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Au dix-huitième siècle, en Angleterre à tout le moins, l’apparence de vérité factuelle participe directement de la définition de la fiction littéraire. Au XVIIe siècle, les préfaces des romans français se prévalaient de la fictionnalité de l’histoire, préférant insister sur l’originalité de l’oeuvre ou sur le talent de l’écrivain. Au début du XVIIIe siècle, en revanche, la fiction est clairement dénoncée comme une fabrication, comme feinte. C’est graduellement que le concept de fiction se développe, en suivant en partie le principe qui veut que les histoires doivent être lues comme fait assuré plutôt que comme invention[1]. Dans cet article, je voudrais analyser les rapports entre fait et fiction dans le contexte du développement du roman au début du XVIIIe siècle. Je propose de comprendre ces récits en considérant la façon dont les fictions et les histoires fictionnelles en sont venues à constituer des artefacts philosophiques complexes — la question du genre narratif me paraissant subordonnée à l’idée de fictionnalité.

Le concept de fiction ne se laisse pas aisément définir : sa référence a évolué au cours des siècles. Mais cela ne signifie pas que son sens a changé : les usages du concept de fiction au XVIIIe siècle ne diffèrent pas fondamentalement de nos usages contemporains. La fiction peut être considérée comme un concept qui se laisse définir avec avantage au travers de l’idée de ressemblance de famille : nous savons ce qu’est une fiction, nous en connaissons les traits dominants, et dans l’ensemble nous sommes capables de décider si un texte est fictionnel ou non. Mais au XVIIIe siècle, époque où, dans les constructions intellectuelles, les récits en prose qui se donnaient pour fictionnels n’étaient pas aussi centraux que de nos jours, la question pouvait être problématique. Ce qui explique les anecdotes célèbres du prêtre qui voulait à tout prix faire la connaissance de Gulliver ou des lecteurs qui croyaient à la vérité de Robinson Crusoe. Catherine Gallagher a souligné le paradoxe de la fictionnalité au XVIIIe siècle : si le roman et la fiction sont deux concepts mutuellement constitutifs, le roman tente de dissimuler sa fictionnalité derrière les apparences formelles du réalisme ou de la référence. Gallagher montre que le roman tout à la fois révèle et dissimule la fiction : il met en oeuvre une catégorie conceptuelle pour saisir la fiction en même temps qu’il repose sur des histoires crédibles qui n’appellent pas la croyance.

Avant que la fiction en vienne à être identifiée au genre du roman, le concept était utilisé dans d’autres champs. L’un des principaux usages de la fiction se rencontre dans le domaine du droit, en particulier dans les systèmes juridiques qui relèvent de la common law. Des fictions juridiques sont des assertions que tout le monde sait être fausses, mais qui constituent des suppositions commodes pour aborder le fond d’un problème. Elles ne sont pas fausses au sens où elles affirmeraient quelque chose qui est faux, mais seulement au sens où quelque chose est considéré comme quelque chose d’autre. Elles peuvent prendre la forme d’un faire-semblant (« imaginons que... ») ou d’une hypothèse (« la loi suppose que... », « le plaignant doit être tenu pour... »). Par exemple, une cour anglaise a pu prétendre que l’île de Minorque faisait partie de la ville de Londres, sans pour autant, comme l’explique Lon Fuller, changer le sens du mot « Londres ». Les plus célèbres exemples de fictions concernent les corporations ou les sociétés, qui sont considérées comme des individus physiques, dotés de volonté, quoique tout le monde sache que ce n’est pas le cas. La personnalité juridique appartient également au registre des fictions juridiques. De même, bien que les pèlerins à Rome fussent étrangers à la ville, ils étaient considérés comme des citoyens par la loi. Les fictions juridiques n’ont en ce sens pas pour but de tromper, mais d’être utiles :

En procédant comme si elle déterminait l’intention des parties, une cour de justice atteindra en principe un résultat qui s’accorde avec la « bonne compréhension du cas ». Le mot « fiction » peut donc parfois simplement signifier une assertion fausse qui a une certaine utilité, que son auteur y croie ou non. Une fiction peut être une supposition commode mais fausse[2].

