Corps de l’article

Nombre de théories politiques, à la suite notamment des travaux de Jürgen Habermas, ne cessent depuis quelques dizaines d’années, et de manière croissante, de célébrer les avantages de la participation et de se proposer de défendre une démocratie participative ou délibérative, remplaçant la démocratie représentative dont la crise est diagnostiquée de manière récurrente, ou s’y superposant. Les programmes politiques qui en appellent à davantage de participation dans différents domaines allant de l’urbanisme aux budgets participatifs, tout en se désolant de l’affaiblissement de la citoyenneté, ne sont pas en reste. Et l’action publique se peuple de multiples dispositifs participatifs dont le statut ne manque toutefois pas de soulever des questions de clarté, que ce soit sur leur crédibilité, sur leur portée effective, sur les usages que les décideurs politiques en font (Blondiaux, 2008).

On a beaucoup disserté sur les raisons de cette montée en puissance de la participation dans les réflexions et les pratiques politiques. Ces réflexions se sont souvent orientées vers des interrogations sur la crise du politique et de ses manières de faire. Peu ont porté sur les présupposés socio-anthropologiques d’un tel tournant. Or, pour justifier la multiplication de tels dispositifs, on peut présumer qu’un certain nombre de présupposés sur ceux qui sont appelés à participer sont nécessaires. Qu’attend-on des participants, quelles compétences leur prête-t-on… ? C’est somme toute le raisonnement que tenait Habermas (1987) lorsqu’il théorisait les « présupposés incontournables de l’activité communicationnelle » en y rangeant notamment la nécessaire reconnaissance de la responsabilité des acteurs appelés à participer. Si le raisonnement de Habermas s’en tenait au terrain transcendantal sans entrer véritablement dans l’analyse sociologique de l’anthropologie sous-jacente à l’efflorescence actuelle de la participation, on peut à tout le moins accepter aisément l’idée que, pour prôner un élargissement de la participation, il faut bien admettre que les acteurs appelés à participer disposent de certaines capacités et compétences à la fois cognitives, celle d’énoncer des arguments par exemple, et éthiques, celle d’écouter l’autre, celle de saisir la différence entre bonne et mauvaise foi…, nécessaires au bon déroulement et à la crédibilité des scènes participatives.

De fait, les études qui se sont penchées non plus sur le terrain transcendantal mais sur le terrain empirique des dispositifs participatifs réels ont généralement mis en avant la nécessaire reconnaissance de l’expertise ordinaire des acteurs et, parallèlement, la mise en question du partage net entre compétences expertes et compétences ordinaires, comme l’illustre l’ouvrage Agir dans un monde incertain (Callon et al., 2001). C’est cette question que je souhaiterais d’abord approfondir ici, en l’occurrence celle de l’éclaircissement des liens entre la montée en puissance, la banalisation de la justification des dispositifs participatifs, d’une part, et les évolutions congruentes des coordonnées anthropologiques de ceux qui sont alors invités à « participer », de l’autre. Et cela, tout en ne déniant évidemment pas l’importance de la variable que je viens d’évoquer à propos de l’affaiblissement des partages entre expertises savante et ordinaire.

L’adoption de l’hypothèse d’une modification de nos coordonnées anthropologiques pour saisir la montée en puissance de la participation a toutefois une implication assez immédiate. Celle d’obliger à envisager la question de la participation de manière élargie, c’est-à-dire, et contrairement à la très forte majorité des travaux portant sur cette question, en ne la cantonnant pas au seul domaine de la participation politique. On comprendrait en effet mal qu’une évolution de ces coordonnées anthropologiques ne porte ses effets que sur le domaine politique, sans affecter d’autres domaines, par exemple la vie quotidienne, l’éducation, le rapport au corps ou le monde du travail. Bref, c’est sous l’horizon général d’un développement d’invitations, de sollicitations, d’injonctions, voire d’obligations de « participer », de « prendre part », d’« être partie prenante », de « s’impliquer », d’être « actif » et de s’« activer »… que se construira mon propos. Dans cette optique, la participation politique, qui demeurera l’horizon principal de mes réflexions, apparaîtra toutefois comme une des faces de glissements anthropologiques appelant notamment à participer, à s’impliquer, dont les effets se font sentir dans bien d’autres domaines.

Des individus capables et compétents, fragiles et résilients à la fois, mais incités à l’autonomie

Pour saisir les glissements anthropologiques qui dessinent les contours de l’appréhension actuelle de la subjectivité, je partirai dans un premier temps d’une considération sur le long terme. Le XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, nous a légué des coordonnées anthropologiques qui comprennent ce que c’est que d’être un humain en référence aux oppositions entre agent et patient, action et passion, raison et émotion, autonomie et hétéronomie, capacité et incapacité, responsabilité et irresponsabilité, liberté et déterminisme… Durant le XIXe siècle, et disons la première moitié du XXe siècle, l’anthropologie dominante considérait qu’être sujet de ses actes et a fortiori être citoyen présupposaient une identification aux premiers termes de ces couples d’opposés (Genard, 1999 ; 2009). C’est la raison pour laquelle certaines catégories d’individus se voyaient privées de droits et ne détenaient pas une pleine citoyenneté. Ce fut le cas des femmes, considérées comme des êtres dominés par la dimension passionnelle de l’anthropologie, qui mirent longtemps à obtenir le droit de vote, à pouvoir faire des études supérieures, à détenir un compte en banque et aujourd’hui encore à faire carrière à l’égal des hommes. De manière générale, cette anthropologie générait une division des êtres entre, d’un côté, des individus « capables » auxquels on reconnaissait des droits et, de l’autre, des individus « incapables », parmi lesquels les femmes, mais aussi, avec évidemment des variantes, les fous, les personnes sans autonomie économique… qui s’en voyaient privés.

