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Un constat est à l’origine de ce dossier thématique[1] : les travaux sur la participation ne cessent de se multiplier depuis plusieurs années, tandis que le renouvellement des concepts, des thèmes et des questions de recherche peut parfois sembler s’essouffler. Il serait ici impossible de citer de façon exhaustive tous les indices qui attestent d’une multiplication réelle des productions scientifiques sur la participation : thèses de doctorat, numéros thématiques de revues, ouvrages généralistes, travaux spécialisés sur un domaine, recherches sur la participation à un niveau local, national ou international. Au sein de la communauté francophone, la création de la revue Participations en 2011 illustre le souci de fédérer des chercheurs sur ces questions et de rassembler les travaux dans une démarche cumulative. Le visage actuel des dispositifs participatifs eux-mêmes et leurs modalités d’institutionnalisation au sein des politiques publiques ne peuvent plus se décrire avec les mêmes termes que ceux utilisés dans les années 1960 et 1970. De même, la logique qui prévaut à leur tenue depuis les années 1990 demande à être mise en perspective.

Il est devenu relativement courant de signaler que l’on cherche à éviter tant la naïveté d’une approche idéalisant la participation que le cynisme d’une démarche attachée à dévoiler la facticité de la participation (Blondiaux et Fourniau, 2011). Le souci du terrain, de la combinaison des méthodes d’enquête, est aussi partagé par un grand nombre de travaux qui montrent que l’analyse des différentes formes de participation ne se résume pas en quelques entretiens hâtifs et en une observation de quelques séquences. La discussion approfondie des points méthodologiques acquiert même de l’importance ; elle permet d’inscrire plus fortement le travail sur la participation au coeur des questionnements fondamentaux des sciences politiques et sociales.

On le voit bien, les analystes de la participation sont les premiers à s’inquiéter du manque de réflexivité, des limites de leurs outils et démarches. Leur proximité avec les dispositifs participatifs qu’ils étudient, voire leur contribution au développement de notions, d’instruments et d’outils en vigueur dans diverses assemblées politiques ont également été la source de malentendus. Plus que des réticences et des défis, une série de confusions, d’approximations, de fausses évidences a affecté les conditions de réflexion publique, de discussion et de description de ce qu’est la participation citoyenne. Sans se lancer dans un plaidoyer béat, Loïc Blondiaux (2007a) a tenu à répondre en privilégiant un argumentaire qui rappelle les acquis, les limites et les problèmes de la participation. Nous y voyons une invitation à une saisie à la fois réaliste et fine de ce qui fait problème avec la participation. Au lecteur de juger si cette piste renouvelle la réflexion.

Dans un tel contexte, explicitons le contenu de notre dossier thématique. Notre objectif n’est ni de proposer un bilan ni de dresser un état des lieux de la vaste littérature, ce que d’autres ont entrepris avec fruit (Delli Carpini, Cook et Jacobs, 2004 ; Blondiaux et Fourniau, 2011 ; pour le Québec, voir Gariépy et Morin, 2011). Ce dossier thématique ne s’organise pas selon une spécialisation sectorielle ou géographique. Il donne plutôt la voix à des travaux empiriques et théoriques qui témoignent d’une démarche ouverte au dialogue entre disciplines (science politique, sociologie politique, philosophie), mais en se situant également entre plusieurs espaces-temps. Nous entendons ici ouvrir une discussion autour de quelques pistes de réflexion actuelles et de fronts problématiques qui décentrent ce qu’est et ce que fait la participation. En un mot, il s’agit de se défaire de ce qui est devenu normal, évident, routinier, quand désormais l’on traite la participation sans plus vraiment l’interroger. Le lecteur croisera au fil de sa lecture de ce dossier thématique des manières différentes de penser et de pratiquer la participation, que ce soit un dispositif récent porté par la société civile bruxelloise, un mouvement de contestation d’un collectif de copropriétaires en France, une série d’instruments de management et d’évaluation mis en place par la Banque mondiale ou encore la référence au mini-public en tant que levier d’un potentiel renouvellement démocratique. Certaines contributions élucident les ressorts de la participation à partir de séquences d’action courtes, tandis que d’autres proposent une mise en perspective plus large en s’appuyant sur un regard anthropologique ou philosophique.

