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Depuis les années 1980, le courant de la théorie délibérative de la démocratie a largement contribué au renouvellement des débats, en philosophie et en théorie politiques, sur le sens de la légitimité démocratique. Il propose en effet de renoncer à définir celle-ci par les idées de volonté générale ou de volonté majoritaire et affirme que la démocratie exige avant tout la « délibération de tous » (Manin, 1985). Cette nouvelle conception de la démocratie a vu le jour dans le cadre de débats philosophiques notamment autour de la raison publique (Rawls [1921-2002]) ou communicationnelle (Habermas [1929--]). Progressivement, les promoteurs de « l’impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer, 2002) se sont intéressés à ses implications institutionnelles pour le processus de la décision politique, contribuant ainsi à son « accession à l’âge adulte » (Bohman, 1998). La littérature sur ces aspects pratiques est devenue foisonnante (voir notamment : Fung, 2003 ; Gastil et Levine, 2005). Nous nous intéresserons ici, de manière spécifique, à un type de dispositif institutionnel souvent associé à la démocratie délibérative : les mini-publics délibératifs. Il s’agit d’instances visant à faire délibérer sur une question publique un panel restreint de citoyens censé représenter le grand public ou, en tout cas, délibérer comme celui-ci le ferait s’il en avait la possibilité. Notre ambition n’est pas de proposer une analyse empirique exhaustive de ce type de dispositif[1]. Nous essaierons plutôt d’expliciter et de discuter les raisons, mais aussi les limites, du recours à celui-ci du point de vue d’une conception délibérative de la démocratie bien comprise.

Nous commencerons par introduire brièvement la thèse centrale des théories délibératives de la démocratie. Nous présenterons ensuite l’idée de mini-public délibératif ainsi que les deux justifications qu’elle peut recevoir dans une théorie délibérative de la démocratie. Nous montrerons ensuite les limites de la justification qui tend à considérer les mini-publics comme un substitut du grand public et conclurons qu’ils doivent davantage être utilisés comme des outils en vue de stimuler le débat public au sein de celui-ci, plutôt que de chercher à le simuler.

La conception délibérative de la légitimité démocratique

La littérature autour des théories de la démocratie délibérative est très importante[2]. Et il faut, à leur propos, préférer l’usage du pluriel tant les approches sont variées. Néanmoins, la plupart de celles-ci peuvent se retrouver dans la formule que propose Joshua Cohen : une société est démocratique lorsque « ses affaires sont gouvernées par la délibération publique de ses membres » (1989 : 17, notre traduction). Selon une telle conception de la légitimité démocratique, les décisions politiques majeures devraient être prises au terme d’échanges d’arguments (plutôt que d’un marchandage ou d’un simple vote) auxquels tous les citoyens (et pas seulement leurs représentants élus) auraient la possibilité de prendre part de manière égale. La perspective est inspirée ou, en tout cas, proche de l’idée habermassienne de raison communicationnelle (Habermas, 1997). L’échange d’arguments est en effet conçu comme une pratique coopérative par laquelle des partenaires, se reconnaissant comme libres et égaux, cherchent à s’entendre en s’obligeant à produire des raisons publiques (plutôt que des motifs d’ordre privé) et à soumettre celles-ci à l’épreuve des objections produites par autrui. La procédure délibérative de décision publique est ainsi opposée au marchandage. Selon Jon Elster (1994), le marchandage (bargaining) implique que chaque protagoniste d’un processus décisionnel s’efforce de maximiser la satisfaction de ses intérêts en faisant pression sur les autres au moyen de menaces ou de promesses. Dans ce cas, s’il y a accord, celui-ci n’est qu’un compromis entre des intérêts particuliers reposant sur un équilibre des pouvoirs en présence. À l’inverse, la délibération vise la production d’un accord raisonné sur des raisons relatives à ce qu’exige le bien public[3]. Certes cette visée d’un accord sur les raisons ne produit pas nécessairement un consensus sur les décisions à prendre. Le plus souvent, celles-ci seront prises à la majorité. Mais c’est précisément la délibération qui précède la décision majoritaire et sa révisabilité future qui rend l’usage de la règle de la majorité légitime : celle-ci ne traduit plus simplement un décompte de préférences brutes et l’entérinement d’un rapport de force (Manin, 1985).

Mais la portée novatrice de l’idée contenue dans la phrase de Cohen, et donc de la démocratie délibérative, ne réside pas simplement dans la valorisation de l’argumentation publique contre le marchandage ; elle tient, plus fondamentalement, à la conjonction de celle-ci avec une conception renouvelée de la participation politique. De fait, le principe selon lequel les désaccords sur les décisions politiques à prendre devraient être résolus par un échange public de raisons entre les parties se trouvait déjà dans les conceptions classiques du parlementarisme au XIXe siècle, chez Emmanuel Sieyès ou John Stuart Mill par exemple. Mais celles-ci réservaient strictement l’exercice de la délibération aux enceintes parlementaires, la masse étant en effet jugée inapte à produire une opinion raisonnée. Pour ce motif, il importait de réserver le monopole du travail législatif aux représentants, qui devaient appartenir à l’élite éclairée. Renversant cette perspective, la théorie délibérative contemporaine affirme la nécessité de faire participer « les membres de la société » à la délibération et de faire en sorte que l’opinion publique ainsi formée détermine la décision publique. Ce faisant, cette théorie rejoint, pour partie, l’idéal participatif défendu par les conceptions de la démocratie radicale dans les années 1970 (Pateman, 1970 ; MacPherson, 1978). Mais elle reformule fortement le sens de la participation en l’inscrivant dans l’échange des raisons présidant à la formation des opinions plutôt que dans l’implication active et directe dans la prise de décision. Pour la théorie délibérative, l’engagement actif du citoyen dans un débat public informant la décision est essentiel. Mais il est pleinement compatible avec des procédures représentatives qui attribuent la responsabilité finale de la décision publique à des mandataires élus plutôt qu’aux citoyens.