L’hypothèse que je souhaiterais soutenir est que l’interprétation de ce même cadre anthropologique qui situe l’acteur au sein des oppositions dont je viens de rappeler les termes a connu une lente évolution et que plutôt que de tendre à séparer les êtres entre ceux qui sont capables et ceux qui ne le sont pas, cette interprétation voit l’individu[1] dans l’entre-deux de ces couples d’opposés. Un individu à la fois « capable » et « compétent », mais dans le même temps « fragile », « vulnérable », potentiellement « souffrant », tout en étant toujours aussi « résilient », c’est-à-dire capable de se prendre ou reprendre en mains, de se ressaisir, jamais totalement dénué de ressources lorsqu’il se bute aux heurts de l’existence (Genard, 2009), même si, entre les personnes, existent bien entendu des différentiels de résilience. Dans cette optique, la capacité qui, au XIXe siècle, avait valeur de statut identifiant en quelque sorte objectivement la personne, apparaît plutôt aujourd’hui comme une qualité à la fois présupposée et fluctuante, qui peut grandir ou se rétrécir, qui peut s’enrichir ou se tarir, mais qui peut aussi s’activer ou se désactiver, par exemple lorsque l’individu se fragilise et connaît un affaiblissement de ses « pouvoir d’agir ». Cette dimension que l’on dirait « dynamique » de la capacité et de la compétence est au coeur du mot anglais empowerment, dont la traduction française est effectivement « pouvoir d’agir », mais aussi, avec alors cette dimension plus dynamique, « capacitation ».

Parce qu’il est caractérisé par une fragilité ou une vulnérabilité que l’on pourrait dire constitutives mais qui se révèlent le plus souvent face aux aléas de l’existence, parce que le potentiel de résilience qu’il détient mais qui peut toutefois différer d’un individu à l’autre comme il peut aussi, face à la profondeur des heurts existentiels, avoir quelque peine à s’activer, il devient bien sûr indispensable que cet individu, fragile mais résilient, puisse bénéficier, lorsque sa vulnérabilité se manifeste, de soutiens, d’appuis, de guidance, d’accompagnement… qui l’aident à recomposer ses forces, ses capacités, ses « pouvoir d’agir »…, qu’il puisse donc compter sur des dispositifs d’empowerment.

On mesure mal aujourd’hui les effets de ces glissements anthropologiques. En particulier parce qu’en redistribuant les cartes des anciennes oppositions, elles en viennent à mettre potentiellement à mal les liens qui paraissaient auparavant évidents entre autonomie et émancipation. Parce que les individus sont fragiles et vulnérables, parce que la pression qui leur est faite pour devenir autonomes, les impératifs qui leur sont imposés de l’être et de se montrer à la hauteur de cette exigence… tout cela peut en fait être source non pas seulement d’émancipation, mais aussi et parfois d’abord de souffrance, de culpabilisation, de mésestime de soi, de troubles du rapport à soi, etc. C’est, je pense, un des apports des actuelles éthiques du care qui, de fait, posent très explicitement la question des effets potentiellement ravageurs de l’exigence d’autonomisation et d’activation, et cela sous l’horizon d’une anthropologie de la vulnérabilité, ces exigences étant d’autant plus pesantes qu’elles portent sur des êtres faibles. J’aurai à y revenir.

Certes fragiles et vulnérables, mais appelés à s’activer

Cette vision que je dirais à dominante descriptive de la subjectivité qui la situe dans l’ambivalence de la fragilité et de la résilience se trouve toutefois en réalité adossée à une vision normative de cette subjectivité, qui demeure quant à elle directement héritée des Lumières, et qui valorise alors fortement le pôle autonomie, activité. Ce sont en effet ces mêmes citoyens « fragiles », « vulnérables », qui sont dans le même temps sans cesse appelés à être « actifs et responsables ». Ces citoyens qui, lorsqu’ils décrochent et portent au grand jour leur vulnérabilité, se trouvent alors appelés à effectuer un « travail sur soi » qui les mènera à une reprise en main de soi (Vrancken, 2006). Et, lorsqu’ils feront appel aux secours de l’aide sociale, la sollicitude dont ils seront sans doute au départ l’objet au regard de leur vulnérabilité se peuplera rapidement d’un environnement largement outillé de dispositifs de capacitation, d’empowerment, d’habilitation, d’activation ou de responsabilisation (Pattaroni, 2007), des termes qui envahissent aujourd’hui nos habitudes sémantiques, portant chacun cette dimension dynamique que n’ont pas les termes capacité, habileté ou responsabilité.

Cette anthropologie tend en fait à accentuer l’appréhension de la subjectivité sur ce que les linguistes appellent les dimensions actualisantes de l’activité et les sociologues de l’action plutôt les dimensions dispositionnelles de l’agir ; à savoir, dans les termes linguistiques des auxiliaires de modalités, savoir et pouvoir, et dans les termes plus communs de la théorie de l’action, les compétences et les capacités. Et là se comprend toute l’ambiguïté de cette anthropologie qui d’un côté présuppose et reconnaît chez l’acteur des capacités et des compétences, de l’autre est prête à lui accorder une certaine fragilité, mais en même temps le rend en quelque sorte responsable à la fois de l’entretien de ses capacités et compétences et de ce que, en raison de leur dimension dispositionnelle, elles lui permettraient ou lui auraient permis de faire. Bref, parce que la capacité et la compétence sont dispositionnelles, sont des « pouvoir faire », « pouvoir d’agir » pour la capacité, et, comme le disent aujourd’hui toutes les définitions opérationalisantes des compétences, des « savoir-faire » et des « savoir-être », l’individu est toujours potentiellement appelé à en faire plus, est toujours potentiellement tenu pour responsable de ce qu’il a fait bien sûr, mais aussi de ce qu’il aurait pu faire et n’a pas fait, de ce qu’il pourrait ou devrait faire ou être. Comme nous l’ont appris les linguistes, et en particulier Noam Chomsky (1965), les « compétences » sont tournées vers, appellent les « performances ».