Notre numéro fédère des contributions qui approfondissent la compréhension de la participation en privilégiant des angles d’analyse sur le pouvoir et les capacités en jeu. La variété de ces terrains et travaux est conçue comme une démarche de qualité permettant de saisir des facettes, des contrastes et des dynamiques capacitaires qui ne sont pas suffisamment articulés les uns aux autres dans la littérature spécialisée. Une telle perspective permet d’approfondir le questionnement sur la participation tout en décloisonnant le regard. Un double déplacement est proposé : il s’agit d’ouvrir la réflexion à une pluralité de modes de « prendre part » et de « participer » dans la société, une pluralité qui justifie elle-même la nécessité de combiner des méthodes d’investigation appropriées.

À des fins de cohérence, nous opérons un retour sur des questions classiques des sciences sociales et politiques, soit celles du pouvoir et des capacités, classiques en ce qu’elles ont très largement contribué à définir le territoire et le contenu de la discipline, en particulier la science politique conçue originellement, et encore aujourd’hui, dans plusieurs manuels, comme « science du pouvoir[2] ». Pour ne considérer ici, et de manière incomplète, que quelques études décisives, il suffit de penser aux travaux pionniers de Max Weber (1971) sur la puissance opposée à la domination ; les débats plus contemporains sur les théories sociologiques et politiques du pouvoir ont aussi donné lieu à des apports majeurs et cumulatifs, élucidant la pluralité des centres de pouvoir et le rôle clé des jeux d’influence. Ainsi, la domination d’élites spécifiques, de l’avis de Charles Wright Mills (1956), est mise en perspective par la polyarchie décisionnelle de Robert Dahl (1961) et le contrôle de l’agenda politique, y compris notamment les non-décisions avec Peter Bachrach et Morton Baratz (1962). Ce tableau ne rend pas compte de la richesse et de la diversité des recherches[3]. Toutefois, il permet de clarifier pour le lecteur l’angle d’analyse spécifique adopté ici. Suivant en cela plusieurs travaux qui ont éclairé ce que gouverner (par) les capacités et les compétences veut dire (Cantelli, 2007 ; Genard et Cantelli, 2008 ; 2010), les enquêtes présentées ici s’inscrivent plus largement dans une sociologie de l’action publique que dans une analyse classique du pouvoir au singulier ou des élites. Cette piste permet de dépasser les limites d’une conception exclusivement stratégiste, élitiste ou étatiste et d’étudier dans un même temps un éventail élargi d’habiletés, de facultés, de capacités de personnes désormais appelées en tant que citoyens à participer aux affaires publiques et la part jouée par les institutions et les équipements de l’action publique susceptibles de « faire tenir » et d’assurer non seulement la participation, mais aussi de clarifier les modalités de son intégration durable à la vie politico-administrative. Contre le mythe de l’hypercompétence du citoyen, nous le verrons d’ailleurs plus loin, l’ethnographie des enquêteurs invite aussi à repenser leurs outils et à examiner en propre des gammes de capacités affaiblies, des compétences écrasées, des prises de parole de citoyens ordinaires rendues inconfortables notamment en raison des limites de temps imparties.

Pouvoirs et capacités, considérés de manière conjointe ici, sont deux notions fondamentales qui méritent d’être revisitées sous l’angle de la participation. Fortement présentes dans les écrits de Carole Pateman (1970) et de Benjamin Barber (1984), elles ont ensuite perdu leur popularité au profit de considérations institutionnelles et behavioristes. L’approche institutionnelle a visé à mettre en exergue les conditions dans lesquelles la participation s’opère, de même que le niveau « d’institutionnalisation » des différentes procédures participatives dans les systèmes de gouvernance (voir, entre autres, Fung, 2003 ; Dryzek et Goodin, 2006). L’approche behavioriste s’est attachée quant à elle à démontrer les comportements « réels » des citoyens lorsqu’ils délibèrent, tout en mettant au jour les conflits et les paradoxes qui peuvent survenir (notamment Hibbing et Theiss-Morse, 2002 ; Mutz 2006). Dans les deux approches, les pouvoirs qui sont en jeu, au sens large du terme, de même que les capacités réelles ou attendues des citoyens demeurent traités de façon périphérique.