Les arguments invoqués en faveur de la conception délibérative de la légitimité démocratique sont divers (Cooke, 2000). Au-delà des nuances entre les différentes versions de cette conception, l’idée de « justifiabilité publique » (Lafont, 2006 : 5) semble largement partagée : le processus démocratique suppose la délibération de tous, car il devrait viser conjointement la recherche de la décision juste et la reconnaissance mutuelle raisonnée de cette justesse par ceux sur lesquels elle aura des conséquences. Les institutions ne peuvent imposer de contraintes à des individus que si ceux-ci les tiennent pour justifiées. De plus, ces mêmes individus, lorsqu’ils prennent une option politique, doivent la motiver au regard de ceux qui ne la partagent pas et prendre en compte les arguments et les objections de ces derniers. Des processus associant tous les « membres de la société » à la délibération publique seraient à même de faire droit à cette conception de la légitimité.

Cette thèse normative a fait l’objet de nombreuses discussions. Celles-ci ont notamment révélé la nécessité d’en penser les implications pratiques pour l’organisation des systèmes politiques (Bohman, 1998 ; Chambers, 2003). Pour nombre d’auteurs, les formes institutionnelles de la représentation en vigueur ne permettraient pas d’honorer l’impératif délibératif. La démocratie électorale, par sa structure même, ne serait en effet pas porteuse d’une dynamique de délibération dans la décision politique (Pettit, 2006 ; Warren 2008) ; elle favoriserait trop la rhétorique et les intérêts privés. En tout cas, elle ne suffirait certainement pas à satisfaire les exigences de la délibération de tous. Cette insuffisance a conduit un certain nombre d’auteurs à s’intéresser à des dispositifs ou à des procédures qui permettraient de mieux les rencontrer. Nous ne pouvons ici inventorier les propositions faites en ce sens (lire entre autres : Fung, 2003 ; Gastil et Levine, 2005). Nous nous concentrerons plutôt sur l’une d’elles : celle des mini-publics délibératifs.

L’idée de mini-public délibératif

Le concept de « mini-public » est emprunté à Robert Dahl, et ce, bien que ce dernier ne puisse être rangé parmi les défenseurs d’une démocratie délibérative. Dans les dernières pages de Democracy and its Critics (1989 : 340), Dahl évoque l’idée de « minipopulus » comme complément démocratique, voire comme alternative, aux procédures classiques de la représentation. Un « minipopulus » ou « mini-public » serait une assemblée ou un jury de citoyens ordinaires, sélectionnés de manière aléatoire en vue de remettre un avis, de proposer une solution à un problème politique ou même de prendre une décision politique. Le mini-public est ainsi nommé parce qu’il est censé délibérer et décider au nom du grand public, du dèmos, qu’il représente. La proposition de Dahl est intéressante pour notre propos si nous y ajoutons l’exigence que les mini-publics devraient fonctionner de manière délibérative, c’est-à-dire en faisant en sorte que les positions prises par les participants soient le fruit d’un échange de raisons entre ceux-ci, ces raisons devant être relatives au bien public. De la sorte, un mini-public délibératif rencontrerait le double impératif formulé plus haut : celui d’une participation des citoyens « ordinaires », du dèmos, à la production et à l’échange publics de raisons qui devraient conduire à la décision politique.

L’idée n’est pas simplement une utopie théorique. Elle a en effet été mise en oeuvre, au moins de manière approximative, dans des expériences récentes, dont certaines conçues en référence explicite aux théories délibératives de la démocratie. Citons trois exemples.

  1. En 2004, dans la province canadienne de Colombie-Britannique, le Parlement confie à une assemblée de citoyens la tâche d’élaborer un projet de réforme du système électoral, qui fera ensuite l’objet d’un référendum (Warren et Pearse, 2008). Cette assemblée se compose de 160 citoyens sélectionnés de manière aléatoire. Ce ne sont donc ni des professionnels de la politique, ni des spécialistes des systèmes électoraux, ni des élus. Pendant plusieurs mois, ils recueillent des avis d’experts, de représentants politiques, mais aussi de simples citoyens comme eux. Ils débattent entre eux pour finalement remettre un projet de réforme électorale qui est ensuite soumis à référendum (en mai 2005). Ce projet recueille 57 % des suffrages, manquant toutefois de peu le seuil des 60 % requis pour introduire une modification du système électoral. À nouveau soumis à un référendum en 2009, le même projet, ne recueillant alors que 39 % des suffrages, est définitivement écarté.

  2. En 1998, à l’initiative du premier ministre français, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques met sur pied une « conférence de citoyens », lui confiant la tâche d’élaborer un rapport et de remettre des recommandations sur la culture des organismes génétiquement modifiés (OGM) (voir Boy et al., 2000). Cette conférence est composée de quatorze citoyens qui ne sont ni des spécialistes ni des acteurs directement impliqués dans la controverse. L’élaboration collective du rapport a été précédée d’une phase d’information des participants et, surtout, de l’audition d’acteurs et d’experts sélectionnés par le panel. Le rapport destiné au gouvernement est rendu public. L’expérience française n’est pas unique. Des dispositifs du même type ont été mis en place, à plusieurs reprises, en particulier au Danemark et au Royaume-Uni dans le cadre de l’évaluation de choix scientifiques et technologiques.

  3. Dans les années 1990, les politologues américains James Fishkin et Bob Luskin inventent le « sondage délibératif », technique associant sondage et délibération (voir Fishkin, 1995 ; Fishkin et Luskin, 1999 ; Fishkin et Farrar, 2005). Comme dans un sondage d’opinion, il s’agit d’interroger un échantillon représentatif sur un enjeu de société. Mais avant de participer au sondage, les citoyens reçoivent une information, qui se veut la plus objective possible. Après quoi, durant toute une fin de semaine, ils débattent des questions posées en petits groupes sous la supervision d’un animateur. Ils ont aussi l’occasion lors de séances plénières d’entendre et d’interroger des experts et des responsables politiques qui ont des positions divergentes. À l’issue de la fin de semaine, les participants sont invités à répondre aux questions du sondage. Le résultat de celui-ci est censé refléter ce que serait l’opinion de l’ensemble des citoyens si ceux-ci avaient la possibilité de débattre de l’enjeu traité. La technique du sondage délibératif a été utilisée à plusieurs reprises, notamment en Grande-Bretagne à l’occasion de la réforme du système de santé en 1998 (Parkinson, 2005) ou encore au niveau européen pour tenter d’établir ce que pourrait être l’opinion délibérée des citoyens sur les politiques européennes.