Ces expressions fonctionnent comme des invitations à développer une argumentation sur la base d’un « comme si »[3]. Selon Fuller, la fiction est un phénomène linguistique : pour être fictionnelle, une proposition doit d’abord être fausse, et cette fausseté dépend de l’usage du langage. Les fictions juridiques se comportent alors comme des métaphores, et deviennent parfois des métaphores figées, ou des fictions. Tous les juristes ne sont bien entendu pas d’accord avec leur utilité. On sait par exemple que Bentham les trouvait nuisibles :

Ce que vous avez accompli au moyen de cette fiction, auriez-vous pu, ou n’auriez-vous pas pu l’accomplir sans cette fiction ? Si c’est non, votre fiction est un mensonge effronté. Si c’est oui, c’est un mensonge absurde. Voilà le dilemme. Homme de loi ! Essaie de t’en sortir, si tu le peux[4].

Les fictions philosophiques proviennent peut-être du registre juridique, mais elles se sont développées selon des lignes autres. Chez Hobbes par exemple, les fictions juridiques permettent de rendre compte du système politique. Mais l’auteur du Leviathan utilise également les fictions pour établir un lien entre politique et science naturelle[5]. De même, on peut considérer que Locke fait appel à des fictions dans le chapitre « Identité et diversité » de l’Essai sur l’entendement humain. Locke y analyse la question de l’identité personnelle et en particulier ce que le mot « personne » désigne :

Je crois que [le mot tient lieu de l’expression] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux ; ce qu’il fait uniquement par la conscience qui est inséparable de la pensée, et qui lui est à mon sens essentielle (car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit)[6].

Les défenseurs de la réincarnation peuvent bien objecter à Locke qu’un individu donné pourrait être la réincarnation de Socrate, mais sans avoir conscience ni des actions ni des pensées de Socrate. Pour répondre à cette objection, Locke demande au lecteur de supposer qu’il a en lui-même un Esprit immatériel, qui fut autrefois Nestor ou Thersite au siège de Troie ; il montre qu’il ne peut s’agir de la même personne, car il n’a conscience d’aucune de ses actions[7] : en revanche, s’il venait à être conscient des actions de Nestor ou de Thersite, alors il serait la même personne. D’autre part, Locke considère une hypothèse qui semble annoncer la dualité de Dr Jekyll et Mr Hyde, par laquelle le même corps serait agi par deux consciences distinctes, l’une de jour, l’autre de nuit. La réponse de Locke est de dire qu’il y a deux personnes avec le même Esprit immatériel, aussi vrai que le « soi n’est pas déterminé par l’identité ou la différence de substance — ce dont il ne peut être sûr — mais seulement par l’identité de conscience[8] ». Les hypothèses de Locke ont un net statut fictionnel. De fait, elles peuvent être apparentées aux fictions juridiques, car il s’agit de suppositions que l’on sait être inexactes, mais qui sont utiles au raisonnement. C’est par l’examen de diverses hypothèses, tour à tour, que Locke peut construire et défendre sa définition de la personne et de l’identité personnelle. C’est dire que les fictions peuvent jouer un rôle dans la construction du raisonnement philosophique ; elles ne résistent pas nécessairement à l’argumentation et à la vérité.

La poétique considère d’autre part que la fiction est à l’opposé de l’histoire. Selon le De Inventione de Cicéron, la fiction se divise en deux catégories : la fabula est un récit contenant des événements qui ne sont pas vrais et ne peuvent pas avoir eu lieu ; tandis que l’argumentum présente des événements qui n’ont pas eu lieu mais auraient pu se dérouler. À la fin du XVIe siècle, Sir Philip Sidney place la fiction dans la province de la poésie : plus exactement, il définit la poésie comme fiction. La poésie ne cherche pas à dépeindre des personnages ou des événements actuels ou passés, mais elle est au contraire libérée de telles contraintes et peut donc faire appel à la raison et aux émotions avec davantage de force. L’un des buts de Sidney est bien entendu de défendre la poésie contre les attaques qui voyaient en elle la source de tous les mensonges et un chemin qui éloigne de la religion. Pour Sidney, la poésie ne ment pas, parce que le poète n’affirme rien et n’est pas lié par l’exactitude historique. Le poète est en ce sens supérieur à l’historien parce que, contrairement à ce dernier, il peut récompenser la vertu et punir la tyrannie. Le poète est également supérieur au philosophe qui est perdu dans des abstractions, et qui enseigne de façon si obscure que seuls ceux qui savent déjà peuvent le comprendre. Mais le poète est le véritable philosophe, selon Sidney, car la poésie est la seule à être un art véritable de la persuasion, avec pour fin d’instruire et de divertir[9].