Dans cette perspective, les dispositifs participatifs abordés dans le dossier apparaissent comme autant de laboratoires servant à étudier de possibles nouvelles articulations entre pouvoirs et capacités. En effet, les dispositifs participatifs ont pour double vocation de mobiliser, voire de renforcer, les capacités des citoyens, tout en informant, même en transformant, l’exercice du pouvoir. La participation recèle, selon nous, d’enjeux de justice, d’inclusion et de démocratie qu’il s’agit d’analyser. Pour ne situer qu’un front possible parmi d’autres, l’oeuvre de Paul Ricoeur (1990) sur la capacité ouvre une série de pistes prometteuses pour saisir les impensés de ces dispositifs visant la participation et la capacitation (Genard, 2007), mais aussi pour renouveler la conceptualisation des pouvoirs (Nadeau, 2000 ; Breviglieri, 2012). Plutôt que de se limiter au domaine strict qui serait celui de la participation citoyenne, la réflexion cherche à ouvrir des problématiques et des énigmes qui questionnent les catégories et les outils fondateurs des sciences politiques et sociales. La participation questionne aussi certaines limites du renouvellement de l’action publique contemporaine, de ses formes institutionnelles, organisationnelles et de ses modalités de décision. Elle interroge, par exemple, la tension à laquelle peuvent être soumis les citoyens qui participent aux processus décisionnels. Cela invite à comprendre une gamme de problèmes qui affectent aujourd’hui les différentes manières de penser, de conduire et d’agencer la participation. Pour approfondir cette réflexion et en montrer certains versants, il faut revenir de manière circonstanciée sur un certain nombre de critiques qui ont porté sur la participation.

Critiques de la participation

Une première critique consiste à appréhender la participation comme étant un vecteur du renforcement des inégalités entre groupes et d’exclusion de publics en situation de précarité. Cette critique que l’on peut associer à une première génération se situe donc dans une dénonciation, souvent acerbe, des limites intrinsèques de la participation. Le texte de Lynn M. Sanders (1997), « Against Deliberation », constitue à cet égard une des illustrations les plus toniques de cette première critique qui combine les volets théorique et politique. Plus tôt, d’autres publications ont également développé une critique de la participation suivant ce même axe ; on peut mentionner ici Jane Mansbridge, Iris Marion Young et Carole Pateman (Pateman, 1970 ; Fung, 2004). Un point que l’on néglige très souvent de mentionner concerne la question de l’emploi et du travail : la participation ne se situe pas seulement aux limites des institutions politiques ou à la périphérie de la vie industrielle et économique. La participation y est pensée et théorisée comme une forme démocratique à l’intérieur même des institutions et des autorités publiques. Participer ici est inséparable d’une redistribution des places et des positions à l’intérieur du monde de l’entreprise. C’est dans cette optique qu’il faut replacer les recherches importantes de Jacques Godbout sur les expériences participatives menées au Québec, en particulier son ouvrage La participation contre la démocratie (1983). Certes, les travaux cités sont très largement empreints du contexte nord-américain qui les influence et qui doit rendre les chercheurs vigilants face à toute pensée qui viserait à simplement greffer les discours sans considérer l’environnement de référence[4]. Quoique déclinée par des théoriciens de la démocratie radicale en Grande-Bretagne tels que Chantal Mouffe (1988) et Colin Macpherson (1985), cette critique a été principalement développée en théorie politique par des auteurs féministes[5] nord-américains (hommes et femmes) souhaitant déconstruire la prétendue universalité et inclusivité de la participation et de la délibération, masquant difficilement la persistance d’inégalités de genre. Dans le domaine francophone, une telle critique prend généralement appui sur une description de la professionnalisation accrue de la participation et l’émergence d’élites de la participation (Nonjon, 2005).

Une deuxième critique porte sur la définition du type de participation en question. Selon cette perspective, la participation désactive et désarme le sens critique des citoyens à l’égard des travers et des injustices des sociétés contemporaines. Participer stimule certes des opérations et des activités politiques en termes de débat, de discussion, de problématisation. Toutefois, la participation a tendance à renforcer l’adhésion aux institutions et au monde tel qu’il est sans suffisamment contribuer à nourrir une volonté et une capacité de le changer. On pourrait ici situer les travaux plus récents de Luc Boltanski (2009), attentifs au fait que les épreuves de notre société renforcent souvent l’état des rapports de force bien plus qu’elles ne les infléchissent. Pour résumer de manière schématique une telle critique, que l’on trouve également chez d’autres auteurs (Gaxie, 2008 : 300), la participation définit et contient une version bien trop limitée du sens critique. En guise de réponse, on peut citer l’argument de Young qui, comme d’autres, a tenté d’élargir le spectre de la participation à des formes de contestation et de dénonciation renouant alors nettement avec une visée critique plus affermie :

Fortunately, nongovernmental organizations frequently stage short- and long-term deliberative processes, some of which have contributed to social change, and their potential to do so remains. Usually they combine deliberative meetings with less deliberative actions of public protest, and this is usually instrumental in their success. In my opinion, deliberation should not be considered an alternative to street demonstration, guerilla theater, sit-ins, nonviolent actions of civil disobedience, and boycotts, but as part of or complementary to them.