Aux yeux de leurs promoteurs, ce type d’initiatives n’a généralement pas vocation à se substituer intégralement aux institutions classiques de la démocratie représentative. Il ne s’agit pas de remplacer les gouvernements ou les parlements par des mini-publics délibératifs. En revanche, d’aucuns (Brown, 2006 ; Niemeyer, 2011) verraient d’un bon oeil qu’un dispositif de ce type trouve une place structurelle dans les systèmes représentatifs, en amont des mécanismes classiques de la décision publique, de manière telle que cette décision soit informée et même conditionnée par la délibération de citoyens ordinaires. Cela signifierait aussi que l’instauration de mini-publics pourrait éventuellement entrer en concurrence avec certaines instances ou procédures de consultation, de concertation ou de négociation plus traditionnelles, en particulier celles qui associent des acteurs intéressés/mobilisés, des organisations représentatives d’intérêts, etc. (Hendriks, 2002). Le cas de la conférence de citoyens sur les OGM en est une illustration : sa légitimité a été contestée par des organisations environnementales, celles-ci se plaignant de ne pas (plus) être directement consultées par les autorités publiques, comme cela semblait être l’usage.

À la lumière des théories délibératives de la démocratie, on peut relever deux caractéristiques structurelles essentielles de ces mini-publics délibératifs, les distinguant d’autres types d’instances ou procédures : l’implication de citoyens ordinaires comme représentants du grand public, et le souci d’assurer une mise à l’épreuve de raisons publiques par l’échange discursif.

L’implication de citoyens « ordinaires »

L’implication de citoyens « ordinaires » ou « profanes » est un des traits caractéristiques des mini-publics. Ces citoyens sont ordinaires ou profanes au sens où ils ne sont ni des mandataires élus, ni des experts, ni des représentants d’organisation, ni même des citoyens mobilisés. Il s’agit plutôt du citoyen lambda, de préférence non directement (trop) affecté par le problème débattu, tout en étant néanmoins concerné par celui-ci en tant que citoyen.

À cet égard, les mini-publics se distinguent d’autres modalités[4] visant à impliquer des citoyens dans la décision. Ils sont notamment différents de ce que l’on pourrait appeler des « forums délibératifs ». À l’inverse du mini-public, le forum est, en général, ouvert ; cela signifie que les citoyens qui y participent sont le plus souvent auto-sélectionnés ou, en tout cas, que les citoyens-participants sont, avant tout, des citoyens directement intéressés par la question traitée, qu’ils soient les premiers affectés ou qu’ils soient mobilisés. De plus, le forum fonctionne de manière moins régulée et structurée en vue de la décision : c’est la logique de l’échange spontané d’informations et d’idées (brainstorming) qui prévaut. Enfin, le forum prend souvent une forme hybride, associant de manière relativement indistincte des citoyens ordinaires avec des individus porte-parole d’associations ou de groupes d’intérêts, des experts, des responsables des administrations et des hommes politiques. La dynamique des forums peut aussi être plus conflictuelle. La logique des mini-publics est, quant à elle, plus proche de celle du jury. Il s’agit de remettre, à destination des décideurs, un avis informé et argumenté sur une (quelques) question(s) précise(s). Si différents types d’acteurs interviennent, le rôle de chacun est scrupuleusement spécifié et c’est celui des citoyens profanes qui est central. Le fonctionnement est souvent très formalisé et une grande attention est réservée à la sélection des participants

On doit aussi distinguer les mini-publics des dispositifs de démocratie directe ou qui visent à associer les citoyens aux décisions qui les concernent le plus directement en se substituant aux autorités publiques traditionnelles, par exemple le budget participatif (Blondiaux, 2008 : 49) ou, plus classiquement, le référendum ou la consultation populaire. En effet, le mini-public n’a pas vocation à consulter ou à recueillir l’assentiment de l’ensemble du dèmos ou des individus concernés, mais plutôt à consulter un microcosme du grand public, un échantillon du dèmos, censé être « représentatif » (ou à défaut, suffisamment diversifié) tout en délibérant librement (ce que ne peut faire stricto sensu le grand public). Leur représentativité – ou, à défaut, leur diversité – est le plus souvent garantie par un mode de sélection aléatoire (tirage au sort ou constitution d’échantillon statistique).

Pour cette raison le mini-public n’est pas, à strictement parler, un dispositif de démocratie directe. On pourrait même considérer qu’il s’agit d’une modalité particulière de démocratie représentative : un sous-ensemble de citoyens juge et décide à la place et au nom de l’ensemble (Parkinson, 2005). La représentation n’est pas ici pensée et organisée sur le principe de l’élection ni sur celui de l’appartenance à un sous-ensemble de la société (classe sociale, groupe professionnel, pilier, etc.). Ce qui semble central, comme dans le cas des jurys populaires, ce n’est pas d’inclure le plus grand nombre de citoyens dans la délibération ou la décision, mais de faire en sorte que les quelques personnes qui délibèrent soient représentatives du grand public (Brown, 2006 ; Warren, 2008).