Ainsi, la fiction, loin d’être simple fabrication, est à la fois un processus de pensée et le résultat de ce processus. Elle ne s’oppose pas à la vérité comme le mensonge, mais elle a une valeur heuristique claire. Cet article se propose donc de dessiner la place de la fiction dans la structure du savoir[10]. Il examine aussi quelques façons dont on peut considérer que les fictions contribuent au raisonnement philosophique. Il se penche enfin sur la question de la naissance du roman dans le contexte des fictions historiques et de l’imitation de l’histoire.

Bacon et la place de la fiction dans la structure du savoir

Francis Bacon divise le savoir selon les facultés qui le déterminent : l’histoire repose sur la mémoire, la poésie sur l’imagination, la philosophie sur la raison. La fiction, que Bacon, suivant en cela Sidney, identifie à la poésie, s’oppose fermement à l’histoire et repose sur l’imagination. Le philosophe suit encore Sidney, car il insiste sur la liberté laissée à la poésie d’ordonnancer les événements comme elle le souhaite :

La poésie est cette partie du savoir qui concerne la mesure dans les mots ; pour la plus grande part, elle est contrainte, mais elle est pleine de licences par ailleurs, et renvoie assurément à l’imagination, laquelle, n’étant pas assujettie aux lois de la nature, peut à son gré unir ce que la nature a séparé et séparer ce que la nature a uni, et ainsi opérer des mariages et des divorces hors-la-loi des choses[11].

Cela ne veut pas dire que la poésie doive être séparée totalement de la nature, mais qu’elle peut l’améliorer, inventer des formes qui n’existent pas et prendre les apparences de « l’histoire feinte »[12].

Bacon, comme Sidney, trouve la poésie utile, car elle communique à l’homme un plus grand sens du bien. Le contraste avec l’histoire est particulièrement frappant. En effet, Bacon confère à la fiction une dimension morale, car il suggère que, n’étant pas contrainte par la vérité des événements, la fiction peut récompenser l’héroïsme, la vertu et le caractère exemplaire :

Comme l’histoire véritable propose des actions dont le résultat et l’issue ne sont pas aussi conformes aux mérites respectifs de la vertu et du vice, la poésie feint des actions dont la récompense est plus juste et plus en accord avec une providence évidente. Enfin, comme l’histoire véritable présente des actions et des événements plus réguliers et se succédant de façon moins différenciée, la poésie les dote d’une plus grande rareté et d’un déroulement plus inattendu, comptant plus de variations différentes[13].

La poésie peut alors atteindre des valeurs morales supérieures car « elle élève l’esprit et le tire vers le haut en soumettant les apparences des choses aux désirs de l’esprit, tandis que la raison le plie et le ligote à la nature des choses[14] ».

La poésie peut être divisée en différentes catégories. Puisqu’il s’agit d’histoire feinte, Bacon remarque que les divisions de l’histoire véritable peuvent lui être étendues : elle se diviserait donc en chroniques feintes, vies feintes, épîtres feintes, allocutions feintes, etc. Mais les divisions que Bacon privilégie dans la poésie s’établissent entre poésie narrative, poésie représentative, et poésie allusive. Il récuse la poésie narrative comme simple imitation de l’histoire. Il considère la poésie représentative comme « une histoire visible ; c’est une image des actions qui fait comme si celles-ci étaient présentes, de même que l’histoire est une image des actions naturelles et telles qu’elles sont, c’est-à-dire passées ». Il consacre un plus grand développement à la poésie allusive ou parabolique, « un récit utilisé seulement pour exprimer quelque intention spéciale ou quelque idée[15] ». Si l’on suit les divisions proposées par Bacon, on peut considérer deux grandes catégories de fiction. La première englobe les allégories et les fables, ce que Bacon appelle poésie allusive. La seconde reprend la poésie narrative et la poésie représentative, se concentre sur les vies des hommes et sur leurs actions : elle préfigure le roman. Je propose à présent de considérer à tour de rôle chacune de ces catégories.

Fictions philosophiques

Selon Bacon, il y a deux usages possibles de la poésie parabolique. Dans le premier type d’usage, le genre de la fable ou de la parabole a été inventé soit pour communiquer une idée, soit pour dissimuler un secret :

la raison en était qu’en ce temps-là cette poésie était complètement nécessaire pour exprimer n’importe quelle remarque de la raison qui fût plus subtile ou plus pénétrante que l’esprit du commun, car les hommes à cette époque manquaient à la fois de subtilité dans les idées et d’exemples suffisamment divers. Et de même que les hiéroglyphes ont précédé les lettres de l’alphabet, de même les paraboles ont précédé les discussions argumentées[16].