Young, cité dans Fung, 2004 : 51

Une telle démarche soulignant l’intérêt de penser la continuité des formes de l’action et des formats de la critique semble moins fréquemment adoptée au sein de la littérature francophone, à quelques exceptions près (dont Neveu, 2011 ; et Blatrix, 2001).

Une troisième critique approche les limites du modèle anthropologique sous-jacent à la participation ; il s’agit du type de capacités requises pour prendre une part satisfaisante à ces formes renouvelées de coopération et de coordination plus ou moins conflictuelles. La participation suppose, en bref, un modèle anthropologique particulièrement exigeant, à savoir un public doté d’un large éventail de compétences et de capacités d’action, de jugement, d’analyse et de mise en perspective déjà bien aiguisées. Un des travers pointés par cette critique se situe dès lors dans la mise au jour d’une série de capacités considérées comme évidentes et partagées par tous dès qu’il s’agit de participer. Qu’on nous permette une brève digression pour mieux saisir cette critique. À l’une de nos questions[6] sur les attentes, les conditions et les exigences fortes pesant sur les patients désireux de s’engager dans les dispositifs participatifs du domaine sanitaire, la réponse d’une intervenante issue du monde associatif, lors d’une table ronde à Paris sur « la démocratie sanitaire », a littéralement fusé : « Nous sommes des professionnels. Nous avons des comptes à rendre. Nous avons des défis à relever. On ne peut pas se permettre dans ces conditions de faire des faux-pas. Il faut que chacun comprenne dans quoi il s’engage. S’il n’est pas d’accord avec les règles, il n’est pas obligé de s’engager. » Tout en précisant la réelle pression à la managérialisation et à la professionnalisation de la participation, cette illustration souligne que le format qui est celui de la participation reste bien souvent peu accueillant à l’égard des savoirs, des expériences, des connaissances[7] à partir desquels les publics s’engagent dans ces arènes et assemblées participatives. Dans le sillage des travaux de Laurent Thévenot (2006), il est possible d’épingler un ensemble d’enquêtes ethnographiques (dont celle de Julien Charles, 2012), qui renouvellent la critique de la participation et de ses dispositifs en creusant à la fois le défaut de pluralisme à l’égard des différentes manières de concevoir et de vivre la participation et le caractère très limitatif et éprouvant de ce modèle anthropologique. Le texte de Louise Carlier dans le présent numéro aborde de front cette problématique.

Une quatrième critique repose sur le fondement justificatif de la participation aux décisions collectives, et ce, à toutes les étapes du cycle des politiques publiques (émergence d’un problème, formulation d’une politique publique, mise en oeuvre d’un programme d’action publique, évaluation de l’action menée). Il s’agit ici de questionner les modes d’articulation avec les processus de prise de décisions et de discuter le fait que les citoyens puissent y jouer un plus grand rôle. C’est dans l’observation d’un lien entre le dispositif participatif et la décision publique subséquente qu’un accroissement des capacités pourrait s’expérimenter. Cette dynamique a été investiguée au carrefour de l’analyse des politiques publiques et des théories de la démocratie (Giraud et Warin, 2008 ; Garon, 2009). Ainsi, Yannis Papadopoulos et Philippe Warin (2007) soulèvent la question de l’efficacité des dispositifs participatifs à l’aune de leur poids sur la décision publique, mais aussi de leurs conséquences sur les citoyens eux-mêmes : gain de confiance dans leurs capacités, investissement dans des enjeux locaux sur lesquels ils ont le sentiment d’avoir plus d’emprise que sur les enjeux typiquement traités par les représentants, recherche de modes d’action alternatifs à la participation conventionnelle et au jeu représentatif classique, etc. Leur conclusion principale à cet égard demeure toutefois que les différents processus investigués ont très peu influencé les décisions subséquentes. De même, Nathalie Schiffino et Steve Jacob (2011) interrogent le caractère schizophrénique de la participation si, articulée à la représentation, elle affecte la procédure de reddition des comptes par les détenteurs officiels du pouvoir. Il en ressort une mise en lumière affinée des promesses de l’action publique et de l’action même des dispositifs participatifs sur les publics et les personnes.