La mise à l’épreuve par l’échange discursif

La seconde caractéristique structurelle des mini-publics est leur caractère délibératif. Il s’agit de recueillir l’avis/la proposition des participants au terme d’un processus, souvent très réglé, au cours duquel des informations ont été fournies et des opinions et raisons échangées et débattues entre les participants. Il ne s’agit donc pas, comme dans un sondage d’opinion, de recueillir l’avis brut d’un échantillon représentatif ni, comme dans certains jurys de cour d’assises, de se référer à la seule « intime conviction » des jurés. L’objectif est de recueillir une opinion qui sera informée et raisonnée parce qu’elle aura été construite dans un processus coopératif de discussion.

Celle-ci peut, du reste, se déployer dans trois moments.

  1. Le coeur du processus discursif est le moment où les citoyens échangent entre eux, en groupe suffisamment restreint pour permettre un dialogue authentique et équitable. On observe que ce moment peut être aussi l’occasion d’échanges d’expériences ou d’émotions et de socialité. Et il arrive qu’aux yeux des participants cet aspect soit plus important que l’aspect proprement discursif.

  2. Mais ce moment de délibération citoyenne, proprement interne, est très souvent précédé d’un moment où les citoyens participants peuvent entendre le point de vue des experts, des acteurs sociaux, des hommes politiques, des responsables d’administrations ou d’organisations, et parfois même échanger avec eux. C’est ce qu’on pourrait appeler la « délibération d’input ». La sélection des personnes auditionnées et la régulation des auditions et des échanges sont évidemment des problèmes épineux. La délibération interne peut en effet être affectée par la qualité de la délibération d’input non seulement en matière de contenu (arguments et informations transmis), mais aussi au niveau de la forme (importance du temps réservé aux échanges et à chacun des protagonistes, possibilité d’échanges avec les auditionnés, position respective des uns et des autres dans l’échange, etc.).

  3. Parfois, au terme du processus, les participants au mini-public doivent remettre un avis ou une proposition collectivement assumé et argumenté (il en fut ainsi dans les deux premiers exemples mentionnés précédemment). Dans ces cas, on peut identifier une troisième forme de délibération ou, au moins, de pratique discursive dans laquelle les participants s’adressent collectivement à d’autres acteurs, en particulier aux décideurs, qu’il s’agisse des hommes politiques ou des citoyens (dans le cas d’un référendum). Lorsqu’elle est présente, cette délibération d’output peut aussi déterminer, ex ante, la délibération interne entre les citoyens. Si le panel doit remettre au gouvernement, qui en est le commanditaire, des recommandations ou un rapport avalisés par les participants et destinés à être intégrés à la prise de décision, la délibération entre ces participants n’aura pas la même forme que si elle débouche sur un sondage visant simplement à collationner les opinions individuelles ou si elle doit conduire à formuler une proposition soumise à référendum. Le sondage délibératif est, de ce point de vue, très différent de la conférence de citoyens.

Les mini-publics : voie royale vers la démocratie délibérative ?

Compte tenu des deux caractéristiques structurelles que nous avons présentées, les mini-publics délibératifs pourraient être considérés comme un moyen essentiel, voire le moyen par excellence, de réaliser l’idéal de la démocratie délibérative. C’est la thèse que défend le politologue américain James Fishkin (1995) lorsqu’il propose le sondage délibératif. En effet, de tels dispositifs articuleraient étroitement, dans une même procédure, les deux exigences que la théorie délibérative entend associer : celle d’une « participation du citoyen » dans un « échange délibératif » authentique. De telles arènes, par leurs caractéristiques propres, pourraient ainsi s’approcher des conditions d’une « situation idéale de parole ». Elles en seraient, en tout cas, beaucoup plus proches que ne le sont les débats parlementaires ou les échanges discursifs dans l’espace public, lesquels seraient inéluctablement parasités par la rhétorique ou le marchandage. Les expériences récentes de mini-publics sont, de ce point de vue, souvent invoquées dans le débat académique comme des espèces de tests expérimentaux visant à valider la faisabilité de l’idéal d’une délibération entre citoyens. Elles semblent parfois même jouer un rôle plus important dans le débat interne au champ académique sur la valeur de la théorie délibérative que dans une analyse systématique des institutions représentatives.

Il reste toutefois que si l’on veut évaluer l’utilité d’un tel type de dispositif pour la démocratisation de la vie publique, il ne suffit pas d’exhiber la proximité de ses procédures avec l’idéal d’une délibération raisonnée et inclusive. Dès lors en effet que l’on considère le mini-public comme un élément destiné à s’intégrer dans l’économie globale des systèmes politiques représentatifs, il importe surtout de considérer en quoi il pourrait contribuer à rendre ceux-ci plus conformes à l’impératif mis en avant par la théorie délibérative de la démocratie. On pourrait en fait identifier deux lignes de réponse à cette question.

L’une verrait dans les mini-publics un moyen se stimuler la délibération au sein du grand public. L’autre verrait dans les mini-publics un substitut à cette délibération qui permettrait de simuler, de représenter par analogie, ce que serait, dans sa forme et dans ses résultats, une délibération dans le grand public, si toutefois elle était possible. Le mini-public vise-t-il à stimuler ou à simuler le débat au sein du grand public ? La littérature que nous avons consultée aborde rarement cette question et demeure focalisée sur les qualités internes de la délibération dans les mini-publics plutôt que sur sa fonction structurelle au sein d’un système politique.

Il nous semble toutefois que lorsque la question est abordée (Fishkin et Luskin, 1999 ; Parkinson, 2005), on penche plutôt du côté du second terme de l’alternative : l’enjeu principal est de faire des mini-publics un outil d’aide à la décision pour les autorités publiques. Celui-ci ne viserait toutefois pas tant à apporter des informations nouvelles sur la question traitée : après tout, les citoyens participants ne sont ni des experts de la question ni des personnes directement affectées. L’apport du mini-public à la qualité de la prise de décision serait plutôt ailleurs : d’abord, il introduirait en quelque sorte un tiers neutre, impartial, entre les différents intérêts et positions impliqués ; ensuite, et surtout, il permettrait de se représenter ce que serait le point de vue des citoyens sur la question s’ils avaient l’occasion de délibérer[5]. C’est du reste cette dernière considération qui semble prévaloir, si toutefois on s’appuie sur des positions comme celle de Fishkin. Selon lui, le sondage délibératif permettrait d’identifier quelles seraient les opinions raisonnées des citoyens et la distribution de ces opinions, s’ils avaient l’occasion de délibérer tous ensemble.