Pour mon propos, cette distinction entre d’un côté « compétences » et « capacités », dont j’ai insisté sur la dimension dispositionnelle, et de l’autre « performance », dont la dimension correspondante est réalisante, est très importante. En effet, la vérification des capacités ou des compétences qui renvoient à l’intériorité ne peut s’opérer qu’au travers des performances qui, en tant qu’elles en sont l’extériorisation, sont quant à elles observables. Dès lors, au sein de la logique de « gouvernance par indicateurs » qui se développe aujourd’hui au niveau tant des politiques publiques et de leur évaluation que du management, ce seront les performances qui se trouveront le plus directement mises en « indicateurs », mais en tant que traces ou symptômes des capacités et des compétences. Aussi, les référentiels de compétences qui balisent les parcours scolaires comme les bilans de compétences qui accompagnent les carrières professionnelles se basent-ils sur des mesures de performances atteintes ou à atteindre. Il suffit d’observer, par une rapide recherche sur Google par exemple, la structure des référentiels ou des bilans de compétences pour se rendre compte de ce cheminement qui va des compétences et des capacités vers la construction d’indicateurs, observables le plus concrètement, permettant de les vérifier (Genard et Cantelli, 2010). Sans que je ne développe ce point dans cet article aux surfaces forcément limitées, c’est au travers de cette articulation avec son pendant réalisant que constituent les performances, que la nouvelle anthropologie dispositionnelle entre en phase avec cette nouvelle figure de la rationalisation que constitue la gouvernance par indicateurs, dans ce cas précis avec pour horizon l’évaluation des personnes.

Une anthropologie de la potentialité : développer ses « pouvoir d’agir », ses capacités et ses compétences

Le lecteur de cet article, au regard des exemplifications données jusqu’ici, pourrait penser que les propos précédents ont avant tout pour horizon les dispositifs de l’aide sociale. Il n’en est rien. Comme Robert Castel (1981) constatait l’apparition de « thérapies pour normaux » dans les années 1960 aux États-Unis, c’est-à-dire d’une offre thérapeutique pour des publics qu’il n’y avait aucune raison de classer du côté de la pathologie mentale, mais qui allaient volontairement chercher des soutiens, des supports psychologiques que ce soit pour répondre à leur mal-être, tout simplement pour opérer un travail sur soi, ou encore à des fins de « confort personnel », aujourd’hui, cet espace en vient de plus en plus à être occupé par des « thérapies » ou, plutôt, des formations de capacitation, illustrées par les stages de « pouvoir d’agir » qui connaissent un succès important. Des stages qui ont pris progressivement la place des formations à la programmation neuro-linguistique (PNL) ou à la méthode Gordon qui, dans ce domaine, tenaient le haut du pavé dans les années 1980-1990. Dans le même esprit, je pourrais évoquer l’actuelle montée en puissance des pratiques de coaching, que ce soit dans le cadre des aides à l’école que peuvent s’offrir les enfants des milieux aisés ou encore des possibilités d’aide qui sont offertes aux managers des administrations publiques ou privées.

Ces nouvelles coordonnées anthropologiques centrées sur une appréhension dynamique des dimensions dispositionnelles de la personnalité se sont en réalité immiscées dans de multiples espaces sociaux. Elles se trouvent d’ailleurs partagées au-delà des clivages politiques, même si c’est alors pour en tirer des conséquences divergentes. J’en donne quelques illustrations rapides, mais qui pourraient être multipliées à l’infini. Dans le champ scolaire, par exemple, les programmes, depuis les années 1960-1970 du siècle dernier, en sont venus à être définis en termes de capacités : « L’élève sera capable de… », peut-on y lire à chaque ligne, et, plus récemment, l’Union européenne impose aux systèmes d’enseignement tombant sous sa responsabilité de construire des « référentiels de compétences ». Dans ce même champ, récemment, les anciens « surdoués » se sont vus renommés en individus « à haut potentiel ». Dans l’entreprise, l’embauche et les carrières sont scandées au gré des profils ou des bilans de compétences qui entretiennent d’ailleurs alors un lien substantiel avec l’employabilité. Et le néo-management entend s’appuyer sur des dispositifs, les cercles de qualité par exemple, qui en appellent à la participation des ouvriers et des employés dont les compétences sont alors mobilisées en vue d’accroître les performances (Charles, 2012). Comme je l’évoquais précédemment, les politiques sociales ne sont pas en reste qui ont troqué les anciens dispositifs de l’État social contre les dispositifs de capacitation, d’habilitation de l’État social désormais dit « actif ». À titre sérieux et ironique à la fois, je rappellerai par ailleurs que le slogan sur lequel a été élu Barak Obama, un slogan qui a soulevé les foules et s’est inscrit sur des millions de tee-shirts, était « yes we can ».

Impossible évidemment de passer sous silence l’extraordinaire succès actuel du concept d’empowerment. Né au sein des mouvements d’émancipation américains, noire et féministe des années 1960, on le retrouve aujourd’hui dans la sémantique et les pratiques managériales bien sûr, mais aussi au coeur des justifications des politiques de capabilities prônées, à la suite des travaux d’Amartya Sen, par la Banque mondiale ou le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) (Cantelli, 2013). Là l’idée d’empowerment porte très explicitement une ambition émancipatrice visant à favoriser la participation, politique et autre, des acteurs concernés, l’instauration de dispositifs participatifs apparaissant en retour comme un vecteur d’empowerment. Le texte suivant tiré d’un site Internet canadien mérite d’être évoqué attentivement tant il est significatif à la fois de cet étaiement de l’empowerment sur ce que j’ai appelé une anthropologie dispositionnelle, mais aussi de cette représentation des vertus du « pouvoir d’agir » dans ses dimensions émancipatoires ainsi que des liens entre celles-ci, la participation et les coordonnées anthropologiques d’un individu « réussi » :

En fait, le processus de développement du pouvoir d’agir permet le passage d’un état d’impuissance à agir sur ce qui est important pour soi (ou pour le groupe) à un état de pouvoir d’agir.