La dernière critique, qu’il faudrait compléter et combiner avec d’autres formulées ailleurs, s’articule à la tonalité souvent optimiste de l’écriture des textes portant sur la participation. Cette tonalité peut revêtir différentes caractéristiques selon les auteurs et les démarches. Pour que cette critique puisse être entendue, il faut rappeler qu’elle a aussi à voir avec un contexte, appartenant largement mais pas entièrement au passé, où la participation souffre d’un déficit de légitimité (sur le déficit démocratique, voir Warren, 2009). Bref, pour emporter le lecteur méfiant, réticent, il fallait peut-être un temps placer la focale non pas sur les phénomènes et les situations figurant des problèmes de la participation, mais sur des phénomènes et des situations accentuant les vertus démocratiques associées à la participation. Il s’agit donc aussi d’un combat politique et d’un engagement civique de la part des chercheurs. Ce point n’est ni à sous-estimer ni à surestimer. Certains travaux particulièrement significatifs sur la place des profanes, des citoyens ordinaires et des forums hybrides, pour reprendre une notion proposée dans l’ouvrage séminal Agir dans un monde incertain (Callon et al., 2001), ne font pas mystère de convictions sur le bienfait politique qu’ils associent à toute forme de démocratie dialogique[8]. À l’encontre de propos cyniques et des approches macro où les acteurs semblent faiblement décrits, la tonalité optimiste des textes se traduit souvent par une ethnographie fine des séquences de collaboration et de coordination inédites entre spécialistes et non-spécialistes[9]. S’ajoute à cela une série de réflexions inspirées par les débats en théorie politique et en philosophie politique qui proposent de repenser la démocratie représentative et ses limites. On le voit bien, il ne s’agit pas ici de caricaturer un tel travail qui a ouvert la voie à des recherches sur les recompositions des formes d’expertise et de participation dans plusieurs domaines d’activité. Nous appelons en fait à situer cet optimisme comme inhérent à un environnement plutôt méfiant sinon défiant à l’égard du citoyen profane. Lors d’une discussion publique, Pierre Lascoumes, un des coauteurs de Agir dans un monde incertain, a estimé qu’une telle interprétation permettait utilement de rendre compte[10] du geste sociologique qui était à l’origine de leur réflexion. Le point problématique, selon cette cinquième critique, se situe dans l’adoption de démarches qui manquent de réalisme à l’égard des problèmes qui se logent dans les formes de la participation, ce qui peut d’ailleurs conduire, aujourd’hui, à « déforcer » la participation.

Ces cinq critiques de la participation n’en excluent pas d’autres et ne sont pas décrites ici de manière exhaustive. Elles permettent cependant de mettre en évidence un aspect de la discussion : ce qui fait problème au sein de la participation peut varier selon les approches retenues. En outre, ces critiques dessinent un périmètre parmi d’autres des problèmes en relation avec la compréhension de la participation. Ce périmètre est de fait loin d’être anodin, il pourrait bien constituer une sorte de « bilan malgré lui ». D’autres chercheurs seront certainement appelés à le contester, à le prolonger et à le réécrire, contribuant par là à renégocier utilement les frontières de la participation. Cela signe aussi le souci partagé par d’autres, comme nous l’avons annoncé d’entrée de jeu, d’inscrire ces terrains et travaux dans une démarche cumulative.

Nous ne pouvons qu’à peine évoquer ces critiques et leurs contours dans cette introduction, mais elles circonscrivent l’ampleur du travail qu’il reste à effectuer et désignent autant de problématiques qui demandent à être pleinement reconsidérées. Ces quelques points qui ouvrent ce dossier thématique sont indissociables des manières de répondre à ces problèmes et de combiner des pistes théoriques différentes. Les contributions reprises dans ce numéro spécial, chacune adoptant une démarche spécifique, s’attellent à nouer et à renouer différentes coordonnées critiques reprises plus haut et interrogent plus particulièrement la participation à partir de trois questions liées entre elles : le pouvoir, les capacités et les institutions.