Dans une telle perspective, le mini-public ne viserait toutefois pas à remplacer les parlements ou les gouvernements, mais à faire en sorte que les décisions prises par ces instances soient précédées et informées par un examen systématique des différentes positions dans un débat authentique de manière telle que seules subsistent celles qui seraient publiquement justifiables aux yeux de citoyens ordinaires. Au sens strict, une délibération entre tous les citoyens sur tous les enjeux est en effet impossible : le temps fait défaut, le grand nombre ne permet pas l’échange dialogique et la régulation que celui-ci requerrait (Parkinson, 2005). Mais un mini-public peut proposer un cadre de discussion qui, dans son déroulement et dans ses résultats, pourrait être considéré comme analogue à ce que produirait une discussion par le grand public, par l’ensemble des citoyens si elle était possible. Tous les citoyens n’ont certes pas de facto accès à la discussion dans le mini-public, mais sa structure même garantirait que toutes les perspectives et tous les arguments ont été considérés et débattus du point de vue de leur justifiabilité pour des citoyens ordinaires. C’est pourquoi les mini-publics devraient être « conçus comme des collectifs suffisamment petits (et régulés) pour être authentiquement délibératifs et suffisamment représentatifs pour être authentiquement démocratiques » (Goodin et Dryzek, 2006 : 219-220, notre traduction). De ce point de vue, les procédures mises en place dans les mini-publics attesteraient d’une qualité démocratique et délibérative largement supérieure à d’autres types de procédures consultatives ou décisionnelles : processus parlementaire, référendum, commission d’experts, consultation des acteurs de la société civile, etc. Les mini-publics permettraient d’intégrer et de résoudre de manière optimale la tension entre les deux exigences qui sont à la base de la théorie délibérative : assurer la qualité épistémique de la discussion, en évitant les travers du marchandage et de la rhétorique, dont l’omniprésence pervertirait la politique ordinaire, tout en faisant en sorte que les points de vue des citoyens puissent y être inclus. Entre l’impossibilité d’une délibération de masse et l’insuffisance d’une délibération entre les élites, l’exigence participative pourrait être sauvée, non par une maximisation du nombre des participants, mais en veillant d’une part à associer des citoyens ordinaires (plutôt que des professionnels de la politique, des militants ou des experts) et d’autre part à assurer la présence d’une diversité de points de vue ou de perspectives au sein même des panels, de sorte que chaque citoyen du grand public serait potentiellement en mesure de reconnaître que son point de vue a été pris en compte dans la discussion, même s’il n’a pas personnellement eu l’occasion de le faire valoir.

Dans les pages qui suivent, nous voudrions interroger cette conception, qui nous semble dominante, du mini-public comme analogon du grand public.

La délibération dans les mini-publics : un substitut du grand public ?

La mise en oeuvre de mini-publics soulève des défis importants. D’aucuns pourront ainsi mettre en doute la possibilité même de réaliser une telle configuration, en faisant valoir, par exemple, que ces mini-publics ne sont jamais à l’abri d’une instrumentalisation ou d’une récupération partisane par les pouvoirs politiques qui les ont institués ou encore, en dépit du tirage au sort, que leur composition est socialement biaisée en faveur des catégories sociales les plus avantagées ou, a minima, en faveur du type d’individu qui développe un intérêt pour les questions politiques. Ces critiques jettent le doute sur la compétence des mini-publics à honorer leurs ambitions[6]. Pour y faire droit, il faudrait procéder à des enquêtes empiriques sur les diverses expériences qui ont eu lieu, de manière à identifier et à analyser les points forts et les faiblesses, les vertus et les effets pervers. À partir de l’accumulation de tels travaux, qui commencent à se développer (Fung, 2003 ; Warren et Pearse 2008 ; Niemeyer, 2011), nous pourrions alors tenter de tirer quelques conclusions générales quant à l’intérêt de recourir à de tels dispositifs et surtout quant aux conditions dans lesquelles cet intérêt se manifeste et les risques associés pourraient être conjurés. Tel n’est pas notre propos. Il est plutôt, plus modestement, d’attirer l’attention sur certaines limites inhérentes à l’argument principal invoqué en faveur des mini-publics comme dispositif visant à rendre la démocratie plus délibérative. Nous nous limiterons ici à évoquer quatre limites importantes à cet égard, en insistant particulièrement sur la dernière.

Un défaut d’autonomie interne et un pouvoir pour les experts ès délibération

La mise en place d’une délibération authentique, conduite rationnellement et assurant une juste prise en compte de tous les points de vue et de tous les intérêts, exigerait que les procédures des mini-publics soient rigoureusement codifiées, jusque dans les moindres détails. Une régulation stricte affecterait ainsi la sélection des participants, la délimitation des questions à traiter, la composition et le rôle du comité de pilotage, le choix des acteurs et des experts auditionnés, la structuration des différentes phases de la délibération, la distribution du temps de parole, la responsabilité de l’animation des séances, le lien avec les médias et avec le grand public, les méthodes de décision, la communication des résultats, etc.

