l’identité ne pouvait pas se poser autrement que dans une filiation imaginée, mais réelle, avec ceux qui nous ont précédés » (p. 75). Le projet national ne pouvait donc, pour Dion, échapper à cette interrogation sur l’origine. Aujourd’hui, le conservatisme a pourtant fait place à une nouvelle génération de penseurs, empreinte d’une sensibilité historique et évitant de se catégoriser comme conservateurs, mais utilisant plutôt le titre de libéraux déçus. De façon intéressante, Boily relève que deux conservatismes s’affrontent aujourd’hui, un de gauche et un de droite.

Mais l’idéologie n’a pas été que présente chez les penseurs, comme le démontre la troisième section de l’ouvrage. Le quatrième et dernier chapitre traite plus particulièrement du conservatisme au sein des partis politiques. Boily y compare trois partis politiques québécois : l’Union nationale (UN), le Ralliement créditiste et l’Action démocratique du Québec (ADQ). Pour chacun d’eux, il relève également des contradictions quant à leur idéologie. Par exemple, si l’UN peut être caractérisée comme conservatrice, son chef Maurice Duplessis n’était pas contre l’industrialisation de la province (p. 97), pratiquant plutôt un laissez-faire libéral classique. De la même façon, si le « moment » créditiste – tel que surnommé par Boily – peut être considéré comme conservateur, ses solutions préconisées contre le capitalisme peuvent être accusées de « pré-keynésianisme et même de socialisme » (p. 106). L’auteur hésite aussi à cataloguer l’ADQ comme un parti purement conservateur ; il le voit plutôt comme un parti néolibéral conservateur, en raison de son discours de rupture avec le passé en termes de réingénierie de l’État.

Tout au long de l’ouvrage, Boily arrive à illustrer ses propositions principales de manière très convaincante. Le conservatisme pur n’existe pas, comme le démontre la difficulté à définir le concept. Plutôt, le « conservatisme est une idéologie oppositionnelle » (p. 33), que l’on saisit mieux lorsque contrastée avec d’autres mouvements. De plus, il prouve que le conservatisme n’est pas nouveau au Québec ; il y détient même des racines bien profondes.

Malgré la qualité de la démonstration, toute analyse classique des idées s’expose à une critique importante : cette méthode repose sur une reconstruction a posteriori des idées d’un penseur, ce qui laisse beaucoup de place à l’interprétation. Autrement dit, en cherchant bien, on pourra trouver du conservatisme partout, même chez les plus libéraux. En ce sens, l’auteur aurait bien pu effectuer l’exercice inverse : si Edmund Burke est souvent vu comme le père du conservatisme, ses Réflexions sur la Révolution de France (2004, Paris, Hachette) comportent certainement des passages libéraux.

Toutefois, cette critique n’enlève rien à la fine analyse de Frédéric Boily. L’auteur réussit à nous convaincre de la justesse de ses propos, alors qu’en fin de compte le conservatisme ne semble rien de nouveau pour le Québec. En somme, Le Conservatisme au Québec plaira à tous ceux qui souhaitent remettre l’actualité politique québécoise en perspective, même si cela nécessite un retour sur une tradition oubliée.