Sur les pouvoirs et la participation

De Max Weber à Robert Dahl ou Charles Wright Mills, le pouvoir constitue, nous l’avons esquissé plus tôt dans cette introduction, une question classique des sciences politiques et sociales. Plusieurs déplacements sont proposés. Quels liens établir entre le pouvoir et la participation ? Comment les espaces participatifs permettent-ils de théoriser la dynamique des pouvoirs en action ? La contribution de Jérôme Boissonade ouvre quelques pistes à ce sujet. Prenant appui sur une observation participante d’un groupe de copropriétaires à Paris, l’intérêt de sa démarche consiste à dresser une critique forte des limites du modèle participatif tout en explicitant les moyens et les méthodes pour y échapper. Pour ce faire, Boissonade souligne la qualité politique et la force critique liées à un format participatif d’un « agir militant » dont le modèle participatif classique et la figure du citoyen capable qui y est associée ne parviennent pas suffisamment à rendre compte. Liant l’ethnographie des mobilisations et de la participation à une sociologie critique, l’article s’inscrit dans une réflexion élargie qui décentre la participation et l’appréhende en étudiant les modalités de transformation et de changement du pouvoir qui deviennent possibles. Un des apports les plus manifestes de cette contribution réside dans l’articulation entre une échelle d’observation de type micro, s’appuyant sur une enquête ethnographique permettant de voir la participation en train de se faire, et une réflexion plus générale sur les processus et les opérations liés à la constitution d’un pouvoir.

La contribution de Fabrizio Cantelli explore également les liens réciproques entre pouvoir et participation, mais à partir d’un matériau de nature différente. Celui-ci s’attache à penser l’évolution des conceptions de l’empowerment (désignant un processus de renforcement des capacités à agir) qui figure une recomposition des manières de participer. Il met en relation plusieurs terrains appartenant à des espaces-temps variés de manière à considérer de manière critique ce qui change entre une conception civique et une conception managériale de l’empowerment. Le cas des mouvements de droits civiques apparaissant aux États-Unis dans les années 1960 est esquissé pour rendre compte d’une participation qui se veut collective et qui se nourrit de revendications politiques en termes de justice et de pouvoir. Le cas de la Banque mondiale et celui, dans une moindre mesure, d’une fondation suédoise permettent de cerner comment une conception managériale de l’empowerment s’accompagne d’une participation des publics équipée d’instruments d’évaluation et de performance et pensée à partir de schèmes libéraux. On le voit, le pouvoir et la participation se déclinent selon des géométries variables. Ces deux articles en offrent un aperçu, qu’il faudrait compléter par d’autres travaux et enquêtes. Gageons que cet appel sera suivi.

Sur les capacités et la participation

Quelles sont les capacités requises pour participer ? Comment analyser les conditions pour prendre une part, pour avoir une voix et pour tenir un rôle au sein de ces espaces participatifs ? Plusieurs travaux ont montré combien cette question des capacités, étroitement liée à celle du pouvoir, s’avère décisive pour approfondir l’examen des transformations actuelles de l’action publique et plus spécifiquement de certains problèmes qui persistent durablement dans les dispositifs participatifs. Ces chantiers sont particulièrement prolongés dans les contributions de Jean-Louis Genard et de Louise Carlier. Ces deux textes comportent des différences notables et se complètent mutuellement : le premier article adopte une approche historique sensible aux transformations anthropologiques actuelles qui redéfinissent l’individu comme un être à la fois capable et incapable et qui comptent dans les manières d’envisager la participation aujourd’hui ; le second prend soin de s’immerger dans un dispositif participatif à Bruxelles pour mieux décrire les nombreux asymétries et écrasements qui pèsent sur la prise de parole des publics au regard des experts et des acteurs habilités. Dans ce dernier cas, on observe clairement le décalage entre la rhétorique participative, même lorsqu’elle est véhiculée par des acteurs de la société civile, et les compétences attendues ou réelles des citoyens.

Il ne fait pas de doute qu’au sein de certaines politiques publiques les citoyens sont invités à participer, sont sollicités à s’engager, sont appelés à venir échanger. À nouveau, on ne peut que souligner l’apprentissage constant des démarches participatives, ouvertes à des adaptations de méthode, à des ajustements de procédures, au renouvellement des règles du jeu. Le caractère parfois spontané jalonnant les premières initiatives semble appartenir au passé. Les savoir-faire s’affinent au sujet des protocoles participatifs et vont vers une professionnalisation accrue. Le management participatif prend ainsi une place importante dans les pratiques de terrain. Ces différents éléments permettent certainement de limiter certains travers, de réduire des biais, de consolider la participation et de la rendre plus solide à l’égard des exigences et des pressions de plus en plus fortes en termes d’évaluation et d’efficacité. En un mot, les capacités des organisateurs et des animateurs, issus d’associations et d’organisations publiques, à porter la participation se sont renforcées au fil du temps. Ce tableau semble pourtant plus ambivalent si l’on regarde cette fois les capacités des citoyens et des publics à s’engager dans ces dispositifs. La contribution de Louise Carlier met en lumière de manière nette comment les citoyens, pourtant appelés à participer aux États généraux de Bruxelles, sont placés dans des conditions qui les amènent soit à ne pas participer du tout, soit à participer mais dans des marges tellement étroites qu’ils semblent comme poussés à l’erreur, à la faute, à la maladresse. En un mot, selon cette auteure, les conditions d’expression des arguments, des idées et des émotions des publics paraissent sous un jour encore plus cruel au vu de la part large laissée aux capacités des experts du milieu universitaire et de leur latitude à prendre la parole et à conduire la participation à partir de diagnostics et d’études.