Cette régulation forte contraste radicalement avec la forme anarchique que prend souvent le débat dans l’espace public ou même dans les enceintes parlementaires. Si cette rigueur formelle vise à garantir la rationalité et l’impartialité du processus d’examen des positions et des raisons à un niveau que l’on ne peut atteindre dans les discussions informelles ou parlementaires, elle peut toutefois aussi restreindre considérablement l’autonomie de ceux qui y prennent part. Sur le plan individuel, les normes de fonctionnement d’un panel délibératif pourraient conduire à l’exclusion de certaines expressions : soit parce qu’elles sont, sur le fond, considérées comme étant « hors sujet » ; soit parce que leur forme, narrative, esthétique ou rhétorique par exemple, n’apparaît pas appropriée à une pratique délibérative censée se limiter à un pur échange d’arguments. Sur le plan collectif, le déficit d’autonomie peut se manifester dans le fait que les participants jouent un jeu dont les règles n’ont pas été fixées et ne peuvent être modifiées par eux, même s’ils le souhaitaient unanimement. Formellement, les protagonistes d’une conférence de citoyens ou d’un sondage délibératif ne pourront pas décider de réviser leur mandat, de changer leur mode de travail, de récuser l’animateur qui leur a été imposé, etc. Ce manque d’autonomie des participants à la délibération jette donc un doute sur le caractère libre de la discussion (Boy et al., 2000). Cela peut en compromettre la richesse et la fécondité en bridant les possibilités de remise en question radicale (« la vraie question n’est pas celle qui nous a été posée ») ou d’innovation (« la bonne solution ne réside pas dans les choix sur lesquels on nous a demandé de nous prononcer »). On se trouverait peut-être en face d’une délibération rationnelle, informée et impartiale, mais très convenue et finalement peu intéressante, sauf éventuellement pour les partisans du statu quo.

Bien entendu, on peut concevoir des panels délibératifs qui laisseraient une marge de manoeuvre plus ou moins importante aux participants, leur offrant la latitude de déterminer par eux-mêmes la formulation des questions qu’ils traiteront, de choisir les acteurs qu’ils auditionneront, de définir leurs modalités de travail, etc. Mais on voit bien que cette liberté, toute souhaitable qu’elle soit, peut facilement entrer en tension avec le souci d’une régulation externe qui assure les conditions d’une délibération authentique, d’un échange d’arguments entre partenaires libres et égaux. Une trop large autonomie laissée aux participants pourrait ainsi favoriser des tendances majoritaires qui excluraient a priori certains points de vue ou même certains participants. On est dès lors face à un dilemme pratique portant sur la question du degré d’autonomie que l’on reconnaît aux participants à un panel délibératif et du degré minimal de régulation externe de leurs pratiques dans le cadre du panel. La difficulté à le résoudre est d’autant plus grande que ce n’est pas seulement l’autonomie des participants qui est en jeu, mais aussi plus globalement l’autonomie de ceux au nom de qui ils délibèrent, catégorie dont les contours sont eux-mêmes à définir.

Ce défaut d’autonomie des participants contraste avec l’importance du recours à l’expertise dans l’élaboration du design des mini-publics. Des spécialistes ès participation et délibération sont de fait souvent étroitement associés à ces entreprises quand ils n’en sont pas tout simplement les maîtres d’oeuvre. Ce pouvoir des experts est, du reste, reconnu et défendu comme une nécessité dès lors que l’on veut se donner des garanties quant à la sélection des participants, à la diversité des points de vue considérés et à la qualité de la délibération. C’est ainsi que John Dryzek et Simon Niemeyer (2007) proposent de recourir aux sciences sociales pour s’assurer que toutes les perspectives sociales soient bien représentées dans les processus délibératifs. On peut s’interroger sur la compatibilité de ce recours à l’expertise avec l’esprit de participation démocratique qui anime les théories délibératives.

Un risque de fragmentation des enjeux politiques

Leurs exigences et leurs modes de fonctionnement font que les mini-publics ne peuvent se focaliser que sur des enjeux assez étroitement circonscrits. Il s’agit de soumettre à l’examen d’un panel de citoyens ordinaires une problématique bien définie. Celle-ci peut bien entendu revêtir une importance significative, comme lorsqu’il s’agit de réformer une procédure électorale ou un système de santé, par exemple. On peut toutefois se demander si le recours réitéré à ces dispositifs ne risque pas d’induire une fragmentation des enjeux politiques, qui seraient traités par un panel à chaque fois différent, dans des conditions différentes, à un moment donné du temps. À l’inverse, un gouvernement ou un Parlement est une entité qui dispose d’une certaine permanence et stabilité dans le temps (une législature au moins), qui doit traiter un vaste ensemble de questions, donner une priorité à certaines par rapport à d’autres et tenter, autant que possible, de les articuler. Gouverner, ce n’est pas seulement prendre des décisions, c’est mener des politiques que l’on souhaite cohérentes entre elles au regard d’un programme général. La temporalité et la logique des panels délibératifs sont tout autres. Leur existence et leur activité ne se justifient qu’au regard et dans le temps du traitement d’une question. On peut se demander, à la suite de Pierre Rosanvallon (2006 : 233), si la survalorisation de ces panels et la logique même de leur pratique délibérative ne sont pas guidées par une vision pointilliste ou discontinuiste de l’activité politique qui conçoit celle-ci comme une pratique méthodique de résolution successive de problèmes. Cet « art de la segmentation » peut être salutaire lorsqu’il s’agit d’éviter que le traitement d’une question ne soit pollué par des considérations qui devraient lui être étrangères : par exemple, lorsqu’il faut éviter que l’approbation d’une réforme électorale ne se transforme en plébiscite en faveur de l’action d’un gouvernement. Mais l’art de la segmentation peut aussi avoir ses effets pervers lorsqu’il conduit à dissocier artificiellement des enjeux qui sont liés et à occulter la question centrale des priorités dans l’ordre des enjeux traités.