En ce sens, les paraboles sont les restes d’une époque antérieure à l’écriture, d’un savoir très ancien. Dans leur second usage, les secrets et les mystères de la religion ou de la philosophie sont dissimulés dans les fables : « il est un autre usage de la poésie parabolique qui, lui, tend à celer et à rendre obscur ce qui est dit. C’est le cas quand les secrets et les mystères de la religion, de la politique ou de la philosophie sont enveloppés dans des fables ou des paraboles[17] ». Un processus d’interprétation est ici requis pour saisir le sens de la fable. Dans De Sapienta Veterum, Bacon propose un tel exercice d’interprétation, mais il y accorde un statut différent aux fables. De fait, elles nous voilent la vue de la sagesse des anciens :

L’antiquité des premiers âges (à l’exception de ce que nous en connaissons par les Saintes Écritures) est enveloppée dans le silence et dans l’oubli : à ce silence ont échappé les fables des poètes et aux fables ont succédé les écrits que nous possédons ; de telle sorte que les profondeurs et les replis de l’antiquité sont comme séparés de la mémoire et de la clarté des siècles suivants par le voile des fables, ainsi jeté entre les choses qui ont péri et celles qui demeurent[18].

Un sens occulte peut alors être retrouvé dans les fables. L’absence de vraisemblance bloque le sens littéral et invite à une interprétation allégorique :

Je suis enclin à penser que la plupart des fables écrites par les anciens poètes renferment depuis l’origine bien des allégories et des mystères ; et cela parce que j’éprouve de la vénération pour les premiers siècles, et parce qu’en maintes fables je trouve une telle similitude et conjonction avec la chose signifiée, aussi bien dans la trame de la fable elle-même que dans les noms propres par lesquels les personnages ou acteurs de la fable se trouvent désignés et pour ainsi dire marqués, que personne ne pourra résolument nier que ce sens n’a été pensé et délivré dès le début et délibérément obscurci[19].

Le fait que ces fables sont susceptibles de nombreuses variations sur un même thème, hérité de la tradition, indique qu’elles ne doivent pas être considérées comme pures inventions mais plutôt comme des restes des temps et de la sagesse antiques dont elles sont les dépositaires :

À examiner la chose plus attentivement, il apparaît que ces fables sont rapportées et transmises comme reçues et accréditées de longue date, et non imaginées et présentées pour la première fois. En outre, du fait qu’elles sont racontées de diverses manières par des auteurs presque contemporains, il est aisé de voir que ce qu’elles ont de commun relève d’une ancienne tradition, alors que ce en quoi elles varient a été ajouté pour l’ornement des détails. Ces considérations n’ont fait qu’accroître mon admiration : les fables n’appartiennent pas à cette époque-là et elles n’ont pas été inventées par ces poètes eux-mêmes, mais elles sont plutôt comme les restes sacrés de temps meilleurs et comme un souffle subtil venu des traditions de peuples beaucoup plus anciens jusque dans les trompettes et les flûtes des Grecs[20].

On peut noter au demeurant une différence d’interprétation des fables entre Du Progrès et De Sapientia Veterum. Dans Du Progrès, les fables sont premières et un sens leur est ajouté par le processus d’interprétation. Dans De Sapientia Veterum, en revanche, les fables indiquent un savoir et une sagesse qui se trouvent en leur coeur. Derrière cette alternative, une question importante se profile : la fiction permet-elle d’accéder aux fondements (mythiques) du savoir, ou la fiction est-elle un simple voile qui dissimule la vue de la vérité ? Cette question se prolonge dans le statut que Bacon accorde à la philosophie grecque. Alors qu’il répète que les Grecs étaient des enfants, et que les philosophies de Platon, et surtout, d’Aristote, sont néfastes, Bacon voit chez les philosophes antiques un plus grand souci de la quête de la vérité. Démocrite, en particulier, a été occulté par des philosophes plus récents. Cela justifie en retour le dialogue que Bacon souhaite entretenir avec la philosophie antique[21]. Selon lui, cette connaissance antique peut être recouvrée par un travail d’interprétation des fables. De fait, cette conception du savoir se trouve au coeur du projet de l’Instauratio Magna : l’unité originelle du savoir avant la Chute doit pouvoir être retrouvée, et restaurée, par la philosophie[22]. Les fables seront alors considérées à la fois comme les restes d’un savoir antique qu’il faut reconstituer, et comme des fables qui offrent l’occasion d’accéder à la connaissance philosophique. Cette double conception permet à Bacon de se livrer à des activités complémentaires : l’interprétation des fables, dont le De Sapientia est un exemple parfait, et l’écriture de fables philosophiques, la Nouvelle Atlantide.