La contribution de Jean-Louis Genard invite à interroger la participation sous le prisme de mutations anthropologiques générales. Le déplacement proposé consiste donc à ne pas se limiter exclusivement à une participation labellisée comme telle par les administrations, par les associations et par les organisations de la société civile. Il s’agit de voir comment les mutations anthropologiques actuelles, définissant les individus comme dotés de capacités et affectés par des incapacités, traversent la société dans son ensemble, touchant à la fois les comportements de la vie quotidienne, l’organisation de l’espace public, l’urbanisme ou encore les politiques sociales d’aide et de soutien. On peut y voir une manière de réinvestir les intuitions démocratiques des théoriciens nord-américains cités plus haut et de favoriser des éclairages sur la participation comprise de manière plus transversale et décloisonnée. C’est une autre manière de dire que l’appel à une participation réelle des citoyens traverse la société et qu’il ne convient pas de déterminer de manière restreinte là où la participation peut avoir lieu ou non. De telles réflexions conduisent également à être extrêmement attentifs aux choix des cas d’étude et des terrains susceptibles d’être l’objet d’une investigation empirique poussée. Bref, la participation est peut-être autant à explorer dans les dispositifs qui se décrivent comme participatifs qu’au coeur de démarches qui n’en portent pourtant pas le nom ou qui ne cherchent pas à s’en revendiquer explicitement. Il est d’ailleurs souvent aussi intéressant de regarder là où aucune forme de participation n’est susceptible de s’engager. Pensons simplement encore aux politiques économiques, financières et budgétaires. Récemment, l’Association for the Taxation of Financial Transactions for the Aid of Citizens (ATTAC) a lancé un appel à une participation du public concernant la gestion de la dette et l’allocution du budget des États européens.

Sur les institutions et la participation

Une littérature abondante questionne les institutions, entre autres en ce qui concerne la marge de manoeuvre dont disposent les individus en leur sein et les contraintes qui pèsent sur eux. La fabrique de l’action publique découle de processus décisionnels au carrefour entre contraintes institutionnelles et autonomie des acteurs. Les institutions jouent un rôle majeur dans les différentes manières de décliner et de faire exister des modes de participation au sein des sociétés. Une réflexion approfondie a été conduite à ce sujet (Baiocchi, 2001 ; Warren, 2009). La participation des patients aux politiques de santé, relativement peu examinée dans la littérature spécialisée, permet d’expliciter cette piste. L’agenda participatif a donné lieu à de multiples innovations, par exemple avec la démocratie sanitaire en France. Toutefois, pouvoir prendre part à un dispositif implique, de manière plus significative encore pour les patients, de pouvoir se déplacer, de pouvoir lire et prendre la parole en public, de disposer d’informations utiles, de connaître les attendus et les possibilités, de saisir les règles et les procédures, de comprendre les rythmes et les tempos de la participation. Quelles réflexions et quelles actions ont été menées pour que le public puisse prendre part, puisse apprendre à prendre part et à porter une voix dans des conditions réalistes ? Penser la participation à partir des capacités et des pouvoirs en jeu, on le voit, est indissociable du travail institutionnel, parfois le plus infime, accompli en amont et en aval. La contribution d’Hervé Pourtois sur les mini-publics apporte un éclairage particulièrement pertinent sur certains défis et épreuves. Elle élargit l’angle d’analyse de la participation en la connectant à la gestion du risque, puisque la participation est ici pensée à partir de la problématique des organismes génétiquement modifiés (OGM). Elle permet de réfléchir à la notion de capacités à partir de la plus-value citoyenne dans un contexte de controverse, notamment scientifique. Mais, au-delà, elle investigue surtout la légitimité de la participation de citoyens profanes dans un cadre majoritairement représentatif et expert.