L’évolution des trois composantes de façon simultanée (les unes nourrissant les autres), autour du vecteur central que constitue la participation, permettrait que le pouvoir d’agir se développe. Ces composantes sont :

  • l’estime de soi (ou la reconnaissance dans le cas d’une organisation), spécialement la reconnaissance de ses propres capacités,

  • la conscience critique, soit la compréhension que les problèmes vécus par les individus, les groupes ou les organisations ont aussi des causes structurelles et qu’on peut agir sur celles-ci, ainsi que

  • les compétences, c’est-à-dire les savoirs, savoir-faire et savoir-être dont l’acteur aura besoin pour participer certes, mais surtout pour être en mesure de choisir-décider-agir pour le changement[2].

Et, allant plus avant dans la couverture du spectre normatif couvert par les usages des concepts d’empowerment et de capacitation, la critique sociale elle-même a pu se réécrire dans la terminologie de la capacité. Voici ce qu’écrit Bernard Stiegler en évoquant d’ailleurs les travaux de Sen :

mais ce sont tout aussi bien les organisations publiques et privées qui ont perdu tout crédit – et il en va ainsi parce que cette société a conduit à un processus d’incapacitation généralisée. A. Sen a montré que la mortalité est plus élevée à Harlem qu’au Bangladesh parce que dans ce pays très pauvre, les structures sociales n’ont pas été détruites, et parce que ce que cet économiste appelle la « capacitation » des individus et des groupes y est encore vive. Quant à nous, nous vivons le temps de l’incapacité – et nous nous sentons de plus en plus impuissants parce que nous tendons à devenir structurellement incapables […] la reconstitution des capacités doit devenir la priorité des priorités.

Stiegler, 2012

Ce même usage émancipatoire et critique du concept d’empowerment se retrouve dans la citation suivante de Hedayatallah Nikkah et Maarof Redzuan (2009) :

Empowerment can be defined as the process by which individuals, groups, and/or communities become able to take control of their circumstances and achieve their goals, thereby being able to work towards maximizing the quality of their lives. Empowerment is the ability of individuals to gain control socially, politically, economically, and psychologically through (1) access to information, knowledge, and skills ; (2) decision-making ; and (3) individual self-efficacy, community participation, and perceived control. In other words, it is a process of change by which individuals or groups with little or no power gain the power and ability to make choices that affect their lives.

Bref, à travers ces illustrations à la fois convergentes et, je le concède, hétéroclites, j’espère avoir convaincu le lecteur de la percée de cette anthropologie que j’appelle potentielle ou dispositionnelle. Si cette hypothèse est exacte, elle inciterait à revoir celles qui voyaient à partir des années 1960-1970 du siècle dernier l’émergence d’une anthropologie de l’authenticité ou d’une anthropologie du « moi expressif », pour faire référence aux théorisations de Charles Taylor (1998). Au regard de cette anthropologie montante, il s’agit là moins d’être soi-même, d’exprimer ce que l’on a en soi, que de se doter ou d’enrichir ses dispositions, de manière à s’ouvrir à l’action. Avec les actuelles formations au « pouvoir d’agir », on est en effet loin des espaces de libération de l’intériorité (qu’illustreraient les stages de cri primal par exemple, ou encore les thérapies reichiennes) qui caractérisaient les dispositifs de travail sur soi des années 1960-1970, dispositifs dont l’interprétation renvoyait plutôt au présupposé de la répression, du refoulement ou du détournement d’une volonté qu’il s’agissait alors de libérer et de permettre de s’exercer de manière authentique et spontanée, selon le mot nietzschéen attendant que chacun puisse être ce qu’il est. Si, dans les deux cas, il s’agit d’accroître sa confiance en soi, dans le premier l’objectif est plutôt de se trouver ou de se retrouver, de plonger en soi pour surmonter les multiples empêchements qui font obstacle à ce que l’on est, dans les seconds l’objectif est davantage tourné vers l’extériorisation de soi, vers l’augmentation de ses capacités d’implication dans le monde, qu’il s’agisse d’ailleurs de finalités instrumentales pensées en termes d’employabilité et de performance, tout aussi bien que de capacités de contestation sociale, ou plus généralement d’accroître ses capacités d’action dans la vie ordinaire ; plutôt donc vers une extériorisation de soi dans ses relations aux autres et au monde que vers une plongée en soi. Le succès actuel d’un autre terme illustre cette évolution. Il s’agit du terme « assertivité ». Les individus sont en effet de plus en plus appelés à être « assertifs », c’est-à-dire à avoir suffisamment de confiance en soi pour accepter l’autre, mais aussi pour s’affirmer, sans agressivité, dans ses rapports à autrui. L’arrière-plan du travail sur soi se construit là moins sous une accentuation « thérapeutique » que sous une accentuation que j’appellerais « formatrice ».

Être motivé, se motiver, lutter contre la démotivation

Cela dit, comme ces facultés sont dispositionnelles ou potentielles, qu’elles appellent, comme je le rappelais, la performance, encore faut-il les rendre agissantes, d’où la dimension complémentaire à la capacitation qui est l’activation ou la motivation, engageant cette fois non plus les auxiliaires de modalités actualisants, savoir et pouvoir, mais l’auxiliaire de modalité que les linguistes appellent virtualisant, le vouloir. La motivation et l’activation constituent donc le versant complémentaire de la construction des capacités et des compétences. Des études menées par Isabelle Lacourt (2007) dans des centres publics d’action sociale (CPAS) bruxellois le mettent bien en évidence dès lors que s’y révèlent les formes spontanées de classement des êtres en régime d’État social actif, ceux-ci étant répertoriés dans un tableau à deux entrées dont un des axes est un mixte de capacités et de compétences, et l’autre porte sur la motivation. Mais, de la même façon, dans l’entreprise et dans les organisations sont mises en oeuvre de multiples stratégies pour se motiver ou pour motiver le personnel. Et les psychologues ne manquent pas de trucs et de recettes pour développer et entretenir un « esprit positif », condition de cette motivation. On aurait en fait de bonnes raisons de penser que le « fléau » de la démotivation tend aujourd’hui à constituer la figure de cette « faiblesse de la volonté » dont Ruwen Ogien (1993) a analysé à la fois la persistance et les métamorphoses au sein de la culture occidentale.