Une ontologie sociale individualiste

Au sein des mini-publics, la délibération met en présence des individus qui, après s’être informés, confrontent les positions et les arguments en vue de se forger une opinion individuelle ou de remettre un avis collectif. La relation interpersonnelle, certes rigoureusement cadrée, est au coeur du dispositif. Elle est essentielle à la qualité même de la délibération. Mais ce n’est pas sans risque. Même si l’échange est alimenté par des rencontres préalables avec des experts et avec des représentants d’associations et de groupes d’intérêts, le caractère strictement interindividuel et dialogique de l’échange risque d’occulter la structure des rapports sociaux conflictuels qui déterminent les positions des uns et des autres. Les divergences de positions tendraient alors à être perçues comme des désaccords cognitifs ou éthiques alors même qu’elles peuvent trouver leur origine et leur caractère inéluctable dans la structure de rapports sociaux liés, par exemple, à la division sociale du travail. Si les travailleurs ont tendance à revendiquer de meilleures conditions salariales alors que les employeurs plaident pour une réduction des charges, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont des conceptions différentes de la justice sociale ou de l’efficacité économique. C’est aussi parce qu’ils occupent des positions objectivement différentes dans le système productif. C’est cette objectivité des positions que les modèles « néo-corporatistes » de concertation sociale ont tenté d’intégrer en articulant les processus de décision en matière politique et sociale sur des pratiques de négociation entre organisations représentatives de ces intérêts ; cela conduisait à privilégier la négociation de compromis sur la délibération. Mais, à l’inverse, le modèle de délibération présent dans les mini-publics, dans la mesure même où il n’intègre pas dans sa structure ces objectivités de position, semble reposer sur une « ontologie sociale individualiste » (Kahane, 2002) pour le moins naïve. Le risque est alors que les recommandations issues de ces panels soient injustes puisqu’elles ne prendraient pas en compte les formes de domination liées à des asymétries de position. Ou encore qu’elles soient ineffectives, puisqu’elles ne parviendraient pas à convaincre les acteurs dont la collaboration est pourtant nécessaire à leur mise en oeuvre (Hendriks, 2006).

Le mini-public face au défi de la démocratie de masse

Venons-en à la principale difficulté que pose l’argument dominant en faveur des mini-publics. La discussion au sein d’un mini-public viserait, selon ses promoteurs, à produire une opinion que l’on pourrait considérer comme identique à – ou proche de – celle que développerait le grand public s’il pouvait délibérer. L’opinion ainsi produite peut être éventuellement diversifiée. Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre qu’elle ne coïncide pas pour autant avec l’opinion ou les opinions auxquelles adhère effectivement le grand public. Les expériences d’assemblées de citoyens en Colombie-Britannique et en Ontario fournissent sur ce point une illustration éclatante. Dans les deux cas, le Parlement provincial avait confié à un panel de citoyens la tâche d’élaborer un projet de réforme du système électoral à soumettre à un référendum. Dans les deux cas, le panel avait été composé sur une base aléatoire et son fonctionnement était caractérisé par une très haute qualité de délibération. Dans les deux cas, le projet de réforme élaboré par l’assemblée était soutenu par une très large majorité de celle-ci. Mais dans les deux cas également, le projet n’a pas reçu l’aval du démos[7]. L’opinion « raisonnée » du mini-public a été désavouée par le grand public au moment du scrutin.

La mise en place de mini-publics fait dès lors resurgir un vieux problème, qui était au coeur des théories classiques de la démocratie représentative : la différence, voire l’opposition entre l’opinion raisonnée et informée des représentants et l’opinion brute, non raisonnée et informée, des représentés. Le fait que les « représentants » qui délibèrent soient ici des citoyens ordinaires tirés au sort plutôt que des élus déplace certes quelque peu le problème : l’opinion non raisonnée de la masse est opposée à l’opinion raisonnée que cette même masse serait censée développer si elle avait l’occasion de délibérer, opinion raisonnée que le mini-public est censé révéler. Il reste que le hiatus entre opinion raisonnée et opinion de la masse demeure et se voit même radicalisé. En effet, soit on confère au mini-public un pouvoir décisionnel : dans ce cas, on rompt avec l’exigence démocratique d’un consentement des gouvernés, s’exprimant de manière directe ou à travers l’élection ; soit on confère à l’opinion issue d’un mini-public une valeur purement informative ou consultative, laissant le pouvoir de décision au peuple ou à ses élus : mais se pose alors la question de savoir en quoi précisément réside cette valeur puisqu’elle ne concerne ni des faits ni des préférences, mais une opinion hypothétique. Et accorder du poids à cette opinion hypothétique ne signifie-t-il pas, en fait, favoriser une nouvelle forme d’élitisme, non plus celui des élus, des experts ou des organisations de la société civile, mais ce que Simone Chambers (2009 : 347) appelle un « élitisme participatif » ? Car, même si ce sont des citoyens « ordinaires » qui sont impliqués dans les mini-publics, il n’en reste pas moins, en raison du rôle qui leur est assigné, qu’ils forment une sorte d’élite, non seulement parce que, de fait, ce sont souvent des citoyens plus scolarisés que la moyenne et volontaires, mais surtout parce que les conditions mêmes du mini-public font qu’ils cessent de penser de la même manière que le font effectivement les citoyens au sein du grand public. On risquerait ainsi de voir émerger une nouvelle forme d’élitisme par le recours croissant à des mini-publics insérés dans un processus de décision qui ne serait pas formellement légitimé par l’élection et ne considérerait pas l’état effectif de l’opinion du grand public.

Chambers souligne par ailleurs qu’une telle dérive trahirait ce qui était l’ambition de nombre d’initiateurs de la théorie délibérative de la démocratie, dont Habermas lui-même, qui entendaient résoudre la tension entre une opinion raisonnée formée par le débat et l’opinion du plus grand nombre, en s’efforçant de rendre l’opinion du plus grand nombre plus raisonnée, plus délibérée, et non pas en essayant d’imaginer ce que le démos pourrait penser s’il avait l’occasion de délibérer. Le pari, exigeant certes, était et demeure que dans une démocratie de masse il est possible et souhaitable d’associer les citoyens, tous les citoyens, dans des délibérations publiques : celles-ci ne peuvent être l’apanage ni des experts, ni des élus, ni même de citoyens ordinaires qui se portent volontaires pour prendre part à des mini-publics. Une délibération vraiment inclusive suppose que l’échange et la mise à l’épreuve des raisons doivent aussi déterminer la formation de l’opinion au sein du grand public, au moins lorsque celui-ci est amené à se prononcer sur les grands enjeux lors d’élections ou de référendums. Si les défenseurs de la démocratie ne prennent pas au sérieux ce défi de la démocratie de masse, s’ils se contentent de compléter la démocratie électorale par des dispositifs de mini-publics qui ne touchent qu’une part très faible et souvent déjà politisée de la population, on court le risque d’une schizophrénie démocratique, d’une démocratie écartelée entre l’opinion produite par la délibération dans des enceintes pluralistes et l’opinion de la masse qui ne trouverait comme seule voie d’expression que l’élection ou, pis encore, l’abstention électorale.