Dans De Sapientia, il propose trente et une paraboles, parmi les plus célèbres de la mythologie, et en livre une lecture qui, quoiqu’appuyée directement sur la tradition humaniste d’interprétation des fables[23], se dirige volontiers vers certaines des préoccupations du philosophe. C’est ainsi que le sphinx, dont l’énigme est résolue par Oedipe, se pose en allégorie de la science, en particulier dans sa dimension pratique. Les énigmes posées par le sphinx concernent d’une part la nature des choses, de l’autre la nature de l’homme, et ouvrent deux voies, l’une où le pouvoir s’exerce sur la nature, c’est-à-dire qu’il relève de la philosophie naturelle, l’autre où il s’exerce sur l’homme. De même, la fable d’Orphée est l’occasion pour Bacon d’insister sur l’unité profonde de la philosophie morale (Orphée attirant les animaux hors des bois) et de la philosophie naturelle (Orphée charmant les puissances de l’au-delà). Plus tard, dans la version latine de Du Progrès, Bacon introduit trois analyses de fables à partir des versions proposées dans De Sapientia (Pan, ou la Nature ; Persée, ou la Guerre ; Dyonisos, ou le Désir), témoignant encore de l’importance que peut avoir l’analyse mythographique pour l’exposé de la philosophie et de ses fondements[24].

Les fables et les paraboles sont des composés de savoir antique, de pensée irrationnelle ou mythique, et de conte philosophique. Dans les temps antiques, selon Bacon, les fables et les paraboles permettaient de donner à comprendre le monde et de présenter « les conclusions de la raison humaine... encore récentes et insolites[25] ». Elles témoignaient soit de la grandeur de la sagesse des premiers siècles, soit de leur heureuse fortune. Si les anciens conçurent les fables comme des figures paraboliques, c’est là le signe de leur grandeur. Si, en revanche, c’est par hasard qu’ils y eurent accès, c’est alors le signe de leur très grande fortune, car elles autorisent les spéculations philosophiques telles que celles que propose Bacon dans De Sapientia. Soit les pensées contenues dans les fables sont celles des Anciens, et le travail de l’allégorie permet de les révéler. Soit elles ne se trouvaient pas dans les paraboles, et le travail du philosophe leur confère dignité. Ce type de fiction présente alors une valeur cognitive variable. Il requiert une interprétation ainsi qu’une théorie ; en retour, son sens ne peut être déterminé que par un lecteur philosophe[26].

Le deuxième type de fiction philosophique que l’on rencontre chez Bacon est donné par la Nouvelle Atlantide. La nature de ce texte a été l’objet de nombreux débats, puisqu’on peut le considérer comme un mythe, une fable, un traité scientifique, une utopie, etc. Il s’écarte bien évidemment des récits sur lesquels repose l’analyse mythographique du De Sapientia. Son sens a lui aussi donné lieu à une très grande variété d’interprétations, de la construction éclairée d’une académie scientifique à l’appropriation coloniale du savoir[27]. Ce qui importe ici c’est son statut un peu particulier à la frontière entre l’histoire, la science et le mythe. Le contexte immédiat de la Nouvelle Atlantide est bien entendu donné par Platon chez qui le mythe originel du continent perdu apparaît dans la République : cette référence pourrait donner à penser que Bacon réécrit le texte de Platon, ou qu’il propose une nouvelle version d’un vieux conte. Le début du texte (le premier tiers) est clairement adossé aux récits de voyage dont il reprend la rhétorique. Il est ainsi pris entre l’histoire (le récit de voyage) et le mythe, et les stratégies discursives du texte sont fondées sur l’alternance entre ces deux modes.