À travers ces commentaires se dessine donc une figure anthropologique contemporaine qui n’est plus, comme je le suggérais, celle de l’éthique de l’authenticité de Taylor, mais qui n’est pas non plus celle de la critique artiste théorisée par Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), ni non plus celle de l’individu flexible chère à Anthony Giddens (1994) ou à Ulrich Beck (2001)…, une figure profondément marquée par l’ambivalence, avec d’un côté la reconnaissance d’une fragilité et d’une vulnérabilité constitutive et de l’autre des exigences d’activation, d’implication de soi et, pour cela, des appels à l’entretien et à l’alimentation des capacités dispositionnelles qu’il s’agit de mobiliser, d’exploiter, d’enrichir, d’accompagner… De ce dernier côté donc, une accentuation de l’appel à l’autonomie, mais étayée sur la valorisation de capacités et de compétences dispositionnelles qu’il convient de mobiliser si on les détient, d’entretenir si elles risquent de s’étioler, et d’enrichir si elles font défaut ou viennent à manquer. Par ailleurs, en quelque sorte en réponse à cette anthropologie de l’empowerment, la perspective thématisée le plus explicitement par l’éthique du care qui, accentuant cette fois le pôle non plus actif mais passif de l’anthropologie, adopte la perspective de la vulnérabilité et, dès lors, s’emploie également à mesurer ce que peut occasionner comme souffrance ou comme blessure l’exigence d’autonomie et d’activation, en particulier lorsqu’elle s’applique à des acteurs chez qui la fragilité et la vulnérabilité sont dominantes ou dans des situations où l’imposition d’activation fait violence à ceux à qui elle s’adresse et en vient donc à être oppressante. Bref, une anthropologie où, majoritairement, l’autonomie impose son horizon normatif, mais nuancé par une attention à la vulnérabilité, aux violences que peut quelquefois occasionner l’exigence d’autonomie, en particulier à l’égard de ceux qui n’en peuvent plus, qui sont en crise, qui sont au bout du rouleau… et à l’égard desquels s’impose alors une exigence de sollicitude. Et c’est précisément à l’égard de ces populations radicalement fragilisées que se développent actuellement les dispositifs « humanitaires », complémentairement mais aussi à distance des dispositifs d’activation. Des dispositifs humanitaires qui, à l’image des Restos du coeur par exemple, ont cette caractéristique de s’imposer et de ne rien demander en échange de leurs prestations là où les dispositifs d’activation en viennent de plus en plus à conditionnaliser leurs interventions.

Un environnement « potentialisé », savoir saisir les opportunités

Une chose est d’adhérer à une anthropologie dispositionnelle ou de développer un « pouvoir d’agir », autre chose est encore que ce pouvoir d’agir rencontre des occasions de s’actualiser. Mon hypothèse est que, complémentairement aux glissements anthropologiques dont je viens de parler, on assiste à deux processus.

D’abord on assiste à la montée en puissance d’une conception du monde, non plus d’une anthropologie mais cette fois d’une « cosmologie », également potentialisée au gré de laquelle l’environnement est décrit en termes d’incertitudes, de chances à saisir, de risques à prendre…, bref truffé d’« opportunités » et de « potentialités », c’est-à-dire de manière tout à fait congruente au modèle libéral du marché et, peut-être plus encore, aux caractéristiques du néocapitalisme connexionniste. Le succès actuel du concept d’« affordance », introduit par James Gibson (1977), est extrêmement significatif à cet égard. Les « affordances », intégrées à suivre Gibson à une conception écologique de l’action, apparaissent en effet comme des « possibilités d’agir » que présente ou qu’offre l’environnement, des possibilités d’agir qui sont aussi bien des opportunités que des empêchements d’ailleurs.

Ensuite on assiste à la mise en place de dispositifs pensés sur le mode de la potentialité, de dispositifs non contraignants, incitatifs… balisant des opportunités que chacun saisira ou non, participant ainsi à la potentialisation de l’environnement. Dans le domaine de l’action publique, de nombreuses théorisations de ses transformations récentes indiquent une évolution allant dans ce sens. Parmi celles-ci, on peut par exemple se reporter aux travaux de Charles-Albert Morand (1999) qui parle des évolutions du droit des politiques publiques en évoquant la montée de ce qu’il appelle un État incitateur, agissant par des voies non contraignantes, et mettant en place des dispositifs encadrés, qui ouvrent aux citoyens des « possibilités d’agir », assorties le plus souvent de gains, également potentiels, pour les personnes elles-mêmes (par exemple des incitants fiscaux, des primes pour l’isolation des bâtiments) ou pour la communauté (le tri sélectif des ordures ménagères), à moins que, comme souvent, les deux ne se rejoignent. Dans ses explicitations, Morand évoque par exemple la multiplication des « recommandations », les « principes directeurs dépourvus de force obligatoire » ou encore « la création d’institutions dépourvues de pouvoir de décision » (1999 : 165-170). Il met par ailleurs cette évolution en relation avec le passage massivement analysé d’un régime de gouvernement à un régime de gouvernance. Mais on pourrait somme toute dans la même veine évoquer les travaux d’Ulf Hannerz (1980) et d’Isaac Joseph (1998) qui appellent l’urbanisme à penser l’aménagement urbain sous l’horizon d’une sérendipité – terme que l’on voit également « monter » – qui évoque à la fois la présence d’occasions, d’opportunités inattendues dont il s’agit alors pour les acteurs de se saisir.