Ces réflexions invitent également à adopter un regard plus affûté sur l’actualité politique et à se pencher sur les formes d’innovation participative qui voient le jour et qui entendent infléchir cette fois la « grande » politique sans se limiter au local – évitant ce qui est appelé le piège de la proximité (Blondiaux, 2007b). En Belgique, regroupant des universitaires, des artistes et des membres issus du monde associatif tant francophone que néerlandophone, une initiative intitulée « G1000 » s’est donné pour objectif de réunir, le 11 novembre 2011, 1000 citoyens et de générer une série de discussions, de décisions et de recommandations afin de mieux gouverner la Belgique[11]. Marquée par une absence de gouvernement au niveau fédéral pendant plus d’une année en raison de l’incapacité des partis politiques francophones et néerlandophones à négocier un compromis acceptable à l’issue des élections de 2011, la situation était devenue insoluble. La contribution de Pourtois offre au lecteur une voie susceptible d’approfondir les problèmes de la vie démocratique contemporaine et de clarifier les réponses qui cherchent à redimensionner le sens civique tout en tentant de rendre les institutions plus efficaces et gouvernables.

Ici, nous pouvons donc pousser plus loin la réflexion sur pouvoirs et capacités, sur représentation et participation, à partir des notions de légitimité et de controverse. L’articulation entre participation et représentation doit être d’autant mieux (re)pensée quand des divergences de vues surgissent entre les citoyens, les experts et les élus. Dans cette perspective, le marqueur de la légitimité ne serait pas tant la participation que la controverse. Autrement dit, une décision sur un objet à risque (OGM, téléphones portables, techniques biomédicales, par exemple) peut être légitime si elle est prise par des cénacles fermés (ces derniers étant utilement éclairés par les écrits de Simone Chambers, 2004) en l’absence de controverse ; mais elle devrait favoriser l’articulation entre participation et représentation s’il existe une controverse (étant entendu que l’absence de controverse n’induit pas forcément qu’une décision soit légitime). La participation pourrait se limiter à un échantillon de citoyens considérés comme représentatifs (la question de la légitimité des mini-publics étant reflétée par la contribution de Pourtois), à un échange d’informations au début du cycle de politique publique (mise à l’agenda), sans aller jusqu’à des finalités d’empowerment aiguisant un pouvoir collectif. Ce qui importe, c’est que les citoyens soient associés au processus décisionnel. S’il est entendu que la décision, dans un régime représentatif, relève de la responsabilité des décideurs publics, car c’est là une condition pour préserver l’impératif d’imputabilité en démocratie, elle peut – voire doit – associer les citoyens par des dispositifs participatifs et organiser la réflexion sur les capacités de ces derniers. Plus encore, il s’agit, avec une telle réflexion sur les capacités, de renouer avec l’horizon radical d’une citoyenneté égalitaire qui combine l’idée de considérer ses membres comme égaux, lors du vote par exemple (même s’il y a de trop nombreuses exceptions), avec l’idée de s’inquiéter du caractère opératoire de cette capacité de tous à prendre part. Cela peut redonner du sens à l’action publique contemporaine.

Conclusion

Nous avons d’abord considéré attentivement un certain nombre de critiques formulées à l’égard de la participation. L’exercice invite à la modestie tant les travaux sont nombreux et diversifiés en la matière. Nous ne prétendons pas rompre avec les réels acquis de la recherche, mais plutôt mettre l’accent sur des dimensions essentielles – les pouvoirs et les capacités – qui sont demeurées à l’écart des études récentes, ou du moins qui n’ont pas été suffisamment considérées de manière intégrée. C’est dans cette optique que l’idée de lier pouvoirs, capacités et participation nous apparaît comme une piste prometteuse. Lier ces concepts exige d’intégrer les dimensions plus « micro » associées aux conduites individuelles, aux capacités, réelles et attendues, des citoyens dans les exercices de participation, et de les inscrire dans une perspective élargie de reconfiguration institutionnelle et organisationnelle. Ces capacités sont à la fois le fruit de dynamiques contextuelles propres à chaque exercice de participation et de dynamiques historiques dans lesquelles notre conception des capacités des citoyens évolue et se transforme. Une telle approche permet d’aborder directement les décalages et les écarts entre ce qu’on attend des citoyens lorsqu’ils participent, ce qu’ils sont en mesure de faire et de ne pas faire, et de voir dans quelle mesure ces dynamiques modifient ou non les relations de pouvoir. Les différents modes de participation aux processus politiques nous apparaissent ainsi comme une porte d’entrée particulièrement intéressante pour explorer ces questions fondamentales. Pour prendre pleinement la mesure de ces enjeux, il faut aussi que la définition même des terrains de la participation ne se limite pas aux seuls espaces officiellement et institutionnellement désignés comme tels.