L’essentiel de l’argumentation, comme l’on sait, repose sur la description et sur l’analyse des opérations scientifiques des Bensalemites dans la maison de Salomon. Leur Académie, qui est fondée sur le principe baconien de la division du travail scientifique entre divers ordres et guildes, ainsi que sur la coopération entre tous les différents niveaux, a été tenue pour l’idéal baconien du développement scientifique autant que comme un programme d’action immédiate dans le champ scientifique, ou encore comme le résultat d’une société parfaite. Au travers de la description et de la représentation d’un programme scientifique, Bacon explore les modalités de la pratique scientifique, il examine les conditions du progrès dans les sciences, et il détaille l’organisation institutionnelle qui permet le progrès et l’avancement des savoirs. Mais le texte fait aussi la place à la corruption du monde, à ses vicissitudes, aux opinions fausses qu’il faut emmagasiner dans la maison des illusions, d’où elles pourront être éliminées. Le progrès de la philosophie naturelle repose, comme souvent chez Bacon, sur l’identification des idoles de l’esprit et sur leur suppression. La définition d’un programme pour l’avancement du savoir implique une conscience des dangers qui peuvent menacer un tel projet.

Plus précisément pour mon propos, la Nouvelle Atlantide construit un schéma fictionnel qui permet de saisir et d’interroger la place du savoir dans une société et la nécessaire réforme des sciences. Le texte examine les conditions du développement scientifique sous le mode d’une utopie inatteignable, mais il met également en avant les façons dont une société pourrait bénéficier de tels projets[28]. L’île de Bensalem constitue un monde possible, éloigné du nôtre, dont l’éloignement est atténué par l’hésitation provoquée chez le lecteur par sa dimension factuelle. Cela ne veut pas nécessairement dire que des lecteurs ont cru que Bensalem était un endroit véritable, mais plutôt que les conditions qui autorisent la Bensalem fictionnelle sont transférables à notre monde. Ce qui compte alors, c’est le résultat de ce que la fable permet : l’éducation du lecteur[29]. Bacon construit une fable, une fiction, dont le but est précisément d’amener les lecteurs à penser le monde par la philosophie. La Nouvelle Atlantide peut être tenue pour une expérience de pensée, une façon pour le lecteur de comprendre, par la fiction, le chemin à parcourir pour parvenir à la philosophie naturelle.

Fictions historiques

Dans Du Progrès, Bacon divise l’histoire entre histoire de la nature, histoire du politique, histoire de l’Église et histoire des lettres. C’est l’histoire du politique qui importe pour un examen de la fiction, en particulier ce que Bacon appelle l’histoire parfaite et fidèle, et qui peut présenter une époque (chroniques), une personne (vies), une action (narrations ou récits). Quoique la première catégorie soit la plus complète, Bacon trouve qu’elle met en avant les grandes actions plutôt que les mouvements des hommes et des choses. La deuxième catégorie, celle des vies, propose une représentation plus vivante des actions des hommes, parce qu’elle établit le lien entre les grandes actions et les plus petites, entre le public et le privé. La troisième catégorie présente des récits plus variés que les chroniques, parce que le sujet est circonscrit et que l’auteur peut y concentrer son savoir : Bacon pense ici à la guerre du Péloponnèse décrite par Thucydide, à l’anabase de Xénophon, ou encore à la conjuration de Catilina relatée par Salluste. La préférence de Bacon va à une histoire qui laisse la place au détail, aux accidents de l’existence, aux vicissitudes de la fortune. La division entre histoire et fiction est donc clairement établie au travers de l’opposition entre les actes et les événements sur lesquels reposent les histoires, et les actes et les événements imaginaires qui forment la base de la fiction.

Les romans du XVIIIe siècle semblent prendre acte de la division entre fait et fiction, peut-être pour mieux l’interroger. Dans la préface au roman de Defoe, Colonel Jack, l’« éditeur » fictif explique par exemple qu’il n’est pas besoin de s’interroger pour savoir si l’histoire du colonel est véritable ou non : qu’il s’agisse d’une histoire ou d’une parabole, elle sera utile au lecteur. Cette préface s’inscrit bien entendu dans la tradition rhétorique du récit dont l’importance sera jugée à ses résultats, c’est-à-dire à l’éducation des lecteurs. Comme les autres préfaces de Defoe, elle insiste sur les conventions rhétoriques à l’oeuvre dans la lecture d’un texte et provoque, a contrario, une interrogation quant à la vérité du récit. La nature générique du récit compte moins que ses effets, la dénomination qui pourrait lui être accolée (histoire ou parabole) étant de moindre importance que l’utilité de la narration. Si les contraintes génériques sont de peu de secours pour comprendre le récit, sa force tient dans la capacité du lecteur à reconnaître l’utilité des événements qui sont dépeints. Ce qui renvoie à la nature de ces événements et à la façon dont ils peuvent être utiles, alors même qu’ils sont fabriqués. Il convient de noter en outre que ni Defoe ni l’éditeur ne sont en apparence responsables de cette fabrication : seul le colonel Jack pourrait en être accusé... La préface, de plus, implique que, si doute il doit y avoir sur la vérité de l’histoire, la charge de la preuve n’incombe pas à l’éditeur mais au lecteur. L’éditeur ne fait que présenter l’histoire comme elle lui a été transmise, et suggère qu’elle peut être abordée comme traitant de faits avérés.