En mettant en relation les glissements anthropologiques que j’ai évoqués d’entrée avec ces évolutions dans les lectures de l’environnement, on pourrait parler de l’émergence d’une « cosmo-anthropologie potentialisée » dont ne rendent que partiellement compte les hypothèses sociologiques qui voient émerger un monde plus flexible (Giddens, 1994), liquide (Bauman, 2007), connexionniste ou contingent (Boltanski et Chiapello, 1999), s’opposant au monde fortement institutionnalisé, stabilisé, que décrivaient tant les sociologies fonctionnalistes et systémiques s’agissant des structures sociales, que les sociologies des rôles s’agissant des identités, des sociologies qui ont largement dominé le paysage des théorisations sociologiques durant l’essentiel du XXe siècle.

De l’anthropologie dispositionnelle à la question de la participation

Je souhaiterais maintenant prolonger ces considérations anthropologiques en revenant plus précisément sur la question des relations entre cette cosmo-anthropologie dispositionnelle dont je viens de dessiner les contours et la thématique de la participation.

Dès lors que l’expertise – les compétences et les capacités – se trouve en quelque sorte partagée, dispersée sur un continuum anthropologique, la césure forte entre les experts et ceux qui ne le sont pas tend, dans certains domaines (ceux en particulier, comme on va le voir, qui peuvent requérir des compétences ordinaires), à s’estomper. C’est, je le répète, le cas dans les politiques urbanistiques, dans les politiques socioculturelles, dans les politiques sociales, dans les politiques de développement, entre autres, ce qui n’exclut pas que ces espaces puissent devenir des espaces de lutte entre formes de compétences, entre compétences publiques et compétences techniques (Genard, 2005). C’est cet espace de lutte que décrivent Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001) en évoquant ces forums hybrides où des gens ordinaires arrivent à enrichir leurs capacités et leurs compétences, ou simplement à les revendiquer et à les faire valoir face à des acteurs légitimés a priori dans leurs expertises. Il existe toutefois des domaines qui apparaissent comme fondamentalement redevables de compétences spécialisées contre lesquelles les compétences ordinaires ne peuvent rivaliser. C’est le cas des politiques monétaires, financières ou économiques. Ces partages qui peuvent évidemment fluctuer, faire l’objet de contestation délimitent à vrai dire les territoires de la participation de ceux qui ne s’y ouvrent pas et qui demeurent alors l’apanage de compétences expertes.

Pour éclairer ces relations, un détour par la distinction opérée par Laurent Thévenot (2006) entre les régimes de l’engagement en proximité, en plan et en public peut être éclairant, une distinction qui permettra de saisir en quoi compétences et capacités ne sont pas d’un seul tenant.

De l’expertise ordinaire à la participation

D’un côté, il existe en chacun des compétences et des capacités que l’on dirait « ordinaires », chacun étant « expert de lui-même », de ses activités quotidiennes, de son rapport à soi, à ses proches, à son environnement… Cette expertise est en quelque sorte entretenue par le quotidien dont elle se nourrit. Elle est précieuse et peut, doit être mobilisée dès lors que sont en jeu ses « objets ». Cette expertise ordinaire recouvre en réalité ce que, dans la foulée des travaux de Thévenot, on pourrait appeler les « territoires du proche » ou les « espaces du familier ».

Parmi ces territoires du proche figure bien entendu en bonne place l’espace du quotidien. C’est ainsi que l’architecte ne pourra se priver de l’expertise de ses clients dans l’organisation et la gestion de son quotidien. Cela valorisera le travail de l’architecte indépendant contre la standardisation du « clé sur porte », ou plutôt cela obligera le « clé sur porte » à s’ajuster aux exigences de cette expertise ordinaire en réécrivant les termes de la standardisation selon une logique autorisant, voire favorisant, notamment, les adaptations individuelles, la flexibilité. Il serait à mon sens intéressant d’analyser la montée du bricolage domestique au regard de ce processus de reconnaissance des compétences et des capacités ordinaires. L’industrie de l’aménagement domestique a ainsi redessiné en profondeur les frontières et les clivages entre compétences professionnelles et ordinaires. Ikea ou les magasins de bricolage constituent à la fois une reconnaissance de ces capacités, une invitation à les activer, comme en même temps ils offrent des dispositifs de leur enrichissement. Le développement du jardinage, mais aussi des pratiques potagères en est une autre illustration. L’air du temps est ainsi propice à la redécouverte et à la réactivation de compétences et de capacités perdues, autrefois inhérentes à l’espace domestique, comme les activités culinaires ou encore plus récemment le tricot, l’hypothèse sous-jacente étant somme toute la reconquête d’espaces de compétences lentement grignotées. Parmi les « territoires du proche » figure évidemment en bonne place le rapport au corps. La presse du conseil ne cesse ainsi de promouvoir ce qu’on pourrait appeler une « écoute de son corps », entendant éveiller ou réveiller une sensibilité à soi qui aurait été progressivement perdue ou affaiblie. Désormais les politiques de santé chercheront à s’appuyer sur la responsabilisation des acteurs, sur leur capacité de contribuer au soin (Périlleux, 2007).

Il faut ici souligner que ce processus de reconnaissance de compétences ordinaires devient dans le même temps un opérateur de diagnostic potentiel de déficit de compétence. Peut-être est-ce le champ de l’éducation des enfants qui offre ici le meilleur espace d’exemplification. D’une part, cet espace se peuple d’instruments de construction ou d’enrichissement de ces compétences au travers notamment de la presse ou de la littérature du conseil, mais aussi les « ratés » de l’éducation des enfants vont pouvoir conduire à des processus de stigmatisation des parents ou encore à des dispositifs d’accompagnement des parents en déficit ou fragilisés par rapport à ces compétences éducationnelles normalement « ordinaires ». Il en est de même par exemple dans le domaine de la gestion des finances domestiques avec tous les dispositifs d’encadrement du surendettement.