Le vrai enjeu pour une théorie de la démocratie délibérative, pour une institutionnalisation de la délibération, ce n’est pas d’abord d’identifier quelle pourrait être hypothétiquement l’opinion du grand public s’il pouvait délibérer. L’enjeu réel est de faire en sorte que l’opinion effective du grand public se forme autant que possible par la délibération, par l’échange et la considération des arguments plutôt que sous l’emprise de ce que Chambers appelle une « rhétorique plébiscitaire » aux mains de quelques élites. Certes, la délibération au sein du grand public ne peut prendre la forme « conversationnelle », d’un dialogue entre des interlocuteurs occupant des positions strictement symétriques. Il faudrait plutôt la concevoir comme un ensemble de processus collectifs publics de mise à l’épreuve de la validité des opinions et de la justesse des choix de chacun des acteurs concernés, y compris des citoyens qui semblent les moins mobilisés et les moins intéressés. C’est cette vision élargie, et surtout « non conversationnelle », de la délibération qui semble aujourd’hui davantage promue par certains tenants de la théorie délibérative (voir notamment Mansbridge et al., 2010).

Conclusion

Nous avons essayé d’identifier quelques défis que pose l’un des arguments normatifs qui, très souvent, est invoqué par les défenseurs de la démocratie délibérative pour justifier la mise en oeuvre de mini-publics délibératifs. Cet argument voit dans le mini-public un dispositif qui permettrait de simuler, à petite échelle et dans un cadre régulé, ce que devrait être une délibération au sein du grand public. Nous avons soulevé quelques limites de cet argument, soulignant surtout que cette approche analogique ne rencontre pas l’ambition première des théories de la démocratie délibérative : démocratiser le processus de décision publique en assurant une formation de l’opinion du grand public par la délibération. Même si l’on suppose qu’une représentativité et une qualité délibérative puissent être implantées dans certains types de mini-publics, cela prouve seulement que la délibération à petite échelle est possible, mais cela n’indique pas si et comment elle pourrait se développer au sein du grand public.

Une telle critique ne condamne pas pour autant toute forme de recours à des dispositifs qui, de près ou de loin, ressembleraient aux mini-publics que nous avons évoqués. Mais il s’agirait certainement de mieux penser l’articulation entre ces dispositifs et l’impératif d’accroître la qualité et le caractère inclusif du débat public dans une démocratie de masse, d’examiner dans quelle mesure ils pourraient le stimuler et trouver ainsi une légitimité. Nous pouvons, à cet égard, suggérer deux pistes de réflexion.

La première concerne la médiatisation des mini-publics. Sous certaines conditions, qui devraient être étudiées, cette médiatisation pourrait peut-être contribuer à la vitalité du débat au sein du grand public. Au-delà de l’impact direct sur les participants, les positions et les arguments échangés dans les processus de délibération auxquels ceux-ci prennent part pourraient, moyennant une médiatisation adéquate, déborder dans l’espace public. L’identification des « spectateurs-citoyens » aux « citoyens-acteurs » pourrait-elle être le ressort d’une forme inédite de conscientisation citoyenne et d’appropriation des enjeux ?

Dans cette perspective, et c’est une seconde piste, il faudrait probablement reconsidérer la fonction que l’on entend conférer aux mini-publics dans l’économie de systèmes politiques représentatifs demeurant fondés sur l’élection. On pourrait être tenté de les considérer comme des outils de consultation de l’opinion du grand public à intégrer dans le processus de décision, en complément ou en remplacement d’autres dispositifs. Nous avons souligné les limites de cette approche. Dès lors, ne serait-il pas plus judicieux de voir dans les mini-publics des lieux de mise à l’épreuve des discours des acteurs politiques et sociaux et des experts ? Le but ne serait pas alors de produire une information nouvelle ou un avis inédit vis-à-vis des décideurs. Il serait plutôt de contraindre les divers acteurs politiques et sociaux ainsi que les experts intervenant sur un enjeu à justifier leur position à travers des raisons publiques qui seraient examinées par un « jury de citoyens ». Celui-ci aurait pour mission première la recherche de l’argument le meilleur à la suite d’un examen collectif et dialogique des raisons invoquées. Cela pourrait, on peut l’espérer, induire des effets de rationalisation sur le discours des acteurs. Confronté à un jury, plutôt qu’à un public de masse, le recours à une « rhétorique plébiscitaire » visant à convaincre, par tous les moyens, deviendrait plus difficile. De même, la tentation du marchandage entre acteurs impliqués pourrait se trouver réduite : les menaces et les promesses qui sont le ressort du marchandage sont de peu d’efficacité face à un jury qui n’a rien à gagner ni à perdre, si ce n’est précisément la reconnaissance publique de la qualité délibérative du travail qu’il effectue. Conçus de la sorte, les mini-publics pourraient éventuellement jouer un rôle important dans ces grands moments de la vie publique, en particulier les élections, où les acteurs politiques et sociaux se tournent vers le grand public pour obtenir son soutien. En exerçant une pression délibérative sur les acteurs intervenant dans l’espace public, des mini-publics, judicieusement médiatisés, pourraient contribuer à asseoir le soutien réclamé sur une base raisonnable. Les pistes que nous suggérons devraient toutefois être sérieusement analysées afin d’identifier si et comment, en s’articulant avec la démocratie électorale, elles peuvent effectivement répondre au défi d’une délibération au sein du grand public dans une démocratie de masse.