Les rapports entre fait et fiction apparaissent dans les préfaces de Defoe, mais d’autres auteurs font usage de la même distinction pour suggérer des façons de lire leurs textes. En même temps qu’ils proposent des références à la factualité de l’histoire, de tels récits l’obscurcissent volontairement. Invoquer les faits dans un contexte fictionnel en vient à remettre en doute la séparation claire entre les catégories que proposait Bacon, où la fiction s’opposait précisément au fait avéré. On peut en outre déceler une ambiguïté supplémentaire dans de telles préfaces si l’on se souvient que le sens de « fiction » conserve celui de « fabrication » : « L’Éditeur pense qu’il s’agit d’une histoire factuelle exacte ; il n’y aucune apparence de fiction là-dedans », comme le dit la préface de Robinson Crusoe. En même temps que la catégorisation paraît entretenue, la pratique remet en cause sa validité.

Plusieurs analyses ont traité de cette question. Mayer, par exemple, défend l’idée selon laquelle, quoique de tels récits soient des fictions, on les lisait à l’origine comme des histoires[30]. Gallagher insiste sur le fait que les romans offrent à la fois une catégorie conceptuelle pour la fiction et des histoires crédibles qui ne font pas appel à la croyance :

La fictionnalité, écrit-elle, ne devint visible que lorsqu’elle devint crédible, parce qu’on n’a eu besoin de la conceptualiser qu’à partir du moment où la différence entre fictions et mensonges est devenue moins évidente, et que les opérateurs de fictionnalité devinrent multiples et que l’incrédulité perdait son caractère unique[31].

Je voudrais ici proposer pour hypothèse que se définit ici, précisément, le concept de fiction, dans l’usage que nous lui connaissons à présent. L’importance des dimensions de fabrication, d’imagination, d’invention, qui sont essentielles à une définition initiale de la fiction, diminue peu à peu, à la suite des utilisations qui sont faites du concept. Les préfaces des récits de Defoe, par exemple, introduisent un brouillage des limites entre les catégories de fiction et de fait avéré, provoquant une hésitation, chez le lecteur, face aux actions et événements présentés par le récit. Quoique la préface suggère que le récit doive être considéré comme relevant de faits avérés, que sa morale ne soit en rien inférieure à celle d’une histoire véritable, la lecture de cette narration projette un doute rétrospectif sur la factualité du récit.

Nombre de narrations fictionnelles du XVIIIe siècle adoptent l’apparence d’une histoire de « vies »[32], suggérant ainsi des points de contact avec l’épistémologie baconienne. Cette stratégie fait écho à la perfection du genre que Bacon tenait pour caractéristique des histoires. Les préfaces et leurs références aux catégories de fait et de fiction, dans les romans de Defoe en particulier, renforcent l’accumulation des événements qui caractérisent les histoires aussi bien que les fictions. C’est dire que le lecteur doit négocier les apparences de l’histoire adoptées par de tels récits. De fait, l’ambiguïté de la distinction entre fait et fiction ne rejaillit pas tant sur l’auteur ou le narrateur, mais sur le lecteur. C’est le lecteur qui, confronté au texte et aux doutes que des préfaces telles que celles de Defoe peuvent éveiller dans son esprit, doit interpréter le texte, et peut-être, finalement, être instruit grâce à sa lecture — à moins qu’il n’en rejette ironiquement toutes les leçons. Le lecteur doit négocier « l’histoire des faits » ou « les apparences de la fiction », pour reprendre l’opposition de Defoe, et se trouve, de fait, placé dans la position critique du juge, de l’interprète, en même temps qu’il est le destinataire du récit.