Ce domaine du proche ne se limite toutefois pas à la seule sphère domestique. Dans le monde du travail, existent également des territoires du proche dans lesquels se développent et se mobilisent des compétences ordinaires qui sont intrinsèquement liées à ce proche. Le néo-management mettra en place des dispositifs visant à intégrer ces compétences ordinaires, liées à la pratique et à la familiarisation avec un environnement proche dans le milieu du travail, par exemple par le biais de la mise en place de « cercles de qualité ». Dans le même ordre d’idées, mais en étendant cette fois au quartier ce que nous entendons par « territoire du proche », l’expertise ordinaire du riverain, expert de son quartier, constituera un atout potentiel pour les politiques urbanistiques à cette échelle.

La citoyenneté est-elle une compétence ordinaire ? « Capaciter » à la citoyenneté

Si nous quittons maintenant les territoires du proche pour nous orienter vers un des deux autres régimes d’engagement distingués par Thévenot, celui de l’engagement en public, nous entrons dans un autre domaine dans lequel figurent ce que nous pourrions appeler les compétences citoyennes. La reconnaissance de celles-ci est évidemment d’une certaine façon inhérente à ce qu’Alexis de Tocqueville (1992) appelait le régime démocratique, bien qu’il soulignait déjà que celui-ci se heurtait au risque de démobilisation et d’indifférence.

À observer l’évolution des analyses de la participation, on pourrait distinguer schématiquement une première période marquée plutôt par l’enthousiasme des analystes, principalement sous l’horizon des grilles d’interprétation habermassiennes, envisageant le passage d’une démocratie représentative en voie d’épuisement vers une démocratie participative ou délibérative pleine de promesses. Cet optimisme était évidemment rendu possible à partir d’un présupposé selon lequel les citoyens appelés à participer disposaient des qualités nécessaires à cette participation. On a souvent reproché à Habermas (de manière il est vrai tout aussi souvent injuste, c’est-à-dire en méconnaissant le fait que pour lui cette situation n’avait pas un statut empirique mais un statut d’idéal régulateur) le caractère illusoire de cette situation idéale de parole en raison des inégalités positionnelles des acteurs mis en présence, de sorte que, à la valeur rationnelle du « meilleur argument » mise en avant par les théorisations transcendantales de Habermas, se substituait de fait dans les discussions réelles, empiriques, la force relative de ceux qui défendaient telle ou telle position.

Après cette période plutôt euphorique, les années 1990 vont céder la place à des analyses à dominante critique insistant principalement d’une part sur le caractère illusoire de ces dispositifs participatifs qui occulteraient simplement une évolution dans les formes d’exercice du pouvoir que décrit par exemple le concept foucaldien de « gouvernementalité » et mettant en évidence d’autre part les rapports de force à l’oeuvre à l’intérieur de ces dispositifs qui reproduiraient ainsi, sous le couvert d’un accès égal à la parole, des rapports de force traditionnels. D’autres analyses vont mettre plus directement, c’est-à-dire au-delà des seuls rapports de force institués par les positions sociales, en évidence les différentiels de compétences entre acteurs impliqués dans les processus participatifs (Berger, 2009 ; Berger et al., 2011).

C’est à mon sens dans cette optique qu’il faut comprendre aujourd’hui, au moins partiellement, les demandes de formation à la citoyenneté que l’on voit apparaître notamment au niveau de l’inscription dans les cursus scolaires, mais aussi par exemple les réorientations des politiques culturelles appelées à former des « citoyens actifs et responsables », expression aujourd’hui banalisée dans laquelle se profile la tension entre exigences d’engagement d’une part et assomption de responsabilité de l’autre, et résumant ainsi la double pression qui pèse sur le citoyen invité à s’engager, à participer, mais aussi prié de se comporter civilement ou civiquement.

Au sein de cet espace de la citoyenneté, ce qu’apporteraient les nouvelles coordonnées anthropologiques dont j’ai tenté de baliser les contours, ce serait donc à la fois un appel à la reconnaissance des compétences citoyennes et à l’amplification de leurs possibilités d’actualisation – bref au développement de processus participatifs face à une démocratie représentative dont le principe même est de sous-estimer ces compétences ou à tout le moins de ne pas leur permettre de s’actualiser ; mais, dans le même temps, et toujours au regard des ambivalences de ces nouvelles coordonnées anthropologiques, de faire peser sur le citoyen une double pression. Celle-ci se manifeste par une sorte d’obligation de participer, de pression, d’injonction à la participation, par une pression à la formation, à l’entretien et à l’enrichissement constants de ces compétences citoyennes, associée à une responsabilisation des pouvoirs publics par rapport à ces mêmes exigences. Le développement des pratiques d’information du citoyen, la multiplication de possibilités d’exprimer leurs points de vue, la formation à la citoyenneté des futurs citoyens, des enfants au sein de leur cursus scolaire bien sûr, mais aussi des populations immigrées qui veulent acquérir la citoyenneté ou encore des citoyens qui, pour une raison ou une autre, auraient été déchus de leur droits civiques, ou enfin de ces citoyens dont les comportements ont pu révéler un déficit de « responsabilité », qu’il s’agisse de conducteurs « inciviques », de parents dépassés quant à leurs responsabilités éducatives…, tout cela s’étaie sur ces nouvelles coordonnées anthropologiques.

Cela dit, la reconnaissance de compétences citoyennes n’exclut pas la césure entre compétences ordinaires et compétences expertes que j’évoquais précédemment. Autrement dit, plutôt qu’au passage vers une démocratie délibérative ou participative, ce à quoi on assiste maintenant c’est au partage entre une démocratie participative largement cantonnée aux territoires des compétences ordinaires, en l’occurrence ceux où se mobilisent les compétences liées aux territoires du proche, et une démocratie qui demeure liée à la représentation et aux compétences expertes dans les autres espaces. Il est ainsi à la fois trivial et nécessaire d’insister sur le fait que les politiques de défense, les politiques monétaires, les politiques économiques, les politiques de pension… demeurent très largement insensibles aux avancées de la démocratie participative. Un des enjeux politiques importants aujourd’hui se situe toutefois dans les déplacements au sein de ces tensions entre compétences partagées et compétences expertes, entre compétences publiques et compétences techniques.

Par ailleurs, entre participation et empowerment s’installent des relations de réciprocité. La participation n’est pas seulement pensée en termes de reconnaissance de compétences citoyennes, mais, circulairement en quelque sorte, en termes d’activation et de formation de ces mêmes compétences en même temps que cette participation appelle à la mise en place de dispositifs de formation de ces compétences et d’accompagnement de leur exercice. Un empowerment permettant d’outiller les acteurs conviés à participer des capacités et des compétences nécessaires pour rendre effective et non illusoire la participation, mais, dans le même temps, une participation pensée elle-même comme un dispositif d’empowerment dans la constitution d’une citoyenneté « active et responsable », ce qui peut expliquer la tendance à l’instrumentalisation de la participation dont l’objet revient en quelque sorte non à mettre en place une véritable codécision et encore moins à opérer un transfert des espaces décisionnels, mais simplement à inviter des citoyens à s’impliquer en vue de les « activer ».

Les expertises spécialisées et la hantise d’être « largué »

Comme je l’ai rappelé, dans de nombreux domaines, les capacités et les compétences requises ne sont plus considérées comme des capacités et des compétences ordinaires. Il s’agit de compétences spécialisées qui, elles, ne sont ni partagées, ni « naturellement » entretenues et qui se délitent donc rapidement, d’où l’importance de la formation tout au long de la vie par exemple, mais aussi des dispositifs de capacitation que proposent les politiques sociales de l’État social actif. Des compétences spécialisées dont la formation est clairement répertoriée dans des dispositifs de formation scolaire qui, comme je l’évoquais, sous la pression de l’Union européenne, se construisent de plus en plus systématiquement sous l’horizon de référentiels de compétences, l’octroi du diplôme apparaissant alors comme la garantie de la détention par celui qui est diplômé des compétences requises pour l’exercice de l’emploi, des compétences dûment inventoriées et répertoriées.

À suivre les hypothèses précédentes, les territoires des compétences spécialisées, celles principalement de l’engagement en plan théorisé par Thévenot, ne s’ouvrent pas ou que très difficilement à la participation, à l’exception toutefois de dispositifs qui cherchent à intégrer les ressources acquises par les acteurs au niveau de leurs territoires du proche, comme c’est le cas avec les cercles de qualité ou la participation urbanistique à petite échelle territoriale. Toutefois, ce qui prévaut largement dans ces domaines, c’est essentiellement alors une pression constante au maintien, au renouvellement et à l’enrichissement des capacités et des compétences, assortie de leur évaluation permanente, une pression lourde qui pèse sur les « experts », c’est-à-dire sur ceux qui détiennent à un moment une compétence spécialisée et qui doivent donc la tenir à jour, l’enrichir, se maintenir à la hauteur de leurs concurrents…

Là donc les processus d’acquisition des capacités et des compétences, parce que celles-ci sont spécialisées, conduisent très directement à un partage des êtres entre ceux qui les détiennent et ceux qui ne les détiennent pas. L’horizon des compétences et des capacités apparaît comme un marqueur identitaire permettant de juger de l’adéquation des personnes à ce que Thévenot appelle le plan ou ce que j’ai appelé plus haut la « gouvernance par indicateurs ». L’acteur y est constamment mesuré, évalué à l’aune de ses compétences et capacités et, s’il s’avère en déficit, il se verra sanctionné ou, à tout le moins, invité à récupérer son retard ou son déficit d’ajustement. Compétences et capacités agissent là, par la vérification des performances, comme des mesures de l’adéquation au plan de la personne, comme elles l’auront d’ailleurs été, au travers des profils de compétences, dès leur recrutement au sein de l’organisation et comme on peut s’attendre à ce que les référentiels de compétences qui balisent leur formation de base les y auront préparés.

Le maintien du niveau de compétences apparaît dans cette optique comme particulièrement éprouvant parce qu’il place celui qui y est soumis dans une hantise permanente d’être évalué d’abord, largué ou dépassé par des plus jeunes, par des plus compétents, par des mieux motivés, par des mieux formés, par ceux qui ont eu le courage de faire de la formation tout au long de leur vie.

En guise de conclusion

Au fil de ce cheminement, j’espère avoir convaincu le lecteur de l’intérêt de réfléchir à la question de la participation sous l’angle d’un glissement de nos coordonnées anthropologiques et, dès lors, de cesser de penser la participation en la cantonnant au seul domaine de la participation politique, comme ce fut généralement le cas antérieurement. En opérant ce déplacement, l’injonction à la participation participe d’un phénomène social global qui s’étaie sur une conception anthropologique selon laquelle l’humain a à être envisagé certes dans la tension entre autonomie et vulnérabilité, mais sous l’horizon normatif de l’activité et de la performance.

À l’exclusion, héritée du XIXe siècle, selon un partage des êtres en fonction des capacités définies une fois pour toutes en objectivité, se substitue donc un partage dynamique où les capacités et les compétences sont sans cesse à entretenir, à enrichir et à démontrer. Face à des appels à être performant et participatif, l’individu se trouve constamment aux prises avec de multiples sollicitations qui l’obligent à se tenir à la hauteur mais qui l’exposent aussi constamment au décrochage ou à la démonstration de ses insuffisances. Et l’aide sociale ou autre qui, au XIXe siècle, prenait les traits du paternalisme avec ce que cela suppose potentiellement de mépris, s’est ajustée progressivement à ces nouvelles coordonnées, louvoyant entre accompagnement et pression à la responsabilisation.

Et, dans ce cadre, se révèle l’omniprésence de l’impératif de participer. Participer comme citoyen, comme bénéficiaire de l’aide sociale, comme patient, comme élève, comme travailleur… Seuls les espaces où s’imposent les compétences spécialisées justifient le retrait de ceux qui n’ont pour eux que leurs compétences ordinaires, à cette réserve près bien sûr que ceux-là seront assurément appelés à y mettre du leur pour que réussissent ce qu’auront décidé pour eux ceux qui détiennent ces compétences spécialisées.