La tension générée par un tel principe peut être précisée si l’on se réfère à la définition de Bacon ou de Sidney de la poésie comme histoire feinte, qui n’entretient aucun lien de référence avec le monde. La fiction impose au lecteur de reconsidérer les rapports entre le langage et le monde. L’hésitation qui fait partie de l’expérience de lecture de la fiction, en particulier de textes qui se donnent pour des histoires alors qu’ils sont des fictions, tient précisément au fait que, dans de tels contextes, la nature du lien entre le langage et le monde est problématique. Alors que Bacon pouvait établir une différence claire entre histoire et histoire feinte, entre récits qui entretiennent un lien avec le monde et récits qui ne le font pas, l’introduction de la fiction dans les récits qui adoptent les apparences et les stratégies rhétoriques de l’histoire, génère une certaine hésitation. De tels récits fictionnels sont présentés comme des textes hybrides qui demandent à être considérés avec sérieux (c’est la leçon rhétorique et morale de tels textes) en même temps qu’ils questionnent le sérieux d’une telle perspective. Dans la façon dont les récits en prose du début du XVIIIe siècle s’approprient les apparences de l’histoire, la catégorie de la fiction est transformée, et ne peut plus être considérée comme simple feinte ou fabrication. À l’instar du lecteur des histoires de Bacon, le lecteur de fiction doit négocier les événements qui sont rapportés dans des histoires particulières. Les histoires de Bacon ne doivent pas être tenues pour de simples réservoirs d’exemples ; les récits de Defoe ne peuvent être saisis en dehors du travail de la rhétorique. La préface de Moll Flanders insiste encore sur le fait que le lecteur doit savoir comment lire. En déterminant le contexte de la lecture et d’appréhension des récits, les préfaces définissent la position du lecteur.

Fiction et Vérité

Selon Francis Bacon, la poésie, qui est du ressort de la fiction, occupe une place définie dans l’architecture du savoir. Elle procède de l’imagination et s’oppose à l’histoire qui, elle, repose sur des faits avérés. Bacon reste fidèle à l’idée humaniste selon laquelle l’histoire est vraie. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que la fiction est fausse, ou que son degré de fausseté l’identifie à des mensonges. La fiction entretient de fait une relation paradoxale avec la vérité, comme cet article a cherché à le montrer.

En premier lieu, dans cette conception, comme la fiction a coupé tout lien référentiel avec le monde, elle n’est pas susceptible d’analyse en termes de vérité : l’importance et la valeur de la fiction reposent plutôt sur son pouvoir d’argumentation, sur son utilité et sur sa vertu. Dans le corpus baconien, les fictions peuvent en outre être considérées comme des fables qui ont partie liée avec la connaissance philosophique. Les fables antiques sont susceptibles d’interprétation et de mener à un savoir philosophique, en particulier parce qu’elles sont les restes d’un savoir antique, mais aussi parce que la philosophie est susceptible de projeter une interprétation sur les mythes anciens. La philosophie peut aussi utiliser des fictions à ses propres fins pour, précisément, parvenir à un degré supérieur de persuasion. Lorsque Bacon compose la Nouvelle Atlantide, il écrit un récit que l’on peut comprendre comme une expérience de pensée permettant au lecteur d’appréhender le progrès de la philosophie naturelle. En ce sens, la fiction peut être considérée comme un moyen d’accéder à la vérité.

La fiction est aussi histoire feinte. Et de fait, les récits fictionnels de l’époque moderne ont pu adopter la forme de « vies » feintes. Alors même que les préfaces de ces ouvrages recommandent que les textes soient lus comme des histoires, c’est-à-dire comme des récits dont la vérité est garantie par les faits, elles ébranlent la distinction supposée par Sidney et Bacon entre histoire et fiction. Cet acte conduit alors à s’approcher des conceptions modernes de la fiction. Mais ces préfaces redéfinissent surtout la relation entre la fiction et la vérité : les critères pour distinguer entre fiction et non-fiction ont perdu la clarté de Du Progrès. Les configurations de la vérité en contexte fictionnel doivent être évaluées dans le cadre d’un schéma pragmatique qui implique le lecteur et sa relation au texte. De même que les fictions philosophiques requièrent un travail interprétatif que le lecteur doit accomplir sous la férule du philosophe, les fictions historiques imposent au lecteur de reconnaître la frontière de plus en plus floue entre vérité et fiction.